samedi 21 novembre 2009

Une pérégrination baudelairienne d'Aurore-Marie de Saint-Aubain

La scène se déroule au cours d'une soirée boulangiste et mondaine au château de Bonnelles de la duchesse d'Uzès. Nous sommes au mois de mai 1888. Madame la baronne de Lacroix-Laval officie au piano.





Aurore-Marie, après les épanchements romantiques rêveurs et passionnels, choisit d'enchaîner son concert avec quelques bluettes salonardes plus intimistes. Tandis que Marguerite de Bonnemains poursuivait son office de tourneuse de page, la baronne égrena au clavier l'insignifiante quoiqu' émouvante pièce de monsieur César Franck « Les plaintes d'une poupée », œuvrette plus facile, tombant bien dans les doigts des pianistes amateurs, que le compositeur avait commise en 1865.

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Michel Simon soupira :
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« C'est pas très bath, tout ça! Cette bégueule commence à m'gonfler! Après les discours ronflants -avec le grand dessein d'Barbenzingue en prime-, puis les vers d'mirliton de cette gonzesse, voilà qu'il faut se farcir encore de la zizique! Heureusement qu'avec l'ptit com' phone des faces d'citron du XXIe siècle, on a pu enregistrer par le son et l'image l' laïus en toute discrétion sans prendre de notes sur un calepin!
- Les Amerloques, y disent les « Japs »! observa Julien.
Y étaient déjà fortiches techniquement, dans les années 2000 d' la piste 1722!
Louis Jouvet, reprenant un de ses tics d'acteur caractéristiques, se permit d'ajouter :
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- J'ai pas la berlue! As-tu remarqué que Madame la baronne vient d' peloter en toute discrétion la poupoule à Boulange? Et l'autre lui a rendu affectueusement sa caresse de salope! Sacrées mains baladeuses!

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- Le p'tit cul d'la drôlesse m'intéresse pas! L'est trop maigre! Cracha Michel Simon. Tu sais bien que je préfère les grosses avec des malles arabes!
Julien s'en mêla :
- Dommage qu' Marcel, Jean et Erich soient pas là ce soir pour se marrer un brin! Y doivent sortir ce cornard d'Saturnin du merdier où DS De B de B l'a foutu! Au fait... dites, les aminches, vous trouvez pas qu'ma perruque d'valet en livrée commence à me chauffer? C'est le sauna là-dessous! J'ai des gouttes de sueur plein l'front! Ça la fiche mal dans une soirée sélect! »
Après César Franck, Aurore-Marie attaqua de petites pièces de monsieur Gabriel Fauré. Ce fut alors que ses pensées vagabondèrent à travers l'espace-temps.
Le pouvoir des quatre hypostases qui habitaient la poétesse lui avait permis d'acquérir cette faculté qu'eût envié tout adepte des paradis artificiels : Madame de Saint-Aubain n'avait parfois même pas besoin du recours à l'opium – ce qui était présentement le cas – pour que ses pérégrinations la transportassent vers des ailleurs rêvés peut-être, crées sans doute par ses facultés spirituelles, mais plus certainement potentiels car obéissant à une conception de l'univers que seuls partageaient le Chœur Multiple et l'ancienne Énergie Noire.
Le transport débutait immanquablement par une sensation de volupté, suivie par le sentiment que la psyché se détachait de l'être de chair, l'abandonnait, recouvrant une totale liberté néo-platonicienne, afin de voguer vers d'autres cieux. Cette impression de décorporation, très douce, n'était pas perçue par les autres personnes puisque l'enveloppe humaine d'Aurore-Marie demeurait assise au piano. L'esprit d'Aurore-Marie, telle une élévation baudelairienne, franchissait les nuées, optant pour une direction ou pour l'autre, selon ses envies : des milliers de pistes, de circonvolutions, s'offraient au choix de la Grande Prêtresse. Madame la baronne préféra d'abord la réminiscence, le retour à une scène vécue quelques semaines auparavant avec sa fille adorée : Lise de Saint-Aubain. Le piano demeurait le sujet de cette rêverie.
