L'an de l'Incarnation de Notre Seigneur Mil septante et sept, vers la dix-septième année du règne du roi Philippe, de la maison capétienne, le prince du monde tenta de soumettre notre Sainte Eglise à de nouvelles tribulations. Plus de mille années après la Passion et la Résurrection, le malin manda une de ses créatures afin qu'elle le déliât et que les ténèbres régnassent pour les siècles des siècles sur la terre des hommes. Le démon avait jeté son dévolu sur un clerc, sculpteur et musicien de son état : Amaury de Saint-Flour, un extraordinaire artiste dont la réputation s'étendait sur toute l'Auvergne, voire au-delà.
Amaury de Saint-Flour était ce qu'il est convenu d'appeler un coroplaste, un sculpteur et modeleur qui transformait la matière première à partir de moules qu'il fabriquait lui-même. Vulca, de l'ancienne Etrurie, en était un exemple connu. On lui attribuait la louve de bronze de l'ancien Imperium. A la différence de Vulca de Véies, le matériau de prédilection d'Amaury de Saint-Flour était la cire d'abeille. Il œuvrait au service d'évêchés et de monastères dont les domaines comportaient des ruchers. Il avait appris le modelage auprès d'un maître byzantin, Andronic, peintre d'icônes à la cire et à la colle, mosaïste et sculpteur d'iconostases dont l'atelier avait été fondé à la fin du règne du Basileus Basile le Bulgaroctone. Amaury créait et sculptait lui-même ses moules et matrices, mais il employait des assistants pour récolter, fondre et couler la cire portée à ébullition dans d'imposants chaudrons. Il voyageait de place en place avec ses ouvriers, transportant en tout lieu consacré moules et chaudrons. D'innombrables chefs-d'œuvre sortaient de son atelier itinérant, productions polychromes destinées aux églises et moûtiers auvergnats, aquitains, septimaniens, catalans, provençaux et limougeauds.
Car Amaury était un génie de la couleur, du mouvement et de la forme. Point de raideur figée chez lui! Il semblait insuffler la vie dans une œuvre dont la réputation s'étendait, disait-on, jusqu'à Rome. Le pape Hildebrand, qui était monté sur le trône de Pierre sous le nom de Grégoire le septième, lui avait commandé une passion de Notre Sauveur sculptée sur plusieurs retables en hauts et bas-reliefs représentant le cycle complet de Pâques en deux grands ensembles, des Rameaux à la Sainte Cène et de l'arrestation au jardin des oliviers à la Résurrection. Cet opus imposant avait pris place dans le chœur de la basilique Saint-Pierre. L'expressivité, l'émotion, le pathétique ou l'horreur qu'exprimaient ses chapiteaux et reliefs de cire sans omettre le réalisme de la polychromie, y compris pour les créatures fabuleuses ou infernales, rappelaient les productions des temps païens des anciens imperators. De plus, Amaury était un excellent musicien, compositeur des plus beaux chants pour nos offices et accompagnateur hors pair de la liturgie sur l'orgue hydraulique. Ses hymnaires, psautiers, tropaires ou graduels, quoique conformes aux règles musicales instituées par Saint Grégoire le Grand, perfectionnées par Saint Chrodegang de Metz pour les offices des chanoines, puis par Alcuin, Benoît d'Aniane et Hucbald de Saint Amand nous transportaient quasi surnaturellement au sein de l'espace céleste, parmi les anges du Paradis. Les compositions d'Amaury alliaient une beauté supra-humaine à l'audace d'écriture où les mélismes hardis et assumés de l'organum s'enrichissaient du recours à la polyphonie. Cette rupture radicale avec l'ars antiqua de la monodie était accusée par les esprits chagrins d'avoir été inspirée par les juifs, les musulmans et les hérésiarques nestoriens, bogomiles ou manichéens. Un kyrie mélismatique de sa composition était prévu pour trois voix, dont celle d'une moniale! Il était impensable de mêler les sexes dans la liturgie sans pencher vers la concupiscence et la fornication!
