An 1941 de l’Hégire.
Le Sultan Radouane, souverain de
Mossoul, une chicha dont l’eau chaude était aromatisée au jasmin et à la fleur
d’oranger à la bouche, embaumant l’immense aula, s’accrochait avec son hôte non
désiré. Stoïque, ce dernier ne cédait pas un pouce de terrain à l’humain.
Le prince marquait son
mécontentement devant l’apparence de son interlocuteur. Il était offusqué.
- Pourquoi t’obstines-tu à
revêtir cet aspect qui me fait songer aux éphèbes promis au paradis ?
-Tu vois le mal là où il ne se
trouve pas. Ton esprit est marqué par la déviance. Cela vient sans doute de
tous les interdits que tu as subis dans tes jeunes années. C’est toi qui me
vois ainsi, c’est toi qui m’appelles pour que je vienne sous cet aspect.
- Je me trahis… selon les sacrés
préceptes du saint Livre, il m’est interdit de te représenter et de t’imaginer.
Cependant, mon entendement est incapable de te donner une autre forme que celle
humaine. Une boule de feu, une langue enflammée, un éclair, cela a été déjà
fait.
- Sors-moi le buisson ardent
tant que tu y es, ricana Dan El. Sache, ô seigneur, que le dieu iconique barbu
et vénérable est mort à jamais, victime d’une anthropomorphisation excessive et
naïve. Si j’avais voulu t’épouvanter, je serais venu à toi sous l’aspect d’un
embryon humain disproportionné, une simple virgule de chair en formation,
pourvue d’un cœur sommaire, un simple tube, battant déjà.
- Une telle description ?
Je n’en vois pas la raison, répliqua Radouane.
- Pourtant, je ne le fais pas
innocemment. Tout d’abord, j’ai souvenir de ce stade-là de mon existence.
- Comment ? N’es-tu pas
éternel ? On ne peut t’avoir créé. Il n’y a de Dieu que Dieu…
- Epargne-moi les versets et la
profession de foi de tout bon musulman.
- Ceci est notre premier
commandement. Tu es bien unique, non ?
- Oui, bien sûr. Mais pour en
revenir à ce que je te disais tout à l’heure, la deuxième raison est inscrite
dans ta foi. Tes semblables croient en effet que l’être humain est déjà
préformé dans la semence. L’homuncule spermatique loge dans la tête du
spermatozoïde. Risible et tragique à la fois. Tu comprends, seigneur Radouane
que je ne puis approuver une religion qui considère que la femme est un simple
réceptacle de la semence mâle. Tes théologiens se trompent grandement. Ce n’est
pas moi qui me suis arrangé pour qu’il y ait deux sexes. La Nature a compris
que c’était la seule façon de permettre à la complexité de se perpétuer. Je me
suis contenté d’impulser l’énergie primordiale. Après, j’ai laissé faire…
- Mais, bégaya le prince. Le
hasard ? cela ne se peut. Tu profères une hérésie.
- Quoi ? Tu m’accuses, moi,
le Créateur de la Source de la Vie ?
- Comment peux-tu te souvenir de
ton état embryonnaire ? Dieu est de toute éternité. Il n’a ni commencement
ni fin.
- Il a pourtant existé un
instant où je n’étais pas encore assemblé, où mon intelligence était dispersée…
ce n’est que par ma volonté que je suis parvenu à regrouper ce qui me
constitue. Je réprouve la courte vue des laudateurs des trois religions
monothéistes qui, à l’esprit, privilégient la lettre. Ce défaut est à l’origine
de trop nombreux conflits, pogroms, persécutions et assassinats de masse. Comment
ta religion qui encouragea l’instruction et les sciences, qui fit qu’autrefois
de grands philosophes, de grands médecins et de grands astronomes brillèrent au
firmament de l’intelligence et firent que ta civilisation devança celle des
Roumis ainsi que tu les nommes, comment régressa-t-elle à ce point ? Parce
que les tiens se sentaient menacés ? Parce que tes ancêtres se sont
enfermés dans la haine et le rejet de l’autre ? Parce qu’ils ne
partagèrent pas leurs connaissances avec la masse qu’ils confinèrent dans
l’ignorance ? Pour conserver le Pouvoir ?
- Il y a de tout cela, sans nul
doute. Il est exact que la science arabe fut à un cheveu de mettre à bas le
Système de Ptolémée et de découvrir le mécanisme de la circulation sanguine.
Mais ton procès, Seigneur, est un mauvais procès. Je suis, moi aussi, une
victime, un descendant de ces survivants obligés de dissimuler leur savoir.
