samedi 27 mars 2010

Café littéraire : "Bardo or not bardo", d'Antoine Volodine.

Par Christian Jannone.

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Roman ou apparenté publié en 2004 aux éditions du Seuil dans la collection Fiction & Cie, réputée pour son catalogue d'œuvres hors normes.
Antoine Volodine appartient à cette catégorie d'écrivains qui aiment à entretenir une part de mystère autour de leur vie, de leur biographie, à un niveau cependant moins énigmatique que le cas réputé extrême d'un Thomas Pynchon.
Son patronyme sonne russe, langue qu'il parle, enseigne et traduit. Les sources le déclarent né en 1950 (parfois 1949) : disons pour faire simple qu'il est âgé de soixante ans plutôt que de s'égarer dans une exégèse stérile. En fait, il écrit sous divers pseudonymes, noms de plumes qu'il qualifie aussi d'hétéronymes, au même titre que le grand écrivain portugais Fernando Pessoa. On ignore son identité réelle, au contraire d'un Molière ou d'un Voltaire. Nous y reviendrons, sachant que l'hétéronyme peut être un personnage de fiction figurant l'écrivain lui-même acteur de son œuvre.
Il vient de la science-fiction, du moins, ce fut ainsi qu'on catalogua les débuts de son œuvre lorsqu'il publia ses quatre premiers romans chez Denoël, parus entre 1985 et 1988 dans une fameuse collection de poche aujourd'hui défunte, Présence du futur, collection qui compta entre autres de nombreux ouvrages de référence d'Isaac Asimov, Ray Bradbury et Howard Philip Lovecraft, désormais réédités chez Folio SF. Il reçut un prix en 1987, tout en reconnaissant qu'il n'écrivait aucunement de la SF. Il abandonna Denoël après 1988 pour Minuit, Gallimard puis Seuil.
En fait, Antoine Volodine s'est avéré rapidement inclassable, protéiforme. Il a engendré et suscité tout un courant littéraire, quelque peu controversé, courant qu'il a baptisé post-exotisme. Tout en s'éloignant de la science-fiction classique, notre auteur a pris soin d'en conserver des ingrédients, comme situer le cadre de l'action dans une société future, imaginaire, improbable autant que vraisemblable, une société dérivée de l'après communisme soviétique, uchronique, qui pourrait l'apparenter à un autre romancier, qui lui, est bien russe : Vladimir Sorokine. Ce monde est marqué par la faillite de l'idée révolutionnaire, l'univers carcéral, les asiles d'aliénés mais aussi par la fascination pour le bouddhisme tibétain et pour le chamanisme. La phraséologie soviétique, détournée, n'y est plus qu'un songe creux.
Lorsqu'Antoine Volodine conçut l'expression post-exotisme, elle n'était pour lui qu'une idée en l'air, une coquille vide. Or, ce courant a pris de l'ampleur, exploité par les propres pseudonymes et hétéronymes de l'auteur qui dit exprimer en français une littérature étrangère, hors des traditions littéraires supposées de notre pays. Il a suscité traités, colloques et débats multiples. Antoine Volodine rejette de facto une certaine littérature du présent et du réel.
Il utilise le genre du roman : en fait, ce n'est à ses yeux qu'une catégorie, une classification commode et, rien qu'à la forme de ces « romans », on constate qu'ils ne correspondent ni aux présupposés s'attachant au terme, tel qu'on l'a défini à compter du XIXe siècle, ni aux expérimentations effectuées par d'autres écrivains français contemporains pour en renouveler la forme.
