samedi 28 septembre 2013

Café littéraire : Orlando, de Virginia Woolf.

Version épurée et raccourcie d'un article paru sur le blog bazarnaum2.blogspot.com.





Café littéraire : Orlando


Un roman de Virginia Woolf (1882-1941).

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Portrait de Virginia Woolf en 1902
par George Charles Beresford.


Orlando (1928) s’inscrit chronologiquement dans la lignée expérimentale de La Chambre de Jacob (1922), Mrs Dalloway (1925) et La Promenade au Phare (1927) qui marquent plusieurs étapes dans la rupture de l’auteure avec la narration romanesque classique issue du roman victorien. Virginia Woolf multiplie les expériences littéraires et narratives et se situe dans le même courant de remise en question que Marcel Proust et James Joyce. Virginia Woolf est née Adeline Virginia Alexandra Stephen le 25 janvier 1882 à Kensington (Londres).
Julia Jackson, mère de Virginia, est connue comme un des modèles favoris de la photographe Julia Margaret Cameron (1815-1879), dont elle était la nièce. Ses portraits, remarquables, nous frappent encore par la ressemblance entre Julia et sa fille.
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Portrait de Julia Jackson (Stephen),
par Julia Margaret Cameron (1867).


Virginia Woolf appartint au Groupe de Bloomsbury qui développa de nouvelles théories politiques, littéraires et artistiques, destinées à révolutionner la vie intellectuelle britannique jugée trop conservatrice.
Elle épousa en 1912 l'écrivain et critique Leonard Woolf (1880–1969),
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 qui devait lui survivre vingt-huit ans. Ils se firent éditeurs et fondèrent en 1917 la Hogarth Press qui publia la plupart des œuvres de Virginia.
Virginia Woolf refusait les conventions littéraires issues de l’ère victorienne et édouardienne. Toute sa vie, elle batailla à la recherche d’un style d’écriture novateur, de rupture, plus impressionniste et psychologique que proprement enraciné dans la linéarité concrète, dans l’action romanesque, dans le réalisme post-naturaliste et social caractéristiques de Wells, de Thomas Hardy (mort en 1928 alors qu’il avait délaissé le roman au profit de la poésie) et Galsworthy.  Elle ne rompit que progressivement avec la tradition, le formalisme, se remettant sans cesse en question, surtout à partir de La Chambre de Jacob (1922) jusqu’à la radicalité des Vagues (1931), auquel il est fait référence dans l’excellent roman de Ian McEwan Expiation (qui cite aussi Rosamond Lehmann et Elizabeth Bowen), extraordinaire quatuor de monologues intérieurs dialoguant en une polyphonie polytonale. Ses dernières années, les divers maux mentaux dont souffrit la romancière freinèrent sa production littéraire. Certains experts ont supposé qu’elle était atteinte de troubles bipolaires.
Virginia Woolf se suicida par noyade le 28 mars 1941 dans la rivière Ouse, près de Monk's House, sa maison de Rodmell, après avoir lesté ses poches de pierres.  

Orlando.

