L’aube…l’aube du grand jour, enfin ! Ce mardi fatidique ! « Sera-ce la dernière fois, mon dernier lever de soleil, l’ultime matin d’une brève existence ? » s’inquiétait Madame la baronne.
A dix heures… le spectacle, si l’on pouvait désigner ainsi ce belliqueux étalement d’ire mondaine, se tiendrait à dix heures, jeux du cirque décadents et sublimes pour une unique représentation qui, en principe, devait prendre fin au premier jet de sang.
A l’ombre de l’affreuse tour de fer encore en construction, les charpentiers préposés à parfaire cette mise en scène tragique en plein Champ-de-Mars avaient jà achevé de monter les tribunes. Ils avaient besogné toute la veille, puis prolongé leur activité au-delà de la mi-nuit… Grâce à l’entregent de Madame de Rochechouart de Mortemart, le préfet de la Seine, Monsieur Poubelle,
et le préfet de police, Monsieur Lozé, un moment tentés d’interdire ce duel, dans la grande tradition répressive d’un Cardinal de Richelieu, avaient cédé de bonne grâce, au grand dam de Monsieur Floquet, président du Conseil.
Il leur fallait éviter le scandale et si possible, une nouvelle manifestation bruyante du parti boulangiste. Aveu de faiblesse ?
Rien ne devait manquer : Madame la duchesse avait pourvu au nécessaire, allant jusqu’à louer les services de bonimenteurs, d’hommes-sandwichs et de camelots d’habitude préposés aux campagnes électorales tapageuses du brav’ général. Les abondants capitaux dont disposait sa bourse, grâce à Kulm, brasseur d’affaires né, avaient permis en outre d’engager, contre d’excellentes espèces d’or sonnantes et trébuchantes, des clowns marchands ambulants chargés de proposer à un public avide de grand guignol de quoi détendre l’atmosphère : bonbons acidulés, croissants chauds, rafraîchissements limonadiers ou chocolatés, beaux ballons aux vifs coloris, mirlitons ou sifflets propres à séduire les enfants de ces Messieurs et Dames du Jockey Club et des salons.
On louait d’abondance, à l’envi, longues-vues, lunettes et cornets acoustiques pour un sou, afin que les sens défaillants de par la vastitude du terrain ou l’élévation de cet échafaudage de bancs, de marchepieds et de fauteuils ne manquassent aucun détail de cet affrontement d’exception – qu’il fût cruel ou pitoyable. Quel qu’en eût été le résultat, le succès était assuré d’avance et tout le monde en aurait pour son argent.
Le service d’ordre n’avait pas été oublié dans l’affaire : aux cordons de sergents de ville chargés de canaliser d’éventuels débordements de la foule populiste, Hermann Kulm, décidément fort malin, avait ajouté d’impressionnants turcos de près de six pieds chacun, aux habits de zouaves baroques et à la chéchia écarlate afin qu’on les vît du plus loin qu’on pouvait. Leur présence valait avertissement aux partisans de Yolande de La Hire, s’il leur prenait la velléité de contester une éventuelle victoire de la championne de la Revanche.
Dessinateurs, aquarellistes, échotiers, gazetiers et photographes se tenaient prêts, debout, outils de travail en mains. Parmi eux, une dame avait dressé son pupitre, prête à croquer au fusain cette scène : Madame Louise Abbéma.
Œuvrait-elle pour la postérité ou pour une simple obligation alimentaire, espérant que son dessin fût publié au prochain supplément illustré du Petit Journal ? Les ragots, et ceux qui étaient au courant de ses tendances, affirmaient que la peintre – par trop souvent vouée aux basses besognes de la réclame, même si elle s’en tirait avec un brio de chromolithographe– espérait en échange obtenir de bien particulières faveurs de la part de Madame la baronne de Lacroix-Laval, si toutefois son dessin l’agréerait. Pourtant, Boni de Castellane, fort bien renseigné par la rumeur lyonnaise, avait fait comprendre à Madame Abbéma qu’elle était trop âgée pour que ses appas intéressassent la poétesse. « Si, à la rigueur, vous eussiez conservé par miracle la juvénilité d’une amie-enfant de mister Lewis Carroll… » lui avait écrit l’extravagant dandy.