Moi, Orderic d'Issoire, frère bénédictin et chroniqueur, ancien écolâtre à Saint Martial de Limoges, qui ai connu Amaury à Saint Géraud d'Aurillac, je ne puis résister à la tentation -que Notre Seigneur me pardonne- d'énumérer les innombrables chefs-d'œuvre de son Ars Major, disparus à jamais lorsqu'il fut justement damné! Outre la Passion de Notre Seigneur déjà citée, Amaury avait crée pour l'église du Puy en Velay, étape du pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle, un superbe Jugement dernier où le Sauveur en majesté trônait en sa mandorle de gloire irradiante, les justes à sa droite, guidés au Paradis par les archanges, les damnés à sa gauche, conduits en l'éternelle géhenne par des hordes de démons bestiaux et velus aux corps composites de boucs, de singes et de chauves-souris. Ces damnés, seigneurs, avares, évêques, rois, hérétiques, ribaudes, étaient engloutis par une gueule de dragon aux écailles de cuivre et de flammes, avatar repoussant du prince des ténèbres. Des démons cornus aux pieds bots, aux ailes membraneuses et noires disputaient aux anges des âmes qui sortaient des bouches de moribonds décharnés et nus.
Les sculptures d'Amaury de Saint-Flour comptaient d'indénombrables chapiteaux polychromes dits "historiés", autre innovation artistique, inspirés de l'Ancien Testament (Adam et Eve chassés du Paradis, Noé, Abraham, le songe de Joseph, l'Exode, le roi David, Job, Jonas et la baleine, Daniel dans la fosse aux lions, l'enlèvement d'Elie au ciel ou le char d'Ezéchiel) comme du Nouveau (la nativité - avec un rendu inégalé de la texture du pelage du bœuf et de l'âne, le massacre des innocents, la fuite en Egypte, Jésus parmi les docteurs, Jésus et Saint Jean le Baptiste, la pêche miraculeuse, le sermon sur la montagne, la guérison de l'aveugle-né, surmontés des symboles des quatre évangélistes, la conversion de Saint Paul…). Mais Amaury laissait aussi libre cours à son imagination en sculptant des créatures fantastiques : le tétraphtalme (créature barbue à quatre yeux), le génie de l'eau, à la barbe et à la chevelure liquides semblables à l'écoulement d'un torrent, inspiré disait-on d'un bas-relief païen, "le miracle de la pluie" de l'antique colonne de l'Imperator Marc Aurèle, sans omettre le griffon, la chimère, la sphinge polymaste, le basilic ou le coquatrix!
Un intrigant motif (symbole alchimique arabe?) représentait un scorpion se donnant la mort dans un cercle de feu. Au milieu d'un autre chapiteau à entrelacs inextricables trônait la boucle du serpent Ouroboros,
incarnation du prince du monde qui n'avait ni commencement ni fin, puisqu'il se mordait la queue! Les bas-reliefs et rondes bosses relatant l'Apocalypse de Jean comptaient parmi les réalisations les plus impressionnantes sorties du ciseau d'Amaury. Ces dragons anthropophages à queues serpentines engloutissant les victimes de la fin des temps, montés par les quatre cavaliers de l'Apocalypse coiffés du casque conique à nasal, protégés par une broigne treslie losangée ou réticulée,
ces anges sonnant de la trompette, ces hippocentaures, hippogryphes ou hippocampes posaient la question des sources iconologiques : Amaury avait-il puisé son inspiration dans les enluminures terrifiantes illustrant les commentaires de l'Apocalypse de Beatus de Liebana, dont Gérone et Saint-Sever détenaient chacune un exemplaire, ou était-ce le contraire? Amaury était également l'auteur d'un Christ en croix, émacié, à la cage thoracique en relief, verdâtre comme un cadavre, portant tous les horribles stigmates de la Passion, dont semble-t-il maint sculpteur catalan sur bois devait s'inspirer. J'en oublie sa Vierge de pitié, bouleversante, son martyre de Saint Léger, son Saint Martin partageant son manteau, directement pris de la "Vita" de Venance Fortunat, les vierges sages et les vierges folles, ses illustrations de la Psychomachie de Prudence, des trois vertus théologales et des sept péchés capitaux. Une œuvre servant à impressionner les fidèles, assurément, car s'adressant aux laïcs ne sachant ni lire ni écrire! En sa qualité de clerc, justement, Amaury avait reçu les ordres mineurs. Il avait le droit de gîter dans les monastères, même s'il n'était ni moine, ni prêtre.