L'acuité des perceptions plurielles, qu'elles soient olfactives, visuelles, gustatives ou auditives fut si forte qu'elle déclencha en elle une ivresse nonpareille. Le réalisme, le vécu de la scène, dépassaient en intensité tout ce que les photographies les plus nettes, les peintures les plus soucieuses du détail authentique et les descriptions les plus précises extirpées de la plume inspirée des romanciers naturalistes ou victoriens avaient pu produire en ce XIXe siècle qui se targuait de science et de progrès. Aurore-Marie perçut un léger bruissement sur sa gauche : un incongru papillon tropical, du genre Machaon, enfui de quelque insectarium, tentait vainement d'échapper au piège de la vitre du salon de musique. La scène se situait à Rochetaillée, non pas à Lacroix-Laval ; et la présence du lépidoptère ne s'expliquait aucunement parce que l'insectarium était propre à la seconde propriété. Le mobilier Louis XVI et la serre communiquant avec le salon étaient d'autres éléments indubitables de cette localisation du souvenir reconstitué.
Une exhalaison composée de senteurs végétales et florales allant des plus communes aux plus recherchées par les parfumeurs frappa les narines de la poétesse : les fleurs embaumaient effectivement la pièce, qu'elles provinssent des réceptacles de faïence conçus à cet effet ou de la serre, souventefois grand-ouverte, tandis que des sachets de pot-pourri émergeaient des tiroirs opportunément entrouverts d'une commode de merisier et d'une console d'un style dit provençal, arlésien ou rustique en pin Douglas et en épicéa, surmontée d'un Santibello sous cloche représentant Jean Le Baptiste,
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que Madame la baronne avait acquis en 1882 lors d'une vente aux enchères des anciens biens meubles d'une confrérie de pénitents bleus marseillais du XVIIIe siècle. La couleur du froc de ces pénitents baroques était obtenue grâce à la bien connue plante tinctoriale nommée indigotier. Il y avait aussi ces traces de poudre de riz, de fragrance surannée, comme issues de quelque fantomatique et émerillonnante errance d'une Dame de qualité venue, à son seul plaisir, des millésimes 1780 et quelques, doux spectre bienfaisant aux coruscants paniers, aux joues fardées et farinées et à la perruque haut-perchée qui eût éprouvé l'envie de venir chatouiller la raison et les sens jusqu'à y instiller la volupté.
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Cette Dame était née, avait vécu et était morte ici : elle avait été un fragment de la réalité d'autrefois, pièce d'un monde disparu qui, si on l'en ôtait, réorienterait celui-ci vers une autre direction, un temps où son absence serait davantage due au non accomplissement d'une potentialité harmonique de transsubstantiation, de métamorphose du virtuel en vrai, qu'aux aléas d'une mort in-utero ou d'une non-rencontre de ses parents. Tout le cours d'une histoire familiale en serait donc changé et peut-être davantage... Il y avait donc le temps où elle fut, et les temps autres où elle ne fut jamais, à moins qu'existassent également des multitudes de possibles où elle eût été autrement. Restait à savoir quel démiurge ou dieu, universel comme indigète, décidait de chaque piste, de la vie et de la mort de millions d'ombres potentielles, quoique précieuses, comme l'eût affirmé un Homo spiritus de la quatrième civilisation post-atomique, et quel était le nombre de ces pistes où la Dame pouvait être, différente tout autant que semblable... Chaos ou déterminisme? Téléologie ou contingence? Le débat n'était jamais clos.
Aurore-Marie pianotait : elle interprétait de petites pièces extraites de « L'album pour la jeunesse » de Schumann. Lise questionnait sa maman, du haut de ses sept ans. Cette dernière, à l'écoute, cessa de jouer. Elle prit une coupe d'albâtre contenant de délicieux macarons qu'elle tendit à la fillette. Lise choisit un macaron à la pistache tandis que sa génitrice optait pour une gâterie parfumée à la fraise : elle adorait ces friandises colorées, ce péché mignon sans conséquence sur sa silhouette fluette.
« Mon cœur, ne parle pas la bouche pleine! » Réprimanda-t-elle Lise qui recommençait à formuler sa demande expresse avant même que la manducation du gâteau, son croquage, son mâchouillage et son absorption fussent accomplis dans les bonnes formes physiologiques.
« Maman, quand donc m'apprendrez-vous à jouer comme vous? » questionna le petit elfe blond qui ressemblait à la petite fille d'une célèbre toile de John Singer Sargent.
