Quelque part dans la Mitteleuropa d'après la sécession viennoise.
Chapitre premier : Glavnoie.
« Glavnoie » s'emploie occasionnellement dans les langues finno-ougriennes pratiquées en Slavonie extérieure pour qualifier l'opopanax myrionyme lorsqu'on s'exprime dans le mode optatif. Cette terminologie, proche de celle de la grammaire mordve, relève tout autant de la linguistique structuraliste que de la science des animaux fabuleux. Ferdinand de Saussure, mais déjà avant lui, Macrobe, Boèce, Isidore de Séville, Pierre de Pise, Rulandus et Ingolsteterus ont prouvé qu'il s'agissait en fait d'un chiasme dont l'usage est exclusif à l'hircocerf de la dialectique cryptique. Ainsi, le picatrix, la licorne et l'Homo Erectus mojokertensis appartiennent à cette acception.
La prononciation du mot « glavnoie » se caractérise par l'apocope et l'amuïssement des consonnes : ainsi il faut entendre « aoie », terme emprunté aux proto-langages des Atlanthropes, des Zinjanthropes et autres anthropopithèques ou archanthropiens du Paléolithique ancien, autrement dit les « velus alto-médiévaux » carolingiens.
Professeur Trophime Sagalassos, docteur honoris causa de l'université de Coimbra La Neuve : « Traité des acrostiches pervers » (extrait du chapitre 7 p. 118 ter). Presses de l'Université Humboldt 19..
Je me levai, frais et dispos, en cette douce matinée de juin 19.., au chant de mon coq-réveille matin de cuivre repoussé. Cet automate conçu en 18.. par Fédor Zlomski sur un modèle de Vaucanson, lui-même imité des mécaniciens grecs (Héron d'Alexandrie notamment) fonctionnait selon un principe steamo-mécanique et hydropneumatique (vapeur, air comprimé, ressorts, rouages, échappement etc.) proche de l'éolipile. L'iridescence de la crête et des plumes vertes mordorées de ce gallinacé artificiel, découpées en ce métal natif dont la brillance évoquait les batteries de cuisine de ma mère-grand Vassilissa, n'avait jamais cessé de m'émerveiller. Je savais que monsieur Fabergé avait tenté de copier ce roi des gallinacés, ce prince de la basse-cour, dans un de ses fameux œufs offert pour la Grande Pâque russe de 19.. au tsar de Moscovie Michel V Philadelphe (cadeau en fait réservé à sa fille aînée, la Grande Duchesse Olga surnommée chez nous la boiteuse rousse ou Hatchepsout Siptah, à cause de cette fameuse momie pharaonique de la décadence au pied-bot, dépouille de l'éphémère Ramsès Siptah dont s'enorgueillissait le musée des Antiquités exogènes de notre Cité-État).
Chaque matin, la chose la plus délicate à accomplir, - choix des plus cornéliens -, consistait non pas en mes ablutions hygiéniques, en ma nécessaire défécation quotidienne assortie du trivial usage du papier que l'on sait alors qu'il en est des plus nobles comme l'eût écrit le fameux historien français du protestantisme vaudois G. A., ou en mon habillage fonctionnel quoique reflétant ma qualité de savant, d'érudit et ma dignitas mais en l'option pour tel ou tel de mes pince-nez dont je possédais une pléthorique collection forgée dans presque tous les métaux existants sur la Terre et ailleurs par mon ami l'orfèvre et lapidaire Tibor Nagy. Son but avait été, sur ma commande cependant - car il me faut bien confesser ce caprice quoique mon irréligion crasse m'interdise d'accorder quelque crédit que ce soit au sacrement catholique de la confession quoiqu'en disent les théologiens au service de Sa Sainteté Pie XIII - de fabriquer autant de bésicles qu'il y a d'éléments chimico-métalliques inscrits sur la table des éléments de Mendeleïev.
Tout en me remémorant cet aphorisme de G. A. (en fait, un lapsus révélateur aussitôt converti en pensée mémorable) : « J'ouvre mon lit comme j'ouvre mon livre », j'introduisais dans la serrure du cabinet d'acajou, de noisetier et de sorbier - tabernacle renfermant ma sans-pareille collection ophtalmologique – la clef destinée à l'ouvrir afin d'effectuer enfin mon choix de ce jour. Il me fallait me hâter : ma logeuse, madame Blanska, grosse femme blonde bonasse et accorte de n années, comme on dit pudiquement, m'attendait impatiemment pour me servir comme de coutume un petit déjeuner de derrière les fagots. Elle eût certes souhaité que je descendisse plus tôt, mais j'étais lent pour arrêter mon choix, car coquet sur ce détail qui rajoutait une cerise sur le gâteau à ma dignitas d'intellectuel et d'universitaire éminent reconnu dans les instances auliques de notre prince-gouverneur Jean-Casimir. Du moins, était-ce là ma couverture officielle...
Nonobstant sa laideur de nain syphilitique défiguré et quasiment aveugle, Tibor Nagy était réellement un as de son art, qu'eût aimé prendre sous son aile protectrice le fameux Saint Eloi, patron mérovingien des orfèvres. Je savais qu'il avait été vérolé, contaminé par une de ces triviales prostituées ruthènes des bas-fonds intestins de la Cité-État (on dénomme ainsi les niveaux inférieurs de ma patrie), quartier des bordels de bas étage (dans le sens littéral de l'expression), sis entre le douzième et le quinzième niveau, où officiait une théorie de créatures rongées, interlopes et exotiques, à un huitième de kopeck la passe, lupanars où se ruaient les michetons du secteur des prolétaires et des soutiers. J'imaginais la belle qui avait contaminé de ces stigmates de lépreux notre artiste admirable : une fille boursouflée, rouge, sans âge, aux chairs gonflées d'œdèmes d'hydropique, aux bourrelets énormes de stéatopyge débordant de ses nippes rapiécées et de son bliaud folklorique, aux seins hypertrophiés marbrés de crasse, à la voix rauque s'exprimant en un sabir slavo-mongol, les yeux charbonneux, le cheveu peroxydé et pouilleux, le cigarillo au bec, les joues fardées ne parvenant plus à dissimuler un début de gangrène de la peau, à l'haleine fétide mixant en ses exhalaisons perverses et malodorantes l'absinthe verte lusitanienne dont le trafic en sous-main battait actuellement des records, les remugles d'alcool de m... frelatée et les abcès dentaires jamais soignés dégénérant en flegmon. Tout cela constituait un portrait fauviste du plus hideux effet, sorte de modèle de Vlaminck de chair et de sang, moi qui n'apprécie que les nus académiques de Rousslan Abadaïev et de Ferenc Burianov, médailles d'or du salon de 19..
Je cogitais de longues minutes devant mes pince-nez, chacun soigneusement posé dans sa case de noisetier étiquetée par mes soins, telle une collection entomologique, géologique ou philatélique, ne sachant arrêter promptement mon choix tant chacun me plaisait. Sans l'un d'eux, je me sentais plus nu qu'un ver!
« Voyons, me dis-je... vais-je opter pour ces lorgnons de palladium ou pour ceux en tungstène? Certes, les bésicles de titane sont tout aussi tentantes, mais avouons que le pince-nez de bore est également fort seyant... Tiens, et celui de molybdène? Voilà tantôt vingt-huit jours que je ne l'ai point mis...Quant à celui en béryllium... »
Un pas lourd gravissait les escaliers : c'était madame Blanska! Pourquoi montait-elle en mes pénates? S'était-elle impatientée au point de venir me déranger?
J'entendis bientôt le gros index suiffeux de ma logeuse tapoter l'huis de ma porte. Ce tapotement d'un doigt boudiné que je discernais si nettement, comme si la barrière délimitant mon espace privé eût été en simple contreplaqué, s'accompagnait d'un appel insistant prononcé de sa voix aiguë aux roulements d'r qui trahissaient en elle une origine valaque :
« Professorrrskî! Dŏctorrr Harsanyi! »
Combien de fois lui avais-je répété de ne point déranger ainsi l'intellectuel occupé à ses réflexions et ses méditations et, s'il lui advenait de le faire, de frapper de préférence au chambranle plutôt qu'au bois de ma porte! Mais elle poursuivit, comme s'il se fût agi d'une question de vie ou de mort :
« Professorrrskî Harsanyi! »
Je pris le premier pince-nez venu, marri de cette improvisation (ce privilège échut sur celui en chrome), l'ajustai sur l'arête de mon nez et me contraignis à faire entrer la grosse dame. Natalia Dimitriovna Blanska était une ancienne courtisane, cocotte de luxe qui avait compté le fameux pianiste Stefan B. parmi ses amants, un dépravé bien connu pour avoir perdu la vie au cours d'un duel dont l'objet était une certaine Lisa B., une blonde maigre victime du typhus. A cinquante ans passés, la gloire était passée et sa beauté démodée, antérieure aux canons actuels qui se sont imposés depuis Gustav Klimt, bien qu'elle eût conservé quelques beaux restes de ci-de là, ne lui était plus d'aucun secours bien qu'elle n'eût point oublié les ressorts de l'antique séduction et qu'elle en usât à mon encontre, sans guère de succès je l'avoue...
