Revenons
légèrement en arrière, afin de voir comment la scène du défi entre deux Dames
sans merci s’était précisément déroulée.
La
haineuse publiciste, accompagnée de l’effarouchée pseudo chanteuse des rues
irlandaise, affrontait la poétesse devant un public foncièrement hostile à son
intrusion. Michel Simon émit un sifflement admiratif face à cette girafe dont
le courage aveugle l’époustouflait.
« Elle
en a dans le pantalon ! », pensa-t-il vulgairement.
Une
voix hystérique, haut-perchée, aux inflexions vipérines, s’extravasa de la
gorge de celle que Daniel savait stipendiée par le Deuxième Bureau. Dommage que
le commandant Wu ne fût pas témoin de cette altercation car fort occupé comme
l’on sait dans chambre d’améthyste. De toute manière ses talents spéciaux lui
permettaient de savoir ce qu’il se passait ici et ailleurs.
« Mesdames
et messieurs, représentants des castes privilégiées, daignez apprendre la
vérité sur cette usurpatrice. Vos oreilles vont tinter. Madame de Saint-Aubain
est à la fois un imposteur, une spoliatrice et…une hérétique ! Elle
mériterait qu’on la soumît à l’instant à la question extraordinaire pour
qu’elle avouât tous ses crimes, que dis-je, son hérésiarchie
prosélyte ! »
Des
clameurs de surprise, de colère et de réprobation jaillirent des différents
témoins du scandale. Presque toute l’assistance soutenait Madame la baronne de
Lacroix-Laval. Petite réflexion intérieure de Louis Jouvet :
« Elle
va m’obliger à aller chercher un dictionnaire ! »
« Madame,
je vous accuse d’avoir dépossédé votre ci-présente cousine, Mademoiselle Betsy
O’Fallain, de l’héritage dont elle avait légitimement droit !
Madame,
je vous accuse d’avoir usurpé l’identité de la poétesse Marie d’Aurore, que
vous avez empoisonnée en faisant usage de la cigüe, tel le défunt regretté
Socrate, profitant de sa faiblesse, de sa naïve candeur… Monstre ! Vous
n’aviez que treize ans lorsque vous exécutâtes ce crime !
Madame,
je vous accuse d’hérésiarchie ! Vous êtes la grande prêtresse d’une secte
fanatique d’apostats qui, sous le prétexte de réhabiliter Marcion de Sinope,
Simon le Mage et Basilide, ne recherche que le pouvoir !
Madame,
nierez-vous que vous fûtes intronisée cette fatale nuit du 18 au 19 septembre
1877, dans les catacombes de Cluny ? Madame, nierez-vous que votre père,
Albéric de Lacroix-Laval, mourut dans des circonstances étranges, victime d’une
arme anglaise ? Madame, nierez-vous
que cette brutale disparition vous mit à la tête d’une immense fortune qui vous
permit de financer les projets bellicistes démesurés de certain
général-va-t-en-guerre ? »
Boulanger
laissa échapper un « Oh ! » offensé.
« Madame,
nierez-vous que vous avez condamné l’innocente Betsy O’Fallain à la misère
noire ? Cette pure jeune fille en est réduite à mendier sa pitance dans la
rue et sur les marchés en goualant de sottes chansonnettes contre quelques
blanches piécettes.
Madame,
nierez-vous vous être amourachée indécemment de Mademoiselle Angélique de
Belleroche, à peine nubile, de l’avoir séduite, et que vous fûtes à deux doigts
de la déshonorer ? Un revenez-y de remords vous y empêcha ! »
Un
silence de plomb s’établit ; il fut encore alourdi par l’ultime révélation
de Mademoiselle de La Hire. Les Dames comme-il-faut s’éventaient furieusement,
les joues cramoisies ou blêmes, tandis qu’un boulangiste criait, à la
cantonade :
« Chiennerie !
N’y a-t-il personne dans ce salon pour jeter dehors cette furie ? Je vais
moi-même lui botter les fesses ! »
Madame
de Lacroix-Laval, aussi chlorotique qu’une statue d’ivoire, semblait perdre le
souffle. Inconsciemment, ses doigts ses crispaient et ses yeux ambrés
s’assombrissaient jusqu’à ressembler à des puits sans fond.
« Madame,
acheva Yolande, nierez-vous que vous êtes l’amante de Madame Marguerite de
Bonnemains, et que pour vous retrouver en toute intimité, vous avez loué un
petit appartement confortable sis sur l’île Saint-Louis ? Là, ni vu ni
connu, vous vous adonnez au plaisir contre nature des anandrynes, les mercredis
et vendredis, de cinq à sept heures. »
A
cette abomination, la maîtresse du brav’général tomba comme une masse. Craddock,
qui se tenait à deux pas, lui porta secours. S’emparant d’un mouchoir, il le
trempa dans un seau à champagne, puis avec, lui humecta le front et les lèvres.