Lorsque la voiture d’Aurore-Marie parvint en la place – en esthète qui savait se faire désirer et prier, Madame de Saint-Aubain avait demandé à son cocher, Gustave, de ne point forcer l’allure des pouliches balzanes afin que l’équipage parvînt juste cinq minutes avant que les hostilités ne se déclenchassent – des exclamations de joie et des applaudissements retentirent des tribunes bruissant d’un emplumé et chapeauté public tout acquis à la cause de Madame la baronne. Il y eut force vivats, mais aussi saluts de huit-reflets, hourras, acclamations de cannes et d’ombrelles qui tintèrent, volèrent et cliquetèrent en ce matin ensoleillé de mai.
Tout ce que Paris et ses faubourgs huppés comptaient de monarchistes, de boulangistes et de réactionnaires était là, s’étant donné rendez-vous et avait opté pour les plus précieux atours de ville réservés par habitude aux courses d’Auteuil. C’était comme une volière jacassante, un caquetage de basse-cour, un jaillissement continu de coquericos outranciers et cocardiers, une théorie de jactances et d’éructations, un capharnaüm de bariolages, une monstrueuse parade de paons fats échauffés par la saison des amours, un ouragan dévastateur de chamarrures, de plumes, de joyaux, de broderies et d’étoffes, un déluge de Deucalion de monocles, de lorgnons, de besicles, d’épingles de cravates, de bagues, d’oignons, de châtelaines, de sautoirs, de bâtons de chaises, de cigarillos, de pommeaux de cannes d’ivoire, d’argent, de cristal, de cabochons gemmés et de bronze doré à la Rodin, Frémiet ou à la Barbedienne, parfois équestres, animaliers, d’autres fois étrusques, chinois, donatelliens, celtiques ou interlopes, et d’éventails de soie, de percaline, de toile de Jouy, de point d’Alençon ou d’organza, certains griffés feu Monsieur De Nittis, une déferlante fanfrelucheuse entrecoupée cependant çà et là des touches plus austères des fracs noirs quoique certains de ces messieurs eussent opté pour la décontraction sports du chapeau de paille et du panama. Improbable appariement du jansénisme bourgeois à l’exubérance des courtisanes. Se faire remarquer de Madame la baronne afin d’entrer en ses faveurs, en son club, en sa coterie, tel était le principe.
Il y avait sur place de nombreux sparnaciens, comme attirés par la proximité de leur nom avec celui du courant esthétique dont se réclamait la poétesse. Des gens étaient venus avec armes et bagages, en famille et marmaille braillante, jusque de Vesoul, de Nancy, d’Epinal ou de Belfort, leur présence rappelant que la ligne bleue des Vosges était suffisamment proche de leurs pénates pour que tous les partisans d’Aurore-Marie se souvinssent de leur premier devoir : la récupération des provinces perdues. Tous ignoraient bien sûr les préparatifs secrets pour l’Afrique, mais si chacun eût pris la peine de bien regarder qui était son voisin, on aurait pu déceler la présence de quelques agents de la Wilhelmstrasse disséminés parmi les spectateurs bonhommes. Le meilleur camouflage, c’est la multitude, leur avait rappelé Erich Von Stroheim.
