samedi 6 septembre 2014

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue chapitre 2 2e partie.



Le voyage vers la chrono ligne déviée dans laquelle Aurore-Marie de Saint-Aubain
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complotait ne fut pas aussi aisé et confortable que la technologie de pointe en usage à l’Agartha aurait pu le faire supposer. Pourtant, le vaisseau Rêve d’étoiles n’était pas en cause et son équipage rôdé à toutes les situations non plus. La faute en revenait sans nul doute à la mystérieuse entité qui, manifestement, se démenait pour faire échouer les tentatives de redressement de la situation émanant du Préservateur. 
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Tout avait cependant bien commencé. Les conditions extérieures étaient idéales, l’humeur paisible voire joyeuse, l’atmosphère nullement crispée. Chacun avait à cœur de mener sa partie au mieux de l’intérêt commun. Le capitaine Craddock s’était vu confier le pilotage, secondé par le lieutenant Spénélos. Symphorien, pas peu fier de la tâche qui lui incombait, évitait de trop ramener la couverture à lui. Cela faisait des lustres, du moins en était-il persuadé, qu’il roulait sa bosse dans tous les coins et recoins du Multivers. Il en était de même ou presque pour l’Hellados. Officiaient au chrono vision le commandant Daniel Lin Wu et Benjamin Sitruk. Violetta supervisait des consoles secondaires et Lorenza s’assurait que tous les membres de l’équipe supportaient parfaitement le délicat passage en translation. Pour plus de précaution, tous avaient revêtu des scaphandres peau, bien loin d’être aussi encombrants et inconfortables que leurs ancêtres.
Mais à quoi ressemblait intérieurement et extérieurement le vaisseau Rêve d’étoiles? À première vue, un observateur n’aurait rien vu d’extraordinaire à cette nef. Sa silhouette rappelait non pas une soucoupe volante si chère au cinéma hollywoodien de la guerre froide, mais une espèce d’aile volante surdimensionnée de couleur bleu pâle. Les matériaux composites de la coque pouvaient prendre n’importe quelle teinte et s’adapter aux conditions changeantes de l’espace transdimensionnel. Plusieurs boucliers multicouches protégeaient la carlingue du Rêve d’étoiles et aucun feu de position ne permettait de le détecter lorsque le vaisseau ne le désirait pas. Ce dernier pouvait également activer la fonction qui le rendait invisible sans dépense excédentaire d’énergie. Le vaisseau se translatait grâce à un moteur particulier qui n’avait besoin que de quelques microgrammes d’orona. Mais le tri lithium pouvait aussi faire l’affaire ou encore les dangereuses matières fissibles. L’échange matière ou antimatière avait ses partisans mais les Helladoï avaient opté pour la solution élégante de l’orona. Et c’était celle-ci qui l’avait emporté à l’Agartha.
À l’intérieur, rien à voir avec le défunt et expérimental Vaillant d’une piste temporelle précédente. L’habitacle, au design non utilitaire mais artistique, accueillait avec tout le confort désiré jusqu’à trente personnes. Il y avait, bien entendu, la cabine de pilotage, celle dévolue aux autres membres de l’équipage, une salle de repos, une infirmerie au top du top du dernier état de la recherche en ce domaine, un laboratoire, un coin toilettes, une soute et une aire de jeux et de détente. La cambuse n’avait pas été oubliée. Bref, les trente tempsnautes auraient pu survivre dans leur vaisseau durant plus de quarante années au moins s’il l’avait fallu! Le décor interchangeable, se modifiait selon les desiderata du commandant de bord. Pour l’heure, le style arts déco des années 1930, le modernisme particulier de cette époque révolue, l’avaient emporté à la demande de Louis Jouvet, Jean Gabin et Marcel Dalio. DS de B de B n’y avait rien trouvé à redire. Ainsi, les consoles sensitives et les écrans sphériques des ordinateurs étaient dissimulés sous la forme de vases en cristal, de bouquets de fleurs, de fruits en cire et ainsi de suite.
Il n’en allait pas de même dans la cabine de pilotage, plus spartiate. Là, s’affairaient le Cachalot de l’espace et l’Hellados. Un peu en retrait, Daniel Lin et Benjamin n’avaient d’yeux que pour l’écran du chrono vision dont les données évoluaient sans cesse.
Symphorien disait:
- Passage dans l’espace virtuel dans trois minutes…
- Rien à signaler du côté des moteurs secondaires, complétait Spénélos. Énergie disponible à cent trente , pour cent.
- Tant mieux! Tout baigne dans l’huile. Encore un saut de routine…
-  Le chrono vision suit, fit le Canadien.
- Hum… je viens d’apercevoir une légère distorsion dans la dernière coordonnée affichée, jeta le Superviseur.
- Ah! En êtes-vous certain? S’inquiéta Benjamin à juste titre.
- Oui, mais tout est redevenu normal. Voyez, les données se sont stabilisées.
- Transdistorsionnel dans deux minutes, poursuivit Symphorien, son visage tendu. État du réfrigérant?
- Conforme aux prévisions, répondit immédiatement l’extraterrestre. Un centimètre cube de dépensé depuis notre décollage.
- Encourageant. Et notre orona?
- Les cristaux ne montrent aucune faiblesse. Pas de micro fissure, pas de vibration non désirée non plus.
- J’en suis extrêmement soulagé.