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Comme pour répondre à la place d'Aurore-Marie, Alexandre, de son perchoir, se mit à siffler comme un merle moqueur. La poétesse intima à son cacatoès l'ordre de se taire. La réponse de la mère à l'enfant demeura évasive :
« Je ne suis point professeur de musique, mon amour, et c'est un pédagogue qu'il te faut. Je te promets que d'ici trois mois, je louerai les services d'une personne compétente. »
Lise soupira, mais parut se contenter des paroles de sa maman. Elle s'éloigna, tournant le dos à sa génitrice, comme une dryade ou nymphe, une déesse Flore du Printemps, une sylphide éthérée de fresque pompéienne vêtue de son vaporeux péplos reprise par le maître du quattrocento Sandro Botticelli.
Ses petits pas mutins de trotte-menu aux chaussures vernies furent perçus par la femme de lettres. Elle sembla s'effacer comme un pur esprit, sans même qu'elle eût quitté la pièce et que se refermât la porte du salon. L'atmosphère de cette évocation prit alors un tour plus onirique que réel, plus flouté, plus impressionniste.
Cependant, Aurore-Marie paraissait davantage préoccupée par un détail apparemment insignifiant du décor que par l'estompage de l'image de sa fille : il y avait un tableau à la mauvaise place, oui!
C'était un double portrait d'Aurore-Marie avec Lise, avec en arrière-plan la tapisserie myosotis du grand salon de l'hôtel de l'avenue des Ponts, huile sur toile exécutée par un peintre lorrain qui se réclamait du naturalisme, Emile Friant, dont la baronne de Lacroix-Laval avait particulièrement apprécié, lors d'un précédent salon, son étrange peinture à l'étonnante exactitude.
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Bien qu'il employât les thèmes inspirés du quotidien chers aux impressionnistes, le style d'Emile Friant demeurait académique et correspondait au tempérament artistique d'Aurore-Marie, assez conservateur, puisqu'il refusait les procédés avant-gardistes d'un Claude Monet ou d'une Mary Cassat. L'art d'Emile Friant le confinait à un réalisme quasi photographique, instantané. Cette prémonition picturale de l'hyperréalisme américain du XXe siècle avait pour défaut d'atteindre une précision et une acuité glacées, comme si, par le biais du coup de pinceau, de la figuration, Friant eût été doté de la vue la plus parfaite au monde.
Cependant, une peintre rattachée au courant impressionniste faisait dans les préférences de la poétesse exception à la règle pour des raisons bien particulières : Marie Bracquemond. Aurore-Marie avait vu le portrait de sa sœur Louise, peint autour de 1880. Notre parnassienne s'était proprement ébaudie face à cette œuvre maîtresse du fait que la jeune femme en robe blanche qui y avait posé incarnait une surprenante synthèse physique entre les caractères de Charlotte Dubourg et les siens propres! L'expression de ce visage inoubliable, de ces prunelles, frappa d'autant Aurore-Marie qu'elle crut à quelque magie picturale combinatoire, mosaïcale, qui avait produit cette ressemblance.
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Le portrait d'Emile Friant ne cessait d'intriguer Madame la baronne car, en plus de l'incongruité de sa localisation, ici à Rochetaillée, accroché négligemment en plein salon de musique, au lieu de trôner, bien en évidence, dans le grand salon de l'hôtel particulier des Saint-Aubain de l'avenue lyonnaise des Ponts, deux points de détail l'irritaient : lorsque Lise avait posé, elle ne portait ni ruban dans les cheveux, ni médaille pieuse. Aurore-Marie avait exigé que le peintre se basât de l'autoportrait d'Elisabeth Vigée-Lebrun avec sa fille, remontant au début des années 1790, où jà s'amorçait la tendance vestimentaire du retour à l'antique, qui conduirait aux errements dénudés des Merveilleuses en spencer et des beautés sans chemise ou en robe dites à la victime.
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Dans cette version déviante de la peinture, Lise avait noué dans sa chevelure un ruban jaune paille assorti à sa robe d'organsin beige et elle avait au cou cette médaille de la Vierge en émail, héritage de la grand-tante Olympe, morte en 1874, que celle-ci avait acquise lors d'un pèlerinage à La Salette en 1856, avant que les nouvelles apparitions mariales de Lourdes n'en vinssent à détrôner cette pieuse destination.