Ce fut donc une bonne femme essoufflée et empourprée qui déboula dans mon appartement. Natalia Blanska était demeurée fidèle à l'ancienne mode des robes à pouf et polonaise et aux camées, bien que désormais, les vraies dames du monde préférassent porter les robes-chemises à l'antique d'un seul tenant, tombant en drapés dits grecs, ou italiotes avec de larges capelines dites niçoises ou étrusques sans omettre le fait que le bustier sans baleines s'était substitué à l'étranglant corset depuis près de vingt ans. Ma logeuse dégageait une entêtante fragrance de civette qui se mariait avec la non moins désagréable odeur de sa cellulite comprimée dans ses étoffes et ses dessous trop lourds frappés d'obsolescence. Elle me tendit un papier en haletant :
« Un télégramme urgent pour vous, dǒctorrr!
- Par le démon des Carpates! M'exclamai-je en prenant connaissance de cette missive. Le télégramme émane des services du Bundblattersministryi!
- Vous êtes convoqué par le Ministère des Affaires sérieuses!
- Et c'est pour aujourd'hui dix heures!»
Le Ministère des Affaires sérieuses était une émanation du Grand Conseil des Septante à la présidence duquel se trouvait le maréchal Philibert-Zoltan, le propre frère de notre prince Jean-Casimir, et disait-on, le chef occulte de la police secrète, l'okratinaskaïa.
« Excusez-moi, madame Blanska, sauf le respect que je vous dois, je ne pourrai pas prendre mon petit déjeuner ici, ce matin! L'urgence dans laquelle cette incongrue convocation me plonge me contraint à prendre congé. Je mangerai sur le pouce, achetant de quoi me sustenter à la première échoppe venue. Je crois bien que la boulangère du quartier, madame Vinskyi, a ce qu'il faut!
- J'ai peur pour vous, professorrrskî! Daï, j'ai grand-peur!
- Nadaï, nadaï, madame Blanska! Que nenni! Je suis un bon citoyen fidèle à mon prince et à mon gouvernement! Que pourrait-on me reprocher? Nous ne sommes plus sous l'inquisition espagnole!
- Vos travaux universitaires, peut-être?
- Rien de sulfureux là dedans, croyez-moi! Je suis docteur de l'université de Passau et mes recherches portent sur la sigillographie de la chancellerie des princes-évêques de Silésie au XIVe siècle et sur les cylindres-sceaux du royaume d'Ibérie transpadane fondé par le voïvode Smbat le Protospathaire en 887.
- Que Dieu vous protège! Répliqua la logeuse Je vais de ce pas prier pour vous devant l'icône sacrée du Pantocrator!
- Au revoir et à ce soir, madame Blanska! Ne vous en faites pas! »
Le Ministère des Affaires sérieuses siégeait au palais Pelche, là même où se tenaient les sessions de notre Sénat, ou Herrenhaus, au cent troisième niveau de notre cité et j'habitais au soixante-dix-septième. L'échoppe de madame Vinskyi avait l'avantage d'être une de ces boutiques-ascenseurs qui vous permettent de gagner cinq ou six étages. Après il me faudrait recourir soit au fiacre d'un scopzy, soit au tramway que nos habiles Zugführers parviennent à faufiler n'importe où, à condition que la destination ne soit pas un lieu interdit d'accès comme le ghetto de pisé et de torchis du dix-huitième niveau ou carrément le palais de Jean-Casimir à l'étage cent trente, sommet architectonique de l'État!
Je quittai donc sans appréhension l'immeuble, en fredonnant, preuve d'insouciance crâne, une vieille mélodie bohémienne de feu Gustav Mahler, superbement employée dans sa mythique symphonie Titan, air bouleversant que le grand Johannes Brahms n'eût certes pas dénigré!
J'avais oublié qu'aujourd'hui, jeudi, c'était le jour du marché aux poissons. Les effluves puissants des fruits de mer plus ou moins corrompus agressèrent mes narines quelques mètres à peine après que j'eus commencé à parcourir le trottoir. Melon sur la tête, canne à la main, je respirais pourtant le bonheur malgré tout ce poisson à demi pourri que les étals des poissonniers avaient de la peine à contenir tant cette viande douteuse abondait plus que de raison et plus que les maigres bourses et réticules de nos concitoyens ne pouvaient s'en offrir au-delà d'occasions exceptionnelles voire casuelles.
Je m'étais toujours demandé pourquoi on s'obstinait à vouloir vendre des produits de la mer, du fait que notre contrée est enclavée en pleine Mitteleuropa, sans nulle façade maritime, avec les délais d'acheminement d'Italie, de Grèce ou d'Herzégovine que l'on devine, alors qu'il suffirait de promouvoir la pêche industrielle d'eau douce pour pourvoir suffisamment en bons poissons bien frais nos assiettes en évitant ces intoxications alimentaires souvent mortelles qui provoquent l'encombrement de notre hôpital général Saint-Wenceslas Kroumyir. En ce marché puant, je fus apostrophé par un inconnu en haillons, une sorte de mendiant qui glissa dans ma main droite un papier chiffonné sur lequel étaient écrites à l'encre rouge trois lettres en alphabet cyrillique : PPF. Encore ce signe! Déjà, la semaine dernière, madame Blanska avait trouvé les mêmes lettres écarlates, grossièrement tracées à la craie sur la porte de notre immeuble! Des rumeurs couraient selon lesquelles il s'agissait du signe de ralliement des partisans de Mieszko, le prétendant à la couronne que Jean-Casimir avait écarté du pouvoir vingt ans auparavant. Que me voulaient donc ces gens? Était-ce là la raison de ma convocation au Ministère?
Au milieu du marché encombré, empli de vociférations assourdissantes en plusieurs dialectes slaves, je rencontrai Michka Kador, le vieux montreur de marionnettes qui dressait ses misérables tréteaux de maître Pierre en la place Stanislavski toute proche, à la plus grande joie de bambins aussi dépenaillés que lui! Sa longue barbe jaunâtre lui descendait jusqu'au niveau du sexe. Il n'avait pour toute dentition que des chicots ou des molaires jaunies et abrasées. Il crachotait en parlant, et cela créait chez les enfants un effet comique, puisqu'à lui seul, il tenait tous les rôles de son théâtre de gueux et modulait les voix des personnages en variant ses crachotements et ses chuintements. Dans sa besace en peau de chèvre, il transportait de vieux fromages durs et secs comme du vieux bois tandis que sa hotte d'osier contenait tout son matériel, pantins et autres. De loin, on l'eût confondu avec quelque vieux Bonhomme Noël chenu et rompu, réduit à la mendicité. Cet être suant la misère, je m'y étais attaché, je l'avoue, et je lui faisais quelquefois l'aumône car ce n'étaient pas les quelques kopecks que de rares gamins lui donnaient (ceux qui avaient de la monnaie!) qui l'aideraient à survivre dans notre jungle de cent trente niveaux.
Ce jour là, cependant, il y avait du nouveau : une étrange jeune fille accompagnait Michka. Elle était rousse, élancée, assez malingre, et ses cheveux, libres et raides quoique soyeux, tombaient jusqu'à ses reins. Elle portait une longue jupe rouge dont l'ourlet était brodé de motifs entrelacés, un peu comme sur ces anciens bijoux celtiques, entrelacs que l'on retrouvait dans les évangéliaires irlandais des VIIe au IXe siècles. Elle arborait un corsage d'un blanc écru avec un court gilet de soie au boutonnage de nacre, ouvert tel un spencer, d'un vert un peu passé, une étoffe moirée sur laquelle s'inscrivait toute une broderie de roses, de giroflées et d'autres fleurs des champs et des jardins. Sa chevelure de flammes exhalait une suave fragrance de jasmin et de violette. Notre jeune inconnue aux yeux d'émeraude avec deçà-delà, quelques paillettes citrines, dont la toilette était vaguement folklorique, s'était chaussée de simples sabots, d'un travail cependant admirable, mais on devinait, malgré la longueur de la jupe et la rusticité de la chaussure, des chevilles d'une coruscante finesse moulées dans de seyants bas de coutil d'une laiteuse blancheur. Tout en elle me rappelait un de ces étranges portraits féminins d'un peintre français, Jean-Jacques Henner, ami de l'école impressionniste, dont les rousses constituaient la source d'inspiration quasiment exclusive.
Sa touche picturale était reconnue pour son côté éthéré, vaporeux, volatil, à l'aspect de quasi esquisse, au goût d'inachevé, à la semblance de quelque vision onirique procurée par l'absorption d'une liqueur subtile distillée dans l'alambic cryptique d'un moine en quête de la quintessence suprême, à moins que ces créatures de feu et autres chimères si caractéristiques de l'œuvre d'un Nerval, n'eussent été le produit d'une hallucination due à l'abus de substances opiacées. Notre belle marmottait un petit poème mignard dans la langue de Corneille, sorte de sonnet dans lequel on décelait une plume féminine, inspirée par quelque muse agreste.