- Le chrono vision indique toujours le tracé le plus court conduisant à la piste temporelle désignée. Les nœuds de confluence sont bien apparents, rassura le commandant Sitruk.
- Bien apparents, mais une autre fluctuation vient d’avoir lieu, articula le Superviseur distinctement, faisant frissonner l’échine de ses compagnons.
- Je n’ai rien vu et l’écran n’a rien montré! Objecta le Canadien.
- Pourtant, je l’ai sentie dans toutes les fibres de mon être, rajouta l’ex-daryl androïde. De plus, ma vision améliorée a perçu les modifications…
- Sont-elles importantes? S’enquit Spénélos.
- Minimes, mais inquiétantes… trois microns…
- On continue! Décida le capitaine Craddock qui, en tant que chef pilote choisissait de poursuivre ou d’attendre. Saut quantique dans une minute.
- L’équipage est paré, renseigna l’Hellados. Le capitaine di Fabbrini vient de me communiquer son rapport. Tout le monde est sur son siège et protégé par sa combinaison… y compris le chat et le chien.
- Hum… souffla Benjamin. Jamais vous ne vous séparez de votre animal, Superviseur…
- Vous me désapprouvez… je ne vois pas pourquoi. Deanna Shirley a fait de même.
- Je préfère ne pas insister.
- Saut quantique dans trente secondes, rappela Craddock dont la voix marquait une certaine émotion.
- Tout va bien, capitaine, dit Benjamin optimiste. Vous avez déjà effectué pareil saut des centaines de fois.
- Tous les paramètres objectivement conformes, renchérit l’Hellados de son ton habituel.
- Les cristaux, qu’en est-il?
- Aucune décristallisation inopinée, aucune surchauffe.
- Boucliers extérieurs?
- Trente couches. Faut-il en rajouter? Demanda Violetta.
- Non. Pas pour l’instant.
Symphorien prit une profonde respiration et murmura:
- Alea jacta est! Saut quantique!
Aussitôt, devant le Rêve d’étoiles, une spirale apparut, une spirale faite d’espace réel et virtuel à la fois. Bientôt, elle se transforma en un tunnel de lumière et de non lumière dans lequel tourbillonnaient des pré particules, des antiparticules, des pré bosons, des pré quarks et ainsi de suite. Ce tuyau présentait tout un dégradé de couleurs merveilleuses, allant du violet le plus profond et le plus sombre au rouge magenta le plus éclatant. Bien évidemment, les senseurs extérieurs montraient ce spectacle hallucinant et splendide qui n’effrayait ou ne faisait s’extasier personne à bord. Tous étaient désormais blasés, y compris Louis Jouvet ou encore Julien Carette. 
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- J’aurais bien entamé une partie de cartes, soupira le Parisien. Mais harnaché comme je le suis, inutile d’y songer.
- Nous sommes ceinturés à notre siège par précaution, rappela le docteur di Fabbrini. Même Ufo qui manifeste son mécontentement par ses miaulements. Quant à O’Malley, il s’est arrêté de ronger son faux os et s’est mis à gémir.
- Pff! Ce chat a faim! Déclara Saturnin, sûr de lui. Cet animal a toujours faim!
- C’est vrai, rajouta Alban. Mais je jurerais qu’il a peur aussi.
- Je le prendrais volontiers dans mes bras, fit Louis Jouvet, mais…
- Même libre, Ufo n’accepte la compagnie et les câlins que de son maître ou de ma fille.
- Cette translation a l’air de durer plus que d’habitude, constata Michel Simon.
- Non, c’est une fausse impression.
- Le dernier voyage a été plus rapide, ce me semble! Rajouta Deanna Shirley. Nous avions emprunté les mêmes couloirs trans… distorsionnels…
La comédienne avait buté sur le mot, peu familier dans sa jolie bouche.
- Je confirme, s’inclina Beauséjour avec un sourire crispé. J’aimerais savoir comment cela se passe dans la cabine à côté.
- Tout est calme, proféra Tellier. Si cela n’était pas le cas, nous aurions déjà reçu des ordres ou le capitaine Craddock serait entré en communication avec nous.
- C’est là en effet la procédure en cas d’incident ou d’urgence, émit Lorenza.
- Moi, à votre place, je tenterais de faire taire ce chat! Siffla Marcel Dalio. Il s’agite de plus en plus…
- Mais qu’est-ce qu’il a? s’inquiéta Saturnin.
- Il gémit maintenant, à l’unisson avec O’Malley, comme si tous deux souffraient. 
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Effectivement, le félin poussait de petits cris plaintifs à vous déchirer le cœur et ses yeux bleu saphir brillaient d’un éclat particulier. Ils vous toisaient également d’un air suppliant. Par contre, le briard avait croisé ses pattes dans lesquelles il enfouissait son museau.
- Ufo veut que quelqu’un le détache, tout simplement, jeta di Fabbrini. Non, il n’en est pas question!
- Miaou! Insista le chat des forêts norvégiennes au poil mi long non agouti et blanc.
Mais revenons dans la cabine de pilotage. Les choses se gâtaient et c’était pour cela que l’animal familier de Daniel Lin montrait des signes de plus en plus évidents d’agitation. Le félin savait que la situation anormale s’aggravait, lié qu’il était mentalement à son maître. Pourtant, rien ne transparaissait aux yeux des membres non techniques de l’équipage.