Georges Boulanger s’agenouilla et fit : « Merci, monsieur.
-
Y’a pas d’quoi, répondit Symphorien. Il lui faudrait des sels, ou encore,
quelques gouttes de vinaigre pour lui masser les tempes. »
Durant
tout cet échange, Betsy Blair n’avait pas bronché, portant son regard halluciné
sur les aîtres et les êtres. Lorsque Mademoiselle de La Hire se tut, elle se
décida à desceller ses lèvres.
« J’affirme,
dit-elle dans un français hésitant avec un accent rocailleux, que tout ce qu’a
dit Madame n’est que pure vérité. »
Enfin,
Aurore-Marie de Saint-Aubain, les mains moites de diaphorèse, sortit de sa
stupéfaction, ôta son gant droit dans un mouvement calculé et en souffleta,
dressée sur ses talons, la féministe écarlate. Carette se pâmait d’aise.
« Julien
Duvivier, Marcel Carné et René Clair n’ont jamais pensé à ce genre de
scène ! Faudrait inventer le noble art féminin ! »
Craddock
lui murmura :
« D’ici
un siècle, ce sera fait ! »
Le
pseudo amiral avait laissé Marguerite auprès de son chevalier-servant. Elle
reprenait ses esprits. Quant à Betsy Blair, elle retomba dans son hébétude,
comme si elle eût été assommée par le laudanum absorbé par verres entiers.
« Ma
parole, cette gonzesse est sous l’emprise de l’hypnose, et ce n’est pas cette
Yolande l’hypnotiseuse ! A moins qu’un télépathe la maintienne sous son
contrôle mental.
-
Bah, tu fais erreur ! Le commandant Wu n’a pas intérêt à faire éclater
pareil scandale, rétorqua Julien au cachalot de l’espace.
-
Chut ! Ça me rappelle vaguement quelque chose, il y a longtemps. Un type
aux bras très longs et aux yeux rouges… Mais il est parti. »
Carette
siffla et conclut :
« Encore
une de tes réminiscences à la noix ! »
Ce
que nul n’avait saisi, c’est que Yolande de La Hire avait anticipé les
intentions d’Aurore-Marie. La jeune femme comptait réellement retrouver en
catimini Marguerite de Bonnemains dans l’appartement en question deux jours
après la soirée.
Les
pensées se bousculaient dans la jolie tête de la poétesse. Si elle avait paru
sans réaction jusqu’au soufflet, ce n’avait pas été sans raison.
Quelles
que fussent les allégations scandaleuses de Mademoiselle de La Hire,
Aurore-Marie aurait promptement souhaité y mettre fin, mais la qualité de
publiciste de l'offensante féministe entraînerait un étalage sur la place
publique de ces infamantes insinuations, à moins qu'elle ne fît chanter la
baronne. Toute à ses supputations, habitée par un tourment proche de la maladie
de la persécution, tel qu'en souffrirait le « cavalier rouge » de la
prophétie de Saint Daniel, le bien connu Joseph Staline, notre Grande prêtresse
pesait le pour et le contre d'une confrontation publique. Après tout, elle
était l'offensée et, dans la tradition aristocratique, une perfidie de cette
nature eût mérité que l'on demandât réparation sur l'heure, d’où son soufflet
défi dans la grande tradition! Non seulement la légitimité de la fortune des
Lacroix-Laval était remise en cause par la manifestation de cette héritière
irlandaise inconnue, cette Betsy O'Fallain, cette mijaurée dont la maigreur
hectique, le regard bleu hagard et les anglaises soutenues le disputaient en
évanescence avec la beauté de Madame qui se croyait l'Unique – à l'exception de
Deanna -, maladive femelle que Yolande de La Hire avait eu le culot
d'introduire en plein salon de la duchesse, mais, de plus, chose inconcevable
et proprement irrémissible, la journaliste voulait que le monde entier connût
les penchants troubles de Madame de Saint-Aubain pour les fillettes et
Marguerite ainsi que son action occulte à la tête d'une société secrète bien
pis que la franc-maçonnerie. Yolande de La Hire se prétendait témoin rescapé de
la nuit du 18 septembre 1877 à Cluny et, bien qu'Aurore-Marie eût pu facilement
démontrer la vacuité testimoniale de ses affirmations (tous les témoins étaient
officiellement morts noyés, n'est-ce pas!), elle ne put se résoudre à un
simple démenti, à moins que des armadas d'avocats prouvassent l'innocence de la
baronne. Ce fut pourquoi Aurore-Marie choisit de laver son honneur. Elle avait
arrêté cette décision une fois que Yolande eut terminé ses éructations
accusatrices.