« Daphné en son jardin lissait ses longues boucles
De ses blancs doigts d'albâtre aux bagues d'escarboucle.
Elle humait en la fleur du printemps le parfum enivrant.
Lové sur ses petons, son chat tout ronronnant.
Daphné, mutine, cheminait en l'allée de son pas compassé,
Quêtant la rose nouvelle, les floraisons passées.
Ecoutant tant l'abeille que le merle moqueur,
Ses cheveux d'or brillant aux rayons du bonheur.
Le friselis de ses jupons troublait le damoiseau,
Suscitant en son cœur des émois sensuels
Tels les roucoulement de mon ami l'oiseau.
Mais Daphné minaudait, se sachant la plus belle.
Faisant fi du jeune homme, elle saisit la truelle
Lutinant, jardinant, façonnant le mortier de la terre nouvelle!»
Ce sonnet était dû, si je m'en souvenais, à la plume d'Anna-Consuela de Virelade, une poétesse franco-espagnole qui publiait depuis vingt ans des vers sans prétention, dont les recueils naïfs hantaient les bibliothèques de nos midinettes. Aussitôt, un autre passage de la symphonie Titan trotta en ma cervelle, celui qui était repris d'un lied fameux et joyeux à l'atmosphère bucolique. Telle qu'elle m'apparut, cette rouge demoiselle jouant tout à loisir les innocentes vierges me semblait davantage vouée à la pureté qu'au stupre. Deux énergumènes attablés à un café en train de prendre leur petit déjeuner n'étaient pas de mon avis. C'étaient assurément des étudiants de la basoche venus du niveau soixante-quatorze, de la faculté Van Vahl, du nom de cet éminent juriste austro-vénitien qui avait « révolutionné » le droit constitutionnel en 18.. Quoiqu'ils dégustassent avec délice des œufs mollets avec du bacon à la manière anglaise, ils se permirent d'interrompre leur manducation de Lucullus de quatre sous pour siffler la beauté de la juvénile passante ou accompagnatrice du miséreux Michka. Celle-ci, enorgueillie des promesses prodiguées par la vénusté de ses dix-huit ans accomplis -du moins était-ce là l'âge que je lui attribuais -, jugeant qu'il n'était point encore temps de compromettre son pucelage avec les premiers venus, répondit au duo d'étudiants bohèmes par un « Püschks! », le peuh! de notre langue.
Michka désirait absolument me parler, bien que je lui fisse comprendre que je n'avais nullement le temps de sacrifier mes précieuses minutes à un brin de causette. Michka voulait sans doute que je lui prêtasse de l'argent, comme à l'accoutumée. Il dit à la jeune fille :
« Puelliciniska, modolovnië iczâ!
- Daï, herrinskië Michka! »
(« Reste ici, jeune fille!
- Oui, monsieur Michka! »)
Il s'éclaircit la gorge en un sonore raclement qui déboucha sur une violente expectoration, comme s'il eût souffert de cachexie ou d'athrepsie. Les mots qu'il m'adressa étaient sibyllins :
« Notre prince doit prendre garde au remuement de ses entrailles. Ses viscères profonds le perdront... »
Soit il jouait avec moi à l'oracle de Delphes ou au prophète d'une nouvelle religion dont le Sar Péladan, cet excentrique écrivain français, eût été le gourou, soit il me testait pour connaître jusqu'où pouvait aller mon allégeance au gouvernement. A moins qu'il ne crût en mes connaissances médicales, alors que je n'étais aucunement calé en science anatomique et splanchnique. Ma spécialité demeurait celle des sceaux, qu'ils fussent à lacs de soie, de cire jaune, verte ou rouge, quoique je possédasse en ma bibliothèque de jolies éditions princeps de Vésale, Eustache et Vicq d'Azyr ainsi qu'une édition de Galien de 1505. Michka n'était aucunement un staretzkçy, un de ces prêtres-guérisseurs néo bogomiles qui infestaient les campagnes de leur charlatanisme. Il poursuivit :
« Imre...Mieszko approche....
- Le prétendant déchu?
- Il tient déjà le cæcum, la cloaca et l'appendice...Il monte, il monte....
- Les trois étages inférieurs de la Cité-État, cette infection où s'entassent tous les soutiers et les traîne-misère?
- Daï, Imre...Daï! Glasnostetskaia smyrzka prinzsckÿ! (Que la Grande Transparence éclaire notre prince!) Je n'accorde pas six mois de vie au régime!
- Fou que vous êtes! Les mouches de l'okratinaskaïa pourraient nous entendre! Elles ont des oreilles partout, même parmi les plus pouilleux mendiants!
- La confrérie des poperyzskÿ, notre Cour des Miracles, s'est ralliée à Mieszko! Imre, souvenez-vous du mot « glavnoie » et des lettres PPF!
- Billevesées, répondis-je, commençant à transpirer, de peur que d'indiscrètes personnes ne perçussent nos paroles. Je retirai mon chapeau-melon et m'épongeai le front. Laissez-moi, Michka! Repris-je. J'ai un rendez-vous important et je dois petit déjeuner chez madame Vinskyi.
- Comme il vous plaira, Imre! Mais prenez garde! Que le démon ne vous patafiole point! »
Sur ce, il extirpa une marionnette de sa hotte, une espèce de marotte affreuse, cousue d'immondes haillons, un diable simiesque avec un visage d'ogre ou d'incube au milieu de la poitrine : il s'agissait du croque-mitaine du conte « Nadejda blinikynye oronyï unte babyagaïa plotzkÿ », autrement dit « Nadeïa aux boucles d'or au pays de la sorcière Baba Yaga ». Il fit signe à la jeune fille rousse qui était demeurée quiète, du moins en apparence. Tous deux me quittèrent à petits pas, sans doute pour ne pas trahir une certaine mauvaise conscience vis à vis des éventuels indicateurs de Jean-Casimir.
Ce fut alors que je remarquai, à quelques mètres, là où le mur formait un coin, une silhouette adossée, assurément une femme dont les vêtements et le foulard bleu noué dans les cheveux l'apparentaient, avec son tablier sale, à une marchande d'huîtres. Je m'approchai, m'attendant à ce qu'elle déguerpisse aussitôt, pensant à une espionne. Elle ne broncha pas. Je la touchai à tout hasard. Elle s'affaissa comme une poupée de chiffons. J'aperçus un mince stylet, à la lame presque aussi fine que celle d'une épingle à chapeau, planté en sa gorge jusqu'à la garde. Seul un mince filet de sang coulait de la plaie minuscule mais suffisante pour avoir causé la mort. La rousse compagne de Michka se retourna un instant et me regarda, malgré les instances du montreur de marionnettes. Ses yeux me jetèrent un éclair d'émeraude. On eût dit une chatte. Je compris qu'elle avait mis l'espionne hors d'état de nuire tandis que Michka accaparait mon attention. Désormais, je serais sur mes gardes! Je commençais à me demander s'il ne fallait pas me dérober à ma convocation. Non! Cela serait accentuer les soupçons du gouvernement et je devais prouver ma loyauté, dût-elle n'être que de façade. Je verrais bien sur place ce que me voulait exactement le maréchal Philibert-Zoltan!
***********
Il était déjà neuf heures passées de trois minutes lorsque j'entrai en l'échoppe de madame Vinskyi. Il me restait moins d'une heure pour rallier le palais Pelche, réputé pour ses circonvallations de forteresse inexpugnable et le labyrinthisme de ses couloirs.
Les étals embaumaient les croissants au beurre, le bon pain chaud, la crème, la confiture d'abricots et les autres viennoiseries au chocolat et aux raisins de Corinthe. Cette boutique ascenseur était la meilleure boulangerie de la Cité-État. Seul à ma connaissance l'établissement de Monsieur Pal Kodaly, à Pest, où j'avais enseigné trois ans, la surpassait.
Lorsque tinta la clochette de la porte aux vitres teintées d'un jaune évocateur de l'épi de blé, madame Vinskyi s'exclama, joyeuse :
« Spazybiy, Minherrinskië Harsanyi! » (Merci et bonjour, monsieur Harsanyi)
Paloma, la jeune servante brune à la sage natte et aux grands yeux gris candides, s'avança et me dit dans une langue germanique abâtardie :
« Wilkomensk, Meinj Herř! »
Sa longue jupe de velours bleu Nattier empesée de jupons et brodée de points d'Alençon émettait un séduisant frou-frou. En sourdine, un paléophone jouait des airs de cymbalum, de tympanon et de psaltérion roumain et magyar aux envoûtantes arabesques orientales. Il ne fallait pas m'attarder malgré cette invite aux délices de Capoue.