- Déviation allant en s’accentuant, faisait Craddock, suant à grosses gouttes.
- Déviation de l’ordre de 2,031%. Rajouta Spénélos dont la voix ne marquait toujours aucun frémissement.
- A ce train là, nous allons atterrir chez les Néandertaliens! Souffla le Canadien, dont le corps frissonnait d’effroi.
- Benjamin, dit Daniel Lin les yeux brillants, vous pouvez seul assurer le contrôle du chrono vision..
- Euh… dans cette situation, je ne sais pas…
- Violetta, va aider ton père! Ordonna l’ex-daryl androïde.
- Tout de suite.
- Que faites-vous? S’indigna le commandant Sitruk. Encore un de vos tour de cyborg? 
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- Presque! Je prends le relais, Craddock. Ouste! Dégagez!
- Bigre! Superviseur, ce n’est pas parce que ça urge qu’il faut me bousculer ainsi! S’offusqua le vieux baroudeur.
- Il s’agit d’une question non pas de seconde, mais de millisecondes, capitaine!
- Ouais, ça va, je dégage! Aie! Votre main est brûlante, par le diable! Vous avez la fièvre ou quoi?
Daniel Lin préféra ne pas répondre et, prenant la place de Symphorien, se relia directement à l’IA du bord.
Aussitôt, comme fustigée, l’intelligence artificielle déclara:
- Je n’y suis pour rien.
- Je ne t’accusais pas! Répondit sèchement le Superviseur. Qui te contrôlait tantôt?
- Personne!
- Pas moi, puisque je ne viens de me relier à toi que maintenant. Réponds…
- Personne!
- Ah! Ne mens pas… Sinon, j’annihile ta conscience et ce, définitivement. Je ne plaisante pas!
- Euh… J’ignore qui m’a subornée… J’ai eu l’impression de reconnaître son empreinte…
- Hum… Pas le temps. Reprends les coordonnées initiales… Tout de suite!
- C’est fait.
- Non. Il y a une différence d’un millième de seconde.
- Je regrette… mais vous faites erreur.
- IA, tu oses me contredire?
- Voyez… ma trajectoire est conforme au schéma prévisionnel d’origine. C’est le Multivers qui s’est déplacé…
- Le Multivers? S’étrangla Craddock qui entendait l’échange entre le Superviseur et l’IA. Là, j’hallucine! Pourtant, je n’ai pas bu une goutte d’alcool depuis des lustres.
- Le Multivers ne peut se déplacer comme cela, déclara Spénélos dubitatif.
- Pourtant, c’est la vérité! Confirma l’IA.
- Oui, le Multivers a effectivement bougé, murmura Daniel Lin pensif lui aussi… pourquoi?
- Un système solaire vient de se matérialiser dans la Galaxie M33. IL a pour nom Qia…
 - Ah! Wqia! IA tu t’es trompée d’orthographe…
- Préservateur, c’est vous qui décidez!
- Certes, mais Wqia n’était pas prévu avant quinze mille et un essais… oups… je n’ai rien dit…
Immédiatement, les derniers mots prononcés par le Superviseur s’effacèrent de la mémoire des humanoïdes assis à ses côtés.
«  Le ciel magenta de Wqia va me manquer! », soupira intérieurement celui qui répondait au nom humain de Daniel Lin. «  Après tout, ce n’est que partie remise… Concentrons-nous sur le problème actuel… ».
- Reprends ta trajectoire, IA, l’imprévu a été gommé…
- A vos ordres, Superviseur, s’inclina l’IA domptée et docile.
- Et prends garde à ne pas dévier une fois encore…
- Oui, Commandant Wu.
- Craddock, merci de m’avoir laissé votre poste.
- Il n’y a pas de quoi, Daniel Lin.
- Tout est rétabli.
- J’aimerais comprendre ce qu’il s’est réellement passé, commença l’Hellados.
- Moi aussi, appuya Sitruk.
- Comme dans la Cité, fit le Superviseur en se réinstallant devant le chrono vision. Toutefois, là il ne s’agissait pas de disparition, mais …
- D’apparition, souffla Violetta innocemment.
- Tiens, ma grande, tu as donc tout compris?
- Je ne suis pas une gourde, oncle Daniel.
«  Et surtout, j’ai oublié de modifier ta mémoire… Enfin… ce n’est pas si important… les autres ne font pas attention à tes propos… Ils ont eu bien trop peur ».
- Il y a eu prise de contrôle de l’IA par une entité inconnue, rajouta Spénélos, le visage sombre. 
- C’est vachement grave, ça! Inquiétant même. Qui peut une chose pareille?
- Je l’ignore… Notre mission ne sera pas de tout repos, capitaine…
- Mon gars, tu profères une vérité qui ne me réjouit pas! Enfin! Qui vivra verra…
- Ne devrions-nous pas en informer le Conseil de la Cité? Interrogea l’extraterrestre toujours à cheval sur les procédures réglementaires.
- Après notre atterrissage…
- Oh! À ce propos, on entre en orbite autour de la Lune, dit le Cachalot du système Sol. Nous sommes bien en 1888, le jour prévu pour notre arrivée. Brave petite IA. Elle a eu à cœur de réparer son erreur.
- Capitaine, fit la voix artificielle, la conscience du vaisseau, je ne suis pas un animal que l’on flatte!
- Un peu de modestie, IA, ordonna sévèrement le Préservateur, d’accord?