Toutefois, je me dois de te rappeler que d’autres civilisations se sont
sclérosées. Rome négligea la technique et la science grecque à force de
déconsidérer le travail manuel. A quoi bon inventer des machines dans un monde
où les esclaves abondent et suffisent à la tâche ?
- De même la Chine, compléta Dan
El. Elle s’enferra dans le confucianisme, vivant dans un splendide isolement
philosophique. Elle se retrouva mise hors-jeu par un Occident qui laïcisa la
Science.
- La phrase du Franc Laplace à
l’Empereur Napoléon, ce dernier l’avait questionné sur l’hypothèse de Dieu dans
les découvertes astronomiques, l’astronome lui avait alors répliqué à peu près
ceci : cette hypothèse n’est pas
recevable ; je l’ai évacuée de mon raisonnement.
- Cela fait des lustres que la
science a divorcé de la divinité. Heureusement d’ailleurs… oui, cela t’étonne
d’entendre de tels propos dans ma bouche… mais j’existe parce que je suis
justement cette science sublimée, aboutie, qui, aux yeux des êtres non achevés,
peut apparaître comme de la magie. Je me suis mis à la portée, au niveau de
langage de l’humanité… or, il y a un problème dans ta foi. Un calife a refusé
que l’on débatte du Coran ainsi que des Hadiths du Prophète. C’était inscrit
une fois pour toute. Il a fermé la porte à l’exégèse. La civilisation
arabo-musulmane a jeté tout son éclat sous Haroun-al-Rachid puis ce fut tout…
ou presque. Les mauvaises langues prétendent – je sous-entends par là les
théoriciens économiques du défunt ultralibéralisme - que la floraison du
commerce abbasside à la fin du VIIIe siècle jusqu’en Inde, en Chine et en
Indonésie (en témoignent les voyages de Sinbad le marin) résulta d’un trend favorable.
- La plus grande sclérose,
fulmina Radouane, ta partialité ne l’a toujours pas abordée, fut celle des
ultralibéraux du XVe siècle de l’Hégire qui, après leur triomphe contre le
démon rouge, l’Azazel communiste, crurent que l’Histoire était terminée et
qu’une idéologie unique, ultra matérialiste, la leur, devait régner pour les
siècles des siècles. Mais Seul Allah est éternel ! Il était donc logique
que leur système injuste engendrât exclusions et frustrations chez tous les
laissés pour compte qui se comptèrent, au fil du temps, par millions et
milliards.
- Je connais la chanson, ils
étaient devenus des cyberdépendants, des geeks, des drogués à l’obsolescence
programmée, à la nouveauté futile à tout prix. Aucun des partis politiques
traditionnels ne pouvait répondre à leurs attentes d’enfants gâtés en train de
descendre l’ascenseur social. Alors, une fraction d’entre eux se réfugia dans
le vote protestataire qui fit des ravages, dans l’adhésion à des idéologies
démagogiques populistes et xénophobes qui prônaient l’exclusion de tous par
tous. Une deuxième fraction délaissa la politique, s’abstenant à jamais sauf
lorsqu’il s’avéra qu’il était trop tard. Inutile de te parler de la troisième
fraction. Dangereuse, fascinée par Thanatos…
- Avait-elle le choix ?
mais le Djihad n’est-il pas
romantique ?
- Pour qui ? Pour celui qui
ordonne et trompe bien à l’abri ? Ou pour celui qui se fait sauter bourré
d’explosifs ou meurt kalachnikov en main ?
- Le contexte les excusait,
s’obstina le Sultan. Une crise économique entretenue ad vitam aeternam, par la fraction des riches qui continuait son
enrichissement obscène, un réchauffement climatique dont toutes les solutions,
les moyens technologiques pour lutter contre étaient connus mais que les
lobbies contrôlés par ces mêmes ploutocrates retardaient, il y avait de quoi
péter les plombs.
- N’innocente pas les Etats
pétroliers ultraconservateurs… ce qui advint par la suite leur retomba sur les
épaules. Ils étaient aussi coupables que les tiens, que les financiers, les
industriels et les spéculateurs de tout poil.
- Pourtant, les moudjahidin leur doivent beaucoup, émit
Radouane avec un sourire qui en disait long.
