dimanche 17 novembre 2013

Le Couquiou épisode 21.



Elle reposait, de nouveau nue, sous les couvertures de fourrure. Elle avait accepté ce retour à la nudité originelle, utérine, sécurisante, sous la chaleur douillette des peaux, sa pudeur enfouie au sein des poils réchauffants et rassurants de ces dépouilles mortes pour le confort de l’humanité ancienne. Il avait entrepris de lui coudre des vêtements antédiluviens mais seyants, d’une élégance de fillette solutréenne ou autre. Elle dormait d’un sommeil innocent, apaisé.
Il contemplait, admiratif, cette quiétude, cette faculté qu’ont les enfants de récupérer leur sérénité au plus dur de l’épreuve. Les événements transformaient Lucille, son mental, son jugement des choses et des êtres. Il avait raison ; elle ne pouvait le blâmer. Il y avait quelque chose de pourri en notre civilisation moderne, vouée à la course incessante au progrès. 
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Désormais, Lucille se fichait pas mal qu’on ne la libérât pas plus vite. Non point ensauvagée pourtant, elle abandonnait ses inhibitions bourgeoises, acceptant cette nouvelle vie naturelle, digne au fond de celle des Esquimaux. Elle avait jeté aux orties ses vêtements avant même qu’ils tombassent en lambeaux, passant son temps emmitouflée dans du cuir de biche ou de sanglier. Elle envisageait de vivre d’eau fraîche et de baies sauvages, libre comme le vent, tout comme Capucine. Les jours s’égrenaient, la Noël approchait, mais elle savait que cette fête ne signifiait rien pour l’homme préhistorique.
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Tout à la contemplation de Lulu, il ne voyait pas passer l’heure. Celle-ci le rattrapa ; il se surprit à bâiller. Certes, Pierre n’avait plus besoin de montre, sachant lire dans le ciel, dans la course des luminaires naturels, dans la position des étoiles lorsque le temps le permettait, le moment diurne ou nocturne. Il tenait un comput particulier, digne d’un calendrier de chasse, avec traits, encoches, cupules, entailles, sur des morceaux de bois, tel qu’il le supposait chez les néandertaliens du Moustier qui en avaient déjà usé il y avait cinquante mille années de cela. Alors, il se coucha à son tour, après avoir soufflé la lampe de graisse. Les heures poursuivirent leur ronde, s’égrenant une à une.
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Elle s’éveilla sans crier gare, alors que la nuit n’en était qu’à mi-temps. Une douleur, une inflammation, un lancinement, sourdaient en elle, fermentaient en ses entrailles. Cela était chaud, voire brûlant, interne, mais pas tout à fait au niveau abdominal. Elle gémissait. Lucille se dressa, hors de sa litière de peaux, nue, fiévreuse. Elle tâta son ventre et sa poitrine. Elle avait mal au tréfonds de ses fressures intimes. Ses mamelons étaient durs, enflés, redressés. Echauffée, bien que dans le plus simple appareil, au plus profond d’une nuit froide où brasillait avec peine le foyer ancestral préhistorique qu’il fallait raviver en cet hiver proche, Lulu avait l’impression qu’une métamorphose se produisait en elle. Quelque chose d’inconnu, de redoutable, couvait, bouillait, se développait, était prêt à surgir, à sourdre du sein de ce qui n’était pas encore sa matrice. Etait-ce un accouchement ? Cela ne se pouvait.
Toujours plus malade et geignarde, Lucille se mit à croupetons, comme si elle souffrait de coliques. La partie la plus secrète de son corps paraissait entrer en ébullition et la douleur atteignit bientôt une telle intensité qu’elle cria.
Il s’éveilla, surpris par ce cri qu’il interpréta comme un appel de détresse. Lucille se tenait toujours accroupie. D’abondantes sudations rendaient son épiderme luisant.
« J’ai mal monsieur, j’ai très mal ! Aidez-moi ! »