- D’accord, souffla humblement la présence virtuelle.
- Que décidez-vous, commandant Wu?
- Commandant Sitruk, nous restons en orbite quelques heures, le temps de nous assurer que tout est sous contrôle, que toutes les coordonnées sont bonnes.
- Combien d’heures?
-Oh! Disons cinq heures… j’en profiterai pour réviser Magdalena… 
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- Commandant! Je n’ai pas démérité! Se récria l’IA.
- Deux précautions valent mieux qu’une, tu connais ce proverbe, non? Maintenant, tais-toi et contente-toi d’assurer discrètement ta tâche.
- Bigre! Bravo, Daniel Lin. Si ce n’est pas une mise en boîte de première, là… applaudit Symphorien.
- Allons plutôt informer le reste de l’équipe de l’incident, conclut le Superviseur.
- Je reste ici pour les dernières vérifications.
- Très bien, lieutenant, approuva le commandant Sitruk.
Puis, suivi par le capitaine Craddock et le commandant Wu, Benjamin pénétra dans la vaste cabine adjacente. Ce fut lui qui raconta les incidents rencontrés lors du saut quantique.

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1888, Lyon. Hôtel particulier des Saint-Aubain, avenue des Ponts. 
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Albin de Saint-Aubain, trente ans, venait de rentrer d’un important conseil d’administration du Comité des industriels de la soie à la tête duquel il avait été élu deux ans auparavant.
L’hôtel des Saint-Aubain avait été bâti sous le Premier Empire, du temps de la fortune de l’arrière grand- père d’Albin. Il se caractérisait par un style néoclassique, une profusion de stucs et de marbres, de médaillons sculptés enchâssés dans les murs. Afin que le décorum de la bâtisse fût mis au goût du jour car trop clair à ses yeux, Albin avait cru bon y faire exécuter divers travaux de tapisserie, y ajouter glaces, consoles, tableaux, dorures et lambris. Il n’avait fait qu’obéir aux suggestions de sa tendre moitié qui ne se plaisait qu’au milieu des surcharges et capitons assombrissant les aîtres. Dès le hall d’entrée, deux hideux lampadophores pseudo louis-quatorziens chamarrés de livrées turques et coiffés de turbans magenta frappaient la vue des visiteurs. A leur gauche, une toile de James Tissot au sujet biblique Joseph et Pharaon, rappelait cruellement le goût bourgeois de ces grands propriétaires de province voulant imiter les us et coutumes des élites parisiennes. A leur droite, une commode à tablette de marbre vert sur laquelle était posée une pendule à sphinges et cariatides remontant pour le moins au salon de Madame Récamier était surmontée d’un lourd miroir de Murano fort tarabiscoté. L’escalier aux marches veinées de travertin leur faisait face, mais il était légèrement décalé du fait que l’on voyait une porte accédant à un premier salon dit d’été, lequel débouchait sur une arrière-cour aménagée en serre. Dans ce salon dominaient les velours cramoisis et les tapis de perse. De grandes plantes ornementales, aspidistras et rhododendrons encadraient une crédence contenant de la vaisselle précieuse (Delft, Saxe et Sèvres) et quelques bronzes chinois exceptionnels - dons de Monsieur Emile Guimet. Albin, toutefois, avait réfréné les goûts dispendieux de son épouse qui la portaient vers l’acquisition de ce que l’on nommait autrefois des coquecigrues, euphémisme servant à désigner des bibelots pouvant choquer les visiteurs non prévenus de par leur aspect. Ainsi avaient été relégués au grenier un shaouabti à l’effigie d’Osiris ithyphallique en faïence bleue et un talisman de gladiateur en or au caractère érotique explicite découvert lors de récentes fouilles lugdunaises, qu’Aurore-Marie avait acquis à l’hôtel des ventes pour la somme faramineuse de deux mille francs.
La serre, quant à elle bouillonnait de vie : plus de vingt variétés d’orchidées y poussaient, ainsi que des fuchsias, des cattleyas, des fleurs d’osmanthus et du bambou sacré. Le plafond pouvait s’y ouvrir à volonté selon un mécanisme régulièrement entretenu. Il rappelait les impluviums des villas romaines et donnait sur un bassin où poussaient nénuphars et plantes aquatiques tandis qu’un nymphée miniature surchargé d’éléments grotesques semblables à ceux d’une Domus aurea produisait une cascade qui s’écoulait en flux discontinus, sur des buissons d’ajoncs jouxtés de crithmes, d’arums et d’asphodèles disposés dans des jardinières en émail lapis-lazuli décorées d’incongrues sentences mahométanes. Cet éclectisme trahissait un goût de décadent fin de siècle. Les arums n’étaient point de l’espèce colossale de Sumatra, qui ne fleurit que peu de temps et dont la fragrance cadavérique eût complu à Des Esseintes, la figure littéraire favorite de Madame de Saint-Aubain, tant ces exhalaisons putrides constituaient selon un Joris-Karl Huysmans la quintessence et le symbole d’une époque corruptrice. 
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Le majordome Norbert débarrassa son maître. Il déposa la canne à cabochon de saphir dans le réceptacle prévu à cet effet : une corbeille de bronze doré. Le haut-de-forme fut pendu au porte-chapeaux avant de trouver certainement une place dans son dressing.