Au premier abord, Orlando, publié en 1928 par Quentin Bell et Angelica Garnett paraît en totale contradiction avec l’expérience de concentration spatio-temporelle de Mrs Dalloway. Virginia Woolf renoue apparemment avec un certain type de romans historico-biographiques pratiqués par William Makepeace Thackeray : L’Histoire d’Henry Esmond et Barry Lindon.
De fait, elle s’inscrit dans la continuité de ses expérimentations, choisissant cette fois l’exercice de style de l’étalage de l’action sur trois siècles et demi, de 1586 à 1928, résumant à travers son personnage-titre toute l’histoire d’une certaine Angleterre des Tudor aux Années folles. Pari risqué, inédit à l’époque, mais pari réussi, qui semble une gageure, un défi jeté à la fois à H.G. Wells (les éléments fantastiques et temporels) et à John Galsworthy (saga et vie d’un héros central permettant de dépeindre l’évolution d’une société et de ses mœurs comme dans La Saga des Forsythe dont l’intrigue se déroule de 1886 à 1926), ses détracteurs et contradicteurs.
Orlando se veut tout à la fois un pastiche de biographie romancée et une critique ironique de la littérature anglaise de l’ère élisabéthaine à nos jours. Virginia Woolf ne manque pas de décocher ses flèches – via parfois le personnage ridicule de Greene, contempteur des écrivains de la fin de l’ère Tudor puis, réincarné en influent critique victorien – alors qu’Orlando met plusieurs siècles (reflet des difficultés personnelles qu’éprouvait la romancière dans son art ?) à parachever son poème Le Chêne, obtenant enfin le succès…en 1928.
Orlando aborde les thèmes de la transsexualité et de la bisexualité, du transgenre, ce qui le fait apparaître comme une œuvre prophétique vis-à-vis de l’actualité socio-culturelle. Le personnage-titre n’est pas le seul doté au cours du roman de cette faculté transformiste, suscitant l’illusion, la méprise parfois : l’archiduchesse Harriet Griselda de Finster-Aarhorn et Scand-op-Boom du XVIIe siècle devient l’archiduc Harry au siècle suivant. Cette idée de transsexualité et d’androgynie n’est pas tout à fait neuve. Sans remonter à l’Antiquité, elle a été utilisée par Honoré de Balzac dans un curieux roman médiumnique, Séraphîta (doit-on rappeler que Balzac fut en France un des pionniers de la littérature fantastique sous l’influence d’E.T.A. Hoffmann ?) puis par Catulle Mendès et André Messager dans un opéra-comique représenté en 1888 : Isoline. De même, un hermaphrodite célèbre vécut au XIXe siècle et fit l’objet d’un film de René Féret : Le Mystère Alexina.
De fait, le roman Orlando aurait été rédigé en hommage à Vita Sackville-West (1892-1962), une romancière lesbienne dont Virginia Woolf tomba amoureuse en 1922 lorsqu’elle intégra le groupe de Bloomsbury. Vita Sackville-West,
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 bien que mariée à Harold Nicolson (un diplomate bisexuel qui lui-même la trompait avec des hommes) et ayant eu deux fils, Benedict et Nigel, fut l’amante de Violet Trefusis,
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 fille de la maîtresse officielle d’Edouard VII Alice Keppel. Ses romans, comme Haute Société, traduit en français en 2008 aux éditions Autrement, connaissent actuellement un regain de faveur. Nigel Nicolson a affirmé qu’Orlando était un roman d’amour écrit par Virginia pour Vita, représentée par le personnage-titre.
Orlando est divisé en six chapitres.
Chapitres 1 à 3 : vie masculine d’Orlando puis passage au sexe féminin. Cette période s’étend du règne d’Elizabeth 1ere (1558-1603), dernière souveraine de la dynastie des Tudor à celui de Charles 1er  Stuart (1625-1649), sans toutefois atteindre la guerre civile elle-même et la révolution anglaise.
Rien n’est dit sur la date de naissance d’Orlando comme dans une biographie classique. Virginia Woolf nous a accoutumés à une écriture sans commencement ni fin classiques : ainsi, rappelons qu’elle gomma tout le début primitivement projeté de Mrs Dalloway, pour concentrer l’ouvrage sur une journée unique, à l’image d’Ulysse.  Le récit débute directement à l’adolescence du personnage, lorsqu’il a seize ans, à l’apogée de l’époque élisabéthaine. On ignore tout de ses parents, des détails de son ascendance, de son lignage, bien qu’on sache qu’il ne s’agit aucunement d’un personnage apparenté aux classes populaires. Sa lignée noble semblerait remonter à l’origine du monde. D’emblée, Orlando ressent davantage une vocation pour la littérature, la poésie, un amour de la nature, qu’une attirance pour le métier des armes, propre pourtant à sa caste. Beau parti fort convoité, il collectionne les prétendantes sans conclure avec aucune d’elles. De même, Orlando éprouve une attirance pour les personnes de moindre extraction, d’un rang social inférieur, plébéien, ne détestant pas s’encanailler en compagnie du peuple, au port et dans les tavernes, avec les femmes de mauvaise vie, en cette Angleterre truculente et paillarde non encore corsetée. On distingue dans cette phase de l’existence d’Orlando plusieurs épisodes notables, sur lesquels Virginia Woolf s’étend tout particulièrement :
- la vie de cour et la rencontre avec la Reine Elizabeth âgée qui fait du tout jeune  gentilhomme un favori demeurant avec elle, loin des campagnes militaires. Virginia Woolf insiste sur la jeunesse, l’androgynie, l’ingénuité d’Orlando, sorte d’éphèbe raffiné et chamarré voué à remplacer Leicester et Essex ;
- le passage au règne de Jacques 1er et le  Grand Gel de 1608 (dont la date, supposée connue par les lecteurs éclairés du roman, n’est pas précisée), teinté de fantastique et d’incongruité, avec le premier véritable amour sérieux puis déçu d’Orlando pour la Russe Sacha (l’ambivalence sexuelle du diminutif doit être soulignée) alias la princesse Maroussia  Stanilovska Dagmar Natacha Iléana Romanovitch, venue dans la suite de l’ambassadeur moscovite (nous sommes alors dans une période assez confuse de l’histoire russe, entre la mort de Boris Godounov et l’accession des Romanov au trône en 1613). Sacha berne Orlando, jouant du côté romanesque du jeune homme, et lui préférant un marin. Orlando s’exilera de la Cour, se vouant à la quête de la poésie (premières tentatives de reprendre le Chêne qu’il commença à composer dès 1586) tout en connaissant une première expérience singulière de sommeil ;
- la première rencontre avec Nicholas (Nick Greene), personnage tout aussi fictif, qui lui-même transcende et traverse les époques, tour à tour poète et pamphlétaire contempteur de la littérature élisabéthaine (qui se poursuit et s’achève sous Jacques 1er Stuart), infatué et ridicule, sorte de Désiré Nisard du début du XVIIe siècle préférant les auteurs antiques et ne parlant que de la Gloâr qui guidait les écrivains gréco-latins, puis critique littéraire acharné de l’époque victorienne, qui, non sans contradiction, célèbre ceux qu’il haïssait deux siècles et demi auparavant au détriment des poètes et romanciers du temps de Victoria ;
- le retour en grâce sous Charles 1er (Orlando devient chevalier de la Jarretière  puis du Bain tout en obtenant un titre ducal) et l’ambassade à Constantinople, afin d’échapper à l’intrusion domiciliaire indésirable de l’archiduchesse Harriet Griselda qui a instillé en lui l’idée de l’amour-mirage trompeur, dit Amour noir, ambassade mouvementée,  toute en magnificence et en fêtes, le mariage illégitime avec la danseuse bohémienne Rosita Lolita suivi d’une insurrection locale contemporaine d’une longue phase de sommeil, de léthargie, déclenchée lors de la supposée et incertaine nuit de noces, débouchant non seulement sur une ellipse temporelle, une éclipse narrative, un saut d’époque, mais surtout sur la métamorphose d’Orlando en femme. Virginia Woolf invente à loisir des obscurités, des incertitudes, les lacunes documentaires auxquelles peut se heurter tout biographe tout en donnant des précisions de dates (jour, mois) mais non de millésime. Elle s’amuse à confronter des sources fictives, des témoignages lacunaires, parodiant le travail des historiens.
 Milieu du chapitre 3 et chapitre 4 : 1ere vie féminine d’Orlando en Turquie et en Grèce,  parmi les Bohémiens dont elle découvre la liberté des mœurs, les conceptions sociales non entravées, moins conformistes que celles de l’Angleterre, puis retour par la mer au pays natal, où, enfin vêtue en femme après avoir porté des vêtements asexués et ambivalents au cours de sa vie errante tzigane, elle découvre la différence des rapports masculin-féminin, les clefs de la séduction et des artifices de la femme (par exemple les mouches), la condition inférieure de son sexe et les pesanteurs sociales. Nous sommes passés au début du XVIIIe siècle, à la fin du règne d’Anne (1702-1714) et Virginia Woolf en profite pour placer la rencontre d’Orlando avec les salons, les écrivains importants Pope,
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 Swift et Addison, avec une certaine dérision et raillerie toutefois : elle démythifie les personnages, souvent momifiés et confits dans leur gloire. De même, Orlando joue au cours de cette époque sur les multiples travestissements, alternant les toilettes masculines et féminines, brouillant les pistes et les distinctions de sexe, finissant par mener une existence mythique, légendaire, à la semblance aventureuse du chevalier d’Eon. Elle se complait à laisser colporter ces légendes. Il faut dire qu’elle est victime du peu de considération dont son sexe fait l’objet : Orlando est une femme en procès, spoliée, dépossédée de ses droits et de ses titres. Elle se trouve, dans ses errances en habit d’homme, confrontée aux femmes de condition modeste, aux prostituées.
Chapitre 5 et début du chapitre 6 : le XIXe siècle.
Une des scènes les plus remarquables de la littérature et de la représentation symbolique de la fuite du temps clôture le chapitre 4 : la mise en parallèle de la tombée de la nuit, du changement de journée via les douze coups de minuit et du passage d’un siècle (le XVIIIe), à l’autre. Virginia Woolf met cette accélération du temps à profit pour développer son aversion pour l’époque victorienne qu’elle juge ténébreuse.
La détestation de Virginia Woolf pour le XIXe siècle est manifeste : elle s’étale en considérations sur les modifications affectant le ciel, les teintes, lu climat, plus froid, plus humide, et sur les incidences de ces transformations sur la végétation puis l’environnement socio-culturel. Elle insiste sur l’hypocrisie de l’époque, sur la condition de la femme semble-t-il dégradée comme jamais et vouée uniquement au mariage et  à la maternité ; cette fécondité accrue lui paraît un fondement de l’expansion politique et économique du Royaume Uni, de la prospérité de l’Empire britannique.
La surcharge décorative de l’ère victorienne fait horreur à Virginia Woolf, les lourdeurs des appartements obscurcis, du ciel assombri, rendu triste (de fait par les fumées d’usines, la pollution industrielle qui débute) de même les entraves de la mode féminine (insistance sur les crinolines-carcans). Orlando, par une sorte de refus, se réfugie dans l’espace privé de sa vieille demeure de Blackfriars, où elle se replonge dans l’écriture du poème Le Chêne. Elle oppose le lyrisme de la nature, revivifiée et inchangée en apparence, quasi immuable, la multiplication des impressions au contact de celle-ci, quel qu’en soit le siècle à l’étouffement oppressif du Londres de Victoria.
Le paradoxe de ce siècle honni est la découverte de l’âme sœur, qu’Orlando épouse : Marmaduke Bonthrop Shelmerdine, esquire, sorte d’aventurier des mers et d’explorateur, au nom des plus grotesques. En plus de nouvelles ambiguïtés sexuelles (ni Marmaduke ni elle ne paraissent sûrs de leur sexe et doivent conséquemment en faire la preuve), Virginia Woolf se moque éperdument des clichés romanesques les plus éculés : les circonstances de la rencontre entre Orlando et Marmaduke (l’homme à cheval) est un clin d’œil délibéré à Jane Eyre, teinté d’humour. Le chapitre 5 s’achève sur la scène extravagante des noces.
L’époux promptement éloigné, évacué, les jeux de la composition littéraire reprenant, Orlando se retrouve habiter à Mayfair après Blackfriars, lorsqu’elle retrouve Nick Greene, qui, par esprit de contradiction, encense désormais les grands écrivains élisabéthain pour mieux rejeter les poètes et écrivains les plus célébrés du milieu XIXe siècle : Tennyson, Browning et Carlyle (par ailleurs historien et essayiste). Il est significatif que sont cités de préférence des auteurs morts âgés, comblés d’honneurs et momifiés dans une gloire officielle, un peu comme nos académiciens, postérieurs à l’époque romantique bien plus appréciée de nos jours. Elle finit par commander au libraire l’ensemble de la littérature victorienne, s’encombrant d’un fatras médiocre, où, sans que Virginia Woolf ne les nomme, seuls quatre grands écrivains existent, noyés dans la masse de ceux qu’elle énumère, voués  à un juste oubli.
Fin du chapitre 6 : nouvelles ellipses et passage rapide à une date précisément citée, celle du présent : le jeudi 11 octobre 1928. L’on passe ne quelques lignes de Victoria au XXe siècle, via une brève évocation du règne d’Edouard VII. Orlando est un écrivain primé, reconnu pour Le Chêne, poétesse émancipée, qui conduit et fume, se vêt parfois de pantalons (signes importants de l’émancipation de la femme des années vingt avec le droit de vote). Un personnage plus que jamais hanté par la fuite du temps, le saut des siècles, les évocations fugaces du passé, l’enivrement lyrique que l’observation du spectacle tout simple de la nature, des détails banals, ténus, suffit à inspirer. Une Orlando contemporaine de Virginia elle-même, proche en son portrait final de son amante Vita, une Orlando écho de Mrs Dalloway, revenue à l’unité de temps et d’action à la seule journée présente du 11 octobre 1928, en un ralentissement, un étalement du flux temporel, à travers un Londres trépidant, des grands magasins, des emplettes effectuées par une personne cossue. Orlando s’en revient en sa demeure encore habitée par les ombres, les illusions des siècles qu’elle a traversés, où le moindre objet et ustensile s’est imprégné des traces des personnages illustres qu’elle connut, en successions fugitives de fragments de scènes se télescopant dans sa mémoire, avec cette extraordinaire mise en perspective, en plans de plus en plus distants, éloignés dans le temps, jusqu’à ce mystérieux moine, spectre le plus lointain (remonterait-il à Chaucer ?). Tout finit par s’évanouir, galerie et personnages, sous les coups d’une horloge.
Le roman s’achève par la perception et l’évocation nocturne de paysages et d’autres fantômes du passé, jusqu’à ce que le vol de l’avion ramène Orlando en 1928 alors que minuit sonne.  