Bibliographie sous le pseudonyme Antoine Volodine :
- Biographie comparée de Jorian Murgrave (Denoël, Présence du Futur 1985)
- Un navire de nulle part (Denoël, Présence du Futur 1986)
- Rituel du mépris (Denoël, Présence du Futur 1986 : Grand Prix de la Science-Fiction française 1987)
- Des enfers fabuleux (Denoël, Présence du Futur 1988)
- Lisbonne, dernière marge (Minuit, 1990)
- Alto Solo (Minuit, 1991)
- Le nom des singes (Minuit, 1994)
- Le Port intérieur (Minuit, 1996)
- Nuit blanche en Balkhyrie (Gallimard, 1997)
- Vue sur l’ossuaire (Gallimard, 1998)
- Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998)
- Des anges mineurs (Seuil, Fiction & Cie 1999 : Prix du livre Inter 2000)
- Dondog (Seuil, Fiction & Cie 2002)
- Vociférations, 2003 (pas d’éditeur indiqué)
- Bardo or not bardo (Seuil, Fiction & Cie 2004)
- Nos animaux préférés : Entrevoûtes (Seuil, Fiction & Cie 2006)
- Songes de Mevlido (Seuil, Fiction et Cie 2007)
- Macau, avec les photographies d’Olivier Aubert (Seuil, Fiction & Cie 2009).
Je ne m’étendrai pas sur les œuvres signées des autres hétéronymes : Elli Kronauer, Manuela Draeger et Lutz Bassman.
« Des Anges mineurs » et « Vociférations » ont été adaptés au théâtre respectivement par
Joris Mathieu entre 2007 et 2009 et Charles Tordjman en 2008.
Avant de poursuivre plus avant, quelques définitions s’imposent :
Hétéronyme :
En linguistique, il s’agit d’un mot ayant une orthographe unique mais possédant plusieurs prononciations et des sens différents. En littérature, un hétéronyme est un pseudonyme utilisé par un écrivain pour incarner un auteur fictif possédant une vie propre imaginaire et un style littéraire particulier.
Bardo Thödol :
On l'appelle également Livre tibétain des morts. Le titre signifie état intermédiaire (bardo), entendre (thö) et libérer (dol) soit libération par l'audition pendant les stades intermédiaires.
En fait, il s'agit de la période s'étalant entre la mort et la réincarnation. Le Bardo Thödol se rattache au bouddhisme tibétain, plus exactement à l'école Nyingmapa. La composition de l'ouvrage est attribuée au fondateur de cette école, Padmasambhava et sa rédaction à son épouse Yeshe Tsogyal aux VIIIe - IX siècles de notre ère.
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« Bardo or not bardo » pourrait se lire comme un recueil de nouvelles portant sur le même thème : la confrontation avant le décès puis dans l'au-delà de divers personnages avec le livre tibétain des morts et le rituel funéraire bouddhiste lamaïste. L'ouvrage est marqué à la fois par le respect du processus et par la dérision, du fait des réticences affichées par les mourants ou déjà errants dans l'au-delà voire de leur incompréhension vis à vis de ce qui leur arrive entre l'être, le non-être, et la renaissance.
Respect du rituel :
- récitation du principal texte par un lama durant l'agonie,
- durée de l'errance dans l'au-delà intermédiaire : variable, 49 jours dans le roman.
Respect des étapes :
- le trépas (chikhaï bardo) : soit le mort reçoit la révélation de la vraie nature de l'esprit et échappe ainsi au cycle des réincarnations, soit la conscience du trépassé s'estompe sept jours durant (les protagonistes des différents chapitres appartiennent à une aire culturelle post-communiste, hantée par le matérialisme, l'athéisme, l'oppression et la folie : ils ne peuvent donc échapper à la réincarnation) ;
- l'expérience de la réalité (chonyid bardo) : réveil de la conscience et rencontre avec les 42 déités paisibles puis, après sept autres jours, confrontation avec les 58 déités courroucées ;
- la renaissance (sidpa bardo) : le défunt a acquis un corps mental doté des 5 sens. La survenue de cette dernière étape varie temporellement. A noter la perte de notion de temps, et l'impression d'une accélération, d'un écoulement extrêmement rapide, avec affolement des personnages. Le défunt est censé être dévoré par l'entité bouddhique Yama. Sa dernière chance d'échapper à la réincarnation devient la technique de l'obturation de la matrice. Antoine Volodine a respecté le fait que la conscience soit attirée par la vision du couple parental engagé dans l'acte sexuel, mais au lieu d'un couple humain, il s'amuse à nous monter une renaissance à un stade inférieur par le biais des macaques (chapitre Glouchenko). Suivra même la vision de l'araignée (chapitre Dadokian)!