En ce cirque Barnum de plein air, sorte de Jardin d’Acclimatation pour perruches bariolées et criardes, pour femmes-poules ou femmes-caniches et pour sinistres noirs corbeaux et choucas de la Revanche, Aurore-Marie parut hésiter un bref instant. Non pas qu’elle craignît de souiller sa toilette : elle avait tranché en faveur d’une robe de jour, assez simple et seyante, de promenade, rayée de vert jade et de cramoisi, mêlant soie, satin et bengaline, avec un froufroutement ourlé de dentelles d’une traîne parfaitement étudiée aux revenez-y très Louis XVI, robe superbe qui s’achevait par un mignard pouf de velours lilas brodé de petits bleuets d’une ampleur si conséquente qu’on eût pu s’y asseoir. N’omettons point la coiffe, sorte de toque d’astrakan à la doublure brochée, sans ostentation aucune à l’exception d’une aigue-marine enchâssée juste au frontal et d’une plume de faisan, d’un coloris que le XVIIIe siècle, avec son franc-parler, qualifiait de merdoye. Par-dessus le corsage, auquel elle n’avait point oublié d’épingler l’œillet rouge de son parti, Madame la baronne avait enfilé un spencer fourré chamois bordé de ganses, à brandebourgs chinois et à ruchés ton sur ton. A son cou brillait une améthyste, en lieu et place de l’habituelle intaille, et à son annulaire gauche, la si redoutée chevalière tétra-épiphanique étincelait d’éclats troublants, comme galvanisée par ce printanier soleil digne de celui d’Emèse qu’adora Héliogabale le tant maudit. Car Madame avait pris soin de se déganter une fois descendue de voiture, ôtant prestement cette longue et effilée parure de peau de teinte ébène, en un geste d’une élégance volontariste qui rappelait Charlotte Dubourg.
La cause de l’hésitation d’Aurore-Marie était fort simple : elle craignait d’une part que Yolande et ses témoins se fussent défilés et d’autre part, jamais de sa vie elle n’avait manié d’armes à feu, leur préférant la subtile et inégalée traitrise féline des épingles à chapeau…
Son regard d’ambre scruta la tribune, puis le Champ lui-même : son fin visage diaphane ne tarda point à s’éclairer d’une expression que l’on appelle communément ouf de soulagement à défaut d’autres mots moins triviaux. L’adversaire était jà là.
Yolande de la Hire était arrivée la première, vêtue d’une houppelande rouge aux revers à la Russe, se contentant d’un simple cab en forme de boghei :
quelques applaudissements en sa faveur, provenant d’un groupe d’aficionados féministe minoritaire porté sur un saphisme plus républicain qu’aristocratique, avaient été vivement noyés, étouffés, engloutis par des rumeurs et des « Hou ! Hou ! » haineux. C’était à croire que Kulm avait acheté toute une claque de café-concert au service de son égérie.
Un petit vent frais fouettait les joues des deux duellistes, empourprant encore davantage la carnation rosée de notre poétesse. Le sang afflua en celles de la baronne, brusquement vivifiées, comme si elle eût vidé d’un trait une liquoreuse mignonnette de curaçao. Ses longues boucles anglaises ondoyaient sous la brise malvenue. Les rayons du soleil semblaient l’aveugler : déjà assez haut, Phébus frappait ses prunelles et sa tête opaline. Quelques passereaux se faisaient çà et là entendre, menues alouettes esseulées, moineaux friquets et mésanges charbonnières au plaintif pépiement de quasi désespoir. Les graines manquaient-elles donc à ces piafs parasites ?
Les témoins se serrèrent la main. Etait-ce convenable, conforme aux règles ? En toutes mondanités, Hermann Kulm et Paul Déroulède usèrent du shake hands : José Maria de Heredia et Paul de Cassagnac étaient de leurs amis-ennemis, appartenant à cette clique instituée que l’on ménage publiquement avant toute attaque indirecte par presse interposée, grâce à la plume acerbe de stipendiés thuriféraires courageusement anonymes.
Puis vint la présentation des pistolets par l’arbitre, Monsieur de La Houssaye. Les deux armes de poing, d’un modèle à percussion désuet remontant à Louis-Philippe, reposaient dans un écrin de laque et de santal à l’intérieur doublé de velours d’une teinte gorge-de-pigeon.