Considérations finales sur la singularité d’Orlando : 

Le roman de Virginia Woolf, quatre-vingt-cinq ans après sa publication, peut dérouter un lectorat accoutumé à une littérature dépouillée, dépourvue d’épanchements lyriques et de descriptions minutieuses proches de la peinture et de la musique impressionnistes. Orlando est selon moi bien dans la continuité des expériences littéraires radicales de l’auteure, sorte de pastiche de biographie, certes, mais qui pousse jusqu’à ses derniers retranchements la narration linéaire, avant l’expérience éclatée et polyphonique des Vagues. Orlando inaugure un nouvel aspect de l’ultra littérature, telle que je pense il faut la qualifier. Le texte est baroque, sciemment excessif, d’un excès assumé, presque superlatif et surréaliste, par l’accumulation labyrinthique des détails égarant les lecteurs peu accoutumés à ce style. C’est un immense poème symphonique ramassé, condensé, où la prolifération est rendue nécessaire par la volonté de Virginia Woolf de ne pas s’étendre sur des volumes entiers.
Orlando est hanté par la fuite du temps, un temps élastique, inconstant, où le personnage vieillit au ralenti (elle ne déclare que trente-six ans à la fin, en 1928, alors qu’en tant qu’homme, au XVIIe siècle, elle n’avait vécu avec ce premier sexe que jusqu’à trente ans bien qu’elle eût dû être bien plus âgée déjà, Charles 1er ne régnant qu’à compter de 1625, soit près de cinquante ans après le commencement du roman). Orlando est l’expression littéraire de la relativité. Le comput, le marquage des heures, le passage des époques, par une translation accélérée, la présence des horloges sonnantes, sont des motifs obsédants, presque permanents. L’heure de minuit, que l’on prétend fatidique, en leitmotiv, est chaque fois celle des événements importants émaillant le récit, jusqu’à sa conclusion.
Orlando se caractérise aussi par la nostalgie, le retour permanent aux demeures, lieux de l’enfance, de la jeunesse, à la maison natale, le long du déroulement des siècles. C’est une quête des racines.
Orlando est aussi un roman humoristique, d’un grotesque assumé, ne serait-ce que par les noms à rallonge de certains protagonistes, et par la multiplication des situations cocasses. L’intrication perpétuelle entre les monologues intérieurs d’Orlando, exposés par fragments, par impressions successives ou fugitives, les descriptions, les conversations et les actions engendre une sorte de tapisserie inextricable, de kaléidoscope. L’écriture ressemble à une promenade transtemporelle, à une pérégrination, comme souvent chez l’auteure qui délaisse l’action conventionnelle au profit des déambulations physiques et psychologiques du personnage-titre, ainsi qu’il en fut dans Mrs Dalloway.  Malgré le découpage en chapitres encore pratiqué, on acquiert l’impression d’une narration continue.
Ecrivaine réputée d’un abord difficile, Virginia Woolf a moins souvent été adaptée que d’autres auteurs anglo-saxons comme Henry James.
Orlando fit l’objet en 1993 d’une transposition cinématographique de Sally Potter, avec Tilda Swinton dans le rôle-titre. Quentin Crisp en Elizabeth y joue du travestissement. Le film diffère du livre tout en le suivant assez fidèlement (peut-on parler d’ouvrage inadaptable  tant il est délicat de traduire en images un style particulier ? - les tentatives d’adapter Marcel Proust en témoignent), simplifiant çà et là, prolongeant l’action jusqu’aux années 1990, là où Virginia Woolf achevait sur son propre présent (lorsqu’elle mentionne en cours de texte une date du XXe siècle (« aujourd’hui-même (le 1er novembre 1927) » page 75, c’est sans doute parce que l’auteure en était ce jour-là à ce stade de l’écriture).
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Nicole Kidman interpréta, fort bien grimée, le rôle de Virginia Woolf en 1922 alors qu’elle commence à travailler sur Mrs Dalloway, dans l’adaptation à l’écran du roman de 1998 The Hours de Michael Cunningham par Stephen Daldry, sortie en 2002. 
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Christian Jannone.

 

dimanche 15 septembre 2013

Le Couquiou épisode 16.

Avertissement : une scène érotique fait que ce texte est déconseillé aux mineurs.