« Madame
de La Hire! Dit Aurore-Marie après avoir souffleté la bringue rouge. Votre
offense mérite réparation. J'exige des excuses! Jeta-t-elle tout en feignant de
contempler un bouquet d'arums qui égayait le guéridon Empire près duquel elle
se tenait, dressée et fulminante, comme si elle essayait de se grandir à tout
prix.
-
Madame de Saint-Aubain, nous ne sommes plus sous la Monarchie absolue! Je veux
bien oublier ce soufflet déplacé.
-
Vous n’avez pas compris ! Il me faut laver mon honneur! Seul le duel...
-
Un duel de femmes! Gloussa Alfred Naquet! Voilà qui est inédit! Les gazettes
vont en faire leurs choux gras!
-
Soit, se résigna la publiciste après un instant de réflexion. J'accepte! Mais
Mademoiselle O'Fallain doit demeurer en dehors de tout cela. Je me battrai au
nom de toutes les femmes.
-
En tant qu’offensée, j'ai le choix des armes, reprit Aurore-Marie. Le pistolet
me sied mieux que la lame. Je ne suis point une Saint-Georges! (à l'énoncé de
ce nom, des souvenirs de ses aventures au XVIIIe siècle revinrent fugacement à
Symphorien Nestorius) Le baron Hermann Kulm et monsieur Paul Déroulède seront
mes témoins.
-
Quant aux miens...Je choisis messieurs Paul de Cassagnac et José-Maria de
Heredia!
-
Je vois que vous convoquez aussi le Parnasse en y instillant la division!
S'exclama, persifleuse, Madame de Saint-Aubain. Un poëte qui ne me soutient
pas! Fi donc! Pour plus de publicité, nous nous affronterons au Champ de Mars,
côté École militaire!
-
Pour la date, que diriez-vous de mardi prochain?
-
Cela m'agrée, mademoiselle la journaleuse! »
De
son côté, Julien Carette trépignait :
« Ras
le popotin d'jouer les larbins! Jeta-t-il à l'adresse de Michel Simon qui
jouait à la perfection les Irwin Molyneux. Faut faire diversion pour aller
enfin fouiner dans les affaires louches d'la duchesse! On est là pour les plans
secrets d' l'expédition, pas pour prendre racine. Alors, j'en ai tellement
plein l'ciboulot qu'j'vais battre cette de La Hire à son propre jeu! Sa manière
d'insulter la p'tite dame, c'est d'la gnognote à côté d'mon effronterie naturelle!
Michel
Simon crut bon de rajouter :
-
Tu crois qu' c'est vraiment des gouines?
-
Ma'me de La Hire est sapée en homme et l'autre, elle préfère les petiotes et
s'met des frusques d'poupée! Peut-être ben qu'elles s'disputent les faveurs de
la même mioche à gros nœuds-nœuds!
-
Pendant qu' j'l' affronte, Symphorien, Louis et toi, vous allez jouer les
fouille-merde dans les tiroirs de Ma'me d'Uzès!
-
Dac! Mais j'te mets en garde! Qu'on se
le dise!
-
J'risque plus l'soufflet qu' l'encaissement de torgnoles, d'baffes et autres
châtaignes! Après, dès qu'on aura trouvé les plans, on s'f'ra la belle avec!
Advienne que pourra! Ordre de Daniel! »
Alors,
mettant ses paroles à exécution, il s’approcha avec résolution d’Aurore-Marie,
un plateau portant des coupes de Dom Pérignon sous le bras. Il feignit la
maladresse avec un art consommé de la scène. Patatras ! Le cristal se
cassa, tout en répandant une partie de son liquide pétillant sur la toilette
griffée Worth de Madame la baronne. Encore une avanie de plus pour Aurore-Marie,
mais elle n’était plus à cela près. Son triomphe se teintait d’amertume.
« Si
je devais croire en l’astrologie, je dirais qu’aujourd’hui je suis mal
aspectée. »
-
Scusez, m’dame, j’lai fait exprès! Eut le culot de lancer le faux factotum, tout
en s’assurant que ses compères avaient déjà déserté les lieux.
-
Quelle insolence! Jeta le comte Dillon en lissant ses moustaches.
-
Ma chère, je suis navrée. Allez donc vous changer avant que cette avanie ne
vous tombe sous la poitrine, minauda la duchesse tout en lançant un regard
empli de désapprobation en direction de Julien Carette.
