mardi 5 mai 2020

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 6 4e partie.


Le geôlier s’était contenté d’un examen sommaire de la dépouille de feu Jean-Paul Marat.
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 Il s’était tôt absenté, après qu’il eut demandé à Agathon d’attendre le retour des médecins qui dresseraient l’acte officiel de décès et feraient emporter le corps pour une destinée évidente exhalant le sapin ou la chaux vive.

Cela laissa au muscadin un délai suffisant pour opérer la substitution qu’il redoutait tant, autant qu’elle lui répugnât. Il lui fallut agir vite, sans renauder. De Sade alias Sydney Greenstreet,
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 il n’entendait plus rien. Les chaînes qui enserraient encore le détenu ne facilitaient pas sa tâche. La première chose qu’il put faire fut de se coiffer de l’affreux madras du mort, aux remugles vinaigrés ; quelques gouttelettes de ce liquide acide coulaient encore de l’étoffe surie, menaçant d’humecter les lèvres de notre délicat.

Après, advint l’horreur pure : Agathon fut contraint d’arracher, par larges lambeaux, les squames du cadavre afin qu’il s’en enveloppât. Là encore, les chaînes génèrent l’aisance de ses mouvements. Il espérait qu’en la pénombre du cachot, l’illusion serait suffisante, qu’on le confondrait sans difficulté avec le défunt. De combien de minutes disposait-il encore afin de parachever son déguisement ? Agathon savait la Bastille suffisamment vaste, la chaîne décisionnelle bureaucratique assez complexe pour qu’il pût en terminer avec la première phase de l’exécution du plan du marquis de Sade avant que les fonctionnaires ne vinssent récupérer Marat.

Le temps s’écoulait, sans qu’il le mesurât avec exactitude puisque sa montre avait été perdue dans ses mésaventures multiples. Après avoir déposé le cadavre sur sa propre paillasse, en position du dormeur, non sans qu’il l’eût au préalable recouvert de sa propre chemise souillée et déchirée, faisant fi tant bien que mal de son aspect désormais acquis d’écorché de Fragonard ou de Vésale,
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  il parvint à s’allonger, réprimant des hauts le cœur, des pans entiers de peau par-dessus l’autre chemise en lambeaux, celle de l’ami du peuple, échangée tant bien que mal elle aussi, enfilée malaisément à cause des maudites chaînes, haillons qui guère ne lui allaient tant Marat était décharné par la maladie.

Les sentiments éprouvés par Agathon s’avéraient ambivalents : si le silence définitif du trublion dérangé qu’avait été Jean-Paul Marat ne l’émouvait guère, il ressentait cependant un doute, doute qui lézardait ses convictions politiques. Quel que fût le pouvoir qu’on servait, seuls les possédants en profitaient, et le peuple demeurait l’éternel perdant des bouleversements politiques ou dynastiques. Une monarchie constitutionnelle ou parlementaire, à l’anglaise, ne garantissait aucunement le bien-être des masses… Trouver refuge chez Manon Phlipon, veuve Roland de La Platière,
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 cette réprouvée dont la domestique, par esprit de sacrifice, supportait à sa place les affres de la captivité, perturbait le muscadin au loyalisme devenant incertain. Manon Roland avait souhaité la fin de l’absolutisme et le triomphe de la bourgeoisie des négociants au détriment de l’aristocratie parasite, en particulier celle de l’ancienne cour. De plus, avec d’autres femmes instruites en politique, comme Olympe de Gouges et Théroigne de Méricourt,
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 elle avait milité pour l’émancipation politique et économique de son sexe.  La dernière citée avait longtemps vécu à Londres, nouant une amitié sincère avec une féministe anglaise redoutable, Mary Wollstonecraft,
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 qui avait aussi séjourné de son côté à Paris. La susnommée, dont le métier de maîtresse d’école la rapprochait d’une presque contemporaine de Galeazzo, Louise Michel,
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 était décédée prématurément à la naissance de sa fille Mary, en 1797, d’une fièvre puerpérale. Cette clique féministe travaillait à la rédaction d’une déclaration révolutionnaire des Droits de la Femme.