Albin portait un costume de printemps gris perle en laine légère. Souhaitant se retirer dans le fumoir, il réclama un veston d’intérieur. Norbert changea son faux-col et sa chemise : il  lui en tendit une en lin, repassée de frais.
Monsieur de Saint-Aubain choisit un cigare dans un coffret en bois de cèdre. Il en coupa la pointe avec un ciseau en argent. Il le huma, le tourna entre ses mains, le roula et l’alluma avec des allumettes contenues dans une petite boîte en laque de Chine au décor délicat représentant une rizière, cadeau de son épouse.
Il n’était que six heures trente, le temps pour lui de savourer un porto cuvée 1847, de s’anonchalir quelques instants dans un fauteuil crapaud tendu d’émeraude, un cendrier en onyx noir à portée de main tandis que Norbert lui présentait un plateau sur lequel reposait le courrier du soir. Puis le majordome lui servit deux doigts de son alcool favori dans un verre en cristal dont la base était taillée de reliefs losangés en biseaux. La lame de son coupe-papier au manche de nacre ouvrit facilement le bandeau du dernier numéro de La Revue des Deux Mondes qui comportait à son sommaire un excellent article de Monsieur John Lemoinne, de l’Académie française, consacré à la question du Congo.
« Je lirai cela plus tard », pensa Albin.
Après avoir ouvert le reste de son courrier, il tira quelques bouffées de son cigare, un grand cru de Hollande.
On ne pouvait dire de Monsieur de Saint-Aubain qu’il fût encore un jeune homme, mais un homme jeune assurément, dans le plein épanouissement de ses forces physiques et de ses capacités intellectuelles. D’une taille raisonnable pour son siècle - un peu plus du mètre soixante-dix - le poil brun, le teint clair, les yeux gris observateurs, une fine moustache dessinée sur les lèvres au lieu des encombrantes bacchantes qui commençaient à passer de mode, Albin de Saint-Aubain pratiquait différents sports avec bonheur : séances régulières de gymnastique suédoise, équitation, haltères et lawn tennis.
Sa courte méditation fut interrompue par Miss Jenny, une Anglaise d’une quarantaine d’années, à la chevelure stricte et à l’uniforme bleu marine.
« Pardonnez-moi monsieur. Mademoiselle Lise vient de finir de souper et souhaite vous donner le bonsoir. »
Une petite fille de sept ans fit son entrée posément, réfrénant son impulsivité naturelle. Elle s’efforça à faire une révérence étudiée. Déjà en toilette de nuit, Lise de Saint-Aubain arborait deux rubans blancs dans ses cheveux de la même teinte blonde que ceux de sa mère. Menue pour son âge, elle se remettait présentement d’une rougeole. C’était la raison pour laquelle sa chemise était coupée dans une flanelle un peu épaisse pour la saison. Les grands yeux orangés de la fillette étaient si semblables à ceux d’Aurore-Marie, l’ovale, la carnation, les traits de Lise et de sa génitrice partageaient de telles similitudes de caractère que cette « gémellité » décalée finissait par instiller un sentiment de malaise chez toute personne étrangère les voyant ensemble pour la première fois. 
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« Votre fille est votre portrait craché. » avait coutume d’entendre dire la poétesse lorsqu’elle présentait son enfant à ceux qu’elle invitait pour la première fois en des occasions moins formelles, moins mondaines, à des heures où l’on pouvait permettre à la petite fille qu’elle fît honneur à la maison. Ces occasions s’avéraient fort rares et ne se présentaient que lorsqu’il venait la fantaisie aux propriétaires d’afficher une sociabilité plus ouverte envers des couples avec enfants, cela afin que Lise ne s’ensauvageât point du fait qu’elle souffrait d’une absence d’amies qui pussent partager ses jeux. Lise se voyait écartelée entre sa cousine Agathe, trop jeune (quatre ans à peine) et d’autres fillettes trop grandes allant allègrement vers leur adolescence, jeunes demoiselles en fleurs de douze à quatorze ans qu’Aurore-Marie se complaisait à inviter à la dînette hebdomadaire du samedi après-midi, divertissement mignard qu’elle imposait à la fillette.
Mais Lise était fragile. Du fait de cette vilaine rougeole, elle avait gardé la chambre plusieurs semaines, ce qui avait ajourné plusieurs de ces récréations, au grand dam de sa mère. Nul n’y trouvait à redire : cette obligation paraissait gêner davantage les grandes familles de la région qui ne comprenaient nullement la raison qui poussait la baronne de Lacroix-Laval à faire défiler soit à Rochetaillée, soit à l’hôtel des Ponts, soit dans le domaine de la baronnie hérité de ses parents, autant de jeunes godiches enrubannées et fates. Il eût été plus juste qu’elles demeurassent entre elles, jusqu’à ce que vînt l’heure de les marier. C’était comme si Madame la baronne les eût testées, non point pour Lise, mais pour elle-même.   
Lise récita avec grâce le petit compliment quotidien en anglais que sa nanny lui avait fait apprendre.
« Très bien, ma chérie. Il est temps de vous coucher, lui répondit Albin. Quelle belle historiette Miss Jenny va-t-elle vous lire ce soir?
- Père, je n’ai point aimé « La sœur de Gribouille ». C’est trop triste! Remarqua la fillette, usant d’un ton récriminateur.