Ce qui me frappait toujours à chacune de mes incursions dans cette boutique -étonnement sans cesse renouvelé dont jamais mon esprit élevé ne se lassait au sujet d'un détail décoratif dont nulle autre personne à part moi-même ne faisait encore cas- c'étaient la propension tout autant que la persévérance de madame Vinskyi à encadrer, bien en évidence, toute une série de napperons en broderies anglaises où s'inscrivaient en lettres cursives de teinte jonquille, ocre ou pourpre, des sentences solennelles et édifiantes attribuées à Kotzebue, Petôfi, Kosciuszko, Kossuth, Mazzini, Daniele Manin, Kálmán Tisza, Tippoo Sahib, sultan du Mysore et Ali de Jannina. Je savais ces phrases historiques douteuses, pour ne pas dire apocryphes alors que madame Vinskyi croyait dur comme fer à leur authenticité. Ces citations brodées constituaient un manifeste à la gloire des nationalismes d'autant plus d'actualité depuis que le congrès de Nassau, réuni sous la houlette du troisième gouvernement Caprivi en 18.. sur ordre express du Kaiser, avait procédé à la nième redistribution des cartes en Europe centrale et orientale, redécoupage effectué en faveur des Slaves du Sud au détriment de la Sublime Porte malgré les réformes « ethniques » du cinquième Tanzimat.
Je commandai rapidement mon sachet petit déjeuner à emporter. « Croissant beurre, brioche aux raisins, capsule de confiture à la fraise et bouteille de lait pasteurisé...un zloty trois kopecks, s'il vous plaît! » me réclama la jeune caissière.
En payant, je tendis par inadvertance à Paloma, parmi ma monnaie de billon, une pièce de provenance extraterrestre (non, je n'affabule pas) qu'un étrange géant mongoloïde roux m'avait offert un soir lors d'une impromptue visite. Il s'agissait d'une sorte d'« aureus » en laque, à l'effigie d'un empereur rappelant, par sa couronne « solaire » radiée, les profils des éphémères souverains de l'anarchie militaire romaine du IIIe siècle de notre ère, Probus ou Carus. L'être de près de trois mètres, dont je compris on ne sait comment le langage aux inflexions rauques et sifflantes, m'avait déclaré venir d'une autre planète, qu'il baptisait Haäsucq, quelque part dans la Voie Lactée. Son allure, à cause de son étrange broigne aux plaques d'acier, faisait songer à la fois aux Huns et aux guerriers carolingiens. Il se prétendait comte ou baron de la quatrième caste impériale Haän. Il me dit que sa pièce ou médaille -dont les lettres gravées sur la face étaient de toute façon indéchiffrables tant elles n'appartenaient à aucune écriture connue quoiqu'elles ressemblassent un peu aux signes de la civilisation pascuane- était forgée à partir de la bave ardente de Sprümll, une sorte de dragon à plumes hybride de tétras-lyre et de gecko. Elle était un portrait de son empereur bien aimé Induk VI. Le noble Haän avait négligemment jeté sur ses épaules une pelisse aux effluves puissants, à l'effluence désagréable, qui ressemblait à un mélange de fourrures de carcajou et d'ocelot, bien qu'on y décelât également des traces duveteuses, de ce duvet juvénile caractéristique des oisillons des rapaces nocturnes du genre hulotte ou effraie.
Il me quitta sans demander son reste, aussi énigmatiquement et promptement qu'il s'était introduit chez moi. Peut-être m'avait-il utilisé comme mandataire ou comme contact, tandis que cette monnaie était un signe secret de ralliement à une cause qui m'échappait. Quel drôle d'artefact! M'apercevant de mon erreur, je le réclamai aussitôt à Paloma qui me le rendit puis je demandai :
« J'ai besoin que l'on active l'ascenseur, s'il vous plaît. Je dois rallier la gare aux tramways du niveau quatre-vingt-trois! »
Paloma obtempéra. Derrière le comptoir se trouvait une sorte de planche de bord aux cadrans, aux boutons et au levier cuivrés. Cette espèce de manette évocatrice de celle des navires au long cours, était marquée à sa base de plusieurs graduations indiquant les étages, du soixante-dix au quatre-vingt-cinq, et la boutique-ascenseur au subtil mécanisme mêlant la vapeur et l'hydraulique se mouvait en son entier sur sa plate-forme de fonte et de béton armé qui lui servait d'infrastructure. Paloma déplaça le levier du « point-mort », c'est-à-dire notre étage soixante-dix-sept à la position quatre-vingt-trois. Un léger ébranlement s'ensuivit avec une douce sensation ascensionnelle. Le système, parfait, était des plus silencieux. Cependant, une autre cliente avait souhaité que madame Vinskyi actionnât l'élévateur. Elle réclama l'étage quatre-vingt-quatre. C'était une grande femme brune d'environ cinquante ans, aussi maigre qu'un échalas ou qu'un cotret. Son chignon empesé était parsemé de fils d'argent. Elle portait un long fourreau anthracite assez décolleté. Sur ses épaules, elle avait négligemment jeté un châle de soie tussah tandis qu'une voilette de mousseline tentait de dissimuler sur son visage les ravages du temps. Je remarquai ses mains enveloppées de mitaines en simple jaconas ainsi que le boa de plumes de nandou enroulé autour de sa taille. Une aumônière pendait à sa ceinture. Mon inconnue tenait à la main droite un fume-cigarette en ivoire craquelé et jauni et, entre deux bouffées, elle discutaillait avec madame Vinskyi arrérages, escompte, intérêts composés et billets à ordres - c'était donc sa propriétaire - et se montrait avec elle des plus avocassières du fait que madame Vinskyi lui devait tout de même deux mois... Tic des plus désagréables, son poignet maigre entouré d'un ridicule bracelet-montre en fourrure de aye-aye effectuait un moulinet régulier, gestuelle de mépris et d'impatience des plus explicites. Elle s'exprimait avec cet accent princier slovaque aux roulades exagérées, manière de parler propre à l'aristocratie décadente qui n'avait plus pignon sur rue depuis les réformes constitutionnelles de 1851.
Enfin, nous parvînmes à ma destination et je pus prendre congé de ma boulangère et de mon importune voisine d'ascension qui poursuivit son papotant parcours.
Dès que je sortis, je fus frappé tant par les jardinières débordant de bouquets d'azeroliers qui garnissaient les trottoirs que par la perspective de l'avenue dans laquelle je m'aventurai dont le style architectural singulier ne cessa de me surprendre. Je dois vous confesser que je ne m'étais jamais rendu au-delà de mon niveau d'habitation, conformément à l'adage : chacun doit rester à sa place.
Conçue selon un plan en damier que n'auraient renié ni Vitruve, ni Apollodore de Damas, l'illustre architecte de l'empereur Trajan, cette avenue semblait s'étendre sur plus de cinq kilomètres en terrain plat et se subdivisait en trois parties égales. En son centre, un square luxuriant à l'anglaise dont je renonçai à appréhender les richesses arbustives et florales d'où provenaient des cris joyeux d'enfants de riches. De chaque côté, une voie de circulation pour chaque sens où automobiles à gaz, vapeur ou pétrole, cabs, calèches des scopzys et tramways roulaient sans marquer nulle trêve. Quelques cornes des limousines, des phaétons ou clochettes des trams se faisaient parfois entendre à l'attention des rares piétons baguenaudant en ce lieu. Les immeubles bordant la colossale artère mêlaient le style de la Vienne impériale à celui propre à l'Allemagne du Kaiser Wilhelm. Les demeures cossues étaient plus néo-classiques qu'haussmanniennes quoiqu'elles fussent en leur niveau inférieur creusées de galeries à arcades en plein cintre et d'arcatures de marbre rose à la manière italienne. Chacune de ces arcatures était surmontée de corniches agrémentées de frises polychromes, de mascarons et d'antéfixes. Au-dessus de chaque fenêtre aux carreaux teintés en verre de Venise, à colonnettes et à fronton, pour chacun des six niveaux que comptaient les immeubles, on pouvait admirer des médaillons sculptés dans le stuc, le marbre de Paros ou le porphyre, reprenant en leur entièreté non seulement le panthéon gréco-romain, avec une propension à représenter surtout Minerve, Mars, Cérès et Diane mais également les portraits des empereurs romains d'Auguste à Romulus Augustule, en respectant l'évolution de la sculpture antique jusqu'aux affres de la décadence. Ainsi en était-il de ce médaillon de Majorien plus symbolique de la fonction impériale que réellement ressemblant puisque, passé Marc-Aurèle, le schématisme des portraits tendait à s'accentuer au fil des principats. Je pensai : « C'est mirifique! »
De même, le refus marqué de l'aristocratie de reposer dans des cimetières avec le commun des mortels, fût-ce dans de somptueux tombeaux pompeux et académiques surchargés d'allégories, d'angelots, voire de divinités psychopompes à l'antique, avait entraîné la multiplication des mausolées privés au sein même du quartier. Ainsi avaient été érigés, en alternance avec les immeubles, d'étranges tertres funéraires pyramidaux, fort minces, pentus et pointus, au pyramidion de cristal, d'onyx ou d'or, avec un œil prophylactique gravé sur cuivre ou sculpté en frontispice, quelque peu maçonnique. Certains parmi ces défunts avaient opté pour la crémation à l'hindoue et leurs monuments commémoratifs avaient reçu le qualificatif de cénotaphes des pères de la patrie.