Le lendemain, dès l’aube, avant que le ciel ardât trop, les fouilles reprirent. L’abbé subodorait la présence d’une sépulture nouvelle, à l’étage périgordien, ou gravettien.
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 Clémence arriva, descendant de la camionnette Peugeot conduite par monsieur Boissard.
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 Le cœur de Pierre battit avec violence, tant la fragile enfant arborait avec audace une tenue légère. Cette fois, elle avait joint l’utile à l’agréable et au pratique, au risque que les ouvriers ou étudiants s’échauffassent à la vue de cette audacieuse sylphide au casque d’or. Certes, elle avait arrangé sa parure en macarons seyants et prudes, mais, ce qui frappa Pierre, ce furent ce short de coton blanc, ces jambes nues, ces espadrilles bleues, et par-dessus tout, cette chemisette à carreaux, relevée avec crânerie sur un nombril blanc, sans fond de robe de dessous, nouée juste au-dessus, qui rendait désirable et provocante cette Clémence que la veille, il avait jugée trop snob et réservée. Elle se jeta de bon cœur dans la fouille avec un pinceau, une espèce de piolet et une truelle, l’abbé lui ayant désigné le recoin du chantier et le groupe d’étudiants avec lequel elle devait travailler. Clémence avait son baccalauréat en poche, et elle s’était inscrite en archéologie à La Sorbonne. Seule sa maladie des poumons, qu’on espérait enrayée, avait retardé d’une année ses études supérieures.
« Etudiante, plus diplômée que moi, elle ? Diable ! » songea Pierre.
Les heures avancèrent, monotones, tandis que le soleil dardait en s’élevant vers l’azimut. Clémence avait noué un foulard, comme une coiffe paysanne, sur ses macarons d’or. A midi, il y eut une brève pause, afin que tous pussent se restaurer et se désaltérer. La jeune fille humecta son cou et son visage d’une eau manquant de fraîcheur, extraite d’une espèce de gourde que son père lui tendit. Elle s’était assise sur un simple tabouret, à côté de Pierre, sans trop réaliser qu’ainsi, elle devenait tentatrice. Dans l’échancrure de la chemise à carreaux, dont trois boutons étaient dégrafés, chemise dont l’étoffe se trempait désormais de sudations, Pierre entraperçut une gorge de nymphe, libre de toute entrave, de tout soutien. Le jeune homme désira Clémence bien qu’elle ne s’en doutât point ; il eut envie d’introduire une main là, dans l’ouverture du col, de caresser les petits seins, à travers l’étoffe médiocre et mouillée, ses joues pourprées par la chaleur aussi. Ils s’étaient mis à l’ombre bienfaisante d’un chêne liège et d’un noyer.
Sur le visage cramoisi et suintant, à travers le filtre et le réticulé du treillis des feuillages, se tissaient, se tressaient, se tamisaient, les « rayons et les ombres » d’Hugo. C’était le zénith. Clémence alliait en cet instant l’ingénuité et l’innocence à une sollicitation, certes involontaire, non dite, mais instinctive, putative et intrinsèque, de la tentation du péché de la chair. Elle acheva son casse-croûte et se leva. Elle passa près de lui. L’épiderme de son bras nu de blonde, de ce bras droit ferme dont la main, qu’elle avait soigneusement savonnée et rincée à une fontaine avant de s’attabler, maniait avec aisance les instruments de la fouille, cet épiderme au hâle léger, frôla Pierre, l’effleura, consciemment, intuitivement. Il tressaillit, ayant éprouvé, senti, le velouté sensuel et duveteux de cette peau dénudée de sylphide. Pierre ressentit dès lors une attirance définitive pour la frêle jeune archéologue.
La tâche reprit, sous un soleil toujours plus ardent, qui se refusait à ménager les êtres. Clémence se tenait accroupie, puis s’agenouillait, au fond d’une petite fosse dont elle évacuait, avec deux aides, les matériaux et débris peu significatifs. Pierre ne pouvait s’empêcher de la contempler, semi dévêtue telle une plagiste, une estivante, une randonneuse érotique, admirant ses courbes adolescentes. Son short, si blanc au début, si pur, s’était souillé de poussière et d’une terre ocrée, tout comme ses genoux et ses tibias ténus. Sous les espadrilles, ses petits pieds et ses chevilles, aussi fines et fragiles que si elles eussent été hyalines, se ployaient, se crispaient sous l’effort du creusement. Et ce short, à lui seul, par les secrets charnus qu’il dissimulait aux regards tout en les suggérant, attisait la convoitise de Pierre. En transpirant, Clémence exhalait une odeur aigre, quelque peu âpre, un musc assez chanci gouttant de ses aisselles mouillées, de sa peau perspirante. Des auréoles s’élargissaient sur son dos ; sa chemise devenait collante, rendant l’aimée toujours plus désirable.
Pierre conjecturait, supposant que Clémence n’arborait rien sous sa fine vêture de canicule, tandis que chaque objet qu’on lui apportait était soumis à son appréciation, à ses croquis dont il ne cessait de noircir la trame à damier des feuilles du bloc qu’il tenait. L’abbé encourageait son équipe, payait de sa personne, examinait tout ce qu’on lui passait, donnait des coups de pinceau supplémentaires à tel éclat d’outil, à tel os, à telle lame de silex.
« C’est un étage aurignacien que nous avons atteint », supputait-il en le notant sur un carnet empli de relevé, de stratifications, de coupes étagées du terrain, de datations relatives, de notes sur la nature des roches.
Un petit cri retentit de la fosse où Clémence s’affairait. Une frimousse triomphante et détrempée en émergea, arborant un sourire de victoire et d’extrême contentement, dont l’ébahissement n’était pas absent.
Entre le pouce et l’index, Clémence tenait une tête minuscule, sculptée, sans traits, avec juste un réticulé aux cheveux, une esquisse de nez et d’arcade sourcilière, pareille à la Dame de Brassempouy. Elle appela l’abbé Breuil pour qu’il l’examinât et Pierre, afin qu’il la dessinât. Elle persévéra, sachant la découverte majeure. La récompense de ses efforts ne tarda point lorsqu’avec l’aide de Luc, qui la secondait, elle parvint à extraire de la terre le reste de la statuette immémoriale, déterrée de Gaia où, des millénaires durant, elle avait été cachée à la convoitise des descendants de Cro-Magnon.
C’était une vénus préhistorique, primitive, une représentation sacrale, divine, de la fécondité. Encore ganguée, gainée de sa couche terreuse, ses formes voluptueuses et extatiques pourtant bien reconnaissables, elle affichait son impudicité de femme épanouie aurignacienne. Ses flancs, ses fesses, d’une hypertrophie graisseuse stéatopyge, semblaient gorgés des multiples fruits de ses amours. Un curieux pagne à franges constituait le seul vêtement représenté par l’artiste, vêtement ne camouflant rien de ses attributs, de son sexe fleuri. 
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Clémence paraissait gênée par cette découverte obscène, par cette expression brute et naïve d’un art à ses commencements. La statuette en mains, elle tremblait d’émotion, ses paumes, ses doigts fins ivoirins, se maculant de particules terreuses ocrées. L’abbé enveloppa soigneusement ce chef-d’œuvre de trente mille années, se promettant d’en faire une pièce maîtresse des collections préhistoriques de l’Etat.
La journée de fouilles s’achevait ; tous étaient harassés. Bien que Pierre éprouvât moins que les autres le besoin de quêter une douche bienfaisante, il entendit que plusieurs archéologues faisaient état d’une rivière sans risque, où la baignade n’était pas interdite, alors que d’autres parlaient, en se délectant par avance, d’un bain public aux portes de Sarlat, digne des thermes de Rome, où on se délassait pour une somme modique. Ne sachant quelle option choisir, du fait aussi qu’il était dépourvu de slip de bain, Pierre se fit attentiste, alors que toute l’équipe s’éloignait. 
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Jérôme Boissard le héla : « Vous venez avec nous ? »