- Ils appuyaient l’expansion du
salafisme et finançaient le djihad en
sous-main, répliqua Dan El. Toutes les formes révolutionnaires, de 1789 à Che
Guevara
ayant échoué, les djihadistes recrutèrent alors les convertis de la 24ème heure ou presque. Ces derniers n’avaient-ils pas à prouver plus que tous les autres ? Leur zèle devait servir d’exemple aux prochains recrutés. Le djihad qui se répandit fut une forme de révolte antérieure, antérieure à l’ère des révolutions de l’Occident, non point une jacquerie, une émotion d’Ancien Régime des Européens, pastoureaux, croquants, va-nu-pieds, etc. mais la resucée de l’expansion de l’Islam aux dépens de Byzance. A une échelle plus vaste, bien sûr.
ayant échoué, les djihadistes recrutèrent alors les convertis de la 24ème heure ou presque. Ces derniers n’avaient-ils pas à prouver plus que tous les autres ? Leur zèle devait servir d’exemple aux prochains recrutés. Le djihad qui se répandit fut une forme de révolte antérieure, antérieure à l’ère des révolutions de l’Occident, non point une jacquerie, une émotion d’Ancien Régime des Européens, pastoureaux, croquants, va-nu-pieds, etc. mais la resucée de l’expansion de l’Islam aux dépens de Byzance. A une échelle plus vaste, bien sûr.
- Ce que tu vas reprocher à ces
rebelles, c’est, d’une part, qu’ils œuvraient à l’établissement d’un nouveau
califat mondial, et, d’autre part, qu’il fallait qu’ils fissent table rase de
tout ce qui n’était pas islam sur terre.
- Toute la Terre est islam. Du
passé faisons table rase. Même les tombeaux des marabouts sont une hérésie et
doivent donc être détruits en tant que manifestations idolâtriques. Je connais
ces vieilles chansons, ces rengaines. Ce que je me refuse à accepter, ce sont
les destructions patrimoniales, les massacres au nom de Dieu. Je n’ai jamais
commandé cela. En mon nom, la mort, le sang et la souffrance ? Tu m’as
réduit à l’état de démiurge fou et coléreux.
- Ce n’est pas ce que je
voulais. Si je t’ai offensé, je t’en demande humblement pardon.
- Laissons. Passons aux
révoltes antérieures. Les penseurs occidentaux de la modernité avaient perdu
toute grille de lecture, toute aptitude à déchiffrer le sens historique de ces
formes de rébellion qui ont marqué le déroulement des incidents humains. A leur
décharge, ils subissaient un dénigrement général de l’histoire, du moins de
l’histoire antérieure à cette modernité qui se croyait et se voulait triomphante
et éternelle. Au-delà de quelques bribes concernant les deux conflits mondiaux
de la première moitié du XXe siècle, ils étaient dans l’incapacité totale de se
projeter dans les mentalités, les modes de pensée des êtres humains qui avaient
vécu et souffert antérieurement à l’ère du consumérisme branché. Ils s’en
fichaient non seulement de ce qui avait fondé la mythologie des luttes sociales
et ouvrières des XIXe et XXe siècle en sa première moitié, luttes qui avaient
permis l’émergence de ce même monde consumériste, et a fortiori de toutes les
rébellions anciennes médiévales et antiques, qu’elles eussent été millénaristes
ou non. Toute une grande école historique occidentale s’était éteinte ou encore
avait été réduite au silence par la pensée unique ultralibérale. D’ailleurs
cette dernière avait imposé la doxa de la fin de l’histoire. Alors, oubliés la
première abolition de l’esclavage par la Convention montagnarde,
les décrets de Ventôse, la Conjuration des Egaux,
Saint-Simon et les philosophes utopiques, les journées de Juin 1848, Lamartine
– que l’on n’étudiait plus du tout- préférant le drapeau tricolore au drapeau rouge, La Ricamarie, la Commune et la Semaine Sanglante,
Fourmies, etc. On avait abandonné tout cela, tous ces mythes fondateurs parce qu’ils correspondaient à un communisme archaïque et criminel qui avait sombré en 1989 de l’ère chrétienne. Ainsi, il était interdit désormais d’étudier et d’évoquer cette histoire-là, les ultralibéraux contrôlant tous les leviers de l’université et bouchant la carrière de tous ceux qui auraient eu la velléité de se pencher sur ces vieilles lunes. De toute manière à quoi bon attirer l’attention sur les perdants de l’histoire, ceux dont l’existence ne comptait plus ? Ces abandonnés des pseudo-élites se retrouvèrent à céder aux sirènes d’un extrémisme nationaliste et revanchard. Pour le bobo bien-pensant du côté du marteau, le monde débutait avec le pop’art, les Beatles, Jimi Hendricks,
Abba, Woodstock et ainsi de suite… Ce bourgeois bohème n’en avait rien à foutre des Gracques, de Spartacus, des Circoncellions,
des Bagaudes, de Nika, des Sourcils rouges de Chine, de Joachim de Flore, des Hussites,
des Cathares, des Anabaptistes et des Lollards, sans omettre la guerre des Paysans que Luther fustigea. Pour le bobo, la seule acception du mot « révolution » sous-entendait celle des années 60-70 du XXe siècle. Révolution des mœurs, privée et non pas collective, égocentrique, nombriliste, libérale-libertaire, non plus sociale mais sociétale, qui ravit les possédants avides de revanche parce que celle-ci sapait les fondements du monde keynésien issu de la Seconde Guerre mondiale, « révolution » que vous et les néo-fascistes nostalgiques considérâtes comme un syndrome de décadence de l’Occident. Un signe attendu par tes coreligionnaires avec la plus grande impatience.