Un scopzy, qui tentait de racoler à tout prix la clientèle, avança sa calèche à ma hauteur. Il voyait que j'étais chargé de mon précieux petit déjeuner, et que je grignotais une savoureuse viennoiserie. Il portait une longue pèlerine verte aux brandebourgs vieil or avec des dragonnes aux épaules et un gibus dont le côté droit s'agrémentait d'une aigrette de plumes de perdrix et de bécasseau. Son visage couperosé et jovial s'encombrait de favoris frisotés poivre et sel qui sentaient la lotion capillaire bon marché de chez Mylinenko, le fameux parfumeur inventeur de l'huile pogonotonique adulé par les mâles des classes intermédiaires. Les doigts de sa main droite tapotaient ses joues et ses narines avec une serviette en papier imbibée d'essence mentholée dite essence algérienne, comme s'il eût souffert de quelque catarrhe.
En théorie, la course des scopzys est tarifée quatre kopecks, encore s'agit-il là d'une moyenne, puisque le prix peut varier selon les quartiers. Mieux vaut marchander avec eux car ils exigent souvent le prix fort si la destination leur paraît trop éloignée. Ils ont une préférence marquée pour les thalers autrichiens et les pièces d'or bavaroises à l'effigie de Louis 1er, ce roi infortuné que Lola Montés perdit. Pour peu qu'on leur glisse la bonne pièce, ils agrémenteront la course d'un concert vocal puisque, outre la qualité de cochers hors pair et de fins connaisseurs de tous les méandres de notre Cité-État, les scopzys ont une réputation de chanteurs d'opérette viennoise. Certains sont même castrats!
Mon scopzy me proposa ses services à la condition que je le payasse un thaler de Marie-Thérèse : il entonnerait pour mon seul plaisir les grands airs de « La veuve joyeuse » de Franz Lehár, y compris ceux pour femme. Cet homme, gras à souhait, était donc doté la tessiture d'un Farinelli! D'une part, j'avais juste la monnaie nécessaire au Zugführer du tramway et d'autre part, je préférais Kálmán et l'opérette française, notamment Robert Planquette et ses « Cloches de Corneville ». Le drôle, dont la voiture était parsemée de miniatures reproduisant des photographies de jeunes actrices américaines de l'écran au troublant physique de nymphes, les fort jolies et ambiguës petites blondes Mary Pickford (un mètre cinquante-quatre) et Bessie Love (un mètre cinquante-deux) aux longues boucles anglaises émoustillantes, épinglées sur sa caisse comme s'il se fût agi d'une collection de médailles pieuses de la Sainte Vierge, parut se fâcher tout rouge lorsque je lui adressai un signe de négation. La station principale des trams était à cinq mètres à peine et je n'avais plus que quarante-cinq minutes pour rallier le palais Pelche.
Je me hâtais de prendre place dans le tram rapide de la ligne MZ Petôfi Strasse-Pelchepalast, celui qui ne s'arrête qu'aux principales stations, qui est d'une carrosserie métallique cramoisie et dont la cloche, électrique, sonne avec une insistance proprement jactante le signal du départ.
« Billettzskyi bitte » me demanda le poinçonneur tandis que je lui tendais mon titre de transport en carton fort.
Les tramways de la compagnie MZ sont des objets de luxe aux banquettes capitonnées comme des ottomanes Napoléon III ou des voitures Pullman et comportent quatre personnels de bord :
- le conducteur ou Zugfürher,
- l'hôtesse ou Wagenfürherinjska,
- le contrôleur-poinçonneur ou gendarmapietozsky,
- le videur-policier qui verbalise et rejette les resquilleurs -souvent sans ménagement au risque de fractures sur les pavés voire pis- ou Staabstfeldwebel.
Tous sont vêtus d'un uniforme à la couleur cramoisie de la compagnie dont la coupe et la casquette galonnée rappellent cependant celui de l'Armée du Salut. MZ est une des quatre compagnies de transports en commun qui se sont partagé le marché de la Cité-État. Ainsi cohabitaient, outre la MZ, la Salomon Ginzburg Co. ou SG Co, qui tenait les lignes de trams des pauvres ou de quatrième classe, la Kronprinz Geselchaft ou KG, réservée exclusivement aux serviteurs auliques depuis l'édit de 1886 du prince-infant Rudolph et la Zemburg Laszlo Von Prüm ou ZLVP, davantage tournée vers la clientèle des petits commerçants, boutiquiers qu'appréciaient aussi les sous-officiers, commis et petits fonctionnaires. Ma compagnie, la MZ ou Mikhaïl Zanskyi Co. était donc celle des voyageurs intellectuels.
Dans notre cité microcosme très hiérarchisée, resquiller ne consistait pas seulement à monter à l'œil mais aussi à emprunter un tramway non prévu pour la profession ou classe sociale à laquelle il est réservé, quoique notre système n'eût pas atteint le niveau de subdivision des colonies espagnoles axées sur les mélanges des sangs ou des castes indiennes. Ainsi, par un antisémitisme aberrant, la communauté israélite de la ville était tenue à n'emprunter exclusivement que les trams SG Co et tout contrevenant se trouvait passible d'une amende de 1500 zlotyi et de deux mois de prison! Quant aux incolaitkyi ou étrangers résidents, ils devaient aller à pied!
J'avais de la chance : mon tram filait à soixante à l'heure et brûlait une station sur deux. De plus, pour une fois, la Wagenführerinjska était plutôt jolie, blonde, élancée, avec des bouclettes charmantes et mordorées qui dépassaient de sa casquette alors qu'à l'habitude, la compagnie a la fâcheuse manie d'engager des Wagenfürerinjskie hommasses et sans âge. Elle me jeta une œillade de son regard de velours pervenche, tout en me proposant un rafraichissement (une pinte de bière blonde du Bayern) quoique ses yeux fussent outrageusement charbonneux et ses lèvres par trop carminées de lipstick. Encore une fanatique des vamps du cinématographe, qui tentait de les imiter, bien que son physique l'apparentât davantage à un subtil compromis entre Mae Marsh et Dorothy Gish, deux vedettes de Mister Griffith, que l'on classait dans la catégorie des vierges vertueuses effarouchées.
Ma voiture fonctionnait grâce à un système à crémaillère et pouvait faire office de funiculaire : elle parvenait ainsi à escalader les fameuses avenues pentues des quartiers supérieurs qui permettaient de joindre un niveau à l'autre. Les tramways de la MZ avaient été conçus en 19. par l'ingénieur Graf (car il était noble) Von Sturmlï, l'inventeur de la locomotive alpine Krokodil.
Notre Zugfürher était particulièrement un virtuose des côtes sur voie étroite. Il ne pouvait pas faire autrement : l'itinéraire de la ligne passait par les ruelles des jardins Blïmyi qui délimitent chaque parcelle de ces propriétés fermées au commun des flâneurs en famille du dimanche (en général, des roseraies, des parterres d'orchidées, des serres tropicales, des aulnaies et des chênaies). Le tramway effectua une ascension de funiculaire dans une rue de seulement trois mètres de large, avec en plus des virages, bordée de chaque côté par les murs de moellons et les grilles lancéolées des jardins. A chacun des tournants, le tintement de la clochette électrique avertissait du danger les éventuels promeneurs. Chaque étage franchi était indiqué par une arcade de pierre de taille où s'inscrivait un numéro sculpté en chiffres romains : LXXXV, LXXXVI... ainsi jusqu'au CIII. Le seul être que nous rencontrâmes et évitâmes fut un bouledogue errant au col orné d'une grotesque faveur rose. S'agissait-il du chien de la princesse Martha-Ysolina, treize ans, qui se serait une fois de plus échappé de la cour? Il était coutumier de ces fugues qui mobilisaient plusieurs jours durant des dizaines d'agents de la police secrète tant notre souverain Jean-Casimir craignait qu'il se fût agi d'un rapt organisé par les partisans de Mieszko!
Enfin, je parvins à bon port. Les fortifications du palais Pelche surmontaient et écrasaient tout le paysage urbain de l'étage, aussi colossales que si elles eussent été édifiées en appareil cyclopéen par quelques géants dits de Baalbek. De curieux androïdes gardaient barbacanes, échauguettes, meurtrières et archères de cette sinistre forteresse en cela qu'ils arboraient d'archaïques uniformes russes du temps de Pierre le Grand. Un spécialiste d'histoire militaire de la guerre en dentelles aurait facilement identifié les mousquetiers, grenadiers et fusiliers des régiments Sémionovski et Preobrajenski. Les uniformes de ce temps n'avaient pas encore généralisé l'usage du vert : c'était pourquoi on apercevait quelques mousquetiers en bleu tandis qu'un grenadier avec sa mitre de feutre portait une capote rouge et des bas rayés azur et blancs!