Au printemps Mil septante et sept, il fut mandé par Adalard de Riom, abbé du monastère de Saint Géraud, qui souhaitait que l'on remît en service l'orgue hydraulique de l'abbatiale, qui avait été fabriqué par Hucbald en personne et perfectionné par Gerbert avant qu'il fût élu sur le trône de Pierre. Je fis ainsi la connaissance du coroplaste, dont le visage émacié de pénitent voué à une ascèse constante était mangé par une barbe rousse et dont les yeux vairons étaient empreints d'exaltation mystique. Amaury se vouait corps et âme à son art. Sa frugalité dépassait celle des frères qui l'hébergeaient. Les privations provoquaient en lui des visions eschatologiques de la parousie et de la Cité de Dieu qu'il me dit avoir aperçue au-dessus de Saint Géraud le jour de son arrivée. Il se prétendait habité par le logos divin qui inspirait et guidait ses mains. Il me déclara que Dieu l'avait choisi et s'exprimait par elles. Peut-être commettait-il là le péché d'orgueil!
Le scriptorium de l'abbaye possédait divers manuscrits de valeur : un exemplaire de L'Histoire des animaux d'Aristote, des manuscrits de Boèce, Macrobe et Frédégaire, L'Histoire ecclésiastique de la nation anglaise de Bède le Vénérable, le Periphyseon de Jean Scot Erigène, une compilation de l'an 1050 de l'oracle syrien de la Sibylle tiburtine, remontant au IVe siècle et une copie du traité eschatologique dit "sur l'Antichrist", d'Adson de Montier-en-Der, fameux savant et abbé d'origine jurassienne, au service de la reine Gerberge, sœur du premier Otton de Germanie et épouse de Louis le quatrième surnommé "d'Outremer", fils de Charles le Simple. Adson avait été l'ami et le correspondant de Gerbert….
L'abbatiale de Saint Géraud avait été fondée, bâtie et consacrée par Boson de Moissac en la quatorzième année du règne de Charles le Chauve, premier roi de Francia Occidentalis. Un baptistère mérovingien préexistait en ce lieu, remontant semble-t-il à Clotaire le second ou à Dagobert. Ce baptistère comportait des réemplois de colonnes et chapiteaux à motifs végétaux des quatrième et cinquième siècles qui auraient été sculptés par des artistes au service des imperators Julien l'Apostat (que Notre Seigneur le damne!) et Majorien.