- Il en est toujours allé ainsi, Seigneur… même moi, je trouve cela normal. Les miséreux n’ont pas d’histoire. Ils ne m’intéressent pas. Qu’ils demeurent dans leur ignorance. Ainsi, je règne et gouverne sans partage.
les décrets de Ventôse, la Conjuration des Egaux,
Saint-Simon et les philosophes utopiques, les journées de Juin 1848, Lamartine
– que l’on n’étudiait plus du tout- préférant le drapeau tricolore au drapeau rouge, La Ricamarie, la Commune et la Semaine Sanglante,
Fourmies, etc. On avait abandonné tout cela, tous ces mythes fondateurs parce qu’ils correspondaient à un communisme archaïque et criminel qui avait sombré en 1989 de l’ère chrétienne. Ainsi, il était interdit désormais d’étudier et d’évoquer cette histoire-là, les ultralibéraux contrôlant tous les leviers de l’université et bouchant la carrière de tous ceux qui auraient eu la velléité de se pencher sur ces vieilles lunes. De toute manière à quoi bon attirer l’attention sur les perdants de l’histoire, ceux dont l’existence ne comptait plus ? Ces abandonnés des pseudo-élites se retrouvèrent à céder aux sirènes d’un extrémisme nationaliste et revanchard. Pour le bobo bien-pensant du côté du marteau, le monde débutait avec le pop’art, les Beatles, Jimi Hendricks,
Abba, Woodstock et ainsi de suite… Ce bourgeois bohème n’en avait rien à foutre des Gracques, de Spartacus, des Circoncellions,
des Bagaudes, de Nika, des Sourcils rouges de Chine, de Joachim de Flore, des Hussites,
des Cathares, des Anabaptistes et des Lollards, sans omettre la guerre des Paysans que Luther fustigea. Pour le bobo, la seule acception du mot « révolution » sous-entendait celle des années 60-70 du XXe siècle. Révolution des mœurs, privée et non pas collective, égocentrique, nombriliste, libérale-libertaire, non plus sociale mais sociétale, qui ravit les possédants avides de revanche parce que celle-ci sapait les fondements du monde keynésien issu de la Seconde Guerre mondiale, « révolution » que vous et les néo-fascistes nostalgiques considérâtes comme un syndrome de décadence de l’Occident. Un signe attendu par tes coreligionnaires avec la plus grande impatience.
- Il en est toujours allé ainsi, Seigneur… même moi, je trouve cela normal. Les miséreux n’ont pas d’histoire. Ils ne m’intéressent pas. Qu’ils demeurent dans leur ignorance. Ainsi, je règne et gouverne sans partage.
- Certes, mais à force d’ignorer
le substrat des sociétés… tout finit par disparaître. Le soulèvement des
oubliés est parfaitement logique. Surtout lorsque la seule forme d’opposition
au système dominateur devient la théocratie obscurantiste. Penseurs et milieux
culturels étaient grandement coupables d’avoir abandonné des pans entiers de la
culture qu’ils jugeaient dépassés aux nouveaux fascistes et aux hérauts de la
fin du monde qui avaient leur propre vision déformée de la fin de l’histoire.
Un peu comme une niche écologique délaissée par une espèce qu’une autre,
opportuniste, finit par occuper à sa place…
- Je suis parfaitement ton
discours.
- Tu m’en vois satisfait. Pour
en revenir au modernisme branché à tout crin, il muta en présentisme éternel.
