samedi 9 mars 2019

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 2 2e partie.


Aude Angélus titubait dans la venelle ruinée, tandis qu’une pluie de gravats occasionnait en elle une toux irrépressible. Plus que tout autre, elle avait ressenti au tréfonds de son être chétif les ondes de la déflagration, dont l’ampleur sismique, en sus du souffle et de la projection de son corps menu, l’avait assourdie pour un temps.
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La jeune fille n’entendait plus. Désarçonnée, elle n’avait plus que l’odorat pour la guider en ce chaos. Cependant, l’explosion n’avait point coupé sa faculté de parler. Compte tenu des senteurs de cauchemar que lui communiquèrent ses narines, elle manqua défaillir. Les tympans de l’infortunée enfant pulsaient. Il était à craindre qu’ils eussent été irréversiblement lésés et qu’elle eût perdu l’ouïe à jamais. Ces vibrations pulsatiles se conjuguaient avec des bourdonnements, des résonances de son propre cœur dont les battements s’accéléraient sous le coup d’une angoisse irrépressible puisque la désorientation d’Aude se doublait d’une impression de mort. A cela s’ajoutait comme une vrille ou un trépan
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 qui eût percé son crâne. Et les mêmes tambours d’acouphènes qui hantaient Bonaparte habitaient désormais les méninges de la frêle mendiante. C’était un sentiment terrible, inédit, d’une interférence étrangère, d’un bruit intriqué autre, comme importé d’un secteur spatio-temporel différent, une interpolation quantique
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 au-delà d’un simple anachronisme. Cette batterie de tambours, aux peaux tendues jusqu’à l’éclatement, cet entrechoquement de baguettes, ces roulements, paraissaient annoncer et rythmer quelque supplice, en un rituel judiciaire régicide, à moins qu’il se fût agi de l’annonce de la fin de tout un monde. L’explosion de la rue Saint-Nicaise existait dans deux univers différents, non point à la même date, mais les circonstances de chaque événement terroriste, quelque divergents qu’ils fussent, suffirent à engendrer ce choc confusionnel d’interpénétration, telle la collision de deux navires dans le brouillard, tel le phagocytage d’une galaxie spirale
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 par une autre, telle l’intersection de deux ensembles mathématiques étrangers.

Alors, une phrase retentit dans la tête d’Aude, venue d’outre-monde :

« Et vous, peuple infortuné… »

Cette voix était le seul son concret que perçussent les oreilles de la mendiante aveugle ; désincarnée, inconnue, inidentifiable, elle recelait le secret de sa provenance, de la personnalité de la bouche qui les avait proférées. Ces mots surgis d’ailleurs, avaient été prononcés sur le ton du désespoir. Ç’avait été comme le jaillissement d’une source enflammée, un geyser, une solfatare, un ébahissement, un fiat lux. Le fragment d’une chronoligne avait été arraché à sa piste originelle, s’était égaré ici, en ce 1800-là, se greffant inopinément dans un cours de l’Histoire divergent depuis près de vingt années. Un être supérieur avait-il agi ou était-ce involontaire ? Qui était-il ? Avait-il fait cela de manière ostensible en cette déchirure hasardeuse du continuum spatio-temporel que seules les facultés extra-sensorielles d’exception dont Aude jouissait avaient permis qu’elle la ressentît, la captât ? Aude Angélus se découvrait médium. Son sort, si elle survivait (elle ne ressentait pour l’instant aucune autre lésion que celle de son ouïe), deviendrait lors affaire de mesmérisme. 
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Elle trébucha sur un monceau immonde, amoncellement de corps déchiquetés, pantelants, mêlés de débris de muraille. L’odeur du sang, la senteur âpre de la pierre fragmentée, des différentes sortes de poussières, pulvérulentes jusqu’à l’infime, violentèrent le nez de la jeune Angélus. Elle cria : « A l’aide ! Miséricorde ! » sans qu’elle eût l’espoir qu’on l’entendît.

Le muscadin vivait-il encore ? Les tambours s’étaient tus aussi vite qu’ils étaient survenus, parasites tôt effacés. Le tissu se réparait, la déchirure se raccommodait, le temps « réel » se remettait en place, la porte accidentellement entrouverte se refermant.

Alors, pleurant, geignant sur ce tas de morts, Aude perçut enfin, assourdi, comme surgi d’un abîme, de quelque fosse abyssale tant il paraissait lointain, l’appel de l’homme qui l’avait accompagnée jusqu’au sinistre lieu :

« Mademoiselle Angélus ! Je suis là, indemne ! Mademoiselle ? Répondez-moi ! »

Elle s’évanouit, délivrée de l’angoisse.