Jolifleur s’angoissait donc à l’égrènement de la ronde des heures, craignant que les fonctionnaires tardassent tant que le cadavre de l’ami du peuple commencerait à se couvrir des insidieux stigmates de la putréfaction, en particulier cette tache abdominale verte ou noire, évocatrice du travail de conversion des chairs accompli par la Nature. Lors, la dépouille de Jean-Paul Marat, sublimée en charogne, se métamorphoserait en un reflet-miroir inexact de celle de l’orang-outan du cachot de Donatien de Sade car elle serait vouée à traverser les mêmes étapes d’anéantissement. La perception du temps du muscadin déchu s’altérait, se dégradait à la mesure de sa peur, écoulement de Chronos dilaté démesurément jusqu’à l’infini. Au contraire, quand son esprit évoquait celui qui gisait à côté, s’y concentrait, il ne pouvait s’empêcher de visualiser le film anticipé accéléré de la putrescence jusqu’à la dislocation terminale du squelette. Ce Marat-là annonçait ce trucage cinématographique remarquable, image après image, du Morlock mort de George Pal dans La Machine à explorer le Temps.
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 A défaut d’exhiber les crocs branlants simiesques communs au Pongidé et à la bête humaine fabuleuse, la mâchoire de notre Marat minéralisé en ossements disjoints béerait sur le Vide et l’Infini des espaces pascaliens. 
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Lorsque les cliquetis des clefs daignèrent enfin atteindre ses oreilles, Agathon sursauta mais sut reprendre, à temps, l’immobilité cadavérique factice. Dès à présent, il se contraignit à jouer une excellente et répugnante comédie dont Napoléon, Fouché, Danton et son bourreau féminin seraient les dupes. Aux bruits des pas s’introduisant en la place, le muscadin évalua la venue de quatre hommes : son gardien, le médecin et deux infirmiers chargés sans nul doute du transport du corps.

Il entendit distinctement le geôlier dire :

« Au préalable, déverrouillons et ôtons ses chaînes. Elles ne lui serviront plus de rien. »

Demeurer immobile, impavide, durant cette action, fut fort difficile. Les yeux fermés, Agathon perçut le grincement de la clef dans ses entraves, et dut réprimer un soupir de soulagement quand on l’en libéra. Puis, il fut soulevé et presque jeté sur une espèce de civière. L’épreuve la plus difficile fut lorsque le médecin approcha un miroir de ses lèvres afin de bien vérifier qu’il ne respirait plus. L’on redoutait les cas cataleptiques, les enterrés vivants ! Agathon serra les dents et retint son souffle.

 « Diable ! Sa mâchoire est déjà fort bien serrée ! La rigidité cadavérique a commencé », fit la voix inconnue du médecin qui aussitôt poursuivit : « Je signe le certificat de décès, ce jourd’hui samedi 8 mars 1800 à cinq heures du soir. Compte tenu de la précocité de la rigidité cadavérique, seulement deux heures après la mort alors qu’il en faut trois en principe, je propose que l’on hâte la rédaction du permis d’inhumer. »

Il y eut alors un crissement de plume. Le zèle administratif avait été poussé jusqu’à apporter papier et matériel nécessaires à l’établissement de l’acte funèbre. Le docteur s’appuya comme il le put contre un des murs et signa, debout, d’un paraphe nerveux griffant la feuille. Le geôlier ajouta :

« Le dénommé Marat a un compagnon de cellule. C’est lui qui a lancé l’alerte.

- Où est-il donc ? Il ne semble pas se manifester. Serait-il devenu muet de terreur ou si émotionné qu’il serait mort lui aussi ? »

Agathon sentit une sueur glacée parcourir son échine. Heureusement qu’il était couché sur la civière en position dorsale.

« Il doit croupir au fond, sur son grabat. », reprit le garde.

Dans la semi obscurité, ils virent en un recoin obombré une silhouette loqueteuse reposant sur une paillasse, en chien de fusil.

« Laissons-le tranquille, monsieur le médecin. Ce muscadin a subi une épreuve délicate. Voir mourir son compagnon de cachot…Ces petits-maîtres antiphysiques ont de ces émois de donzelles ! Fi donc !