Hier n’existait pas, demain non plus. Il n’y avait donc qu’un aujourd’hui, un
aujourd’hui pour toujours. C’était là les signes avant-coureurs d’une
régression dans la psyché des Homo Sapiens. Paresseux et passifs sur le plan
intellectuel, prisonniers de schémas mentaux déstructurés ou, au contraire trop
structurés, ils perdirent la faculté de se projeter dans l’avenir, de rêver et
de créer des œuvres pérennes. La mode de déshistoriciser toutes les créations
du passé, de les transposer dans un univers contemporain compréhensible et
déchiffrable par un public qui avait perdu toutes les références fit des
ravages parmi ceux qui auraient pu renverser la vapeur de la machine.
- Ah oui… Je me souviens de ces
vieilles archives numériques avant qu’elles ne puissent plus être lues. Des
spectacles impies que l’on nommait opéras ou pièces de théâtre, transposés
systématiquement aux XIVe et XVe siècles de l’Hégire, pour faire sens. Pour
endormir aussi les esprits, les empêcher d’exercer leur talent critique. Cela
nous convint à nous, les guerriers du Prophète. Cela servit notre cause au-delà
de notre espérance.
- Les termes d’anachronisme et
de contre-sens avaient été bannis du langage. La vieille Europe et une partie
de l’Amérique du Nord n’étaient plus peuplées que par des Elois tandis que les
Orientaux s’assimilaient aux Morlochs. Lorsque les Djihadistes entreprirent la
destruction systématique des trésors patrimoniaux babyloniens, sassanides,
gréco-bouddhiques, gréco-romains, etc., seuls quelques archéologues de l’ancienne culture réagirent mais il était trop tard. De fait, les pièces les plus spectaculaires subirent les ires des zélotes alors que les œuvres de taille raisonnable alimentaient parallèlement un fructueux trafic d’antiquités pourvoyant ainsi au financement de la guerre sainte mondiale. Et tout ceci sous les yeux des Occidentaux sidérés se croyant à l’abri de ce conflit dans leur nid douillet. La réalité les rattrapa bien vite lorsque les lieux de sociabilité impies, les lieux de brassage culturel et social devinrent inévitablement la principale cible des terroristes. La guerre n’était plus loin, seulement visible par écran interposé. Elle était au coin de la rue et pouvait frapper à n’importe quelle heure du jour. Ne dis pas, seigneur Radouane que tu ne ressens aucune compassion pour les victimes innombrables…
gréco-bouddhiques, gréco-romains, etc., seuls quelques archéologues de l’ancienne culture réagirent mais il était trop tard. De fait, les pièces les plus spectaculaires subirent les ires des zélotes alors que les œuvres de taille raisonnable alimentaient parallèlement un fructueux trafic d’antiquités pourvoyant ainsi au financement de la guerre sainte mondiale. Et tout ceci sous les yeux des Occidentaux sidérés se croyant à l’abri de ce conflit dans leur nid douillet. La réalité les rattrapa bien vite lorsque les lieux de sociabilité impies, les lieux de brassage culturel et social devinrent inévitablement la principale cible des terroristes. La guerre n’était plus loin, seulement visible par écran interposé. Elle était au coin de la rue et pouvait frapper à n’importe quelle heure du jour. Ne dis pas, seigneur Radouane que tu ne ressens aucune compassion pour les victimes innombrables…
- Si, mais pour celles qui se
faisaient exploser. Le paradis les attendait, mais…
- Ah oui ? Je ne les ai
jamais vues arriver. Je les attends encore !
- Seigneur, ne m’assimile pas à
l’inhumanité. A t’entendre, je suis déjà dans les griffes d’Ebliss.
- Pour l’heure, nieras-tu que
les tiens se sont sacrifiés inutilement lorsqu’ils tentèrent d’anéantir la
pyramide de Khéops ? Ils se sont cassé les dents des années durant à
essayer de la faire sauter. Ils n’ont réussi à devenir que de la chair
éparpillée, déchiquetée, dévorée par les chacals.
- Tu es bien dur !
- Mais je ne dis que la vérité,
seigneur. Je l’ai vu de mes propres yeux. Certains, parmi ces « promis au
paradis » n’avaient que dix ou douze ans. Je ne compte plus les jeunes
filles parmi ces fous d’Allah. Je n’ai pu les accueillir. Elles me débectaient
trop.
- Si cela te dégoûtait, pourquoi
n’es-tu pas intervenu directement ?
- Le libre-arbitre, tout
simplement. Je ne m’en dédirai pas.
Une pause dans cet échange sans
concession entre les deux parties puis le dialogue reprit, toujours plus âpre.
- Sais-tu quel châtiment je
réserve aux impies et mécréants, souffla le Sultan.