Je n'entrerai pas dans le débat théologique autour de la détermination du moment où l'âme intègre le nouveau corps dans lequel le mort doit se réincarner : dans « Bardo or not bardo », cette migration s'effectue clairement lors de la fécondation.
Chacun des sept chapitres est à la fois indépendant et lié par le thème-titre, avec ses récurrences et ses différences où l'hétéronyme de l'auteur se manifeste notamment par le biais de l'écrivain Bogdan Schlumm dont il nous fournit les synopsis de pièces de théâtre autour de l'idée centrale. Il y a comme un effet de mise en abyme, d'histoires dans l'histoire, propre à désorienter les tenants de la narration classique et linéaire.
Chapitre 1 : Baroud d'honneur avant le Bardo :
Kominform, surnom révélateur, qui cache l'hétéronyme Abram ou Tarchal Schlumm, premier avatar d'une série de Schlumm, ancien agent au service du système communiste et de la révolution désormais déchue, est abattu par ses anciens collègues reconvertis aux nouvelles règles des oligarques et de la mafia russe. Dans ce portrait à la fois désillusionné et fantaisiste, où le voyeurisme journalistique tient un rôle envahissant (l'agonie de Kominform couverte par Maria Henkel), où sont rois l'argent, le crime et le sensationnel, le Bardo Thödol joue les viatiques dérisoires par le biais de Drumbog. Faute d'un authentique Livre des morts, Strohbusch, l'assassin, est tenu de respecter le rite bouddhique dans l'improvisation de la lecture d'un livre de recettes ou l'incantation de formules sibyllines cryptées héritées des usages des anciens services secrets.
Chapitre 2 : Glouchenko :
Nous sommes à présent de l'autre côté. Le lama s'appelle Mario ou Baabar Schmunck et le mort Glouchenko. Ce dernier se croit dans un dortoir d'hôpital, référence à l'univers bien particulier des fameux hôpitaux psychiatriques où l'on enfermait les dissidents du système soviétique. Après la dérision, l'incrédulité et l'impuissance. Glouchenko a été déchiqueté par une explosion. L'incongruité de la présence d'un téléphone rajoute un élément troublant à l'absurdité, d'autant plus que le protagoniste parvient à entrer en contact avec un certain Babloïev, lui aussi décédé dans l'explosion, qui accepte la réalité de sa mort, alors que le déni l'emporte chez son camarade jusqu'à ce que ce qu'il prend pour du bluff devienne une impérieuse nécessité de renaissance. Chute finale : la réincarnation se fera irésistiblement en macaque! Glouchenko est une victime de l'athéisme et du matérialisme!