- Que d’impertinence ! Laissez donc Miss Jenny répondre. Vous n’avez le droit de parler que lorsqu’on vous l’a demandé, la morigéna Monsieur de Saint-Aubain. 
- « Blanche Neige ». Lise ne connaît pas encore cette histoire. Dois-je blâmer Mademoiselle d’avoir parlé à ma place ?
- N’en faites rien, Miss Jenny. Lise a assez été punie par la maladie. Il est bon qu’elle exprime une force de caractère et puisse émettre un jugement lorsqu’elle n’a pas apprécié quelque chose. »
Miss Jenny et sa fille parties, Albin soupira. Il attendait que son épouse fût prête pour le souper. Alphonsine devait présentement l’aider à choisir une toilette appropriée. Cette femme d’origine berrichonne était veuve depuis près de dix ans. Elle faisait à la fois office de dame de compagnie, de camériste, d’habilleuse et de confidente de Madame la baronne. Jamais Aurore-Marie n’aurait consenti à se séparer de cette solide paysanne qu’elle connaissait depuis l’enfance. Aurore-Marie donnait ses ordres à Alphonsine qui se chargeait de les faire appliquer au reste de la domesticité. Albin n’avait de prise que sur Norbert et son épouse Huberte, grande femme brune, rêche, première femme de ménage. Il ne parvenait pas à contredire son épouse lorsque celle-ci imposait son emploi du temps, ses menus, ses invités. Huberte et Norbert tentaient de se venger de leur maîtresse sur Marthe, la bonne à tout faire et sur Marie, la vieille nourrice morvandelle que Madame avait conservée par affection à son service, mais Alphonsine, qui les tenait en piètre estime, rapportait tous leurs faits et gestes à Aurore-Marie. Si l’atmosphère parmi les serviteurs n’était point celle d’une cour florentine en miniature, les inimitiés entre valetaille issue des Lacroix-Laval et domesticité des Saint-Aubain n’étaient pas rares. Tous devaient se plier aux excentricités de la jeune femme, à ses fréquentations artistiques parfois à l’aune du scandale. La dernière originalité en date consistait en ce mystérieux voyage à Paris, sans l’époux - impensable ! - en cette invitation épistolaire unilatérale de la duchesse d’Uzès à Bonnelles, dont nul ne comprenait pourquoi Albin en était omis alors que la fidèle Alphonsine en serait. 
Monsieur de Saint-Aubain se soumettait. Il s’était marié par amour, subjugué par l’envoûtant entregent de sa promise, par ses dons littéraires et sa beauté éthérée. L’argent n’avait été presque pour rien dans cette alliance de 1880 : les fortunes des deux familles se valaient, mais des personnes fort puissantes, comme ce mystérieux baron Von Kulm, avaient eu intérêt à ce qu’Aurore-Marie convolât précocement (dix-sept ans) et choisît elle-même un promis apte à se poser le moins de questions possibles sur ses activités officielles et officieuses.
Sept heures du soir avaient sonné à l’horloge du grand salon et Madame se faisait prier. Albin, retiré dans sa chambre, allait sonner Norbert pour qu’il lui apportât son costume réservé au souper. Une fois apprêté, il se rendit à petits pas au grand salon, ce salon à la fameuse tapisserie myosotis dans lequel était accroché le double portrait qu’un jeune peintre, Émile Friant, venait d’exécuter de Madame la baronne et de sa fille. Ce salon était attenant à la salle à manger d’honneur, au mobilier en imitation Louis XV réinterprété sous Napoléon III, pièce surchargée de dorures et de grands lustres vénitiens à girandoles et à pampilles mais éclairée au gaz.
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Tant que Madame n’était point là, Monsieur ne prouvait s’attabler. La pendule et l’oignon de gousset d’Albin concordaient : sept heures un quart.
Ce fut lorsqu’il rangea sa montre qu’il l’entendit enfin. Une voix fredonnait cet air connu entre tous : Un Sospiro de Stefan Brand, la mélodie favorite de Madame. C’était comme un gazouillement, comme un pépiement de passereau trémier qui eût élu domicile dans la charmille du belvédère où buissonnaient les roses. Ces inflexions frêles n’eussent pu seoir à d’autres personnes avec autant de grâce alanguie qu’à notre poétesse. Cela changeait Albin des infernaux caquetages et sifflements d’Alexandre, l’affreux cacatoès de la baronne. Madame entrecoupait ces chantonnements de vers psalmodiés, incantations antiques d’une nouvelle Psappha dont elle cherchait à reconstituer la métrique. Madame, au risque de l’anachronisme, ressemblait à une fée tout en mystère issue de quelque Conte de ma Mère l’Oye que Maurice Ravel mettrait en musique en 1908, en particulier cette Pavane de la Belle au Bois Dormant et ce Petit Poucet aux harmonies envoûtantes et magiques.
Ce belvédère évoqué tantôt, Madame la baronne aimait à s’y rendre quand le ciel daignait s’abeausir, bien qu’elle souffrît de vertige. Accoudée à la balustrade, elle admirait la vue qui embrassait tous le terroir lyonnais, la foule des toits d’ardoise, jusqu’aux usines aux cheminées fumantes, jusqu’au lointain horizon du confluent de la Saône avec de-çà de-là les jouissives taches de verdure du parc de la Tête d’Or et du domaine de Lacroix-Laval. La terrasse s’était peuplée au fil des ans de statues, répliques Renaissance d’œuvres hellénistiques pour la plupart : Apollon, sensuel torse d’Aphrodite en sa perfection grecque, Amour et Psyché, bustes lagides des Ptolémée Philopator, Philométor et Philadelphe sans omettre - ô moderne incongruité - ce portrait de marbre de récente facture à l’effigie de Cléopâtre, directement inspiré d’un des derniers tableaux de Cabanel. 