Aurore-Marie ne semblait pas écouter le docte juriste rappeler les règlements de distances à respecter, de nombres de pas, de tir, de constatations de blessures etc. Elle paraissait rêvasser comme habitée par son accoutumée songerie créatrice. Ses doux iris avaient l’air de supplier qu’on la ménageât, qu’on la mignotât encore un instant. Ses grands yeux aux paillettes citrines se perdaient vers les tribunes dégorgeant d’une milliasse vouée au voyeurisme, tentant d’y distinguer ses amis Georges, Gyp, Alfred, Marguerite surtout… sans oublier la duchesse qui s’investissait tant pour la Cause, Monsieur Anatole France qui flirtait encore avec ce milieu, Rochefort l’intraitable et tant d’autres… Madame eût voulu posséder une paire de lunettes au fort grossissement afin de mieux appréhender ses commensaux. Elle eût pu aussi reconnaître ces étranges personnages perturbateurs, ces comédiens venus d’ailleurs, Louis Jouvet, Carette, Michel Simon, Gabin… mais aussi le capitaine Craddock – qui pestait comme de coutume parce qu’il se trouvait mal placé pour jouir de l’entièreté du spectacle – et cette greluche de Betsy O’Fallain, cette gueuse protégée voire choyée par sa protagoniste… Même Violetta et Deanna Shirley étaient là et se crêpaient le chignon : c’était à celle qui avait la toilette d’adolescente la plus tapageuse. Daniel s’en fichait bien, préoccupé par la nature de l’Entité qui favorisait les plans des Tétra-épiphanes dont Georges Boulanger et la duchesse d’Uzès étaient les marionnettes. « Ce ne peut être ni Fu, ni Johann… Ils sont dans les limbes des potentialités indésirables et inengendrables. Ils n’en sortiront pas. Je ne capte aucune présence de l’Inversé et ce, depuis le début… Lobsang Jacinto et Spénélos ne sont pas plus avancés à son sujet. » se répétait-il.
Pour rassurer Madame, les œillets de ses amis et partisans l’emportaient indubitablement dans ces tribunes. Cela faisait au loin comme un piquetage quasi infini de points rouges, une moucheture de rosettes d’un nouveau style, comme un liseré vermeil, une charmille pourprée, une tavelure de sang transsubstantié qu’un ligueur fanatique d’autrefois eût extrait d’un pressoir mystique, un divisionnisme, un pointillisme écarlates, comme autant d’insignes de croisés des temps modernes.
Abondance de la fleur de ralliement ? Pourtant, on en manquait ; la production avait du mal à suivre. Les cours montaient aux Halles. Les mercuriales s’affolaient, prises de frénésie, comme si elles eussent été atteintes du haut mal. Tout le marché de la fleur coupée fut touché par une fièvre spéculative effrénée. On aurait coté et joué l’œillet en bourse si c’eût été possible, faute de pouvoir spéculer sur l’action Boulanger elle-même.
C’était pourquoi certains laudateurs zélés du brav’ général avaient poussé l’audace jusqu’à épingler à leur boutonnière un œillet artificiel. Des bouquetières accortes n’hésitaient pas à bousculer et houspiller les clowns de louage pour se porter en avant du chaland, dans l’espoir de rallier des partisans supplémentaires à la Cause déjà profuse parmi celles et ceux du marais qui n’arboraient aucun insigne.
Un chansonnier entonnait des refrains en circulant dans les estrades. Vêtu comme un pioupiou, anticipation du comique-troupier à la Gaston Ouvrard, il arborait cependant une barbe à la Léo Campion. Un limonaire l’accompagnait, actionné par une Gitana noiraude, déguenillée et hectique d’une laideur simiesque de Vierge Rouge de la Commune bronzée chez les Kanaks. Cet écornifleur reprenait En revenant de la revue de Paulus
et Les fœtus de Mac-Nab
puis poussait le culot jusqu’à en proposer les partitions et les paroles à la vente comme un archaïque colporteur. Il puait l’absinthe, le camembert coulant ammoniaqué et le mauvais cigare.