Puis
la noble personne reprit, s’adressant cette fois-ci au domestique suppléant.
-
Vous êtes congédié illico. Sans émolument.
-
Mais, m’dame, c’est pas juste!
Aggravant
son effronterie, le comédien mâchouilla un mégot déjà fort mal en point.
-
Décidément, j’aurais dû avoir davantage l’œil sur le recrutement des extras, se
morigéna la duchesse en s’éventant nerveusement.
Carette
n’attendit pas qu’on l’expulsât manu militari, il s’éclipsa de lui-même allant
rejoindre ses amis.
Le
transpondeur greffé à son oreille lui avait communiqué le lieu de sa
destination, la chambre d’améthyste, premier étage, corridor sud.
Cependant,
madame de Rochechouart de Mortemart essayait de réconforter Aurore-Marie tout
en la raccompagnant dans sa chambre.
-
Vous l’avez entendu, tout comme moi! Ce butor, ce malappris a agi
volontairement. Pourtant, je ne le connais point. C’est à croire que nos
adversaires l’ont payé pour nous nuire.
-
Mais non, très chère, il ne s’agit pas d’un agent du gouvernement. Le sieur
Floquet est trop stupide pour cela.
-
A moins que vous ne le mésestimiez. Si ce n’est lui, c’est Yolande de la Hire
qui l’a stipendié afin de m’humilier davantage.
-
Je ne crois pas du tout à un complot. Cet homme, ce rustre fait tout simplement
partie de cette vile mouvance socialiste qui ne nous supporte pas, nous les
gens de bien.
-
Peut-être avez-vous raison. Cette engeance nous hait.
Ce
fut à cet instant où, rassérénée par les dernières paroles de son amie,
Aurore-Marie recommençait à recouvrer un semblant de calme, que deux boules de
fourrure déboulèrent dans les couloirs au risque de faire choir les deux jeunes
femmes. C’était O’Malley poursuivant Ufo, ce chapardeur incorrigible. Le Briard
ne supportait pas que le chat refusât de partager le saucisson qu’il venait de
chiper dans les cuisines.
Malgré
les injonctions de Saturnin qui s’essoufflait à courir après les deux animaux,
sa bedaine secouée de spasmes, le chat et le chien n’avaient nulle intention
d’obéir aux ordres du vieux bonhomme.
-
Ah! Sacripants! Vous êtes dignes de mon ire! Allez! Au pied! Au pied pour une
fois!
Tout
rougeaud, il passa en coup de vent, ne faisant nul cas du malaise soudain de
madame la baronne de Lacroix-Laval, oubliant toutes les règles de la
courtoisie.
Nous
rappelons l’allergie d’Aurore-Marie aux poils félins et canins, chose qui, de
fait, se trouvait aggravée par la mouillure champagnisée de sa toilette et par
l’agitation de sa pensée.
Prise
de panique, se mettant à glapir, la poétesse décadente émit des stridulations
adressées à Alphonsine qui, pour l’heure n’était pas dans les environs. C’était
dire le trouble de la jeune femme.
Perdant
toute présence d’esprit, Aurore-Marie échappa à la douceur attentionnée de sa
compagne et haletant, monta inconsidérément les degrés de l’étage, spasmatique.
Mal lui en prit, sa crise s’accentua. Elle s’étouffait, la face et le cou
cramoisis, cherchant vainement une bouffée d’oxygène dans ses poumons. Mais
l’air semblait se dérober. Alors, son corps chût sur le carrelage et ses
membres se mirent à remuer dans le plus grand désordre. Son visage bleuissait.
Un
nouveau personnage entra en scène. DS de B de B, occupée à crier qu’on venait
de l’agresser, tentant d’ameuter vainement le ban et l’arrière ban de
Bonnelles, vit Aurore-Marie se tordant sur le sol comme Jules César lors d’une
de ses crises d’épilepsie. La comédienne anglo-saxonne crut que la poétesse
avait été elle aussi attaquée.
Un
élan de compassion la poussa à porter secours à la désespérée qui peu à peu,
sombrait dans une bienfaisante inconscience.
- What a pity ! Madam ?
What is happening ? Can you
breathe slowly ?
Se
penchant davantage sur la baronne, Deanna Shirley glissa un de ses bras sous la
nuque de la malade et lui fit respirer un mouchoir imbibé de bergamote.
L’effet
en fut foudroyant. La poétesse écarquilla les yeux lorsqu’elle reconnut la
personne qui venait de la tirer d’affaire.
-
Dieu des artistes! Elle!
Deanna
venait de sceller son destin en trahissant ainsi sa présence.
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