- Ce Marat était malade depuis longtemps, répliqua le disciple d’Hippocrate. Sa mort ne pouvait tarder. Allons, messieurs, quittons cette géhenne lugubre, acheva-t-il. Emmenez le corps à la morgue provisoire. Je vais me rendre de ce pas auprès de Monsieur le gouverneur Boissy d’Anglas pour qu’il cosigne le certificat du trépassé et le permis d’inhumer. »
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Il se retrouva reposant dans une salle glacée, chichement éclairée de quinquets, toujours vêtu de ses brimborions cadavériques. Ne percevant plus aucune présence, il se risqua à ouvrir les yeux. Les pierres de taille témoignaient qu’il n’avait pas encore quitté la Bastille.
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 Une odeur douteuse signala à ses narines qu’au moins un corps mort partageait sa compagnie. C’était donc en ce dépositoire servant de morgue provisoire qu’on l’avait déposé. Agathon n’était pas encore tiré d’affaire. Il ignorait, à ce stade, si on allait le dénuder pour l’exposer ou l’autopsier puis, plus tard, si on allait l’enfermer en une bière ouverte ou fermée, l’inhumer ou le jeter tel quel dans la cavité sinistre et profonde d’une fosse commune que l’on recouvrirait de chaux vive. C’était aussi oublier qu’au préalable, on le coudrait dans un linceul, drap grossier qu’il devrait pouvoir déchirer pour fuir sa tombe improvisée… A moins qu’on le jetât à la Seine. Ah, si au moins il était « mort » en mer ! 
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Le lieu demeurait désert ; nul ne paraissait pressé de s’occuper du pseudo-mort. Agathon se redressa et porta un regard en direction de la table la plus proche, celle d’où provenait la senteur cadavéreuse. Mieux eût valu qu’il se voilât la face au spectacle offert par la dépouille qu’il voisinait. Certes, l’opacité lugubre des lieux atténuait l’horreur, mais les chandelles suffisaient à l’éclaircissement et à la révélation des détails affreux et scabreux témoignant du statut de l’homme reposant en compagnie de celui qui souhaitait recouvrer la liberté. L’être était caduc depuis longtemps, peut être trépassé depuis un jour ou deux, assurément glacé et roide. Cela signifiait que l’inhumation des détenus décédés ne constituait pas la priorité de Monsieur Boissy d’Anglas.

Ç’avait été une personne corpulente, un de ces viveurs à la motricité réduite par l’adiposité, dont cependant la paroi abdominale s’était affaissée après qu’elle eut été proéminente. Peut-être l’avait-on autopsié et ôté ses viscères les plus susceptible de se gâter avec promptitude. Mais, bien plus abominable, l’on avait inséré en son fondement un clystère ou une canule de laquelle exsudait, s’épreignait, une humeur pestilentielle qui gouttait jusqu’à une bassine de fer-blanc. Cet écoulement, cette liquéfaction, témoignaient non seulement de l’œuvre de la putréfaction, mais aussi de la dissolution des organes. Agathon connaissait ses classiques ; il songea à la description par Hérodote des trois classes d’embaumement.
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 Il était selon ses pensées erratiques incontestable qu’on avait infligé à la dépouille de l’inconnu le traitement que les taricheutes égyptiens réservaient à l’embaumement de troisième classe, qui consistait en l’introduction dans le corps d’un produit dissolvant les viscères. Jolifleur s’était attendu à une pratique inverse qui, certes, ne se répandait que parmi les classes privilégiées : ces nouvelles méthodes d’embaumement nécessitaient l’injection de produits alcoolisés préservateurs en lieu et place du sang et de la lymphe. Toujours était-il que l’épiderme de notre inconnu affichait la classique lividité cadavérique, ce qui acheva de dégoûter le muscadin par trop délicat.

Alors, une pensée vagabonda dans les méninges d’Agathon : « Ce corps ? Qui était-il ? Son obésité ne l’apparentait-elle pas à Donatien marquis de Sade, mon voisin spectral de cachot ? », personnage dont il évaluait la possibilité d’une intervention surnaturelle. « Ai-je eu tantôt affaire à un fantôme qui m’aurait fourni toutes les directives nécessaires à mon évasion ? »