Le regard affûté de notre blondine, bien qu'elle se mût dans une version éthérée de la réalité, constata avec effroi que les dissemblances entre les deux tableaux allaient croissantes. Seul un œil exercé, déjà familiarisé avec la toile, pouvait détecter ces différences. Il sembla à Madame de Saint-Aubain que la nuance de blond des cheveux de Lise différait désormais de la sienne : davantage de reflets dorés et moins de mèches cendrées, alors que dans le réel, ces parures fantastiques et plantureuses étaient strictement pareilles. Il en fut de même pour les prunelles de l'enfant : elles se teintaient désormais plus d'émeraude que d'ambre. Une expression altière marquait le visage de Lise tandis que sa mère en devenait plus languide. Or, dans la réalité, mère et fille étaient si semblables qu'on eût pu faire accroire que l'une était la jumelle décalée temporellement de dix-huit ans de l'autre. La chose s'aggrava : Aurore-Marie perdit la douloureuse sensation de sa cicatrice, de cette césarienne qui avait permis à Lise de voir le jour. Cela voulait-il dire que désormais, du moins, dans ce monde parallèle où sa psyché s'était aventurée, Lise n'était plus vraiment sa fille surnaturelle, son hypostase issue de la parthénogenèse, conforme à la doctrine de Cléophradès, mais un banal enfant conçu selon les lois normales de la nature portant conséquemment les caractères partagés des Saint-Aubain et des Lacroix-Laval? En ce cas, Lise eût dû devenir brune ou châtain aux yeux bleus ou verts, comme il était courant du côté d'Albin, ainsi qu'Aurore-Marie pouvait l'apprécier chez sa belle-sœur Rose du Forez-Archambault à l' hautaine beauté.
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Détail encore plus dramatique : elle perdit tout souvenir d' un des vers de son « Imploration en forme de thrène à un amour perdu », en l'occurrence le « Parturiente blessée, meurtrie, je souffre en ma gésine .» Plus de parthénogenèse, plus de césarienne, plus de cicatrice, une conception normale de l'enfant, un poème métamorphosé et peut-être, en fin de compte, l'espérance d'une santé meilleure, sans kyste ovarien et sans fausses couches! Aurore-Marie songea au schéma d'un arbre qui, à partir d'un tronc, va en se ramifiant, incarnation de la descendance avec modification de Charles Darwin. Il y avait un temps zéro où le tableau de Friant était à l'hôtel lyonnais de Madame. Puis venaient les deux premières ramifications avec le changement de localisation de la peinture et les différences vestimentaires de Lise. Ensuite, une harmonique temporelle numéro trois s'enclenchait, avec une Lise physiquement divergente, ce qui changeait jusqu'à l'œuvre et la santé de la baronne de Lacroix-Laval vouée désormais à une postérité. Aurore-Marie alla jusqu'à pressentir qu'elle avait eu un fils vivant et bien portant en 1886. Il se nommait Adrien et hériterait de la baronnie. C'était donc cela, le pan multivers tétra-épiphanique? Jusqu'où les divergences et ramifications des possibles pouvaient-elles donc aller? Il eût fallu que Kulm lui révélât davantage les arcanes cachés contenus dans les codex volés en 1877, toutefois s'il s'en souvenait. Aurore-Marie préféra évacuer ces cogitations boiteuses au profit de ses souvenirs familiaux, à commencer par sa grand-tante Olympe, connue pour sa piété excessive comme en témoignait la médaille de Lise numéro 2.
Demeurée vieille fille, Olympe avait collectionné à tout crin les objets pieux de toutes sortes : ces vilains rosaires espagnols de buis encombrant le château de Marcy provenaient de sa hoirie. Confite en dévotions, à-demi impotente après une attaque d'apoplexie, grand-tante Olymp', comme la surnommait Aurore-Marie fillette, passait ses dimanches à la messe et ses semaines à confesse, transportée dans une chaise roulante spéciale conçue à son seul usage sur le modèle de celle du régicide Couthon.