Les Augustes parcouraient inlassablement les tribunes, parfois rabroués, parfois bienvenus. Ils marmottaient sans conviction des « Bonbons acidulés, cacahuètes, beaux ballons, caramels mous, verres de coco, croissants, chocolat, limonade ! » « Ils sont chauds mes petits pains, ils sont chauds ! », croyant ainsi atténuer le suspense.
Et la tension montait, inexorable.
Lorsqu’Aurore-Marie empoigna la crosse d’ivoire et d’écaille de son pistolet, son aplomb lui parut un instant faiblir tant l’objet pesait. Elle fléchit. C’était pourtant un magnifique travail d’armurier, au canon en acier poli. La poétesse se décida : elle tirerait de la main gauche, celle de la chevalière du Pouvoir…
Les deux jeunes femmes se saluèrent avec plus de crânerie que de courtoisie. Yolande de La Hire paraissait une vraie girafe en face de la baronne. Sûre d’elle-même, la journaliste féministe ne pouvait masquer une expression de fierté tout en secouant ses mèches brunes négligemment dénouées. Elle avait du cran et du pep, comme Michel Simon l’affirma à ses copains, pour se mesurer à un elfe riquiqui soutenu par les quatre-vingt-dix-huit centièmes des spectateurs, cela allait sans dire.
Des lazzis et des quolibets fusèrent parmi la clique étrécie de la brindezingue longue comme un jour sans pain, aussitôt recouverts par les encouragements des boulangistes à leur mignonne muse. Les partisans de Yolande avaient tenté de faire valoir qu’avec une taille pareille, Aurore-Marie ne pourrait toucher leur championne qu’à la cuisse voire au pied tellement elle paraissait minuscule à côté de leur bringue égérie. Il y eut des paris, parfois osés (c’était à qui se proposait en cas de victoire d’une ou de l’autre ennemie, de partager sa couche), tandis que chacune, dos contre dos, se disposait puis commençait à compter les pas à l’opposé l’une de l’autre.
La baronne était à la peine : son faible bras fatiguait et elle se mit à toussoter. La crosse du pistolet était plus grosse que sa paume délicate. Elle n’avait point fumé depuis trois jours. Il lui fallait en finir avec ce duel, ce contretemps digne d’une pantomime des fâcheux. De plus, sa main était grasse, du fait qu’elle l’avait enduite à potron-minet, comme de coutume, d’une de ses pâtes de beauté parfumées à la rose. Madame aimait à soigner ses mains. Elle y consacrait chaque matin un bon quart d’heure.
Le ciel s’obscurcit soudain. Sans crier gare, une brève ondée mouilla les deux adversaires, comme si un dieu courroucé et irascible les eût voulus mettre en garde de ne point violer le Décalogue. Ce fin crachin, fort malvenu, provoqua chez la poétesse un accès de quintes. On la crut nauséeuse. Dans son journal, Léon Bloy noterait : « C’était à croire que cette jean-f. de salon allait dégobiller. » On craignit la pâmoison de la frêle enfant. En face, la journaleuse était en pleine forme.
Mais Madame sut se ressaisir lorsque Monsieur de La Houssaye ordonna de stopper. Les deux femmes se retournèrent vivement et pointèrent leur canon l’une vers l’autre. Aurore-Marie tremblait de trac comme le capitaine anglais de la fameuse scène du duel du roman de Mister Thackeray, Barry Lyndon, un des fleurons de sa bibliothèque. Pour la première fois de sa vie, elle s’apprêtait à attenter à la vie de quelqu’un.