Chapitre 3 : Schlumm :
Nous touchons ici au cœur du problème de l'hétéronymie. Deux Schlumm sont face à face dans le huis-clos du compartiment d'un wagon. Deux sosies aux oripeaux semblables. La ligne de chemin de fer, partie d'une ville supposée chinoise, relie Mongkok à la mer. En fait, lieux, toponymes, sont imaginaires et l'allusion à Hong Kong n'est que pure commodité obéissant à une convention de vraisemblance vite rejetée. Cette géographie fictive mélange les noms de lieux à consonnance chinoise, thaïlandaise et mongole.Le paysage par la fenêtre est rempli d'évocations de la ville et du marché chinois. Le récit est à la première personne : on entend au départ un narrateur moine et anonyme, aux rebutants habits faisant fuir une passagère chinoise puis un nouveau voyageur, un autre bonze à la robe elle aussi très sale fait son entrée et il s'appelle Schlumm. On constate, par l'habit, le physique et le nom, la geméllité troublante entre les deux personnages, ce qui instille le doute et égare le lecteur qui perd le fil de la narration et du je qui s'exprime. C'est le Schlumm au prénom de Djonny qui paraît narrer ce qui se passe dans ce huis-clos ; il est pris par son homologue moine Ingo pour Puffky, mort, assassiné, qui a écrit que Schlumm (lequel? Il y en a tellement!) l'avait tué (clin d'œil à une affaire criminelle française célèbre). Ingo Schlumm est d'une ambiguïté extrême pour un bonze : perte de la forme humaine, vêtement-peau sensible à la douleur, masque de boxeur famélique tel que le perçoit son voisin homonyme, allusion à une possible folie (je dirais schizophrénie et paranoïa de l'ensemble des Schlumm, comme autant de dédoublements de la personnalité en autres soi obsédés par leurs alter ego qu'ils croient rencontrer et affronter), omniprésence de ces mystérieuses Organisation, Branche Action, recherche théorique, espionne tibétaine ou chinoise supposée en quête de Puffky, comme autant de revenez-y à un passé de guerre froide avec ses polices et services secrets... qui enrôlent des moines à leur service alors que le bonze est le symbole de la non-violence!
Le récit s'enfonce dans l'absurdité et l'hermétisme. Antoine Volodine cherche à régler ses comptes avec une non-littérature se prétendant littéraire, qui à partir du Nouveau Roman, renia les concepts de point de vue narratif, d'action, de linéarité, de personnage etc. La confusion volontaire devient telle – au-delà d'une reprise du procédé d'indétermination des narrateurs propre par exemple à Alain Robbe-Grillet – qu'on finit par lire l'échange d'un Schlumm avec l'autre par le biais de la décorporation, de l'interversion, du va-et-vient. Idée de duplication puis de fusion au-delà de la simple gemellité, simple parturition de soi en deux entités aussi semblables que des clones? Le dédoublement peut être aussi spatio-temporel (deux soi venus d'espaces-temps parallèles néanmoins divergents, incertitude quantique de la matière). A la fin, l'échange est complet : Schlumm m'a zigouiller est devenu Puffky m'a zigouiller mais c'est Puffky le « cadavre »! A noter l'absence du BardoThödol et des rites afférents dans ce chapitre.
C'est le chapitre 5 : Puffky, qui est la vraie « suite » du troisième! Le Bardo redevient lieu de l'action. Schlumm (lequel?), mort, ayant déboulé dans la cave de l'au-delà comme s'il naissait, et Puffky, poursuivent leurs pérégrinations dans un univers obscur d'enfermement glauque. La scission du Schlumm indéterminé en plusieurs alter ego confirme l'idée de schizophrénie tout en rappelant les phénomènes spatio-temporels et quantiques. L'épisode marquant est celui du dodécaphone (néologisme : dodéca veut dire douze en grec et phone ramène à tous les appareils reproducteurs de la voix), juke-box d'un nouveau type qui égrène les leçons et formules abstruses habituelles, langage crypte, machine à apophtegmes récitant une phraséologie creuse de la cryptographie sans sens, avec un évocation de Johannes puis de Bogdan Schlumm.
Chapitre 4 : le Bardo de la méduse.