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Ses goûts saint-sulpiciens tournaient à la monomanie et à la simonie médiévale, car les acquisitions d'objets de piété, particulièrement ces affreuses et envahissantes statues de plâtre polychrome du Christ, de la Vierge et des saints intercesseurs, effectuées parfois dans des conditions troubles, avaient quelque chose de simoniaque, bien que le trafic des choses saintes et des reliques eût été condamné depuis plusieurs siècles. Grand-tante Olymp' faisait maigre le mercredi et le vendredi. Elle contait à sa petite-nièce ses mésaventures spirituelles, sa visite au curé d'Ars en 1852,
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dont la réputation de sainteté était telle qu'on lui attribuait un pouvoir de guérison miraculeuse, vertu cardinalice dont, en dehors des clercs, seuls en avaient été dotés nos rois thaumaturges qui, à chaque sacre, touchaient les écrouelles avec la fameuse sentence : « Le roi te touche, Dieu te guérisse. » Elle aimait à évoquer sa visite à Rome sous Grégoire XVI, son autre pèlerinage à Saint-Bertrand de Comminges, la venue historique de Lacordaire à Lyon en 18.,
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sur l'invitation du primat des Gaules, et son prêche enflammé prononcé en la cathédrale lugdunaise pour le carême prenant. Dès lors, Olympe avait renforcé sa pratique pieuse par la mortification et l'ascèse, revêtant cilice, haire, discipline et ceinture de chasteté tels les dévots de la Compagnie du Saint-Sacrement sous Louis XIV, s' imposant l'abstème d'alcool et de viandes autres que piscicoles, le respect du jeûne des quatre temps et la fréquente communion, au point que ses amies pussent l'assimiler à une crypto ou néo janséniste.
Chose plus grave : Olympe était tombée sous la coupe d'un frère dominicain qui la poussait à rédimer ses péchés par crainte de la damnation éternelle. Ce frère avait ressuscité la fâcheuse pratique des billets de confession, produits à la moindre peccadille de la vieille dame. De même, le moine lui imposa le rachat de ses fautes supposées par l'acquisition d'indulgences, comme s'il eût été l'épigone du sinistre Tetzel.
Lors des repas de famille, Aurore-Marie, encore fillette, avait du mal à retenir son agacement au spectacle d'un bénédicité imposé par Olympe dont la voix chuintante l' insupportait d'autant plus que cette bouche quasi édentée marmottait sans arrêt des patenôtres et des Ave entrecoupés de malédictions à l'encontre des païens et des juifs, qui, conformément aux écrits de Saint-Paul, avaient crucifié Notre Seigneur Jésus (ce fut à cette occasion qu'Aurore-Marie découvrit hélas l'antisémitisme), imprécations, diatribes, admonestations et invectives haineuses prononcées comme si elle eût fulminé l'anathème, qui se concluaient immanquablement par un misere mei Deus ou par un ora pro nobis. Lorsque la chenue grenouille de bénitier entamait le cycle des neuvaines par on ne savait plus quelle lubie, partager avec elle notre pain quotidien devenait dès lors pis qu'une corvée : une pénitence. Les bondieuseries de la vieille fanatique finirent par provoquer l'esclandre un beau jour du printemps 1873 : Aurore-Marie se mit à pouffer si fort qu' Albéric, son père qu'elle craignait plus que tout autre, la punit en la consignant deux jours durant dans sa chambre, prise des repas incluse. Dès lors, et jusqu'à sa mort, grand-tante Olymp' ne fut plus désignée par la frêle enfant que sous le sobriquet de vieille bique. Son influence sur la pauvre fillette fut paradoxale : elle développa chez Aurore-Marie un sentiment d'irréligion, plus exactement anti-catholique, qui faciliterait son adhésion au gnosticisme cléophradien. Par esprit de contradiction, la crainte d'une mort prématurée due à sa santé chancelante pousserait la femme de lettres à la palinodie : il fallait que la religion de ses pères la resservît afin d'obvier au risque de damnation éternelle qu'impliquait son choix néo-païen.
Le trépas de la vieille bigote obtuse, survenu aux plus fortes chaleurs de juillet 1874, inaugura une série de deuils familiaux. Elle demeura hantée par la déréliction et la Géhenne jusqu'à son ultime souffle, comme si elle eût subi conjointement les tourments du supplice de Tantale, de l'épée de Damoclès et de la tunique de Nessus. Elle murmura en expirant les sept dernières paroles de Jésus-Christ sur la croix, un exemplaire datant du XVIe siècle du maître ouvrage de Thomas A Kempis relié en maroquin chamois et imprimé par Robert Estienne en mains. Devenu son légataire universel, Albéric de Lacroix-Laval s'empressa de se débarrasser du legs encombrant des statues saint-sulpiciennes. Il les vendit à l'encan, pour la somme dérisoire de trois sous le saint de plâtre. Les curés de campagne et les abbés en manque de décorum édifiant se ruèrent comme des charognards avides sur les écuries du domaine de Marcy où s'entassaient pêle-mêle ces horreurs.