Mais ce fut un automate de capitaine fort stylé en tenue Potemkine de 1786 qui vint contrôler mes papiers, avec son fameux casque à chenille, ses cheveux coupés courts et non poudrés, sa moustache soigneusement cirée, son hausse-col d'argent et ses retroussis étrécis. Il avait besoin qu'on le huilât quelque peu : ses jambes fuselées dans ses bottes à pompons jaunes grinçaient désagréablement. Par contre, le système d'expression vocale de l'androïde, avec son cylindre Edison incorporé dans son torse fonctionnait avec exactitude, quoique l'accent avec lequel il prononça le rituel « Vous pouvez passer » qu'il m'adressa après l'examen de mes papiers et de ma convocation avait des inflexions plus monténégrines que grand-russe. Le bruit courait selon lequel ces automates soldats avaient un authentique cerveau humain greffé dans leur boîte crânienne synthétique. En fait, leurs yeux étaient simplement des objectifs de caméra Le Prince, reliés par la grâce de messieurs Hertz et Marconi à une TSF sise en quelque bureau de surveillance du palais. Une autre rumeur insistante courait selon laquelle le gouvernement envisageait de remplacer les agents de la police secrète de chair et de sang par de semblables automates aux yeux-caméras plus subtils que le regard humain : ainsi s'ouvrirait une ère de surveillance et de suspicion généralisées, sans omettre leur corollaire, la délation! Tout le monde suspect! C'était cela le totalitarisme.
Je franchis plusieurs enceintes en gros appareil, accompagné de mon capitaine grinçant et de deux mousquetiers en tricorne, arme à l'épaule. C'était comme une escorte officielle en mon honneur, ou plutôt, le prélude à mon arrestation, si toutefois je faisais preuve de pessimisme. Les portes du saint des saints s'ouvrirent sur un nouvel ordre de l'officier androïde qui me guida dans les dédales du palais forteresse que l'on disait conçu par un architecte albanais dont les ancêtres avaient officié à la cour du sultan Mourad IV. Les corridors bruissaient des cliquetis bureaucratiques exubérants des Remington et des télégraphes ; le palais était tout à la fois microcosme et macrocosme, un palais-monde en réseau avec l'ailleurs, l'extérieur, toutes les chancelleries qui comptaient, du Quai d'Orsay à la Wilhelmstrasse, de Petrograd au Foreign Office, de Washington à Vienne etc.
Cette fourmilière humaine constituait, en ce palais métaphorique, quoiqu'on le niât, un épicentre de la diplomatie secrète, intestine, de ce jeu libre et occulte qu'un président méthodiste des États-Unis d'Amérique que je ne nommerai pas (suivez donc mon regard!) avait vainement souhaité interdire au nom d'un idéalisme par trop angélique. Son échec avait été patent et tout continuait comme si de rien n'était. Que vous fussiez neutre, de l'Axe, de la Duplice, de la Triplice, de l'Entente Cordiale, de l'Alliance des trois, quatre ou cinq Empereurs (celle-ci incluant le Mikado), que vous ayez été mêlé de près ou de loin à l'alerte de 1873, à l'épisode de Tanger, à la canonnière d'Agadir ou à d'autre montées de fièvre internationales plus récentes, peu importaient les peuples bons pour la chair à canon, masse anonyme au crâne bourré par la propagande nationaliste de tous poils! Une déflagration générale avait été prédite pour 189., pour 190., puis pour 191. Nous arrivions cahin-caha à 192. et toujours rien ne s'était produit... Nul n'écoutait plus ceux qui criaient « Au loup! » nos Cassandres internationales désormais couvertes de ridicule comme le pire des faux prophètes! La dernière crise de Voïvodine Transleïthane d'il y a trois mois? La comtesse Oletzska, secouant négligemment son éventail, s'était permis de déclarer à son propos lors du bal annuel de la Saint Gélasime en s'adressant à madame l'ambassadrice de Transpadanie méridionale :
« Mais ma chère, cela n'est point grave! Il ne s'agit que d'une crise balkanique de plus!
Au fur et à mesure que mon guide officiel me faisait atteindre de nouveaux départements, des sortes de sas étaient franchis, surmontés de mascarons-automates (lubie du prince ou de son frère?) à la semblance de ceux du théâtre japonais tandis qu'il fallait montrer patte blanche à un redoutable androïde Cerbère à l'aspect d'un croquemitaine magique de peuple primitif colonial : Manitou, Tiki, Grand Esprit de la Forêt, Protecteur des Bois etc.
Je l'avoue : j'eus peur du Protecteur des Bois. Cet automate, d'environ deux mètres, avait quelque chose de simiesque, quoiqu'il fût également inspiré par les idoles de l'art mélanésien Kanak, Papou et autre. Imaginez un nasique ou gibbon géant revêtu d'une ample tunique de raphia aux brindilles pendouillantes, destinée à cacher autant une improbable obésité qu'un arsenal destiné à abattre froidement le contrevenant. Il était coiffé d'un masque-cimier impressionnant d'un noir d'ébène, au nez disproportionné, tels ceux de l'art Apouéma comme s'il eût dû servir de poutre faîtière à quelque case de chef néo-hébridais. Son cou était protégé par un gorgerin en écailles de pangolin auquel s'ajoutait un « hausse-col » en fourrure de couscous. Ses mains étaient hideuses et noueuses, aux grosses veines millénaires, ses doigts maigres, interminables, segmentés, branchus, comme ceux de quelque squelette de chêne dépouillé par l'hiver. Plus laid qu'une allégorie composite d'Arcimboldo, ce garde androïde maniériste eût provoqué en moi une série de nuits blanches si je m'étais avisé par quelque improbable lubie de conserver à domicile une telle horreur pour me protéger d'éventuels malandrins.
Il nous laissa passer et derrière le sas, grondant sourdement, un de ses acolytes examina une dernière fois mon sauf-conduit ou plutôt ma convocation. Cette fois, il s'agissait carrément d'un gorille, mais momifié! Ou plutôt, d'un croisement de gorille, d'orang-outan et de babouin, champion hors catégorie de la hideur sans doute conçu par le cerveau paranoïaque de Jean-Casimir en personne! Cet anthropoïde aux yeux caves et au pelage racorni, au lieu des attendues bandelettes pourries rongées par de pernicieux champignons (à moins que cela ne fût la souillure des fientes de chauves-souris), portait un singulier caparaçon anatomique de bronze hérissé de pointes certainement empoisonnées qui le rapprochait davantage du porc-épic que de ses frères de race de la forêt pluviale du Congo. A cause de ces affreuses épines, il vint à ma souvenance une anecdote « gothique » : sous le règne de Philippe II, l'inquisition espagnole aurait mis au point un type bien particulier de supplice, compromis entre la chambre noire du Radjah, attestée dans l'Inde du XVIIIe siècle – où il s'agit d'entasser en un espace réduit et clos le maximum de prisonniers, qui périssent asphyxiés et écrasés, un peu comme ces volatiles qui se regroupent et se compressent mutuellement jusqu'à l'étouffement, lorsqu'une explosion a provoqué l'affolement au sein du poulailler - et la tristement célèbre Vierge de Nuremberg, ce sarcophage anthropomorphe à l'intérieur fort contondant, châtiment bien plus subtil que celui pratiqué par le fameux Vlad l'Empaleur au XVe siècle.
L'inquisiteur Dom Sepulveda de Guadalajara, grâce au recours à des mécaniciens hors pair, précurseurs méconnus de Vaucanson et de Robert-Houdin (la légende discute de leurs origines : Hongrois, Bohèmes, Moscovites, Valaques voire Turcs!), avait fait concevoir une série d'androïdes vêtus de bures dominicaines, sinistres moines au visage ascétique d'un étonnant réalisme. Supplicier la victime consistait à lancer à sa poursuite dans les dédales d' un labyrinthe souterrain fort étroit et cloaqueux finissant toujours en cul-de-sac une escouade de ces automates dont le froc, à hauteur de la poitrine, était agrémenté d'un rostre. On devine que le fuyard n'avait aucune chance de s'échapper. Lorsque les « frères » Domini canes le rattrapaient, le fugitif finissait écrasé et transpercé par ces androïdes qui s'agglutinaient sur lui en le dardant et le pourfendant jusqu'à ce que la mort eût fait son œuvre! Cependant, d'après une autre légende, un homme serait parvenu à se sortir de ce piège inquisitorial : le mousquetaire français Gaston de la Renardière. Ces faits se situeraient vers la fin du règne de Philippe III.