En dessous, on accédait à une crypte naïvement gravée des effigies des premiers saints, ermites et cénobites de la région. En ces lieux reposaient des sarcophages des temps anciens des premiers chrétiens ou des Mérovingiens. Là se situait l'orgue! L'instrument, construit en bois, en or, en ivoire et en bronze, était surplombé par quatre séries de registres de hauts-reliefs superposés appliqués contre la muraille. La première série comportait douze représentations symboliques des mois de l'année inspirées des mosaïques païennes montrant les saisons, les travaux et les jours dans les anciennes villae gauloises. Le second registre, par contre, était reconnaissable par tout sujet instruit de la vraie foi puisqu'il traitait des sept jours de la Création. En dessous, les hauts-reliefs intriguaient davantage : chaque jour de l'œuvre divine se voyait attribuer le nom d'une planète, correspondant à la semaine, mais aussi un volume géométrique : cube, sphère, pyramide, octaèdre, icosaèdre etc. L'on y pressentait l'influence du païen Claude Ptolémée et de son Almageste. Enfin, le registre inférieur apparaissait comme le plus mystérieux : il couplait douze représentations zoomorphes plus ou moins identifiables parmi lesquelles on pouvait reconnaître le poisson, le lézard, l'oiseau et le singe de Barbarie à sept symboles indéchiffrables. Ces formes partaient de l'incréé, de l'informel, de l'indéterminé, pour aboutir à l'Homme, image de Dieu! Sur un lutrin était posé un parchemin où étaient inscrits les premiers versets de la Genèse puis des suites de mots, parfois inconnus comme "morula", d'autres fois familiers comme "avis". La double série s'achevait par "Ecce Homo". Le parchemin comportait une notation neumatique. Avait-on affaire à un organum sur la Création composé par Gerbert? L'abbé Adalard, qui fit visiter la crypte à Amaury, lui expliqua ce qu'il attendait de l'artiste :
"Orgue et sculptures ont subi les injures du temps. Songez que tout ceci remonte à environ un siècle! Nous vous confions les travaux de remise en état de l'instrumentum et de l'opus sculpté."
Amaury vit que les hauts-reliefs avaient été coulés dans la cire et qu'ils accusaient une dégradation certaine. Il effectua un relevé dessiné de l'ensemble afin de fabriquer les moulages nécessaires à une restauration de l'intégralité des registres. Les communs du monastère furent mis à la disposition du clerc et de ses ouvriers. On sollicita les ruchers de Saint Géraud ad libitum. Bientôt, toute l'équipe d'Amaury s'affaira quatre mois durant à la restauration du chef d'œuvre d'Hucbald et de Gerbert. Les fourneaux et chaudrons où la cire était portée jusqu'à la fusion chauffaient quinze heures par jour, produisant dans les communs une chaleur d'enfer. L'été arriva et la canicule ne diminua point l'ardeur à l'ouvrage de Saint-Flour et de ses équipiers. Tous les hauts-reliefs furent moulés et remplacèrent un par un les anciens registres usés. Amaury s'aperçut qu'un mécanisme subtil reliait les touches de l'orgue à eau à chaque haut-relief : jouer une note entraînait l'enfoncement ou la saillie d'une sculpture. Le procédé combinait la force mécanique de l'eau à celle de l'air comprimé dans des pistons de bronze et de plomb! La tuyauterie valait celle des mécaniciens grecs! L'ensemble orgue- hauts-reliefs formait une sorte d'automate! Hucbald puis Gerbert avaient donc conçu un Ars Magnus total! Cependant, il n'était pas dit que l'invention devait fonctionner pour la seule gloire divine!
La nuit précédant l'inauguration, le tentateur saisit l'occasion d'utiliser l'instrumentum à son seul profit. Comprenant le potentiel insoupçonné par les mortels de l'installation, il y vit le moyen de revenir sur terre avant que les temps ne soient accomplis. Le malin dépêcha l'archidémon Astaroth auprès d'Amaury. L'artiste crut d'abord rêver lorsqu'il aperçut une créature aux longues ailes noires, au visage oriental surmonté des cornes du bélier Ammon. Astaroth promit à Saint-Flour la richesse et l'immortalité s'il suivait scrupuleusement ses instructions.
"Mes directives tu suivras, del tot en tot".
Oncques ne vîmes spectacle plus inquiétant. Poussant Amaury dans l'atelier, Astaroth l'obligea à modeler uns sphère de cire parfaite puis à descendre avec elle dans la crypte. Il fit placer la sphère sur un curieux autel d'électrum ou d'orichalque et la connecta à l'orgue et aux reliefs par des liens d'or et d'argent.