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Nous l’avons écrit : George III était fou.
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 Son fils aîné gouvernait à sa place, par une sorte de coup d’Etat ayant malmené la Common Law. La confirmation du prince-régent par les Lords et les Communes n’avait été que pure formalité.

Le monarque déchu avait coutume d’errer dans le parc de Saint-James,
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 en chemise et bonnet de nuit, adressant la parole aux chênes, comme s’ils eussent été des êtres humains. Saint-James est le plus ancien des parcs royaux de Londres, ses prémices remontant à Henry VIII, mais ses aménagements majeurs ayant été entrepris sous Charles II.
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 Dès 1788, le roi avait abandonné les cimes de la rationalité pour plonger dans les abîmes de la démence. Si l’incohérence de ses propos avait gagné ses mouvements, il eût rappelé ce célèbre pendu coriace, presque réduit à l’état d’ossements, qui, en son gibet, oscillant au gré des rafales lugubres d’une bise mauvaise, s’agitait de cette folie furieuse pour laquelle, dans une célèbre série télévisée feuilletonnesque, Sir Williams, alter ego de notre Galeazzo,
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 avait usé de cette comparaison hasardeuse au sujet du Pâtissier, une de ses âmes damnées tôt engloutie par un éboulement souterrain, alors que le forban essayait de s’échapper du piège par une échelle de cordes tout en vociférant contre Rocambole.

Le roi malade parcourait la chênaie, les allées ombragées l’été, 
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dénudées l’hiver, ces enfilades de statues de bois tourmentées, non polyclétéennes, ces effigies noueuses et colossales aux feuillages conséquents, au réticulé de branches divisées, démultipliées en une arborescence fractale infinitésimale. Là était la reine Charlotte son épouse, là encore ses fils alignés en parade, le prince de Galles, le duc d’York, le duc de Clarence, le duc de Kent,
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 le duc de Cumberland, Auguste Frédéric, non encore officiellement duc de Sussex, Adolphe Frédéric, non encore duc de Cambridge… et nous omettons les princesses et duchesses à dessein tant George eut d’enfants. Cette postérité parasitait presque tout le parc à elle seule, et ces substituts d’enfants royaux demeuraient mutiques, bien que le monarque tentât de traduire par des mots, par un langage humain, les bruissements et frémissements des feuilles.

Là-bas, en une contre-allée, figuraient les politiciens, les premiers ministres, chanceliers de l’échiquier et ministres des affaires étrangères successifs depuis le commencement du règne, qu’ils fussent tory ou whig. William Pitt était incarné par un spécimen tortueux, tourmenté, aux longs branchages osseux. George III avait coutume de s’entretenir avec lui en conseil privé, pestant contre Boney,
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 espérant que le bois lui répondît et l’approuvât. Détestant Fox
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 depuis toujours, George avait imposé aux bûcherons qu’ils l’abattissent à coups de cognée.

Outre cela, le souverain avait exigé qu’on édifiât un écrin à sa folie. C’était ainsi qu’au fin fond du jardin, des architectes férus de néoclassicisme dont l’Histoire ne retint pas le nom, avaient érigé une tholos à la grecque, petit temple rond dont l’omphalos ou centre recelait une relique étrange. Non pas qu’il se fût agi de quelque statue d’une divinité païenne. George venait la consulter à des périodes régulières, hebdomadaires, et discourait avec elle, comme s’il s’adressait à une personne vivante. Lorsque sa bouche s’exprimait, il lui semblait converser avec quelque jésus de cire papiste, car telle était, à première vue, l’apparence de cette ronde-bosse. De fait, l’objet était bien plus hideux et macabre. George III dialoguait en solitaire avec une relique d’outre-utérus, un cadeau personnel du tsar Paul 1er subtilisé aux collections tératologiques et anatomiques de Pierre Le Grand, héritées de son ami l’illustre docteur Ruysch.
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 Ce fœtus naturalisé,
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 niché au centre du temple, était tel un chérubin mort, un antique Amour momifié, comme une dépouille obstétricale difforme et grasse. Il présentait des disproportions étonnantes entre les membres, grêles, à la semblance de fétus prêts à se briser, et le reste du corps, énorme, tête et tronc, dont l’hypertrophie dépassait celle commune aux fœtus ordinaires. De fait, cet avorton souffrait d’une pathologie rare, au sujet de laquelle certaines exégèses littéraires prétendraient que l’écrivain Honoré de Balzac en aurait éprouvé les symptômes physiques les plus flagrants : la maladie de Cushing. Singulière compagnie royale que celle-là ! George III avait redécouvert le confident et ami imaginaire, courtisan muet ne pouvant jamais lui opposer la moindre critique.



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A suivre...