Yolande de La Hire brandit franchement le pistolet en direction de la baronne de Lacroix-Laval puis parut hésiter. C’était une arme à un seul coup, non rayée, et il ne devait y avoir qu’une seule balle tirée par chaque duelliste. Peut-être son esprit était-il envahi de scrupules… Aurore-Marie paraissait si menue, si fluette, si pitoyable ! Si belle aussi… Yolande commit l’erreur de sous-estimer son adversaire, perdant de précieuses secondes. Elle voulait tirer au jugé, mais n’osait. Ces secondes d’atermoiements parurent s’étirer comme si le temps – mais de quel temps parle-t-on ?- avait été atteint de propriétés élastiques. Qui était responsable de ce phénomène peut-être suggéré, subjectif ?
Un silence de mort succéda aux rumeurs de la foule, à peine perturbé par quelques roulades de merles et des roucoulements de ramiers. La pluie fine s’estompa, mais elle avait suffi à humidifier les vêtures des deux dames.
Le soleil perça, aveuglant le regard de la girafe brune tandis que Madame parut comme transfigurée, baignée par un halo surnaturel. En fait, toutes deux paraissaient perdues, comme désorientées, ailleurs, absentes, flottant, fluctuant hors de la Réalité, réduites à une échelle subquantique, mais aussi infiniment vaste, comme si elles eussent été transportées en les Cieux par une Ennéade de psychés jusqu’au giron du Logos suprême. Croyant revivre une nouvelle expérience de décorporation, Aurore-Marie commença à murmurer la prière rituelle de son dieu :
« Dans le Un se tient Pan Zoon… »
La chevalière, la chevalière bientôt lui sembla phosphorer, habitée par une énergie nouvelle, fulgurante. Cette énergie, émanant de Pan Logos lui-même, prenait les commandes de son esprit, de son noûs et de son organisme. Sans qu’elle sût comment, sans qu’elle l’eût ordonné, téléguidée par la Volonté suprême, sa main gauche, qui tenait toujours l’arme, appuya sur la détente. Le chien s’abattit. La capsule du mécanisme de percussion, qui remplaçait l’antique système du silex, s’enflamma, provoquant l’ignition de la poudre et propulsant la balle de plomb. Il y eut comme un trait de feu, un éclair jovien d’une luminosité de premier instant de l’Univers… suivi d’une douleur atroce. Les deux femmes avaient tiré en même temps. Des images de cette nuit initiatique horrible de Cluny du 18 au 19 septembre 1877 passèrent dans la tête de Madame, comme un mauvais songe peint par Füssli.
Aurore-Marie sombra dans les limbes d’un au-delà improbable.
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Ce fut son bras, traversé de lancinants élancements, qui la réveilla.
« J’ai mal ! J’ai grand mal ! » Geignit-elle.
Elle entendit des voix, comme assourdies, comme si elle eût baigné dans une eau glauque et épaisse :
« Madame est réveillée ! Madame est sauvée ! »
Aurore-Marie ressentait alternativement une sensation de brûlure et des frissons. Sa tête flageolait. Ses oreilles bourdonnaient. Elle se tenait en position couchée, sur une espèce de civière, avec une couverture sommaire de laine semblable à un plaid.
La poétesse voulut redresser son buste. Aussitôt, sa douleur au bras gauche la reprit, lui faisant frôler une nouvelle perte de connaissance. Elle sentit une main gantée, une main féminine, approcher un flacon de sels de ses narines.
Au bout de cette main, un visage familier et une voix…
« Allons, ma poëtesse ! Ressaisissez-vous, pour la gloire et l’exploit que vous venez d’accomplir ! »
Il s’agissait de la duchesse.
Sa chair meurtrie la tourmentait ; elle cria, pleura et toussa, ce qui eut pour résultante de nouveaux élancements insupportables à ce bras malade.
« Du laudanum, vite ! Encore du laudanum ! » entendit-elle encore. C’était un médecin qu’elle ne connaissait pas. Pouvant avec grand’peine redresser la tête, les yeux comme embués par les larmes, des gémissements arrachés convulsivement de sa bouche par la blessure, la baronne parvint à identifier les lieux où elle se trouvait. On l’avait transportée dans une des salles de l’Ecole militaire.