Une fois franchis les ultimes obstacles et chicanes – Dieu sait s'il y en avait! - les monstrueux androïdes protocolaires m'introduisirent dans le saint des saints avec une obligée solennité, au sein du plus cossu et lambrissé des bureaux que je pusse imaginer, plus proche d'un salon de sybarite adepte de Des Esseintes que d'une installation spartiate : le cabinet du Maréchal Philibert-Zoltan en personne!
Le Maréchal portait magnifiquement ses cinquante-huit printemps. Cavalier émérite, amant dans le lit duquel tout le Gotha féminin d'Europe centrale était passé, il s'adonnait au régime sévère des jockeys afin de conserver la prestance qui avait fait sa gloire ces trente-cinq dernières années. Le regard bleu vif de ce prince qu'un Géricault eût pu peindre voici un siècle ne celait rien. Au contraire, il alliait la franchise la plus absolue à la classe du grand soldat. Cet homme était un chef-d'œuvre d'art pompier fait chair, et il le savait! Les bruits d'alcôve prêtaient à son charme irrésistible les plus belles conquêtes : la duchesse de., la marquise de., la générale de., … jusqu'à, s'il eût fallu en croire les potins, la Grande-Duchesse Tatiana et l'impératrice d'Autriche elle-même!
Philibert-Zoltan portait le dolman comme une seconde peau. Il ne quittait jamais l'uniforme de maréchal des hussards de la mort. Sa poitrine se constellait de médailles de tous les grands ordres nationaux et européens tellement ses états de service étaient conséquents. Il résumait à lui seul des pages glorieuses de l'histoire récente de notre continent depuis 1880, de par ses éminents faits d'armes aux quatre coins de l'Eurasie et du Levant. La seule contrée qui manquât à l'appel était la République de Monte Alto, qu'il abhorrait parce que, jugeait-il, « un prince n'a pas à se commettre avec des gueux dépourvus de sang bleu. »
Philibert-Zoltan avait fréquenté les plus prestigieuses académies et écoles militaires du vieux continent, notamment Sandhurst et le Cadre Noir de Saumur. De son séjour anglais, il avait rapporté l'habitude de boire du thé. Ce fut pourquoi il me reçut en me proposant un Darjeeling brûlant, prêt à consommer, que le rittmeister Rupert Von Schintzaü, son ordonnance -formé quant à lui chez les lanciers du Bengale – venait de servir. Tous deux aimaient à réciter en bonne compagnie dans la langue de Shakespeare La charge de la brigade légère d'Alfred Lord Tennyson.
Le prince se targuait d'une érudition de décadent français, quoiqu'il fût profondément marqué par les courants littéraires d'Outre-Manche. La bibliothèque, la décoration et le mobilier du cabinet témoignaient de cet état de fait. Je remarquai un fer à cheval sculpté en péridot constellé de lapis-lazuli au beau milieu du bureau taillé dans un chêne massif. Un ouvrage en français y était abandonné, ouvert, d'une réputation leste et sulfureuse : Les chansons de Bilitis de monsieur Pierre Louÿs. Dans un vase imité de l'Etrurie classique, dont le sujet était une course de chars dont les quadriges étaient nus de la ceinture aux pieds, un bouquet de ces plantes à sorcières embaumait les lieux d'une fragrance douteuse : aconit et ellébore blanc. Un coin de secrétaire était parsemé de débris de coques diverses, comme autant d'akènes ovoïdes ; non pas de banales noisettes, mais des avelines sauvages au goût paraissait-il exquis -mais je me refusais à spéculer sur l'exquisité des fruits secs – quoiqu'il eût fallu une bonne dentition et d'excellents intestins pour en savourer toutes les qualités gustatives, jusqu'à l'intrinsèque et au substantifique. Philibert-Zoltan avait poussé le culot jusqu'à laisser traîner la jarretière fuchsia d'une de ses dernières conquêtes au pied du pot d'une fougère arborescente. Je soupçonnais qu'il s'agissait de l'archiduchesse L. au vu des derniers bruits de cour. Sa ressemblance frappante avec l'Ophélie du peintre Ernest Hébert, à la sémillante chevelure, ainsi que son dévergondage étaient choses publiques jusqu'aux tréfonds bouseux de notre Cité-État. Elle surpassait en beauté cette célèbre actrice shakespearienne au regard halluciné et à la vêture barbare dont John Singer Sargent avait exécuté le portrait en 1889.
Quelles qu'eussent été les conditions de mon accueil – celles-ci s'avéraient d'une inattendue cordialité car, connaissant par ouï-dire la réputation de bourreaux impitoyables des agents aux ordres de Philibert-Zoltan, j'aurais dû m'attendre à une arrestation immédiate sans que j'en eusse saisi la raison – j'ignorais toujours présentement pourquoi on m'avait convoqué et ma présence dans le bureau du chef suprême de la police secrète -notre Fouché local- plutôt que chez un quelconque bureaucrate borné de troisième classe exécutant servilement les ordres les plus abjects ne cessait de m'interloquer.
Aux côtés du prince, son ordonnance avait tout du fourbe : sa cautèle transparaissait à dix lieues à la ronde. Rupert Von Schintzaü se prétendait d'une authentique ascendance de seigneurs autrichiens dont les anciens domaines avaient existé en Styrie avant que les péripéties de la Guerre de Trente Ans ne ruinassent les aïeux de l'impétrant. Les rumeurs les plus diffamatoires couraient au sujet de cet officier plein de morgue : d'aucuns le prétendaient bâtard et à-demi israélite, sachant qu'un sévère numerus clausus s'appliquait à l'encontre de la communauté juive de la Cité-Etat dans les universités, les professions libérales, la fonction publique et l'armée. Il était défendu aux Juifs d'exercer les plus hautes charges de l'administration et de la magistrature, et les grades militaires d'officiers supérieurs et généraux leur étaient interdits. Seules les fonctions financières leur étaient ouvertes sans restriction aucune.
Notre prétendu capitaine de cavalerie aristocrate imbu de sa personne m'apparut exagérément cintré dans son uniforme dont il arborait médailles et brandebourgs avec une plastronante ostentation. Petit de taille, le crâne intégralement rasé, il semblait étranglé dans son hausse-col comme s'il se fût agi d'une minerve. De plus, un monocle noir à l'œil droit -quoiqu'il ne fût point borgne- ajoutait à son aspect sinistre. Il se donnait un genre,cultivant sa réputation. En fait, quoiqu'il fît avec le beau sexe, et bien qu'il eût courtisé plusieurs dames de la cour, une réputation d'homosexuel et de travesti lui collait à la peau. Ainsi, selon ses plus fiéffés calomniateurs et contempteurs -qui tous appartenaient au camp de Mieszko- son dolman dissimulait un corset de femme.
Philibert-Zoltan, d'un bref signe de la tête, lui intima l'ordre de s'absenter : notre entrevue devait demeurer strictement confidentielle.
Il attaqua d'emblée sur le ton de l'éloge :
« Professorskî, sachez combien je suis honoré de votre présence... »
Il discourait à mon sujet d'une manière flatteuse. Son discours se teintait de componction, de gravité, comme si, en une improbable inversion des personnages, j'avais endossé l'identité du tribun romain dont il se devait de célébrer la gloire tandis qu'il s'affublait de l'humble rôle de l'appariteur qui l'escortait.
« Excellenszÿ...c'est trop... hésitai-je.
- Dǒctor Harsanyi, ne faites pas le modeste! Sachez que je suis votre plus fervent admirateur! J'ai dévoré passionnément vos principaux traités de sigillographie, en particulier votre étude portant sur les cylindres-sceaux de Smbat le Protospathaire... Un tel savoir ne peut demeurer stérilement en son coin! Il se doit de servir utilement notre gouvernement et la cause de mon frère Jean-Casimir! »
Il s'agissait d'une proposition oiseuse qui, si je l'acceptais, m'engageait à servilement me soumettre à une cause qui ne m'agréait point, sans omettre le fait que je passerais aux yeux de Michka et des partisans de Mieszko pour un traître à éliminer au cas où leur camp l'emporterait! Je devais tergiverser. De deux choses l'une : ou Jean-Casimir me pensait fermement attaché à l'État despotique actuel, ou sa police, me pensant un opposant subtil jouant un double jeu, essayait de me retourner en douceur...avant de m'imposer les pires supplices dont les cachots secrets des profondeurs du palais Pelche étaient coutumiers. Les bourreaux du régime se réclamaient de la tradition inquisitoriale de Bernardo Guy, Nicolas Eymerich et Torquemada.
Avant de détailler plus avant ce qu'il attendait de moi, Philibert-Zoltan fit une digression sur la manière dont il fallait conserver la fidélité du peuple. Un peuple que l'on maintenait sciemment sous le joug, dans la pauvreté et l'ignorance en flattant ses goûts triviaux comme les empereurs romains l'avaient autrefois pratiqué. Il prit un ton paterne. Ses paroles me parurent abjectes, non pas qu'il méprisât les masses ou qu'il les ravalât au niveau de l'animalité, mais ses mots jouèrent en ma conscience le rôle d'un miroir révélateur, en cela qu'ils dévoilaient les profondes tares du régime.