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Comme il ne put tout écouler, Albéric fit détruire à coups de masse les rondes-bosses surnuméraires et sans valeur, quelles que fussent ses dénégations exprimées lorsque ses amis légitimistes de ces temps d'ordre moral et de vocation de la France au Sacré-Cœur lui demandaient : « Alors, et tes statues de tante Olympe? Sont-elles bien exposées en leur chapelle musée de Marcy comme tu le lui avais promis? Maltraiter les choses saintes serait un sacrilège pour nous, monarchistes, tu le sais bien .» Au final, la famille ne conserva qu'un Saint Roch : la statue, toute écaillée, finit comme épouvantail à moineaux du verger de Lacroix-Laval.
Six mois après Olympe, son aînée Philippa, veuve de bonne heure, la rejoignit dans la tombe. Aveugle depuis un quart de siècle après un méchant glaucome, elle avait déshérité son fils Urbain, sa seule postérité, qui croupissait à Charenton depuis 1863 : elle avait fait valoir contre lui la loi d'internement de 1838 du fait qu'il menait une vie de débauche et qu'il avait fomenté voilà douze ans un attentat contre le comte de Chambord. Craignant la déshérence, elle avait partagé son héritage en trois parts égales. Le testament holographe dédiait à Albéric l'essentiel du patrimoine foncier et des actifs : rentes, bons du trésor, actions, obligations souscrites auprès du crédit lyonnais et chose plus étonnante pour une famille foncièrement antisémite, auprès du crédit mobilier des frères Pereire et de Jammes de Rothschild. Les deux autres tiers (liquidités, bijoux, bibliothèque (uniquement constituée de livres de piété), propriétés secondaires) allèrent à sa gouvernante Euphémie et aux œuvres catholiques de charité et de philanthropie. Aurore-Marie eut sa part d'héritage : les partitions de piano de la grand-tante, un peu moisies, remontant à sa jeunesse napoléonienne.
Puis, Louis, le petit frère de cinq ans, mourut du croup au printemps 1875. Ce fut à cette époque que la mère bien aimée, Louise-Anne, au merveilleux accent irlandais et aux yeux jaunes comme ceux de sa fille, fut atteinte par un squirre de l'utérus. Profondément pieuse comme toute Irlandaise qui se respecte, Louise-Anne née de Boscombe O' Meara, croyait aux vertus curatives des eaux miraculeuses. Elle pensait que la source bénite de Lourdes la guérirait de son cancer. Ce fut grande pitié de voir cette petite femme du même blond que sa fille transportée en chaise longue pour un hasardeux pèlerinage jusqu'à la grotte de Massabielle en mars 1876, alors que les Pyrénées n'avaient pas encore déneigé. Devant l'innocuité de ce remède, la médecine normale fut tentée en vain : Aurore-Marie vit disparaître sa pauvre maman dans d'atroces souffrances au mois d'août suivant.
Moins d'un an après, Albéric reçut la singulière visite d'émissaires – dont Kulm- dépêchés par un grand homme d'État, Adolphe Thiers, qui vinrent, elle le sut bien vite, s'enquérir d'elle : les tétra-épiphanes la tenaient dans leurs rets, à jamais. Albéric mourut lors des troublantes péripéties qui émaillèrent l'intronisation d'Aurore-Marie en tant que Grande Prêtresse, le 18 septembre 1877, après une phase accélérée d'instruction religieuse hérétique.
Désormais seule, mademoiselle utilisa la couverture mondaine et littéraire (son don poétique était toutefois là bien réel) afin de cacher ses activités occultes et gnostiques. Elle trouva comme époux le benêt idéal en la personne du bonasse et tout autant fortuné qu'elle Albin de Saint-Aubain, d'une dynastie de soyeux remontant à Olivier de Serre, sous Henri IV. Elle dut cependant conserver dans sa vie publique les faux-semblants de la catholicité. En fait, elle continuait à participer aux assemblées secrètes de son culte. Elle se montra parallèlement au public en aristocrate décadente et féministe, dont le modèle littéraire était le Des Esseintes de Huysmans. Elle collectionna les bijoux païens, commandant en 1885 à un lapidaire vénitien de la calle dei Lunghini une série de camées faunesques dans le style d'Arnold Böcklin ainsi qu'une bague à l'effigie de Julien L'Apostat,
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Grand Prêtre des Tétra-épiphanes de 360 à 363, dont elle exigea que l'artiste reproduisît la plastique schématique et symbolique des monnaies impériales du IVe siècle.