A travers un titre humoristique, calembour autour de la toile maîtresse de Géricault, Antoine Volodine, en cette partie médiane pour ne pas dire centrale de son roman, jette sous les feux de la rampe l'hétéronyme principal, son autre lui-même le plus proche, du fait de sa profession : Bogdan Schlumm, l'écrivain acteur dramaturge. C’est un auteur interprète en mal de succès, réduit à jouer lui-même l’ensemble des rôles de ses piécettes ou Sept piécettes bardiques alias Le Bardo de la méduse. Antoine Volodine, dans cette uchronie située à « l’été 1342 avant la révolution mondiale » tourne en dérision un certain théâtre expérimental contemporain dit élitiste où les caprices personnels de l'auteur et du metteur en scène, l'ego, la provocation, l'emportent sur la compréhension et la réceptivité du public. Autrement dit, il y a en quelque sorte un rappel du conflit entre l'avant-garde individualiste et l'art du peuple forcément collectiviste, qui marqua l'histoire de l'ex-URSS avec l'imposition du réalisme socialiste et la doctrine Jdanov. Réduit à jouer un one man show de trois de ses piécettes bardiques, Bogdan Schlumm n’a pour tous spectateurs que les oiseaux. Les pages dans lesquelles ces œuvres inspirées par le Bardo Thödol sont résumées paraissent si peu indispensables que le je narrateur encourage le lecteur à sauter ce qu’il ne met qu’en annexe, puisque de toute façon, aucun humain n’a entendu Objectif nul (parodie de titre hergéen?), La compagnie du charbon (allusion à un film ou un roman soviétique ou chinois de propagande?) et Mic mac à la morgue (référence aux polars de la Série Noire, à Léo Malet avec son Mic mac moche au boul' Mich'?). Qui dit bardo de la méduse dit naufrage prévisible des piécettes où se mêlent le grotesque, le macabre, les références communistes (le culte voué aux mineurs de fond dans l'ancienne URSS depuis Stakhanov), le bouddhisme et la trivialité. Un autre avatar de Schlumm se cache dans Objectif nul : Borschem alias Borschembschôôschlumm, qualifié de moine émérite (comme si un moine pouvait prendre sa retraite!). J'ai particulièrement été frappé par l'aventure des deux mineurs survivants, Moreno et Lougovoï (un Italien, un Russe) mais condamnés par le fait que les secours n'ont aucune chance de parvenir jusqu'à eux, qui attendent à proximité du cadavre de leur ennemi Yano Waldenberg.
Chapitre 6 : Dadokian.
Schlumm est devenu le lama de l’Association des Bonnets Rouges Anonymes Jeremiah de son prénom. Le chapitre se joue à trois protagonistes : Schlumm et les deux morts, Schmollowski, ancien tueur professionnel et Dadokian, qui n’entre en scène qu’à la quinzième page du chapitre, son nom n’étant cité, à la troisième personne que p. 180. Ce chapitre est l’un des plus cauchemardesques, le plus évocateur de l’univers des hôpitaux psychiatriques des régimes totalitaires, avec la montée de la tension et de l’angoisse, qui s’achève en terreur avec la menace sourde d’une réincarnation non désirée, vile, en araignée, et la tentative désespérée de fuir, de se terrer, de s’ensevelir. Ressemblance avec les enfers antiques, grec, romain mais aussi mésopotamien (l'irkalla de Gilgamesh), hébraïque (le sheol) et égyptien (l'amenti avec son entité monstrueuse dévorant le pécheur -ici remplacée par les divinités irritées du chapitre 2 et par Yama - qui s'oppose au Paradis ou champs d'Ialou), rappel de l'errance d'un Orphée, d'un Ulysse, des lémures ou âmes des morts, mais aussi référence au purgatoire médiéval (voir pour cela les travaux de Jacques Le Goff) et avec l'idée de renaissance, aux limbes où sont accueillies les âmes des enfants morts sans baptême (je rappelle la règle des trois jours due à la forte mortalité infantile de la France d'Ancien Régime).
Chapitre 7 : Le bar du Bardo.
Dans le décor paradoxal et prosaïque d'un bar à proximité d'un zoopark, sur fond d'agonie d'un vieux yack, animal emblématique de l'Himalaya dont c'est la dernière nuit, c'est le récit de la confrontation avec le Bardo du clown suicidé Grümscher qui nous est offert, clown qui formait un duo comique au cirque Schmühl avec Blumschi, tandem contrasté à la Laurel et Hardy, classique chez les clowns depuis au moins Footit et Chocolat. Le rite funéraire lamaïque est entendu, perçu indirectement par les deux dialogueurs, Freek le client habitué venu du zoopark et Yasar le barman. Un troisième personnage apparaît p. 214, un client inaccoutumé : Blumschi en personne, qui noie son chagrin dans le whisky.