- J’y ai assisté incognito. La
croix, la décapitation, mais aussi, nouveauté, l’ébouillantement, la cuisson à
l’étouffé. Bref, des homards humains, et ce n’est pas une métaphore. Cependant,
tu n’as rien à envier au camp d’en face, celui-ci pratiquant le cannibalisme.
J’étais sur Cythère 2, cette
prétendue arche des nantis, qui se mua en véritable pandémonium. Je me serais
cru dans ce vieux film bidimensionnel de Pasolini, son ultime opus qui fit
scandale avant son assassinat, Salό ou
les cent vingt journées de Sodome.
- Bien fait pour cet homo, lança
Radouane avec tout son venin.
- Ecoute, Pasolini avait été une
des dernières personnalités lucides de cette planète si chère à mon cœur avant
qu’elle ne sombrât. Après lui, la pseudo élite dirigeant le monde devint
l’idiot utile des fondamentalistes de tout bord. Qu’ils fussent économiques ou
religieux. On entretint délibérément la confusion entre Connaissance, Savoir et
Information. L’essor du Net permit cela. Ainsi, on fit accroire aux nouvelles
générations que l’âge de l’accès serait la panacée. Du moment que les jeunes
savaient surfer et trouver ladite information, ils pouvaient avoir leur diplôme
de fin d’études. Les enseignants devenaient inutiles et obsolètes et, avec eux,
l’idée de transmission de la Connaissance avec l’effort intellectuel pour
l’acquérir s’avéra désuète et risible. Le statut social du professeur passeur
du savoir fut dévalorisé et moqué. Je puis parler d’aspergérisation de la
connaissance même la plus banale quelques décennies auparavant. Désormais, les
derniers détenteurs de ce qui avait fait la particularité de l’humanité furent
ravalés au rang de fous, d’idiots du village, d’autistes savants et j’en passe.
Ainsi passe et trépasse la civilisation. Des monstres noyés dans un océan de
banalité, aux ailes arrachées. Des clowns montrés du doigt. Les best-sellers
ultra formatés s’enchaînaient année après année, autofictions nombrilistes
comptant cinq cents pages creuses, du vide mal orchestré, s’apitoyaient sur
l’écrivaine violée par son père (une invention, un mensonge du diable) alors
que la science-fiction, décriée plus que jamais et dévalorisée, mettait en
garde par métaphores ou allégories sur les dérives d’un monde qui courait à sa
perte. La lecture s’effondra, reposant sur les seuls enfants de moins de dix
ans et les seules femmes – certainement pas des ménagères de moins de cinquante
ans qui elles, passaient leur temps de cerveau disponible à avaler les spots
publicitaires décérébrant par kilomètre- ce qui fit que le pourcentage de
lisants tomba à 10%, c’est-à-dire à celui du XVIe siècle de l’ère chrétienne.
Et encore, je suis généreux. Le langage des slogans publicitaires, à propos,
était élémentaire, primal, et faisait appel au cerveau limbique, pas même
reptilien. Il se résumait à quelques mots mal articulés, à une novlangue orwélienne
rudimentaire facile à mémoriser.
Ce qui m’irrite dans tout cela, c’est l’apparentement de cette langue sommaire avec celle des totalitarismes nazi et stalinien mais aussi avec la langue de tes moudjahidin.
Ce qui m’irrite dans tout cela, c’est l’apparentement de cette langue sommaire avec celle des totalitarismes nazi et stalinien mais aussi avec la langue de tes moudjahidin.
- Admets, Seigneur, que tout
cela facilita notre tâche. Un langage simple qui ne prend pas la tête est
nécessaire aux soldats voués au sacrifice.
- Le langage du fanatisme qui
ravale l’homme à un des éléments aveugles d’une machine que rien ne peut
arrêter.
- Les livres que tu regrettes
tant étaient sacrilèges et donc voués à la destruction. Ils n’enseignaient pas
la Charia, les Hadiths du Prophète.
- Les autodafés de tes ancêtres
s’apparentent à ceux de l’Inquisition et des nazis. Il est regrettable que,
parmi les ouvrages que vous brûlâtes, figuraient nombre d’œuvres des
philosophes des Lumières, Voltaire notamment. A ce sujet justement, les
classiques de cette littérature fondamentale ne connaissaient des flambées de
vente qu’après chaque sidération sanglante. Ce que je pardonne encore moins à
ta religion, seigneur Radouane, c’est le mimétisme entre tes zélotes et
Savonarole lorsque l’art figuratif sous toutes ses formes rejoignit les bûchers
islamiques. Tout y passa, y compris les planches originales de Franquin, les
inestimables et cultissimes dessins des aventures de Gaston Lagaffe, de QRN sur
Bretzelburg, etc.