"Tu vas pour commencer lire les premiers versets de la Genèse inscrits sur le parchemin" dit Astaroth, d'une voix caverneuse venue du tréfonds des enfers.
Amaury s'exécuta, enchaînant les "Et tenebrae super faciem abyssi", "Et spiritus Dei ferebatur super aquas", le "Fiat lux!" etc. A cet instant, le monstre ordonna : "Enfonce la touche la plus grave de l'orgue et prononce les paroles : 'Fecundatio uovo!' Crie-les très fort!"
Possédé, Amaury ne put que s'exécuter. Aussitôt, la ligne verticale superposant les hauts-reliefs représentant le premier jour de la Création, les mois de l'année, le jour de la semaine et la planète (la lune avec son volume symbole) correspondant avec la première sculpture de l'informé- indéterminé s'enfonça en un parfait ensemble! La sphère de cire entra en lévitation et brilla d'une lueur irisée supra terrestre!
"Prononce maintenant, le plus rapidement possible, la liste de mots inscrite après le "Fiat lux"!
Amaury récita avec célérité :
"Archaea monerem infusoria maedusa piscis urodeles reptilia avis mammalia lemuria simii Ecce Homo!"
"Suis à présent neumes et mélismes en exécutant scrupuleusement ceux-ci sur l'orgue. Récite en articulant clairement chaque terme inscrit en capitales latines pourpres! Conforme-toi exactement au manuscrit de Gerbert!"
Et Amaury d'enfoncer derechef les touches de l'orgue, de prononcer les mots correspondant aux notes. A chaque terme, la sphère de cire subissait d'étranges métamorphoses. Elle se cliva, se divisa en deux, puis quatre, puis huit parties toutes semblables! Et les registres des hauts-reliefs de se déplacer concomitamment, de s'enfoncer ou de saillir en ronde-bosse!
"Ottava infusoria! Sedicesima infusoria! Trenta duacesima infusoria! Sextanta quatracesima infusoria! Morula!"
La sphère de cire avait effectivement pris l'aspect d'une mûre!
"Blastula maedusa!"
La sphère se creusa et s'invagina!
"Gastrula optima maedusa!"
L'artefact de cire connut une nouvelle mutation, ses couches migrant, se réorganisant, en trois feuillets, externe, médian et interne!
"Disco embryo pro-neurula piscis! Neurulatio! Neurula maxima piscis! Embryo piscis! Embryo urodeles!
A ce stade, on ne pouvait plus parler ni de sphère ni d'artefact! Quelque chose prenait consistance et vie! Quelque chose en forme de raquette, puis de gouttière, puis de virgule, d'alevin, de têtard où des ébauches de membres poussaient… Un cœur battit, sourdement!
"Le prince du monde va rompre ses liens! s'exclama, enthousiaste, Astaroth! L'anti-logos se fait chair!"
Amaury, imperturbable, psalmodiait et jouait de plus belle :
"Embryo reptilia! Embryo avis! Embryo mammalia! Fœtus mammalia! Fœtus lemuria! Fœtus simii!"
Et s'égrenaient les notes de l'orgue, se mouvaient les registres de hauts-reliefs, mois, jours de la création, volumes, planètes, animaux… Et vint le sixième jour!
Soudain, Amaury parut prendre conscience qu'il participait au sacrilège suprême : la réincarnation anticipée du malin! L'être prenait consistance, ses membres en spatules, puis palmés, se modelaient en doigts ; sa tête, d'abord batracienne, s'humanisait…
Alors qu'il aurait dû prononcer les derniers mots : "Fœtus Homunculus Ecce Homo! Parturitio!" , Amaury, pris d'un scrupule imprévu, hurla de toutes ses forces :
"Non, par Notre Sauveur Jésus-Christ!"