Il frissonna et reprit sa position couchée, attendant que l’on vînt enfin s’occuper de lui, espérant aussi qu’un chirurgien n’exercerait pas à son encontre l’art de l’autopsie ou de la dissection. Enfin, sans qu’il pût mesurer le nombre des minutes écoulées depuis sa dernière méditation macabre, il entendit des pas… Il se tint coi, se contraignant à l’immobilité parfaite d’une dépouille. Comme il était ardu de maintenir les yeux clos, de n’émettre aucune exsufflation, de feindre la mort ! Toutefois, la température de son organisme aurait pu le trahir, mais, à son grand soulagement, les deux arrivants – ainsi que son ouïe put le constater, quoiqu’il regrettât se priver d’un examen visuel des nouveaux venus – se moquaient de ce détail. La pièce, non chauffée, n’était pas propice aux manifestations sudorifères. Aussi, l’épiderme d’Agathon demeurait froid, d’autant plus qu’il supposait que son aspect répugnant – les squames de l’ami du peuple ne le recouvraient-elles pas ? – excluait que les infirmiers ou supposés tels prissent le risque de le toucher. C‘était comme si feu Marat eût été pestiféré ou frappé de vérole. Toutefois, le péril demeurait d’une autopsie avant la mise en bière.

Au grand soulagement d’Agathon, nul scalpel ne l’approcha et il sentit que les deux acolytes se contentaient de le saisir avant de l’envelopper, sans ménagement, dans une espèce de linceul sommaire. Logiquement, on aurait dû le déposer dans un cercueil et clouer celui-ci, avec pour résultat une inhumation prématurée… Or, les officiants de la Bastille, peu rompus aux usages funéraires – à moins qu’ils en eussent reçu l’ordre et qu’ils traitassent chaque défunt de la même manière – glissèrent le prétendu cadavre à l’intérieur d’un sac de toile qu’à sa grande terreur, sans qu’il bronchât pourtant, le muscadin entendit qu’on en cousait l’orifice. C’était donc le dépôt dans une fosse commune qui attendait Agathon,
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 en la compagnie de corps dissous dans la chaux vive que l’on déverserait aussi sur lui… 
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Il eût pu se trahir, se débattre, s’extirper du sac, assommer les deux hommes et prendre la fuite, au risque de s’égarer dans les dédales de la Bastille puis d’être repris. Il se résigna, les laissant faire. Jolifleur soupçonnait la grossièreté du travail de couture : les mains masculines sont dépourvues de l’expertise des femmes en la matière. Il lui serait aisé – du moins, l’espéra –t-il – de découdre tout cela, sans recourir à la moindre lame bien qu’un mauvais canif, glissé sous sa ceinture, eût échappé à la vigilance des embastilleurs.

On le transporta donc, en une promenade interminable et angoissante. Les deux porteurs ne cessaient de changer de corridor, d’emprunter des escaliers, descendant sans doute à un niveau secret, quelque part sous la Seine. En lieu et place du bicorne réglementaire, ils arboraient de singulières calottes métalliques pareilles à celles des mineurs de fond classiques du temps de Jules Verne et des Indes noires.
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 Ces calottes étaient surmontées de lampes frontales d’une technologie introduite par le comte di Fabbrini, obéissant au système Ruhmkorff
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 avec soixante ans d’avance. La bobine y était actionnée grâce à une petite manivelle sise au côté droit du casque. Ils paraissaient connaître leur itinéraire à la perfection, en dignes représentants de leur corporation. Or, Napoléon souhaitait ardemment réformer tout cela, donner des gages aux libéraux, à ces Benjamin Constant ou Cabanis en abolissant les corporations, maîtrises, jurandes et autres communautés.

L’infinitude du temps perçu par un cerveau épeuré fit perdre à notre protagoniste conscience de la durée exacte des faits. Le muscadin ressentait, malgré ses enveloppes, la sinuosité tortueuse du cheminement de cet étrange cortège funèbre. Jusqu’à quelle profondeur les préposés de la morgue allaient-ils le conduire ? La Bastille lui semblait loin des nouvelles catacombes. Se délivrer de cette gaine, de l’orfroi squameux putride de Marat lui tardait. Un moment, il eut l’impression que les deux transporteurs de cadavre marchaient sur un plancher de bois, comme s’ils parcouraient quelque pont de planches suspendu. Un passage périlleux se présenta à eux : ils payèrent de leur personne en descendant un puits aux échelons sommaires tout en peinant avec le sac funéraire, ceci au péril de leur vie. L’attacher, le faire glisser jusqu’en bas à l’aide de cordes eût été davantage approprié. Ils avaient préféré la seule force de leurs bras. S’ils lâchaient prise, si le fardeau leur échappait ? Ce serait l’abîme pour tous !