Ce fut donc une jolie femme très appréciée, petite de taille, certes, mais du fait qu'elle plaidait la cause féministe, elle attira l'attention de la duchesse d'Uzès, qu'elle rencontra en 1884 lors d'un vernissage de ses œuvres de sculpteur que cette dernière signait du pseudonyme Manuela. Chacune appuya avec conviction la cause de l'autre. Alors que la fortune d'Albin avait été quelque peu écornée par la crise de la sériciculture et par le krach de l'Union Générale du sieur Bontoux, banque catholique dans laquelle Aurore-Marie lui avait imprudemment conseillé d'investir, le patrimoine des Lacroix-Laval continuait à fructifier on ne savait comment. On murmurait en haut lieu que le baron Kulm n'y était pas étranger : mais nul ne savait d'où provenaient les sommes colossales qu'il brassait au profit de notre parnassienne, sommes réinvesties dans la réalisation des plans secrets de la duchesse et du général Boulanger. C'était comme si elles eussent été la résultante de spéculations venues du futur, voire de spoliations particulières exercées contre certaines catégories de personnes persécutées pour leur religion ou leur supposée race, dans un avenir odieux, horrible et indéterminé.
Aurore-Marie se voua - simple façade?- au mécénat patrimonial et à l'érudition médiévale et antique. Elle se passionna pour les sources d'inspiration du sculpteur roman auvergnat Amaury de saint-Flour et pour la philologie carolingienne et romane, voyageant beaucoup à travers la France jusqu'à épuiser son peu de santé, veillant des heures dans les bibliothèques, penchée sur les évangéliaires, bibles et autres sacramentaires des VIIIe au XIIe siècles : le sacramentaire de Gélase,
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celui de Gellone,
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l'évangéliaire d'Ebbon,
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la bible de Charles le Chauve, le tropaire d'Auch,
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le commentaire de l'Apocalypse de Saint-Sever de Beatus de Liebana, le psautier d'Utrecht et et le Moralia in Job de Grégoire le Grand, enluminé au XIIe siècle,
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n'eurent plus de secret pour elle. De même, la fragile enfant n'omit pas de s'initier à l'art de la fresque romane en visitant, entre autres lieux consacrés, Saint-Nicolas de Tavant et Saint-Savin sur Gartempe dont l'Arche de Noé l'impressionna tout particulièrement.
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En fait, elle recherchait la persistance du fait tétra-épiphanique durant le Haut Moyen-Age, en quête de messages cachés dans l'iconographie, qu'elle fût sur pierre ou parchemin, messages qu'Amaury de Saint-Flour avait utilisés dans ses opus de cire las détruits en 1077. Madame de Saint-Aubain fit exécuter en 1886 des fouilles à Saint-Géraud d'Aurillac, sous le patronage éminent de la duchesse : on y découvrit les restes d'un baptistère mérovingien avec des remplois de chapiteaux du Bas-Empire ainsi qu'une tombe d'abbé : le squelette, encore revêtu d'une chape, fut assimilé aux restes d'Adalard de Riom, abbé de Saint-Géraud en exercice en 1077. Des envoyés de la secte en Catalogne lui communiquèrent des informations des plus intéressantes : le document qui indubitablement contenait des informations cryptées de nature cléophradienne n'était autre que la fameuse tapisserie de la Genèse de Gérone. Elle se promit de se rendre à destination afin d'en avoir le cœur net. Cependant, l'étoile montante du général Boulanger et l'insistance de son amie la conduisirent à se détourner -temporairement, pensait-elle- de son but érudit : une occasion de prendre la revanche sur 1870 tout en restaurant l'ancienne royauté se présentait : il fallait saisir cette opportunité. Aurore-Marie le fit.
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L'esprit d'Aurore-Marie repartit vers une autre pérégrination, d'un futur personnel supposé, cette fois ci. Elle était toujours dans le salon de musique de Rochetaillée, mais les années avaient quelque peu fui. Quel merveilleux spectacle!