Il parut se dérober, se refuser. Il venait d’apercevoir Clémence, pensa qu’elle allait se joindre au groupe de son père. Mais la jeune fille s’éloigna, et il comprit qu’elle se rendait à la rivière, renouant avec ses vieilles habitudes enfantines qui l’avaient tant émerveillé. Elle ferait comme elle en avait autrefois coutume, même s’il ne s’agissait plus du même cours d’eau qu’en 1924, qu’au temps de ses neuf ans. Elle se rafraîchirait dans l’onde paisible au débit affaibli par la sécheresse, après s’être intégralement dépouillée de toutes ces étoffes légères suintantes, aigries, blettes de saleté, adhérant à sa peau de blonde exsudant de mouillures. Il la rejoignit à petites foulées, demandant à partager son bain. Clémence le rabroua, ayant saisi l’inconvenance d’une telle sollicitation. Elle n’éprouvait aucune appétence innée pour les feux de l’amour. Ce fut pourquoi l’approche séductrice de Pierre devait s’avérer lente, progressive, hasardeuse avant qu’il la soumît à ses desiderata de mâle. C’était un roman d’apprentissage. Elle s’éloigna dans les fourrés desséchés, avec un certain dédain, une expression hautaine, altière, qu’il ne lui connaissait pas, refusant d’engager la moindre conversation, le snobant, ayant d’autres besoins, plus puérils, à satisfaire en tête.
Il la vit le distancer, lui tournant le dos, se déhanchant, d’une démarche serpentine, souple, flexible. Elle parvint où l’onde glougloutait, sans se préoccuper de la présence distante de Pierre qui se cacha, l’observa. Elle se dévêtit lentement, dénouant les pans de sa chemise trempée, achevant de la déboutonner, l’ôtant toute, révélant ses épaules, sa poitrine d’enfant de quatorze ans dont la ténuité juvénile persistait. Puis, avec la grâce alanguie de celles qui se savent belles, elle se débarrassa de ses espadrilles terreuses, et défit la ceinture de son short qu’elle fit tomber le long de ses fines cuisses. Elle n’était point nue dessous, arborant encore une culotte de coton, assez montante et enveloppante, mouillée aussi, qu’elle ne se gêna nullement d’enlever, révélant l’expression de son moi adulte et nubile derrière ce dernier rempart prude. Cependant, elle avait conservé son crucifix d’argent, sa médaille de la Vierge, diaprés par le soleil, qui jamais ne l’abandonnaient, même au bain. Le cœur de Pierre, derrière des lentisques et des ajoncs, battait à tout rompre devant ce spectacle enchanteur. Sans façon, Clémence se jeta à l’eau, bras en avant, et effectua quelques brasses, comme autrefois. Souple et fabuleuse comme une vouivre, elle nageait à la semblance d’un serpent d’eau et d’une Mélusine. C’était une adepte de l’hébertisme et du naturisme, ce qui expliquait pourquoi la vergogne ne l’avait jamais freinée lorsqu’il s’agissait de se rafraîchir après l’ardeur du jour. La scène parut languir, se ralentir à l’infini. Elle s’apprêtait à émerger de l’onde, botticellienne, quand elle perçut enfin la présence de Pierre. 
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Alors, elle s’indigna, recouvra sa pudeur effarouchée de chaste Suzanne, couvrit ses seins et son intimité, réprimandant l’audacieux.
Pierre demeurait prudemment sur la berge jaunie de soleil, où crépitaient les grillons, où régnaient les anoures, les criquets, les moustiques oppresseurs et les mantes cruelles. L’herbe vibrait, s’échauffait, tandis que le sol, comme troublé par une nébulosité, paraissait brasiller sous l’ardeur implacable. Des vapeurs ténues s’échappaient des eaux de la rivière. La main droite de la baigneuse, ruisselante d’eau vive, effectua un geste énergique, désignant le paquet de vêtements encrassés et empoissés de sudations.
« Tendez-les moi, s’il vous plaît, et veuillez rester tourné ! Il est des pudeurs nécessaires à certains moments ! » lui commanda-t-elle, impérieusement.
Penaud, il s’exécuta, alors qu’il se fût attendu, en toute logique mâle, au scénario inverse, à une invitation au batifolage aqueux, aux cabrioles et caresses hardies dans l’onde, au doux goût de la peau mouillée partagé par eux deux.
Vêtue, elle puait encore du ranci de l’étoffe, bien qu’elle se fût rafraîchie, et Pierre souffrait de devoir avec constance réprimer son désir pour la jeune naïade à la silhouette de sylphe.
« Ondine, c’est une Ondine… » pensa-t-il.   
Ils s’acheminèrent en direction des voitures, des camionnettes qui attendaient. Chacun irait à son hôtel, mais elle lui promit d’honorer sa proposition réitérée de poser pour lui, parce que dans un tel cas, les circonstances convenaient, seraient idéales, le soir, à l’éclairage artificiel, pour que s’exposassent ses attraits de jeune fille.
Pierre patienta trois jours ardus, ardents, de fouilles approfondies, avant que ses souhaits fussent exaucés. Enfin, l’heure idoine venue, il put se rendre, à huit heures du soir, après dîner, dans la chambre même de Clémence, avec son matériel de dessin. Il entendit quelques goguenardises et médisances émises çà, là par de chagrines personnes. Il n’allait pas dans ce sanctuaire intime, privé, dans le but que d’autres, paillards, imaginaient.
La rusticité sarladaise de la pièce au grand lit ne le surprit point, et il vit avec soulagement un paravent où Clémence, qui avait revêtu une robe bien seyante à pois et n’avait exclu aucun dessous bienséant, ni une paire de bas soyeux, afin qu’elle fût plaisante, s’empressa d’aller se préparer pour poser. Une fragrance subtile de papier d’Arménie mêlée à de la cire passée, à du parfum poudré, à l’arôme d’une pastille consumée d’essence camphrée, emplissait la chambre au mobilier traditionnel, pourvue d’un simple lavabo cuvette du précédent siècle (lavabo émaillé qui était ébréché). Et le cerveau de Pierre enregistrait, mémorisait toutes ces impressions d’un instant savoureux de son existence. Elle surgit enfin du paravent broché, en Eve, spontanée, innocente, déclarant avec une franchise enfantine :
« Je suis prête ! »
Elle demanda si elle devait s’asseoir ou se coucher ; il l’exigea debout, presque dressée sur la pointe des pieds, aérienne, prête à l’envol, plus légère qu’Hermès afin qu’elle figurât telle une déesse incarnée.
L’âme de Renoir habita le jeune homme, face au modèle blond. Ce fut l’introït de la Passion.      
Clémence ne possédait pas ces formes lourdes et rebondies qui, trop souvent, sont l’apanage des filles de la campagne. Sa gorge était petite et ferme, ses aréoles rosées et délicates, sa peau diaphane, veinée en transparence, quoique légèrement grêlée de quelques éphélides. Sa taille frêle conférait à sa fine silhouette de gymnaste une exquisité, une harmonie classique. Elle appréhendait de la part de Pierre une caresse discrète, un geste inconvenant ; elle en éprouvait une secrète envie ; cela scellerait leur amour.
Le fusain à la bouche, notre artiste l’examinait sous toutes les coutures, jugeant la perfection des courbes, des galbes, l’expression du visage qu’il voulait neutre, inspectant la pose qu’il corrigeait d’un effleurement discret des mains, des bras, de la frimousse de l’aimée, puis reprenait son esquisse. Il la dessina toute, dans sa vérité nue révélée, réinterprétée, sublimée, se jurant qu’il ferait aussi bien que Monsieur Matisse, et que c’était autre chose de croquer la bien-aimée que des pierres taillées ou un relevé de fouilles dont l’abbé s’attribuerait tout le mérite.
Clémence se laissait examiner, scruter, jauger, sans que nul émotionnement de désir ne transparût et marquât son visage de blonde. Pierre ne voulait rien omettre de cette beauté sans pareille à la volupté retenue, même pas cette toison d’or, qui, avec un certain orgueil marquait intimement la véridicité sacrale et assumée d’une chevelure chamarrée de dorures, une chevelure angélique, toute en boucles longues, fière de sa rutilance de vierge, prête à participer aux transports nuptiaux dont Clémence souhaitait qu’ils advinssent. Car le dessin au fusain – que Pierre, tout en le complétant et le parachevant par des hachures, se promit de parfaire, de parvenir à la sublimation idéale, par l’exécution d’une copie au lavis (mais ce ne serait qu’une copie, hélas, au risque de l’affadissement) – représentait, incarnait comme une demande en mariage, un cadeau de noces anticipé d’une munificence nouvelle, toute neuve.
Toutes les ondulations miellées, coulant en pluie de Danaé, donnaient l’impression de s’agréger subtilement aux joues, au cou, à la nuque, aux épaules douces, comme si elles formaient un casque complexe d’arabesques ne constituant qu’un tout avec le corps du modèle. 