Il enfonça trois touches du clavier à la fois et commença à égrener à l'envers la formule qui suivait le "Fiat lux" : "Omoh Ecce iimis airumel ailammam siva… merenom aeahcra." Le démon, aussitôt, prit une conformation immonde : gras, soufflé, il se couvrit d'un duvet ou pelage à l'odeur de soufre, un lanugo infect! Son visage atteint de cyclopie, donc monophtalme,
fut surmonté d'andouillers de cerf ou de Cernunnos irlandais d'une taille colossale. Sur le front, un proboscis. Les oreilles au niveau du maxillaire inférieur prirent l'apparence de branchies de squale. Cette atrocité tentait de parler : elle ne pouvait que mugir, renifler et baver! Le monstre voulut sortir de son autel d'électrum, brisant les liens le reliant à l'orgue et aux reliefs. Il déclencha un séisme tandis que la fureur divine frappait d'une onde fulgurante le coroplaste musicien en plein cœur! Un feu se déclencha, dévorant l'Opus Major maudit qui fondit en coulées pâteuses multicolores tandis que le démon, fait aussi de cire, donc vulnérable, se consuma en grondant de douleur. De lui ne demeura qu'une flaque de propolis d'Apis mellifera d'où se dégageait une odeur pestilentielle d'œuf pourri! A l'instant où Amaury mourut, son âme engloutie pour les siècles des siècles dans le gouffre de l'enfer, crypte, baptistère et abbatiale s'effondrèrent, pulvérisant Astaroth et ensevelissant l'abbé Adalard et les assistants d'Amaury qui s'étaient rendus complices de l'abomination! Dans le même temps, toutes les sculptures de cire dues au génie du damné, disséminées dans des dizaines de lieux de culte de la chrétienté d'Occident, se liquéfièrent simultanément, y compris le Jugement Dernier du Puy auquel dit-on s'était ajouté un damné supplémentaire lorsque le Seigneur avait foudroyé le sacrilège, et, au grand désespoir du pape Grégoire, le cycle de la Passion de la basilique Saint Pierre de Rome! Même les partitions d'Amaury brûlèrent! "Moult désolation s'étendit en icelui pays, le transformant en gaste contrée!" Ainsi achevai-je ce chapitre de ma chronique, moi, frère Orderic! Fait étrange : seule survécut au désastre la partition de Gerbert d'Aurillac!
Amaury mourut sans postérité. Il n'eut qu'un épigone : l'ermite Jehan de Mauriac, sous Louis le neuvième, auteur du retable de cire de Saint Amadour ou Rocamadour. Jehan mourut d'ailleurs assassiné en 1248 par les chevaliers de l'ordre militaire De La Buena Muerte, dont le grand maître, Arnould de Charmeleu, pilla l'abbaye de Saint Géraud, qui avait été rebâtie, à la recherche de ses trésors. Le parchemin de Gerbert disparut alors pour plusieurs siècles, pour ne ressurgir qu'au XIXe siècle et intéresser deux savants maléfiques : Pavel Danikine et Galeazzo di Fabbrini. Le chemin menant à la conception de l' Homunculus Danikinensis était rouvert!
Christian Jannone.
mardi 2 décembre 2008
Baphomet
"Parmi les légendes tenaces d'un Moyen Âge occidental obscurantiste, sanguinaire et fanatique, qui continuent hélas de courir, se trouve celle de l'existence, jamais attestée, de la prétendue idole adorée par les chevaliers du Temple, le tristement célèbre Baphomet. Bien des bruits invérifiables à force de colportages partisans destinés à nuire au Temple ont brouillé pour longtemps notre perception de la vérité historique. Il s'agit désormais de la rétablir objectivement. Le Baphomet ne fut point cette tête animée, dérivée du prophète Mohamed, objet d'un culte caché pratiqué par des chrétiens apostats convertis à l'Islam. Le pape Sylvestre II ne fut que son commanditaire, point son concepteur. Le Baphomet concrétisa l'épiphanie non achéiropoiète du prophète syncrétique de synthèse de toutes les religions. Le posséder, c'était détenir la faculté de se mouvoir dans l'ensemble des possibilités alternatives du temps. Rêve caressé par Gallien, Julien l'Apostat, Rodolphe II, Shah Jahan, Napoléon et tant d'autres. Le véritable créateur du Baphomet s'appelait Jamiang Tsampa, moine tibétain de l'an mil." (extrait de la chronique de Raeva Rimpoche, mélode et rhapsode du monde bouddhiste universel, XXIIe siècle après Jésus-Christ).