Souhaitait-il que je jetasse l'opprobre sur ceux qui constituaient le socle, que dis-je, l'essence de notre nation? Je craignais que Philibert-Zoltan, tout à son apparent patelinage, ne lût en mon âme comme en un livre ouvert, ou n'effaçât en moi les faux-semblants comme un moine médiéval dont le scriptorium aurait souffert d'une pénurie de parchemin vierge, ce qui l'eût obligé non seulement à recourir à la pratique de l'opisthographe mais également à multiplier les palimpsestes. En ce cas, le damné prince me forcerait à abattre prématurément mes cartes, à me trahir, au péril de ma liberté et de ma vie! En mon âme et conscience, il me fallut acquiescer à ses paroles, quoiqu'elles me fussent odieuses, le moins veulement que je pusse le faire, je l'avoue. Garder les apparences : tel était l'essentiel.
« L'attachement de la populace à mon bien aimé frère ne peut s'obtenir que par le biais d'un esprit pascalien. Autrefois, la religion tenait exclusivement ce rôle.
Il nous faut flatter les bas instincts de la masse, contrôler étroitement l’information, la presse, en mettant l’accent sur ce qui plaît au peuple : le sordide, le sanglant…et les sports d’équipe et de combat! Le principe est celui de la mise en exergue, de l’arbre qui cache la forêt et, pourquoi pas, du réchampi et du rechampissage : le détachement du fond des ornements, de la surcharge accessoire, au détriment de l’essentiel, de ce qui est véritablement important… Toute nouvelle susceptible de gêner la cause du gouvernement sera éludée, occultée, ignorée… Il nous faudrait aussi, afin d’entretenir en permanence la présence du fait divers, du canard sanglant, de la distraction de bas étage…comment vous l’exprimer? engager à notre service une pègre d’État, que nous rémunérerions grassement afin qu’elle alimente les gazettes de ses actions criminelles! Naturellement, nous insinuerions aussi dans les consciences la peur de l’autre, l’étranger, le partisan de Mieszko…
- Le contrôle de notre police ne suffit-il donc plus? Hasardai-je tout en conservant mon impassibilité factice.
- Il ne doit jouer en quelque sorte qu'un rôle...complémentaire! Il va de soi que mes paroles ne doivent aucunement être ébruitées! »
Etait-ce dire, pensai-je, que le maréchal venait de prononcer mon arrêt de mort? Allait-il ordonner mon arrestation sur le champ? Sur ce, il poursuivit, impavide :
« On tient davantage le peuple par une intoxication, une accoutumance à des drogues, opium, cocaïne d'un nouveau genre, savamment instillée, par la création d'une dépendance subtile que par la terreur policière permanente. Ces toxiques, ces stupéfiants sont les jeux d'argent. Ainsi, nous organisons régulièrement des loteries princières, des lotos officiels, qui donnent l'illusion à tout un chacun qu'il peut empocher le gros lot!»
Tout à sa cynique péroraison, Philibert-Zoltan s'intéressa à un objet dont mes yeux n'avaient fait jusqu'à présent nul cas : une vieille poupée de cire miniature, d'environ quatre-vingts centimètres, sorte d'ancien mannequin de mode qui, à ce que j'en pouvais juger, remontait, de par la coupe de ses habits, au temps des crinolines. On eût cru une de ces œuvres mondaines de James Tissot transposée dans la cire, en trois dimensions. L'objet précieux quoique pâli, décoloré, reposait sur un socle de merisier. Cette hétaïre contemporaine de la Dame aux camélias, blonde et dodue, aux factices yeux de verre, aux joues exsangues dont ne subsistait plus qu'une vague roseur maladive comme si elle eût souffert de chlorose, à la coiffure en bandeaux seyante bien que datée, exhalait une fragrance de vieille bougie exhibée d'une cave ainsi qu'il en était d'un célèbre buste de Louis XIV âgé, cette fameuse cire de Benoist apparentée -bien qu'il se fût agi d'un portrait de profil – à la non moins ébaudissante tête anatomique de Zumbo quoique mes préférences allassent à la femme à la larme et à tous ces écorchés qui faisaient honneur à la Specola de Florence. La courtisane – s'il s'agissait bien d'une catin de haut rang que le sculpteur, modeleur et fondeur inconnu du milieu du précédent siècle avait voulu immortaliser à l'échelle d'un jouet bien pervers – me parut raidie dans ses atours de bal jaunis, ses soies et dentelles de Bruges ou de Malines qui avaient mal résisté à l'exposition à notre air oxydant et corrupteur. Elle tenait un éventail effiloché orné de motifs japonais.
Le prince s'apprêtait à toucher l'objet, aussi ambigu qu'un fœtus en conserve naturalisé, lyophilisé ou pasteurisé- à cause de sa décoloration génératrice de dégoût – lorsqu'il se ravisa et m'exposa enfin ce qu'il voulait de moi.
« Vous n'êtes point sans savoir que la légitimité du pouvoir dynastique repose sur la possession de l'anneau sigillaire de laque du mythique fondateur de la Cité-État à la fin du IVe siècle, Conon de Régula, façonné à la semblance d'une pièce romaine impériale....
- Bien sûr, acquiesçai-je, perdant inexplicablement toute prudence. Même un enfant de six ans sait cela! Toute notre progéniture est instruite en ce sens dès qu'elle parle et marche! Conon vainquit son adversaire Bauton le Rouge en 397. Ses successeurs furent Gondebaud le Borgne, Hardicanut la Moustache torte, Ebbon Barbe Verte, Chararic aux Cheveux bleus... Inutile d'énumérer toute la lignée! Toujours est-il que l'anneau s'est transmis jusqu'à nos jours de prince en prince. Guillaume au Heaume d'or, trentième souverain de la lignée, y fit graver en 1284 notre devise : Gloria Optima Libertas, G.O.L.»
Selon moi, Conon de Régula n'était qu'un fieffé barbare, à peine extirpé de l'animalité, qui ne s'exprimait que par des grognements, des mugissements bestiaux d'ursidé. Attila semblait à côté de lui un simple enfant de chœur (je songe ici au Fléau de Dieu, non pas à l'ancien premier ministre Attila Tepeĉz, qui, compromis dans une affaire de mœurs, fut poussé au suicide par le prédécesseur de Jean-Casimir, Rudolph VI, en 18.). Son passe-temps favori consistait à supplicier les ennemis vaincus – dont Bauton lui-même – par l'ébouillantement.
« Ce que je vous dévoile à présent relève du secret d'État. Apprenez que l'anneau sigillaire a disparu.
- J'en suis abasourdi! Comment cela est-il possible?
- Nous soupçonnons les partisans de Miezsko d'avoir commis le larcin et nous avons mis aux fers un de leurs complices présumés, l'orfèvre lapidaire Tibor Nagy. Il croupit ici-même, dans les tréfonds de la prison du palais! Nous pensons que nos adversaires l'ont enrôlé afin de fabriquer un faux anneau et de le substituer au bijou authentique! »
Ainsi, Philibert-Zoltan me tenait! Tibor, incarcéré ici! Le gouvernement savait qu'il travaillait pour moi! Quelles tortures avait-il donc subi? Que pouvait-il avouer sous la géhenne?
« Vous comprenez désormais en quoi consiste votre présence au palais Pelche. Vos connaissances en sigillographie nous permettront non seulement de retrouver la véritable pièce, mais également, en attendant, de forger nous-mêmes un anneau sigillaire factice provisoire.
- La fête nationale! L'ostension et la bénédiction du trésor princier par l'archevêque Fulbert doivent avoir lieu sous quinzaine en la cathédrale Saint-Gélasime! Mon Dieu!
- Le peuple n'y verra que du feu! Nous allons lui faire accroire à l'authenticité de la relique! Pour cela, vous nous aiderez! Sous votre direction et sous notre surveillance, Tibor Nagy créera le faux! »
Ces révélations furent en mon for intérieur comme une tempête sous un crâne! Le maréchal soutenait mordicus la thèse du vol par ceux qui souhaitaient renverser son frère. Or, je ne pouvais pas lui dire ce que je savais pertinemment : au vu des informations du maréchal et de ce que véhiculaient nos ouvrages historiques officiels, l'anneau m'apparaissait étonnament semblable à cette étrange « monnaie » qu'un être venu d'ailleurs m'avait confié – malgré son inscription indéchiffrable et...je l'avais peut-être sur moi! Il me fallait absolument comparer les deux objets, m'assurer du fait! Si je m'avisais de restituer immédiatement cet artefact, en mains propres, à Philibert-Zoltan, sans même avoir la certitude qu'il s'agissait bien de l'anneau sigillaire, je serais illico arrêté!
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