A son bras intact et nu, on enfonça l’aiguille d’une seringue de Pravaz. Madame couina comme un rongeur en détresse. Ce qu’elle endurait était aussi pénible que ses douleurs puerpérales ou que cette césarienne funeste de 1881, qu’elle avait supporté en bronchant malgré les produits alcooliques et l’éther qui l’avaient assommée. Sur sa civière de souffrance, en sa géhenne, en son corps torturé, elle put à peine conserver son entendement, voir et entendre ce qu’il en était.
Madame la baronne se sentait nue. Elle voulut se tâter, ce qui occasionna un hurlement. Elle fut secouée par un spasme, par une fulgurance et manqua choir de sa civière.
« Je n’ai jamais vu une aussi petite nature pour une si légère blessure. La balle n’a pas pénétré. Elle n’a fait qu’entailler le gras du bras, mais la patiente se comporte comme si on le lui avait criblé d’éclats de plomb, observa le médecin qu’accompagnait Monsieur de La Houssaye. Certes, il y a eu hémorragie mais la faiblesse de ce cas clinique me paraît exagérée. Constatez par vous-même. »
« Une glace, une glace par pitié…réclama Aurore-Marie. Je dois savoir ! »
Ses lèvres si fines étaient sèches, presque enflées, comme gercées. Elle approcha de son regard la psyché qu’un infirmier lui porta. Ses boucles lui apparurent défaites, ses yeux cernés et rougis, son teint blafard. Tout le sang de ses joues d’habitude si rosées paraissait s’être évaporé. Elle parvint à voir son buste et voulut faire de même pour son bras. Il y eut un mieux, une rémission du mal : la drogue astringente commençait son effet.
On avait dévêtu Madame de son spencer et de sa robe. Aurore-Marie rougit de honte : elle se retrouvait exposée devant des hommes qu’elle ne fréquentait point, couchée, meurtrie, simplement en dessous ! Son cache-corset était légèrement déchiré et tacheté de sang au niveau de la bretelle d’épaule gauche. A force d’efforts réitérés malgré ses élancements et ses geignements, la poétesse parvint enfin à toucher le bras coupable. Une espèce d’appareil, d’attelle, maintenait en place le membre endommagé par la balle de Yolande de la Hire. Un épais pansement constitué de bandes de gaze et d’ouate compressait la plaie, sorte de grosse entaille, de fente où s’était épanché le liquide vital qui jà coagulait.
« Ma pauvre chérie, ma mie, allons ! Ressaisissez-vous ! » la cajolait la voix de la duchesse d’Uzès.
D’autres personnes entrèrent dans la salle. Un éclair de joie illumina enfin le visage tourmenté par la souffrance : « Marguerite ! Georges ! Soupira-t-elle. Oh, les jolis bouquets ! »
Boulanger et sa maîtresse déposèrent les fleurs – des roses blanches - sur un guéridon. L’infirmier fit signe de ménager la patiente. Il fallait attendre encore deux heures pour qu’elle fût transportable, pour qu’on s’avisât qu’elle pût tenir debout et marcher, soutenue, toutefois.
« Ma championne ! S’exclama, fort aise, Marguerite. Nous n’osons vous embrasser, sur recommandation de la Faculté mais le cœur y est, n’en doutez point !
- Le cœur, justement, insista Barbenzingue ! Sur le coup ! Vous avez occis cette perche, cette grue, sur le coup ! En plein cœur !
- Quoi ! Je…j’ai tué !
- La balle de Madame de La Hire vous a entaillé le bras, mais vous l’avez abattue roide ! Remarquable ! Reprit la duchesse.
-In…incroyable ! »
Elle pleura.
« Albin…il faut prévenir Albin !
- Votre mari a été informé par le télégraphe. Il sera là demain, ma chérie. » la rassura Madame d’Uzès.