Anno Domini 1248 circa.
Fondé à la fin du onzième siècle par Rodrigo Diaz de Vivar, El Cid Campeador,
l'ordre militaire des chevaliers-prêtres de la Reconquista dit "De la Buena Muerte" était tombé en décadence sous ses deux précédents grands-maîtres, qui, pour la première fois depuis son origine, n'étaient pas d'extraction ibérique : l'évêque comte Ulrich Von Stoltzteufel et Huglain du Forez. Chronologiquement, l'ordre était un précurseur des célèbres chevaliers du Temple, mais aussi des Hospitaliers, et des autres ordres hispaniques et portugais d'Alcantara, Calatrava, Santiago et "du Christ".
Il s'était affilié à Cluny dès 1101. Grand-maître de 1221 à 1229, Von Stoltzteufel avait succédé à Ramiro de Cantabrie, dit "Le Grand" ou "Le Sage" (1198-1221), qui avait combattu à Las Navas de Tolosa et était mort lépreux. Ulrich s'était damné en tant que séide de l'Empereur excommunié Frédéric II de Hohenstaufen.
Il avait participé à la croisade sans foi, qui au prix d'un odieux marchandage avec l'infidèle musulman, avait permis à l'Empereur sacrilège de récupérer Jérusalem pour dix ans. On se souvient de ce traité, conclu le 18 février de l'an 1228 (style de Pâques, soit en 1229), entre Frédéric et le sultan d'Egypte Al-Khamil, fils de Saladin, de la dynastie Ayyubide. La rétrocession de Jérusalem et de très larges zones du royaume franc avait été obtenue pour une décennie, renouvelable. Dans ce texte, conclu à Jaffa, à la surprise générale des chrétiens les plus intransigeants, les musulmans conservaient leurs propres lieux saints, notamment la mosquée El Aqsa! L'évêque belliqueux, au heaume de Pavie surmonté d'une mitre de cuir bouilli recouverte de velours mauve ornée d'un chrisme vermeil, serviteur inconditionnel de l'Empereur excommunié, s'était, dit-on, converti secrètement à la fausse religion de Mahomet. Pour cela, il aurait brodé un croissant sinople, sacrilège immonde, aux côtés de la Sainte Croix de sa coiffe épiscopale! Von Stoltzteufel portait une crosse surmontée d'un dragon, bête de l'Apocalypse, une chasuble, un pallium et des ornement sacerdotaux hérétiques, alternant croix et croissant! Selon le chroniqueur Bertold Von Berghausen, qu'on ne pouvait suspecter d'hostilité à la cause des Hohenstaufen puisqu'il était partisan de Manfred et de Conradin, moine qui écrivit plus de trente années après les événements, à l'ère du "Grand Interrègne", Von Stoltzteufel acquit le Baphomet au profit de son ordre, après moult tractations secrètes avec les Templiers, qui ne tenaient plus alors en Terre Sainte que quelques forteresses. L'évêque ne tarda cependant pas à succomber, victime du poignard d'un hashishin, exécuteur d'une fatwa du "Vieux de la Montagne", qui ne pouvait tolérer l'hétérodoxie syncrétique prêchée par Ulrich. Berghausen rajoute : "Pour ses actes et son apostasie, il alla droit en enfer, car déjà excommunié comme son maître par Sa Sainteté Grégoire IX."