Trois éléments troublent ce chapitre :
- le terme nazi de sous-homme ou Untermensch, catégorie classificatoire raciale dans laquelle est enfermé Freek ;
- la confusion entre l'homme et la bête, découlant du premier élément. Freek égale freak, monstre. Lui-même en tant qu'Autre, qu'homme-bête, est exhibé dans une cage, sur la paille. On ignore d'ailleur en quoi consiste effectivement sa monstruosité. On sait simplement qu'il lui manque quelque chose pour être totalement humain et que cette particularité, visible quoique subtile, qualifiée par notre écrivain d'indéfinissable, suffit à l'éloigner de l'idée générique, intrinsèque et transcendante que l'on se fait de l'homme normal (p.205) La cage et le chapiteau du spectacle sous-entendent exhibition, voyeurisme. Je pense, outre le film de Tod Browning, à L'Homme qui Rit et aux zoos humains coloniaux. Le monstre ne suscite-t-il pas d'abord la moquerie plutôt que la peur? Le clown est lui-même concerné par la cage, ce qui entraîne l'incompréhension de Yasar : est-il un être humain ou son altérité d'homme destiné à faire rire n'ayant pas droit à la tristesse et au chagrin le place-t-elle au niveau des hôtes de la ménagerie du cirque – le yack mourant et Freek? Les lamas et le Bardo sont là pour guider Grümscher, pour l'empêcher de se réincarner en animal (voir chapitres 2 et 6). La cage n'apparaît pour Grümscher que dans le respect symbolique des rites tibétains : c'est la volière aux vautours, où des morceaux de chair du défunt sont découpés et offerts aux charognards. Théoriquement, tout le corps devrait être démembré ;
- la présence d'une sono, d'une présentatrice coréenne : les funérailles sont un spectacle médiatisé, radiophonique, en direct (live pour abuser de l'anglais) échappé de l'espace privé, intime, au profit du voyeurisme (ici plutôt auditif!) ce qui rapproche Antoine Volodine des travaux de Guy Debord .
Max Ferri m'a judicieusement suggéré de rapprocher Bardo or not Bardo de L'Île du docteur Moreau d'H.G. Wells avec l'idée (ici inversée) de transmutation de la bête en homme. Tel le phénomène de rejet de la greffe, cette transmutation ne prend pas et les mutants ne tardent pas à retourner à l'animalité : perte de la bipédie et du langage articulé. Freek pourrait en ce cas incarner malgré lui une réincarnation hybride issue du Bardo...
Contrairement au christianisme où le suicidé n'avait pas droit aux obsèques en terre consacrée, puisque dépourvu du viatique, du sacrement d'extrême onction, l'accès au Paradis lui ayant été fermé du fait qu'il avait contrevenu à la volonté de Dieu qui seul fixe le moment de la naissance et de la mort (Dieu dispose, dit-on), le lamaïsme accepte que Grümscher bénéficie du rituel funéraire tibétain complet avant la crémation, dont fait partie l'offrande des restes aux vautours. (voir aussi les paroles de Blumschi p.230). Le chapitre s'achève, après le désespoir du clown alcoolique qui pleure, par le retour à la banalité quotidienne et par la radio : la musique traditionnelle coréenne y joue un rôle maître, avec ses instruments proches de ceux du Tibet, comme les tambours funéraires du Bardo. Je rappelle que le tambour est aussi un instrument fondamental du chamanisme sibérien.