Des effluves méphitiques parvenaient à traverser la toile et le linceul : l’on était certainement parvenu à ce niveau fluvial où les roches tendres et les marnes le disputent à l’humidité croupissante des souterrains anciens ou des égouts, réseau qui minait, sapait tout le sous-sol parisien, au risque que de nouveaux éboulements, effondrements de rues entières, similaires à ceux des années 1770, se produisissent. Agathon sentit que les porteurs fatiguaient ; l’un d’eux toussa, incommodé par les miasmes de la galerie. Mais le lancinant portage se poursuivit sans pause. Où se localisait donc cette nécropole de morts embastillés que Napoléon cachait au public ? Jeter à l’eau le tas afin que les poissons le dévorassent n’eût-il pas été plus simple ? Les porteurs iraient-ils s’aventurer jusqu’au Styx, jusqu’à la barque de Charon ? Si Agathon avait vu où se trouvaient désormais les deux compères, il aurait remarqué des enfilades de cavités scellées de portes au bois vermoulu, verdâtre, gonflé d’humidité, tumorales d’eau pourrie, aux judas depuis longtemps disparus à cause de la rouille les ayant réduits à une poudre rubigineuse, comme autant d’anciennes geôles mérovingiennes abandonnées derrière lesquelles achevaient de se disjoindre les squelettes oubliés de partisans des maires du palais Ebroïn et Waratton
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 ou de tout autre dignitaire de Neustrie enfermés là où nul ne songerait à les rechercher après la victoire de Pépin d’Herstal.
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 L’on pouvait imaginer ces ossements rongés de mousse, enveloppés d’algues peut-être. Quelques rats immémoriaux s’étaient-ils repus des chairs décomposées de tous ces captifs politiques ?

L’hydre tentaculaire des égouts n’atteignait pas à l’époque l’ampleur que nous lui connaissons. Leur extension n’excédait pas les cinquante kilomètres, principalement rive droite de la Seine, la rive gauche se réduisant à quelques axes épars. De plus, ils n’avaient progressivement remplacé les anciens et fort malodorants égouts en plein ciel qu’assez récemment. Aussi Napoléon avait manifesté la volonté d’étoffer le réseau, non pas seulement pour une question d’hygiène et de salubrité publique mais aussi avec une intention politique intéressée. Nous avons fait allusion à ce projet d’expansion des prisons d’Etat jusqu’au sous-sol de la capitale, reprenant, outre les souterrains de la Bastille ou du Châtelet, la tradition répressive mérovingienne des cachots et in-pace sous la Seine. Ainsi, Bonaparte allait user des carrières et catacombes en outrepassant leur exploitation économique et leur usage obituaire. Les ossuaires ne s’empliraient pas que de corps morts…
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Les deux porteurs avaient atteint une section profonde, creusée dans le plâtre et le gypse, étançonnée certes, mais instable, proche d’une fosse occulte, dépotoir secret de ceux dont ne devait demeurer nulle trace. Le lieu était entrecoupé de croisements, d’intersections de boyaux secondaires voûtés et suintants, grêlés de lichen, où se terraient des bêtes aveugles dépigmentées. Ils jouxtaient désormais la catacombe principale. Un art morbide avait trouvé asile en ces lieux troglodytes, comme en témoignaient des gravures naïves, à demi effacées, des bas-reliefs grotesques, parfois saints, chrétiens, parfois triviaux et crus, comme autant de manifestations d’une humanité ayant voulu faire acte de sa présence en ce milieu marginal. Des écritures énigmatiques, authentiques resucées de la tradition des graffitis romains et pompéiens s’inscrivaient, lapidaires, en une succession de caractères superposés relatant l’évolution des graphologies, depuis d’obscurs glyphes celtiques jusqu’à une épigraphie en mauvais latin ou en français à la syntaxe populaire malmenée. Une phrase revenait comme un leitmotiv : crucifixus est (« a été crucifié ») tracé au fil des temps par des mains malhabiles. Et ces inscriptions pieuses étaient surmontées d’imitations de colonnes romanes, torves et branlantes, aux chapiteaux historiés constitués de crânes et d’os noircis comme s’ils avaient subi une crémation partielle.  Des calvaires à la manière bretonne
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 égrenaient çà et là le paysage cavernicole, calvaires hideux, quasi sacrilèges en cela que l’Homme de Douleurs sur la croix n’était plus qu’un squelette se démantibulant, en négation radicale de la Résurrection. L’un d’eux avait depuis longtemps perdu ses jambes : seule la cage thoracique, les bras et le cap tenaient encore, les mains clouées ne se soutenant plus que grâce à la momification naturelle. Des vestiges de pourpoint étaient encore reconnaissables, ouverts sur le néant des côtes. Le crâne, qui avait perdu son maxillaire inférieur, se couronnait d’épines séchées depuis des lustres alors que l’inscription gravée INRI surmontait cette Passion d’un Golgotha hérésiarque. L’on pouvait lors émettre diverses hypothèses : le crucifié était soit l’un des cadavres de la fosse commune occulte, récupéré avant dissolution complète et mis en scène afin de défier l’Eglise (un libertin était-il à l’origine de cela ?), soit un authentique supplicié des guerres de religion. A moins qu’il se fût agi d’un défi clandestin au pouvoir de l’usurpateur, un monument négatif édifié par des opposants loyalistes bretons. Enfin, l’on ne pouvait exclure l’œuvre d’une loge maçonnique attachée à la dissidence des Orléans. Ces calvaires insultaient en même temps la Vie et la Mort, tout le cycle de l’humanité du berceau à la tombe sans omettre les fondements mêmes de la chrétienté. Quant aux traces de crémation supposée des os, peut-être s’apparentaient-elles à cette pratique néronienne attestée par le martyrologe romain, du temps où il n’était pas rare que les païens, entraînés par leur Empereur-Dieu, usassent des suppliciés chrétiens comme de torches, de luminaires de suif afin d’éclairer les venelles bourbeuses où s’entassait la plèbe.  