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Doit-on résister à la tentation de citer le poème que Madame chantonnait? 
L’étoile aux fils d’or suspendue en la voûte céleste,
Par la grâce des dieux en l’orbe scintillante
Empyrée du firmament qu’Hypatie en son geste…
Elle apparut aux yeux d’Albin, au chambranle de la grand’porte, éblouissante, non point pourtant telle une Madame Arnoux de Monsieur Flaubert en un steamer fluvial. Elle surpassait en évanescence ce modèle littéraire. La blancheur de lys de sa peau resplendissait, contrastant avec le vert bronze sombre de sa robe d’intérieur de bouclé et vigogne, toilette chaude pour la saison du fait que Madame se plaignait toujours de la fraîcheur. L’hiver dernier, elle avait parfois suffoqué. D’impromptus sifflements avaient surgi de ses bronches, accompagnés de quelques épanchements sanguins. On avait craint pour sa santé, autant que lors de sa précédente fausse couche de 1886. Quelques vésicatoires et autres médications prescrites par Monsieur Maubert de Lapparent avaient remis bon ordre dans la fragile machine corporelle. Maintenant, seule la frilosité demeurait en séquelles, les joues de Madame ayant recouvré leur rosé légendaire et ses torsades blondes leur éclat nonpareil, leurs cascadantes ondulations voluptueuses, à la semblance des cheveux d’une sensuelle korê marmoréenne de la Grèce archaïque qu’eût sculptée un contemporain de Solon.  Aurore-Marie prétendait que cette coiffure était celle de Sappho et qu’en l’île de Lesbos, toutes les femmes de ce temps arboraient cette coupe.  Lors de son séjour londonien, l’an passé, en véritable muse et égérie continentale, Madame s’était vue proposer de poser pour différents grands peintres, chacun prétendant que le bliaud ou le péplos lui allaient à ravir, qu’elle pût porter avec une grâce inégalée les robes de tous les temps. Alma-Tadema, Hughes, Millais, Waterhouse et d’autres se l’étaient âprement disputée. Madame leur avait répondu par la négative : elle préférait que des Français la portraiturassent en toilette moderne. Madame s’était contentée d’une petite ode composée par Robert Browning, le chenu veuf de l’immortelle poétesse des Sonnets portugais qui achevait sa vie.
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Le corsage de Madame s’ouvrait sur un chemisier dit russe de soie cochenille. Seul le col demeurait clos par une discrète escarboucle. Ce chemisier, agrémenté d’une ceinture à la boucle d’argent, et le corsage blousaient en une cascade de ruchés qui aboutissaient à une polonaise alors que le panneau de la jupe de devant, comme cloisonné, se terminait en un ourlet qui achevait de rapprocher cette tenue d’un lourd rideau de brocart. Mais c’était là un diktat incontournable de la mode.
Aurore-Marie embrassa son époux. Tout en s’attablant, après avoir discrètement écouté la relation concise des événements d’affaires d’Albin, elle lui fit part des derniers faits survenus dans l’hôtel.
« Vous connaissez ma propension à me mirer dans ma psyché lorsque Alphonsine a fini mes apprêts. Je me comporte tel un mignard petit Narcisse afin de vous plaire toujours…
- Il n’y a là rien de plus naturel, ma mie. Vous êtes la rose suprême et…
- Je ne me suis point vue moi-même dans le miroir… Celle qui me faisait face, dans le reflet, n’était point moi, mais une autre…un sosie, portant une mode qui ne correspondait pas avec nos usages…
- Mirage que tout cela. Le premier service arrive. »
Elle parla, davantage intéressée par ses mots que par sa manducation, exposant ce qu’il en était sur un ton plus affecté qu’enjoué, bien qu’Albin n’y trouvât pas de quoi fouetter un chat, tellement il s’attendait à de nouvelles bizarreries. Ce qu’Aurore-Marie cachait à Albin, c’était cette accoutumance à de telles visions qu’elle ne pouvait plus ni qualifier d’oniriques, ni juger dues à l’opium ou au laudanum dont elle abusait parfois. Elles se répétaient depuis des mois, à des fréquences toujours plus élevées. Madame avait compris : elle voyait l’avenir dans la glace, et cet avenir s’incarnait en la jumelle future et chérie, une de ces hypostases que sa religion avait définie. Ce sosie, elle l’avait compris, était la Deanna adorée…Blonde comme elle, frêle, fluette, mais portant aussi bien qu’elle des robes…de l’avenir. Aujourd’hui, c’était Ivy Lexton qu’elle avait aperçue, un des plus grands rôles de celle dont elle ne saisissait pas la raison pour laquelle Pan Logos avait choisi qu’elle fût la jumelle du futur. Deanna Shirley arborait dans cette vision une toilette d’un 1909 réinterprété par Hollywood en 1947, pour ce fameux long-métrage de la femme-lierre, Ivy, ambitieuse arriviste qui irait jusqu’à empoisonner son époux et accuser son amant, le docteur Gretorex, de ce crime (quoi de plus fascinant, troublant, sensuel dans l’esprit de Sappho ou Bilitis, qu’une beauté féminine attirât dans ses rets une personne de son sexe du fait qu’elles partageaient cette volupté vénéneuse et décadente). 