Mère et fille, ensemble, jouaient à quatre mains une œuvre inconnue, non encore composée en 1888, et que la poétesse, dans cette piste temporelle, ne connaîtrait peut-être jamais, si elle mourait avant que le morceau vît le jour, si surtout le grand dessein africain exposé par la duchesse et le brav' général revanche ne se réalisait pas et échouait du fait de la contingence ou d'adversaires éventuels, allemands ou autres.
Elle identifia l'auteur de cette petite merveille : Gabriel Fauré, bien sûr! Elle ne pouvait savoir que cette œuvre s'intitulerait « Dolly », bien qu'elle eût compris que le futur qu'elle voyait n'était qu'une potentialité et qu'elle eût été portée à croire malgré tout à sa réalité et à son accomplissement. Elle ignorerait la date exacte de composition puis de création de « Dolly », postérieure à sa disparition dans la piste de temps où elle était sûre de trépasser avant 1903. Un musicologue de l'avenir lui eût expliqué que « Dolly » serait composée à compter de 1894 et créée entre autres par Alfred Cortot quelques années plus tard mais cela ne changeait rien à l'affaire : Aurore-Marie se savait intimement condamnée par la science quoiqu'en eût dit Maubert de Lapparent.
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Ce qui frappa la mère dès l'abord fut l'âge de Lise : elle lui donnait de douze à quatorze ans, et elle était son portrait craché au même âge, c'est à dire en 1876-1877. Puis, elle vit qu'elle-même avait renoncé aux boucles anglaises au profit d'un lourd chignon. Finis aussi les poufs avec leurs ressorts permettant de s'asseoir sur les doux sièges capitonnés des compartiments Pullmann de première classe pour dames seules ou à bord de ces calèches dites « huit ressorts ». L'ampleur du vêtement, du derrière, s'était reportée sur les manches. L'âge supposé de l'enfant faisait dater la saynète de 1894-1895 : un avenir pas si lointain, quoique Aurore-Marie se trouvât les traits tirés, les yeux cernés, le regard plus mélancolique que jamais, les joues plus creuses, plus pâles, sans omettre un ou deux fils d'argent deçà-delà sur les tempes cendrées témoignant d'une amorce de blanchissement prématuré et d'un progrès de la maladie de langueur, comme autant de prodromes de la mort.
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Lise était demeurée fidèle aux robes claires d'organdi, de satin, de percaline ou de soie, bien que du fait de son âge elle les portât plus longues. Son extraordinaire beauté gémellaire et juvénile émut la maman jusqu'aux larmes. Aurore-Marie se vit arrêter de jouer et prendre par la taille l'adolescente qu'elle tint tendrement contre elle. Elle caressa doucement la somptueuse chevelure d'or, de miel et de cendres de Lise, toute semblable à la sienne, qui tombait en volutes jusqu'aux reins et qu'elle avait agrémentée d'un ruban vieux-rose. Une ceinture de même teinte était nouée à la taille fine de la jeune fille. La poétesse s'entendit murmurer : « Oui, mon cœur, ma chérie, oui... Demain, tu pourras monter ma haquenée! » Et l'enfant de répondre :
« Oh, merci, Mère! Si vous saviez, maman, comme je vous aime! »
Une apostrophe ramena la baronne à la réalité de ce 1888. Une grande femme revêtue d'une robe rouge l'avait interpellée. Elle était accompagnée d'une jeune fille gauche au regard pervenche angoissé, qui avait eu l'audace, pour ne pas dire l'outrecuidance de coiffer ses jolis cheveux châtains clairs d'anglaises similaires aux siennes. Sa toilette beige évoquait la mode américaine du Sud du fait de sa coupe quelque peu désuète. Daniel Wu aurait identifié cette robe comme provenant du film de 1948 « Another part of the forest.» Craddock, Julien, Michel et Louis la reconnurent : il s'agissait de Betsy Blair, alias O' Fallain. Quant à l'autre femme, la bringue en rouge, elle se nommait Yolande de La Hire. Aurore-Marie ne pouvait se dérober à cette attaque frontale sans déchoir auprès de ses amis. Son tempérament différait de celui du chien de Jean de Nivelle, qui s'enfuit lorsqu'on l'appelle.