Ce que j'ai bien aimé dans ce chapitre, c'est l'évocation p. 211 de la faillite du cirque à l'ancienne, avec ses numéros classiques, ses monstres issus de pratiques d'exhibition théoriquement inusitées de nos jours où le public avide de sensations forte ne vient plus qu'en quête de l'accident tragique. La satire de notre monde moderne où priment le sensationnel, l'image, l'étalage de soi devant les autres, se fait ici acerbe : la vie n'est plus qu'un cirque minable et les pauvres s'y complaisent (un cirque pauvre avec un public pauvre déclare Freek) ; ils ont le spectacle qu'ils méritent. Nous sommes retournés à la Rome antique (où le genre littéraire satirique s'est développé) avec la distraction pascalienne de la plèbe chère à Juvénal : du pain et des jeux.
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J'ai relevé pas moins de huit Schlumm différents, sans compter les allusifs. Schlumm, tour à tour moine (Ingo, Djonny et Jeremiah Schlumm sans oublier Borschem) et en même temps passager du même compartiment de train (Djonny et Ingo Schlumm) puis écrivain-acteur-dramaturge (Bogdan Schlumm) ou musicien (Johannes, auteur d'une messe), après avoir été l'ex-révolutionnaire Abram-Tarchal Schlumm dit Kominform, sans omettre une foultitude d'autres homonymes, tels nos Martin, Petit et Dupont, être pluriel, multiforme, incarnation, duplication bactérienne ou réincarnations successives des différentes identités de notre auteur, est (sont?) autant attachant(s) que singulier(s). Plus qu'au bouddhisme, il nous faut ici nous référer à l'hindouisme, avec aussi sa métempsycose propre (les réincarnations en créatures inférieures communes aussi au bouddhisme tibétain), à Vichnou et à ses avatars : les hétéronymes s'y apparentent. L'un est multiple. Il y a comme un effet gigogne (Borschem contenu dans Objectif nul que contient Le Bardo de la méduse que renferme « Bardo or not bardo »). Je pense aussi au christianisme avec les hypostases, la Trinité, en plus de ce qui a été dit sur la schizophrénie et les phénomènes spatio-temporels. Y dominent les espaces d'enfermement : compartiment de chemin de fer, cave, caverne, galerie obstruée de mine, asile, prison, cage...même le bar (d'où l'on peut cependant sortir).
Antoine Volodine use constamment dans son onomastique de noms commençant par S, Sch : Strohbusch, Schmunck, Schmollowski...qui accentuent la confusion et le trouble, tous ces noms sonnant davantage ex bloc de l'Est (RDA en particulier) ou israélite que tibétain! Schmühl constitue un semi anagramme de Schlumm et tout ce roman n'est au fond qu'un grand cirque!
A la non-violence inhérente au bouddhisme, il oppose l'agressivité moderne (assassinat de Kominform, rixe dans le train entre les deux Schlumm où la science obligée des arts martiaux d'Ingo Schlumm l'emporte sur la force de son homonyme Djonny, décès dans l'explosion de Glouchenko et Babloïev...).
Il faudrait s'interroger sur la structure même du récit peut-être semblable aux conceptions non-occidentales de l'espace-temps, cyclique et non fléché (puisqu'il y est question du cycle des réincarnations et d'un temps dont la vitesse d'écoulement durant 49 jours d'errance dans le Bardo défie les perceptions cartésiennes). Le roman serait conçu comme un mandala bouddhique à partir d'un centre constitué par le chapitre 4 avec la figure de l'écrivain avatar Bogdan Schlumm et les autres Schlumm graviteraient en quelque sorte dans les dessins latéraux autour de Bogdan-Bo(ud)d(h)a. Mais ce n'est là qu'une hypothèse gratuite de ma part.
Défiant l'ensemble des lois de l'analyse et de l'exégèse, Antoine Volodine, se défiant de tout texte à thèse ou à clef, préfère qu'on le lise plutôt qu'on ne le décortique. C'est en cela qu'on ne peut rattacher l'opus volodinien à aucune chapelle. Chaque auteur contemporain crée ce qu'il veut avec les matériaux littéraires qu'il veut : chacun pour soi et le Bardo Thödol pour tous.