- Et la musique ? qu’en
fais-tu ? Le Coran interdit celle-ci. C’est avec juste raison que nous
nous en prîmes à tous les supports possibles de diffusion de la musique. Elle
distrait le fidèle et l’attire dans les rets du démon.
- Les instruments, les
enregistrements et les partitions furent perdus mais moi, je les possédais et
je pourrai les rendre à l’humanité. Dérision ! Tous ces efforts pour
ravaler l’humanité au stade de la bête ou de la machine à tuer et à procréer.
- De toute manière, les matrices
que nous détruisîmes ne pouvaient plus être lues et déchiffrées à cause de
l’obsolescence programmée des supports technologiques. Une obsolescence qui
allait en s’accélérant et tant pis pour la planète et ses ressources.
- Ah ! Radouane ! Ne
joue pas au philosophe cynique avec moi.
- Seigneur, tu as évoqué tantôt
la science arabe. Nous l’avons épargnée mais les rares fragments manuscrits que
nous possédons encore sont si gâtés que plus personne ne peut les déchiffrer.
- Tu veux dire que plus personne
ne sait lire dans ton monde, sauf toi, et encore, pas couramment… tu ânonnes le
livre saint.
- J’ai pourtant étudié dans la
dernière madrasa avant qu’elle soit détruite par mes opposants. Bien sûr,
ceux-ci furent punis par moi lorsque j’accédais à la fonction suprême.
- L’ébouillantement,
l’empalement ou la crucifixion…
- Les trois… quant à l’autre
science, elle mérita ce qui lui advint. Tous les ouvrages de l’Occident étaient
en anglais ou presque, la langue haïe du colonisateur. Ils brûlèrent durant des
jours et des jours, plongeant mes ancêtres dans une joie immense.
- Des ancêtres qui croyaient que
la Terre était plate, que le monde fut créé en quelques jours, et autres
billevesées. Sache que je suis toujours à l’ouvrage. C’est là un travail jamais
achevé. L’Univers ne se réduit pas au Système solaire, ni à la Voie Lactée. Des
potentialités sans fins s’offrent à moi… des options se présentent que je
choisis ou efface… mais elles peuvent toujours revenir et voir le jour.
- Nous avons le droit de croire
en toi, Seigneur, d’être créationnistes, n’est-ce pas ?
- Ah ? Le Dessein
intelligent ? Il me revient en mémoire, j’ai assisté incognito à de
multiples débats sur ce sujet… Bien évidemment je ne m’en suis pas mêlé. Outre
la mise à sac des musées d’art, la destruction des bibliothèques et des
universités, j’ai été aussi témoin de la mise à bas des grandes institutions
scientifiques.
- As-tu donc vu les grands
bûchers des collections sacrilèges du Musée de l’Homme à Paris de l’an 1500 de
l’Hégire ? Ce fut grandiose, inoubliable…
- Oui, hélas ! J’ai pleuré
à la consumation des cires anatomiques, des masques africains, je l’avoue. Mais
j’aurais pu empêcher cela. En quelque sorte, c’est ce que je fis puisque, dans
une des potentialités, cela n’arriva pas et que ces merveilles existent
toujours quelque part. L’Information n’est jamais entièrement perdue. La
Sauvegarde…
- Le Musée de l’Homme témoignait
de la perversion ultime de l’Occident, autant par ce qu’il exposait que par ce
qu’il dissimulait dans ses réserves. Les lâchetés ordinaires qui permirent
notre triomphe quelques décennies plus tard se révélèrent dans toute leur
splendeur. Comment ! Des centaines de dépouilles humaines, de squelettes, de
fœtus, de momies vénérables que ces pervers de décadents cachaient dans les
sous-sols, justifiant leur camouflage par un prétendu politiquement-correct,
une éthique biologique, médicale, que sais-je encore ! Une pudibonderie
hypocrite, oui !
- Je pense que tu fais allusion
à la découverte du moulage de la Vénus hottentote ?
- C’était une idole obscène,
tout comme vos Vénus préhistoriques que brisèrent les valeureux combattants de
la Foi ! Ils crachèrent sur ce nu difforme que les Occidentaux n’avaient plus
le courage d’exhiber pour témoigner de leurs crimes passés. Ils lui firent
subir les pires outrages avant de la jeter aux flammes où déjà se consumaient
les dépouilles naturalisées de singes, le crâne du soi-disant homme de la
Chapelle aux Saints et autres vestiges impies.