Il sut ce que c’était. Il connaissait cela, chez sa défunte femme. Ce ne pouvaient être les douleurs de l’enfantement. Cela survenait, périodiquement chez Clémence, bien que moins douloureusement. Il dit :
« Laisse-toi faire, petite. Ne crains rien. Je vais t’aider ; ça va passer. Obéis-moi. »
Il s’empara d’une espèce de torchon en peau de bouquetin.
« Ecarte tes cuisses ; n’aies pas honte. C’est juste un mauvais moment à supporter. »
Elle frémit lorsqu’il plaça en son intimité, entre ses jambes, cette dépouille misérable tannée. Elle eût voulu le morigéner ; même son petit frère n’aurait pas osé lui faire ça. Elle regretta n’avoir plus de culotte à se mettre depuis trois jours. Il l’avait effleurée malgré lui, sentant l’intensité échauffée de sa peau en l’entrejambes, à l’emplacement de la génération, que l’on ne nomme pas. Sa main lui brûla presque. Il la retira, constatant que l’afflux coloré ne tarderait plus à s’épreindre, à se déverser hors de la fillette.
« C’est la première fois que ça t’arrive, n’est-ce pas ? »
Elle ne répondait pas. Il positionna une coupelle grossière de terre crue, mal façonnée, une céramique d’avant la céramique, d’avant l’invention du tour de potier, modelée à la main avec l’argile qui avait servi à pétrir Adam et tous les hommes après lui de manière qu’elle fût exactement dans l’axe secret de la pudicité.
Ce fut alors que Lucille ressentit l’optimum du mal. C’était comme un flux de lave, une ponte de poix coulant le long des canaux les moins convenants de son jeune organisme, s’extrayant, s’extravasant d’elle, de ce qu’elle savait être son sexe, mais dont elle ne parlait jamais. La peau placée en l’entrecuisse ne tarda pas à se détremper toute, à s’empoisser d’un liquide épais, rouge, affreux, qui s’égoutta promptement jusqu’en la poterie primitive, empois de vie, empois de mort, sang conceptuel, premières menstrues de la surrection de la nubilité. Lucille venait de s’extirper à jamais de l’enfance, bien qu’elle en eût encore conservé les formes. L’épreuve avait hâté de plusieurs mois sa maturation. Le rite de passage était accompli, achevé, sans que nulle transgression n’eût eu lieu.
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Le contrechoc surgit, la secoua, bien qu’elle se sentît soulagée d’un seul coup, la douleur fulgurante et chaude s’estompant, s’évanouissant aussi vite qu’elle était apparue. Lucille eut froid, grelotta, frissonna, tressaillit, réalisant qu’elle demeurait intégralement nue, son moi intime poisseux du premier sang de la femme, s’égouttant encore en filets nauséabonds le long de la face interne de ses cuisses. C’était comme si elle venait d’expulser une monstruosité difforme et déjà putréfiée. Son ventre blême était mouillé par une sueur glacée.
« Mon enfant, tu es femme désormais, fit-il. Les nouvelles générations sont réglées plus tôt qu’avant. Tu n’as même pas encore fêté tes douze ans. C’est bien jeune. »
Lulu avait compris. L’enfant venait à jamais de mourir, de s’enfuir outre-ailleurs, dans le passé, en un monde révolu pour toujours, où elle ne pénètrerait plus.
« C’est cela être femme » pensa-t-elle, osant contempler, malgré elle, le contenu répugnant, épais et écarlate qui emplissait la coupe paléolithique.
« Tu frissonnes. Je vais te nettoyer, puis te couvrir. N’aies pas peur. Tu es comme ma fille. »
Il s’exécuta, lavant avec soin toute la souillure de l’adolescence. Il l’emmitoufla dans ses plus belles peaux, puis la recoucha, la borda. Lucille ne tarda pas, exténuée, à recouvrer son sommeil d’innocence.
Brusquement, ses oreilles exercées perçurent une clameur encore distante.
« Eux ! Comment ont-ils fait ? Mes oiseaux ! Mes oiseaux ! Vite ! »
Si Pierre avait encore possédé une montre, il aurait su qu’il était deux heures du matin. Il allait se préparer pour son combat ultime. 
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A suivre...

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