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Que représentait au juste ce jeune corps d’à peine dix-neuf ans qu’on eût pensé nubile depuis peu du fait de sa gracilité, corps d’à peine un mètre cinquante-deux, si ce n’était qu’il était une offrande d’amour, chantée en offertoire, donnée en oblation, à la déesse Vénus ?
Clémence conserva encore cette nuit son innocence intègre, point déçue cependant que Pierre ne l’eût point prise et possédée. Lorsqu’il eut terminé son œuvre, il le lui annonça, lui montra le dessin afin qu’elle le jugeât. Encore nue, elle ressentit un petit frisson parcourir sa peau laiteuse. Elle dit, discrète :
« J’ai un peu froid. » 
Elle pouvait se rhabiller sans qu’elle eût déclaré : « Comme c’est joli, Pierre. »
Un fin sourire avait suffi à son aimé, car il était approbateur. Elle récupéra sa lingerie, ses bas, sa robe, ses escarpins et son petit chapeau, se plaça derrière le paravent chinois, en ressortit radieuse et pure.
 Pierre effectua aussitôt une copie du dessin, puis remit l’original à l’aimée. Il se promit de conserver le duplicata pour toujours. Elle sentait bon, décidément. Cela la changeait de la crasse caniculaire du chantier préhistorique. La campagne de cet été s’achevant, ils s’entendirent pour ne pas se perdre de vue, pour échanger des mots, des correspondances feutrées, clandestines. Au moment de l’au revoir, ils s’embrassèrent enfin, discrètement, loin des autres. Premier baiser vrai.
Trois années s’écoulèrent encore, d’événements, de Front populaire, de montée des périls, sans que leur assiduité épistolaire diminuât, tandis que le contenu de leur correspondance, prude au début, se faisait plus passionné, plus impatient. C’était une sublimation scripturale des sentiments, une élévation en des cimes vertigineuses et embrasées de l’amour, insoupçonnées, jusqu’en des sphères célestes cristallines idéalisées. Clémence brûlait de désir pour Pierre, le lui faisait savoir. Elle n’y tenait mais, et refusait tout autre homme dans sa vie, quoi qu’il lui en coutât au niveau des appétences de l’amour. L’amant répondait qu’il ne parvenait pas à obtenir le consentement de l’oncle qui se traînait, comme par caprice, se refusait encore à mourir. Damien était coriace ; il résistait malgré l’hypertrophie de son ventre dégorgeant d’eau pourrie. Ses jambes étaient devenues à la semblance de piliers grossiers, énormes, éléphantesques, et la paralysie le gagnait. Son déclin de tyran paraissait trop lent à Pierre.
Un soir, de retour d’une conférence de l’abbé, il le trouva, cramoisi, la face congestionnée ; c’était enfin l’attaque ultime du vieil hydropique despotique.  Pierre téléphona au médecin, sachant que ce dernier ne pourrait pas faire grand-chose. Parvenu au domicile cossu du notable, le praticien se contenta d’un examen sommaire du pouls et des pupilles après avoir desserré la cravate et le col du podagre. Il lui fit une injection d’adrénaline pour maintenir le cœur. Il déclara, juste avant de partir, après qu’il eut rangé et refermé sa trousse : « C’est la fin. Le transporter à l’hôpital serait vain. L’ambulance arriverait trop tard. J’ai fait ce que j’ai pu. Je suis désolé, monsieur Desportes. Quand l’heure finale arrive, il faut savoir se résigner.»
Devant cet aveu d’impuissance, Pierre osa se réjouir, sans que cette allégresse, dissimulée avec soin et hypocrisie, transparût dans l’expression de son visage, dans la brillance de ses prunelles. Il conserva une impassibilité étonnante face à l’événement espéré depuis longtemps, une de ces impavidités inexpressives, anti-émotionnelles, qu’un Albert Camus, plus tard dans l’Etranger, utiliserait pour dépeindre le comportement de Meursault pendant les scènes de deuil. Un mot résumait cette attitude : indifférence. C’était une négation épurée, concise, du pathos antique, l’inversion assumée de la Mort baroque.
Pierre assista son oncle, le voyant partir, en étouffements goitreux, la face cyanosée, bleuâtre et braisée à la fois, le cou congestionné, colossal, telle la poche d’un bec de pélican emplie de poissons pourrissants impossibles à avaler. Il avait été allongé sur son lit, bordé le plus confortablement, mais c’était illusoire dans son cas désespéré.
L’homme mourant émit un long râle mêlé de gargouillements, en une tentative d’extirper de sa gorge de pachyderme gorgé d’eau l’imaginaire ver géant qui l’encombrait et le suffoquait. Cela rappelait les derniers instants de Louis XIII. On imaginait aisément tous les bouleversements physiologiques internes de cet organisme sur le départ, le remuement spasmodique des bronches, de la trachée, les efforts dérisoires d’une luette hypertrophiée, encombrée, engoncée, engluée de glaires obstruant le larynx du moribond, pour essayer de débarrasser Damien de toutes ces végétations graisseuses parasites, sans que tout cet appareil respiratoire sollicité au maximum parvînt à évacuer tout ce bouchon immonde qui le tuait, l’empêchait d’aspirer la moindre goulée d’oxygène salvatrice. C’eût été un simple et banal coup de sang, si l’obésité hydropique de monsieur Vigan n’avait pas aggravé son cas pathologique. Il payait pour ses excès, ses soirées arrosées au boxon, au Sphinx en particulier (haut lieu de sociabilité républicaine où tous les pontes s’encanaillaient avec les pierreuses). Il payait donc au centuple, de sa vie même, pour ses vins, ses agapes, ses crevailles et ripailles radicales-socialistes. 
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Il mourut en deux heures. Pierre sortit prendre l’air, se heurtant à un de ces militants du parti communiste, qui distribuait des tracts d’agitprop en gueulant : « Des avions, des canons pour l’Espagne ! ». Lassé par tout ce tintouin inapproprié, il se rendit au café le plus proche, où il prit une anisette. Puis, il rentra, décidé à prévenir la famille de Damien, par téléphone, par télégramme, par faire-part, à effectuer toutes les démarches rébarbatives et nécessaires à la mairie d’arrondissement et aux pompes funèbres. En libre penseur, Damien Vigan avait exigé des obsèques civiles.
Ce fut ensuite la veillée mortuaire, dans la chambre de Damien, en compagnie d’une cousine desséchée du défunt, aussi maigre qu’il fut gras, endeuillée comme une vieille Corse, et de deux vagues neveux d’une telle insignifiance que Pierre n’en retint même pas les noms.
Pierre se sentait paradoxalement morveux au chevet de ce cadavre cireux dont les ailes du nez pincé, étréci par la mort, en une plicature de rigor mortis, paraissaient perler, goutter d’un suif, d’une humeur graisseuse, comme si Damien eût commencé à fondre au lieu de se décomposer normalement.
En la rigidité cadavérique, paradoxe insigne, l’abdomen monstrueux de l’oncle honni s’était dégonflé telle une outre percée. Cela formait un creux obscène sous le complet croisé anthracite de la dépouille gisante, purgée en quelque sorte de toutes les impuretés de sa vie d’épicurien.
Damien paraissait avoir macéré dans son énormité, comme un vieux fromage coulant, crémeux, qui fermente et s’affine en cave, des mois durant. Pierre se rengorgeait, en la contemplation hébétée du cadavre allongé sur le vieux lit de chêne, sculpté de moulures qu’on disait de style Henri II ou IV ; les mains du mort, boudinées par la maladie, diabétiques et blanchâtres, étaient disposées en prière, comme si cet obèse eût été quelque preux gisant  revenu de croisade. Il fallait de plus que le jeune homme supportât le marmottement des prières de la vieille cousine sèche, qui ne cessait pas d’égrener un rosaire.
Cette scène de veillée mortuaire eût pu être compassée ; elle ne fut que froideur, quasi indifférence, de la part de l’enfin libéré des tracas. Le chemin tortueux, auparavant encombré d’obstacles, d’ornières et de broussailles, s’était brusquement dégagé, aplani, avait opté pour une ligne droite au bout de laquelle, là-bas, tout au bout, Clémence attendait le promis.
Alors, ils purent se fiancer, puis convoler en justes tourtereaux, se grisant par avance de leurs transports. Pierre demanda à l’abbé Breuil de bénir leur union.                