- Seigneur, nous ne serons
jamais d’accord. Ce crime, je ne puis le pardonner aux tiens qui ont profané
les restes authentiques d’un K’Tou.
- Oui, tu perçois cela comme un
péché.
- Tu souhaiterais me déboulonner
de mon piédestal. Je ne corresponds pas à tes attentes. Un musulman ne peut pas
tuer Dieu, il n’a pas lu Nietzsche.
- Sans doute. Je t’ai servi
toute ma vie et je suis voué à Azazel.
- Je suis les deux, le Juge par
excellence. Tu ne viendras pas dans ma Cité.
A ce niveau de l’échange, on
pouvait légitimement se demander qui, de Radouane ou de Daniel Lin faisait
preuve de plus de cynisme. Le sultan avait pour excuse de n’être qu’un humain à
l’intelligence bornée et d’être prisonnier des schémas de pensées de son
« époque ». Au contraire, Dan El n’était pas enfermé par un savoir
dépendant d’un contexte spatio-temporel déterminé. Il lui suffisait que
l’Information lui parvînt dans son intégralité malgré les aléas pour le
satisfaire pleinement. En réalité, les humains ne lui importaient que dans la
mesure où ils étaient les vecteurs des émotions. Il ne pouvait dévoiler au
sultan de Mossoul que son existence ne dépendait que de cette seule et unique
chronoligne 1833. Nulle part ailleurs, le Superviseur n’avait envisagé la
potentialité d’un autre Radouane. Cruauté gratuite ? Contingence minimale
assurément. Certes, l’intrication quantique permettait la coexistence
simultanée de toutes les données dans une multiplicité d’emplacements
potentiels divergents du Pan transmultivers. Certaines de ces données
intriquées constituaient des doublons, des triplons, que la volonté du Ying
Lung choisissait non aléatoirement. C’était la raison pour laquelle le problème
Aurore-Marie de Saint-Aubain avait acquis plus d’acuité que celui de Radouane parce
que sa potentialité quantique n’apparaissait nulle part. Elle avait surgi du
RIEN, et cela expliquait le vide sidéral auquel Dan El avait été confronté
lorsqu’il avait tenté de sonder son esprit dans les sous-sols du Trocadéro.
Elle n’était constituée ni de matière ni d’antimatière ni de quoi que ce fût de
connu ou d’inconnu. La jeune poétesse n’aurait jamais dû exister.
- Le plus redoutable parmi tes
ancêtres actuels, fit Daniel Lin, c’est la coexistence entre des schémas de
pensées du VIIe siècle et la technologie du XXIe siècle. Ne m’objecte surtout
pas « qu’auraient fait Louis XIV, Napoléon, Hitler et d’autres despotes du
passé s’ils avaient bénéficié des armes et des moyens informatiques
sophistiqués du dernier siècle de la domination occidentale » ?
- Je me demande pourquoi cette
conversation se prolonge. Quoi qu’il en soit, tu auras toujours raison. Tu es
Dieu, je ne suis rien.
- Demande à un K’Tou armé d’un
hachereau de passer directement à la cyber guerre. La sauvagerie la plus
abominable s’exprimera alors. Pourtant, les K’Tous tiennent une place
privilégiée dans mon cœur.
- Sauvagerie ? Répliqua
Radouane sarcastique. Les infidèles décadents avaient banni ce mot trop connoté
par leur mauvaise conscience.
- Je le sais, émit Dan El. Ils
lui avaient préféré celui de « barbarie » jusqu’à en abuser et à le
vider de toute signification, le métamorphosant en une tautologie alors que,
dans le même temps, les historiens avaient mis en lumière, a contrario, le
niveau de civilisation atteint par les Barbares de l’Antiquité. Huns, Celtes,
Goths, Sarmates,
Daces, Scythes et j’en passe… si j’avais avec moi ce vieux livre papier De peur que les ténèbres, je te le recommanderais…
Daces, Scythes et j’en passe… si j’avais avec moi ce vieux livre papier De peur que les ténèbres, je te le recommanderais…
Alors, Dan El disparut dans une
débauche de lumière effrayante. Des spirales de particules et d’antiparticules
étincelantes se succédèrent dans la pièce, l’aula, avec, à la fin, une
explosion photonique pouvant aveugler un humain tout à fait ordinaire. Ce
spectacle donna la nausée à Radouane. Comme sonné, le prince mit du temps à recouvrer
tous ses sens.
A suivre...