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Mais la vision d’Aurore-Marie était allée ce jour-là plus loin que de coutume : elle avait assisté à la première séquence du film, mais en couleurs, cette fameuse scène où Deanna Shirley De Beaver de Beauregard, sous la pelure de la frivole Ivy Lexton s’en vient consulter une voyante, interprétée par Una O’Connor.
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 La blonde effarouchée par le moindre visage saugrenu, par la laideur des autres contrastant avec la fleur aux cheveux d’or, sous le fond musical d’un air obsessionnel d’épinette composé par Daniele Amphitheatrof,  s’était vue confortée dans ses intrigues de précieuse superficielle parce que la pythonisse s’était refusée à dévoiler que tout cela se terminerait mal.
Ce que notre aristocrate de 1888 ne savait pas, c’était que le rôle d’Ivy eût dû échoir à Daisy Belle.
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 Cette dernière ayant refusé de tourner pour un producteur dont elle soupçonnait avec juste raison qu’il avait partagé la couche de sa sœur, Deanna Shirley l’avait illico remplacée.  De toute manière à Agartha city, DS De B de B ignora royalement l’existence de ce long métrage « Belle Époque ». Daniel ne lui avait rien dévoilé de sa filmographie future. Son seul souvenir hollywoodien était qu’elle avait été enlevée à la fin des années 1930 alors qu’elle sollicitait Howard Hugues pour un rôle dans un de ses films. Pour Aurore-Marie, Deanna Shirley représentait comme une jumelle astrale, un double coruscant, une merveille non encore incarnée.
Lorsque Deanna alias aussi Lisa (Berndle) était apparue dans la psyché, la chevalière du Pouvoir tétra épiphanique, qu’Aurore-Marie portait à son annulaire gauche depuis son initiation, s’était mise à luire étrangement. Ce bijou remontant au IIe siècle de notre ère la désignait comme la Grande Prêtresse de la secte gnostique.  Une sorte de chrisme au centre duquel dansait dans un cercle de feu un dieu syncrétique qui devait autant au Panthéon hindou qu’aux Romains, rayonnait en un quatuor de foudres joviens aux inscriptions grecques désignant les quatre hypostases : Pan Zoon, Pan Chronos, Pan Phusis et Pan Logos, la divinité suprême.
Deanna Shirley l’avait obsédée ; elle avait capté sa présence depuis l’adolescence, en Lisa Berndle adolescente,
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 avant même qu’elle eût été intronisée. Sans doute cette faculté de ressentir son autre elle-même, quasi idoine, cette empathie, cette idiosyncrasie pathologique, avaient-elles joué dans sa désignation en tant qu’Elue, tels ces enfants tibétains dont s’enquièrent les lamas lorsqu’ils quêtent la réincarnation du Très Précieux, le tulku destiné à régner au Potala. L’actrice était devenue la hantise de notre poétesse, incessante aimée imaginaire dont la rencontre toujours différée, impossible selon les lois de la physique classique, apparaissait dans l’esprit d’Aurore-Marie comme une forme du salut, à moins que cela fût son châtiment.
La rémanence spectrale de la comédienne ne laissait guère de répit à Madame la baronne. Cette monomanie de la jumelle aimée la tourmentait même dans les instants les plus intimes, jusque dans ces lieux que les pudiques dictionnaires de ce temps qualifiaient d’aisance ou de commodités. Surprenante variation du narcissisme débouchant lors sur une nouvelle forme schizoïde !
Consciente de sa folie précoce, de son irrémissible hébéphrénie, Madame vint à consulter Frédéric Maubert de Lapparent. Le bon médecin tenta une thérapie dite hypnotique, droit inspirée de Monsieur Charcot. Elle le consultait régulièrement, autant à cause de sa souffrance physique que mentale. Elle avait pris rendez-vous pour une nouvelle séance juste avant son départ pour Paris comme si elle eût craint que se rompissent les attaches avec l’adorée du fait de ses imminentes retrouvailles avec Marguerite de Bonnemains. 
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Aurore-Marie adorait le quartier où demeurait Maubert, ces longues allées ombragées de tilleuls, ces débordantes glycines printanières, ces cytises, ces mimosas qui s’épanouissaient, ces jardins particuliers en pleine floraison, exhalant leurs mille effluves enivrants et émollients. La voiture la déposait quelques mètres avant l’hôtel du médecin, qu’elle joignait toujours seule, sans domestique, au grand dam des usages, ce qui lui permettait de cheminer à loisir et de goûter aux beautés de la verdure renaissante. L’hiver, hélas, privée de ce spectacle - le sommeil de la nature l’insupportait -  craignant aussi la congestion, la froidure, quoique fort bien soignée, elle préférait que Maubert fît le déplacement en l’avenue des Ponts.
Aurore-Marie se rappelait ses plus récents tourments mais son amour pour Deanna Shirley en cachait un autre, aussi ancien : Charlotte… Charlotte Dubourg, qu’elle avait perdue de vue en 1879... La belle-sœur de ce grand peintre, Henri Fantin-Latour…Deanna…Charlotte… 1877...Onze ans déjà.
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A suivre....