Clémence accueillit tout cela avec sérénité ; elle aussi était libre. L’instant tant attendu approchait. Ses yeux s’illuminaient d’avidité, mais le trésor, c’était elle.
Elle se donnait ; elle voulait bien, elle ressentait des frémissements d’une joie retenue.
Elle était ce fruit sacré, charnu, à la chair savoureuse et pulpeuse, que l’aimé dépouillerait de toute sa pelure, cette pomme d’or du jardin des Hespérides, dévoilant tous ses secrets, son onctuosité, offrande de l’amour accompli.
Elle songeait à une rose, une rose d’Ispahan à la robe pourprée, teinte de la passion, rose incarnadine, étincelante de gouttelettes de rosée, à la diaphanéité telle que ses pétales, pétioles, calice, folioles, pistil, sa tige, translucides, pellucides, révélaient toute une ramification nervurée d’une sève de vie s’y écoulant, par flux battants de suavité, en elle, afin que s’occasionnât un fusionnement, une alliance des sangs fécondatrice.
Et Clémence ressentirait en elle, assurément, en son moi intime et immanent, le développement d’un être, d’abord informel et ténu, un embryon qui coloniserait sa matrice, fruit désiré de leur union mystique, de Pierre et d’elle, une union d’hyménée, embryon qui, au fil du temps, acquerrait consistance, signifiance, embryon dont se dessineraient les galbes, les courbures, les arcatures, l’architecture physiologique interne et externe, en une organogenèse toujours plus élaborée, perfectible, achevée, que cette créature, ce petit être fût fille ou garçon, projet potentiel, fruit bénit, consacré, de ses entrailles de Mère. Le fœtus croîtrait en elle, en son utérus gravide, s’alimenterait de son sang sacral et nourricier via le cordon ombilical, sans toutefois qu’il la parasitât. 
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Au mariage, le doigt tendu de Clémence, réceptacle érigé, évocateur, enchâsserait l’anneau nuptial, en un symbolisme fécondateur, ithyphallique, de la défloration nécessaire à l’assouvissement de son amour pour Pierre. Cela serait une cérémonie toute simple, intime, sans fioritures ; un rite immémorial et complexe cependant, lorsque adviendrait la nuit de noces. La graine, déposée en son sillon utérin, au saint des saints, après que le soc-membre de Pierre l’eut emblavé, creusé, par un jet fertilisateur jaillissant, s’épreignant, cette graine minuscule, serait l’enfant du couple sacro-saint, renouvellement de l’Alliance éternelle de la Race, mélange subtil de deux liqueurs, de deux principes fondamentaux de la Nature, mâle et femelle, de deux gamètes, portant moitié-moitié le patrimoine de chacun d’entre lui et d’entre d’elle, de chacune des familles, des lignées, nouvel être issu de cette même Alliance, de deux hérédités intrinsèques créatrices.
Ils s’étaient mariés en septembre 1938, en pleine crise des Sudète, alors que l’orage n’avait jamais grondé aussi fort. C’était le terme de ce qu’on avait appelé « les années d’illusion »…illusoires, en effet… Ces années où l’on avait trop longtemps cru que tout serait facile, avant que le principe de réalité se rappelât douloureusement à tous et toutes.
Le cérémonial nuptial fut tel que tous deux l’avaient souhaité et fixé, dans une petite chapelle, du côté de Montmartre, avec seulement quelques personnes dans l’assistance et un bedeau chamarré jusqu’au ridicule. Lors de l’enchâssement des anneaux, l’aimée trembla si fort que l’alliance, une alliance ancienne, aux guillochures patinées, tomba sur les dalles avec un roulement métallifère. C’était un mauvais présage, non un gage de bonheur.
Enfin vint cette fameuse nuit de noces, en cet appartement hérité de Damien, converti en pénates de Pierre. Il était troublant de constater que la chambre même où le vieux tyran avait rendu le dernier soupir serait celle des ébats fécondateurs du nouveau couple. Pierre prit possession du lieu, y  consomma son mariage d’une manière ritualisée, symbolique et intense.