Notre singulier cortège funèbre parvint enfin à destination. Il y déposa son fardeau, à même une terre meuble lasse d’absorber les sucs de décomposition des organismes. Une odeur d’épouvante, soufrée, indescriptible, emplissait les lieux et, dans son sac perméable aux pires fragrances, Agathon manqua vomir et se trahir. Les lampes Ruhmkorff éclairaient d’un halo jaunâtre incertain et vaporeux ce qui ressemblait à un cratère météoritique naturel. L’endroit, cave ou fossé, rappelait quelque entonnoir digne de l’Enfer de Dante,
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 à l’exception de ses différents cercles. Des décennies de strates d’inconnus putréfiés et rongés par la chaux s’y superposaient, débarrassés des sacs de toile ou de jute eux-mêmes dissous, décomposés par le travail chimique, formant comme une môle kystique, émettant des pestilences fragrantes morbides, au-delà de l’échelle connue tolérable par le nez humain. Cette fosse se faisait gazeuse, évoluant vers la poche à grisou, surmontée qu’elle était de flammèches bleues fugitives, que la moindre étincelle de briquet pouvait embraser toute.
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 A travers l’étoffe, le muscadin perçut un dialogue assourdi ; les deux préposés conversaient :

« Faut pas nous attarder ici ; l’on dit les lieux hantés.

- T’as raison, compère Pierrot ! J’ai cru voir une paire d’yeux qui nous épiait, tantôt. On balance promptement le sac et on fiche le camp !

- Et la chaux, où est la chaux ?

- Au fond, il y en a, mais hâtons-nous.

- J’ai peur, compère. Les fantômes sont aux aguets. Nous n’aurons pas le temps de saupoudrer ce sac.

- Eh bien, qu’il se corrompe comme nous tous ! Tu n’es que poussière… »

Alors, ils se signèrent puis soulevèrent le sac qu’ils avaient posé une fois parvenus à bon port.

« A la une…

- A la deux… 

- Et hop ! Bon voyage chez le diable et ses suppôts ! »

La toile qui enveloppait Agathon chuta dans le magma du charnier interdit. Il perdit fort peu opportunément connaissance. Sans doute sa prison temporaire avait-elle heurté quelque aspérité indéfinissable, agrégat calcifié, solidifié, de dizaines de dépouilles séculaires.

A suivre...



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