Aurore-Marie murmura :
« Madame de La Hire…morte ! Ô dolor qui est mienne ! Comme c’est affreux ! Je n’ai pas voulu cela… »
Elle prit une pose méditative ; son regard orangé s’embrumait de tristesse.
« J’ai grand’froid et grand’soif, balbutia-t-elle à l’adresse de la duchesse. La plaie me brûle encor… Je suis bien dolente… Croyez-vous que d’ici à deux heures, je pourrais être en l’état pour que vous me rapatriassiez à Bonnelles ?
- Ma chère, ne vous en faites pas ! Montrez envers nous toute votre gratitude ! Nous vous avons commandé un tonique, un cordial, qui va vous remettre promptement sur pieds ! On va vous l’apporter tantôt. Il est à base de quinquina et de menthe poivrée et doit prévenir toute fièvre infectieuse. Vous en serez quitte pour deux mois de bras en écharpe et pour un bon repos ! Je ne crois pas que votre ambidextrie en souffrira : il vous reste toujours une main pour composer vos vers. Vous êtes jeune ; vous verrez comme vous cicatriserez vite ! D’ailleurs, l’infirmier va venir renouveler votre bandage. Ne vous montrez point douillette !
- C’est un infirmier militaire, se mêla Boulanger. Il vous panse son homme en moins de deux !
- Qu’est-ce à dire ? S’écria Aurore-Marie, brusquement piquée. Me prenez-vous pour une fillette ? Je n’ai nullement besoin que vous me dorlotiez ! S’il s’était avéré qu’il vous prît l’envie de me bercer… Je ne suis point votre enfançon nonobstant ma silhouette !
- Cela ne sert de rien de sortir de vos gonds, ma chère, reprit la duchesse d’Uzès. Vous vous fatiguez. Prenez quelque guimauve : je déteste les cris. Cela gâte votre gorge. La ténuité du timbre vous sied mieux. J’avais oublié, veuillez m’en excuser – Gyp vous a bien jugée sur cet aspect – votre caractère trempé. Cela est bon signe, au fond ! La médecine agit efficacement contre votre blessure et vous recouvrez votre vivacité, le vif-argent qui fait votre charme… et se marie en parfaite harmonie avec votre douceur blonde…
- En vous cohabitent Euzébius et Florestan, remarqua Marguerite. Comme chez feu Monsieur Schumann, cet incomparable poëte de la musique. Echo elle-même n’eût point dédaigné…
- Madame, ma mie…répliqua Aurore-Marie de sa petite voix, d’un ton désespéré, et pleurnichard… Point de quitterie. Revenons-en à nos affaires… Ecoutez ma supplique. Soyez tout-ouïe. Ne pensez-vous pas que ma meurtrissure va retarder nos plans ? Georges…vous devez appareiller sans faute à la fin de ce mois au Havre et…et… moi-même dois me rendre à Venise cet été…J’ai écrit à Monsieur D’Annunzio.
Il m’a favorablement répondu et doit me remettre d’importants documents liés au secret gnostique que vous savez. Nous devons reconstituer les codex, tout le Pouvoir du Logos…
- Encore vos chimères ! Songez plutôt à la gloire prodiguée par votre victoire ! Reprit Boulanger, hilare. Vous êtes devenue la coqueluche du tout Paris ! Des chansons vont circuler sur votre exploit et on les entonnera et jouera avec allégresse dans tous les caf’conc’ ! Toutes les gazettes sont à cette heure en train de concocter des articles élogieux ! Vous êtes assurée de faire la couverture du prochain supplément illustré du Petit Journal !
- Il suffit ! » L’interrompit la poétesse, d’un ton autoritaire.
Marguerite de Bonnemains eut le mot de la fin :
« Aurore-Marie a besoin de calme… Demain sera un autre jour et elle pourra oublier ses tourments et ses tracas dans les bras de son tendre époux ! »
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