La promise avait natté ses cheveux sous son voile. Ceint d’une couronne de fleurs d’orangers, conformément au rite nuptial, il formait comme une calotte sainte, une voûte de mousseline à la demi-sphéricité parfaite et pure et, sous cette croisée d’ogives transparaissait la masse de la chevelure. Ce casque blond, ogival, voilé, paraissait se réfracter par le jeu subtil de l’éclairage de la chambre des noces, et cette réfraction prodiguait à Clémence une sublimation angélique, une transfiguration d’idylle en quelque chose de plus fondamental et de divin.
Pierre défit les nattes, une à une, après qu’il eut ôté et déposé la couronne et le voile. Il enlevait chaque épingle, chacune des attaches qui maintenaient cette splendeur en place. Des torrents, des méandres méchés dévalaient sur les épaules de la belle, nimbés de mille reflets de dorures alors que l’époux, résolument, plongeait tout son visage dans l’onde chevelue, s’y grisant, humant le capiteux parfum caressant, franchissant le narthex du sommet d’or blond de cette tête sainte jusqu’au tabernacle suprême qui caressait ses joues. Ce faisant, il dévêtait peu à peu Clémence, délaçant son corsage ivoirin, ses jupes et ses jupons, révélant cette silhouette sublime qu’il connaissait déjà pour l’avoir croquée. Il la défit de sa vêture de vierge, la mettant d’abord en dessous. Chacun paraissait dialoguer en un gazouillement d’amour aviaire, en des chants amébées antiques, en épithalames, en noces de Cana, en Cantique des cantiques,  échangeant baisers, caresses, en une montée transsudante du plaisir. Et Pierre se gorgea de la peau révélée de Clémence, de toute son essence blonde, buvant, buvant à loisir la crème laiteuse de cet épiderme au fin duvet pellucide d’une opalescence perlière. Point de risque qu’un voisin indiscret entendît leurs ébats passionnés : aucune mitoyenneté murale n’eût rendu possible la captation impudique de leurs transports nuptiaux.
Elle demanda si elle devait s’asseoir ou se coucher afin que se facilitât leur enlacement ; il l’exigea debout, presque dressée, aérienne, aérodyne, prête à l’envol de la colombe blanche, plus légère qu’Hermès, afin qu’elle figurât telle une déesse ou une cariatide.
Et la nudité grecque des deux amants progressait de place en place, Pierre bientôt en caleçon, frac, gilet, plastron, pantalon et chemise chus au parquet, Clémence, en fine chemise de jour, les bretelles abaissées sur son buste de lait. Elle n’arborait jamais de brassière, laissant toujours sa poitrine de presque enfant libre.
Elle révélait sa Vérité, des creux poplités inédits, des échancrures nouvelles. Il eût fallu une recension précise des actes en cours d’accomplissement dans cette chambre pour que toute la ville sût de quelle manière la vierge s’était offerte. Clémence se faisait haletante ; le sang lui battait aux tempes transparentes, son rythme cardiaque s’accélérant. Elle crut souffrir de spasmophilie, tant les spasmes qui la traversaient devenaient violents, irrémédiables, voluptueux. Alors, elle s’accoufla, s’agenouilla, s’aponicha aux pieds de Pierre. Elle se prosterna, l’adora, l’idolâtra. Elle renouvela ses génuflexions. Elle était alors Théobroma, la nourriture des dieux, qu’en un rituel dévorateur, Pierre allait féconder toute. 
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Elle se surprit à rougir, constatant qu’au mitan du caleçon de l’aimé s’exprimait impudiquement l’impatience du mâle. Elle effleura cela, osant braver l’interdit. Enfiévrée, Clémence éprouvait la sensation inédite de se désaltérer d’une drogue aphrodisiaque, de s’abreuver à une source stupéfiante alors que ses yeux admiraient le cœur révélateur ithyphallique du tout-puissant aimé. C’était un opiat puissant, assommant, abrutissant, ne laissant point indemne, une liqueur d’amertume qui vous abandonnait à l’impression d’avoir fauté, une impression inoubliable, bien qu’elle fût mitigée. Elle savait intimement que des créatures allaient bien plus loin qu’elle-même, que ce simple effleurement furtif. Refusant de pousser de l’avant, de s’abandonner au péché luxurieux, d’y succomber, de s’y damner irréversiblement, elle demanda à confesser sa Faute charnelle, sans qu’elle l’eût commise. La pensée, l’injonction imaginaire de Pierre, l’intention virtuelle, avaient suffi qu’elle s’en persuadât, qu’elle crût au geste peccamineux accompli. Elle croyait avoir offensé Dieu, du moins en avoir éprouvé l’intention et, par crainte des peines, de la damnation qui résulterait de cette même intention, elle le regrettait ; c’était son attrition.  Sur sa gorge nue de nymphe rose, elle saisit les médailles pieuses ; elle les embrassa avec frénésie, en dévote, en repentie du XVIIe siècle,  en fanatique, presque en démente, en idolâtre et en iconodoule, le crucifix minuscule d’abord, la médaille de la Sainte Vierge de Lourdes ensuite, appendus aux chaînettes dorées autour de son cou d’albumen.
Pierre ne saisit pas cette gestuelle de pécheresse repentante, de Marie de Magdala qui, de sa masse de cheveux, caressait ses pieds d’homme, qui, détail cocasse, arboraient encore chaussettes et fixe-chaussettes noirs.
Il souhaitait que tous deux poursuivissent leurs transports d’hyménée légitime. Il contempla la fine gorge nue aréolée de rose. Il reprit son rituel.  
Etaient advenues les épousailles, était advenu le temps marital, et adviendrait bientôt Jeanne, la petite Jeanne, au bout du chemin.
Blonde à la peau d’albâtre, Clémence devait achever, pour Pierre, son dévoilement de Vénus. Déhiscente femme de vingt-trois ans, Clémence était gorgée de sève, impatiente en vérité de l’acte charnel de la fécondation.
De fait, au fur et à mesure que l’aimé l’avait déshabillée, bien que cette opération fût pour l’instant demeurée à mi-chemin, elle avait saisi le fantasme de Pierre, cette révélation, ce dévoilement progressif d’un épiderme de blonde, doux certes au toucher, duveteux, velouté, mais non exempt d’imperfections, d’accidents, épiderme que les doigts et les lèvres de l’amant se mirent à parcourir, allant en le moindre interstice, le moindre périmètre, afin que son cerveau d’amoureux pût se remémorer l’entièreté de la conformation de la fleur clémentine.
Cou ivoirin, campanule des prés, nuque de duvet, échine frémissante, frissonnant de volupté sous les caresses, constellée de son, avec çà, là, quelques grains de sénevé d’un brun qu’on disait de beauté, main et bouche descendant jusqu’aux coques galbées, encore corsetées d’un doux satin surmonté d’une ceinture de caoutchouc gainée, damassée, soyeuse, qui maintenait une armature, un appareillage, une arcature, un carcan mystérieux du bas ventre et des jambes, destiné à soutenir les bas de soie de lys.
Et Pierre, n’osant encore achever le dépouillement de la rose, se focalisa sur ces intervalles de peau nue, libre, entre l’ourlure bouillonnante de la culotte soyeuse et les attaches des jarretelles. Il caressa tout cela du regard, puis de la main, lissant la soie et le satin des dessous, avant d’enchaîner les bécots passionnés.
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Il embrassait d’abondance, lissait le torse, le ventre ferme et plat, les hanches graciles de Clémence, l’ombilic lilial dépassant du porte-jarretelles qu’il défaisait avec douceur. Il parcourait des doigts le réseau translucide des veines, effleurant l’épiderme des seins, toutes ces veinures bleutées fluviatiles, réticulées, sous la peau fine de la gorge de nymphe fluette offerte toute, aréolée de rose, gorge dont les mamelons de jeune vierge, redressés de désir, pointaient, comme tumescents d’un élixir d’amour et de feu. Il murmurait :
« Tu es belle, tu es belle m’amour », avant de mordiller la coquille de corail de l’ourlure des oreilles de velours, puis d’apposer un nouveau baiser frais au mitan du nombril trémulant d’extase. Puis, en de caressants parcours diffus, il entreprit de découvrir l’intimité de l’élue de son cœur. Clémence laissa s’accomplir et s’assouvir cet examen hardi, cette exploration de sa quintessence féminine, anatomique, à travers l’étoffe satinée de son dernier dessous, cette découverte merveilleuse du trésor dernier, de la toison d’or, cachée encore, de ses vallonnements, combes, creux, replis secrets, matelassés, de ses reliefs variés, de ses ciselures et de ses ourlets occultes. C’était là l’œuvre d’un orfèvre, de l’orfèvre-Dieu qui avait voulu qu’Eve fût ainsi faite. Elle émettait de petits soupirs allègres, approbateurs, tout en rendant au promis ses embrassements. Et ces soupirs gagnaient en puissance, en force, se faisaient halètements joyeux et cadencés. Cela commençait en ses profondeurs utérines, grave, chaud, telle une clarinette basse ; puis, cela remontait le fil de ses entrailles, prenant de l’intensité, gravissant les aigus, passant au son du hautbois, s’épandait enfin, jubilation, jaillissements sanguins, flûtés, stridulants, extatiques, en trilles de chanterelle, en vibrato exacerbé d’une viole d’amour.
A cet instant, il acheva de la mettre nue en disant : « Tu es belle et délicate comme une onciale de manuscrit ancien. »
Tandis que Pierre finissait lui-même de se déshabiller, les préliminaires terminés, Clémence, décidée au sacrifice suprême de la vierge, s’allongea sur le drap, sur la couche nuptiale, en odalisque, sa toison d’or impudente et conquée exposée avec orgueil et panache, comme les appas d’une prostituée de Babylone. Elle savait que l’homme devait demeurer sur la femme, qu’il n’y avait pas d’autre posture admise, que sa foi le commandait, que toute autre position était prohibée, sacrilège à Yahvé, apostasie aux enseignements de l’Eglise, car elle s’était unie chrétiennement à Pierre et leurs rapports se conformeraient par conséquent aux écritures, à la doxa, au Droit Canon. Il s’étendit à ses côtés et l’étreignit, l’embrassant encore de plus belle. Il se décida à l’enfin posséder. Ce fut une union nuptiale quasiment divine, à nulle autre pareille.
L’adorée facilita l’intromission du mâle, s’arquant, s’éployant, gémissant d’allégresse, gorge dressée et médaillée, orgueilleuse de toute sa splendeur authentique, toute vibrante d’une jouissance inédite, transsudant de l’exsudation d’une sueur suave, de sa peau parfumée et fragrante, tandis que s’égouttait sur le drap de la couche le sang frais et vermeil de la perforation, de la défloration hosanéenne. Pierre fut tout en elle, l’honorant à plusieurs reprises. Ce fut une libation d’amour sans cesse répétée, renouvelée, jusqu’à ce que tous deux en devinssent fourbus.
Pendant qu’il la bécotait tout son soûl, enlaçant ses blêmes flancs fragiles suintants de plaisir, sa douce peau de blonde désormais brûlante et trempée de mouillures, Clémence, plus extatique que jamais, encourageait Pierre à la forcer davantage, à la posséder plus, à entrer encore plus profondément en son sein afin qu’ils conçussent l’Enfant. Dieu le voulait ainsi et elle se conformait à ses préceptes. Elle ressentait la rivière séminale s’épanchant en ses canaux intimes, s’écoulant, se frayant un chemin parmi les voies internes, irrigant la matrice, la fertilisant,  riche d’une frayère de millions d’homoncules flagellés à la nage frénétique en quête de l’ovule frais pondu. Elle savait le moment bien choisi, favorable ; c’était une pratique conceptionnelle immémoriale, digne qu’on la concélébrât avec faste. Elle se sentait la Mère, féconde, bien qu’elle fût frêle, à la semblance de cette vénus préhistorique aux hanches hypertrophiées qu’elle avait découverte lors de ces fouilles d’été. Elle était la déesse-matriarche se devant d’engendrer, Gaia, Gé, Déméter, Ops, la Terre-mater, tandis que Pierre jouait le rôle éminent du Fécondateur Suprême, dieu agraire, Quirinus, Osiris ou autre…
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Clémence avait attendu, espéré ardemment cette nuit de noces, ce moment enchanteur et magique, d’où, probablement, Jeanne, leur Jeanne était issue. Oui, elle fut conçue au cours de cette étreinte, à moins que cela fût à l’occasion de la suivante, ou bien d’une autre, une autre nuit… Clémence célèbrerait sans fin, en toute sacralité, jusqu’à son dernier soupir, l’événement fondateur émerillonnant, alliance du plaisir et de la perpétuation nécessaire de l’espèce. Ç’avait été une nouvelle Incarnation du Verbe, mais d’un Verbe de l’Homme et de la Femme. Lorsqu’arriverait l’âge des questionnements fondamentaux, elle dirait à Jeanne : « Nous te voulûmes ; nous nous aimâmes donc, tout simplement, et tu vins. »
Enfant du désir, enfant du projet, enfant de la volonté. Telle était Jeanne, qui naîtrait aux prémices de la nouvelle guerre.

A suivre...
         
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