Huglain du Forez, son successeur, n'eut pas plus de chance, son exercice ne durant que quatre années (1229-1233). Son tort fut de prendre pour second de l'ordre le comte Arnould de Charmeleu. Ce dernier le fit démettre sous accusation de crypto-judaïsme! Revêtant les insignes de grand-maître de la Buena Muerte, Charmeleu chargea ses thuriféraires de fabriquer de fausses preuves accablantes pour son prédécesseur qu'il fit occire peu après sa déposition. Même la dépouille fut poursuivie par la vindicte du nouveau grand-maître : organisant un second procès, dit "procès du cadavre" en référence au précédent de la fin du IXe siècle entrepris contre le pape Formose, dont la tombe fut profanée pour l'occasion, il prouva l'effective conversion d'Huglain au judaïsme! Le corps nu, honteusement exposé, révéla la circoncision de du Forez, qui avait tenté de la camoufler par le port d'un faux prépuce! Le cadavre en décomposition fut démembré et jeté aux chiens. Charmeleu prit Jacques d'Ibertin, son meilleur sycophante, comme second de l'ordre, dont il ordonna le transfert de la commanderie centrale en son propre fief sis dans la région de Conques!
A la décharge d'Huglain du Forez, ce dernier n'avait point fait œuvre de théologien intransigeant. Au contraire, sa tolérance envers les musulmans et les juifs, sous l'influence de ses fréquentations en Espagne, en Sicile et dans l'Empire Hohenstaufen, était connue et encouragée en haut lieu par Frédéric II, qui avait soutenu "son" candidat après l'assassinat de Von Stoltzteufel, sans l'accord du pape, bien entendu. Huglain était un glossateur et un commentateur des philosophes juifs et arabes Maimonide, Avicenne et Averroès. Il avait été initié à la kabbale et au talmud (en cours de constitution à l'époque). Il était l'auteur d'un commentaire hétérodoxe de la Genèse, inspiré des représentations picturales, notamment la tapisserie de Gérone. Les pièces du procès -des faux, comme on sait- l'accusaient d'avoir projeté d'écrire une glose calquée sur les hérétiques des temps de la première chrétienté, Marcion et les gnostiques, glose appuyée sur de vénérables codex sur lesquels étaient rédigés des évangiles rejetés par le canon! Ces codex comportaient des annotations et scholies contrefaites, imitant la plume d'Huglain!
Quant à Arnould, le nouveau grand-maître, il s'agissait ouvertement d'un adepte de la sorcellerie et du satanisme! Malheureusement, son élection avait été approuvée par Rome, contrairement à celle de son prédécesseur! Charmeleu, qui s'adonnait à l'alchimie, adorait les démons Belzébuth, Asmodée, Astaroth et Baal Moloch. Ayant rapporté le Baphomet en sa commanderie, il organisa autour de lui un culte secret auquel il intégra une cérémonie d'initiation des néophytes : s'ils passaient l'épreuve avec succès, ils étaient admis dans l'ordre, qui ne demeura cependant ouvert qu'aux candidats déjà adoubés chevaliers. Leur panoplie consistait, pour la plupart d'entre eux, en un simple haubert ou haubergeon de mailles pleines, sans cotte d'armes, sur la poitrine duquel était cousue une tête de mort ivoirine. Certaines protections se rajoutaient à la maille : ailettes aux épaules, cubitières et genouillères cousues à même le fer, tout comme les éperons, simples ergots ainsi attachés aux talons. Ils portaient cervelière et heaume classique, quoique certains chevaliers restassent fidèles à l'antique heaume conique à nasal, pourvu ou non de visagière, à la mode du XIIe siècle. Le casque du grand-maître était cependant d'un modèle plus moderne : heaume de Pavie à cimier, le plus prisé de l'époque, ou casque à visière articulée par le haut, annonçant le bassinet "révolutionnaire" du siècle suivant, porté notamment à Mons-en-Pévèle en 1304 par l'ost de Philippe le Bel. L'écu armorié, vermeil pour les maîtres, azur ou sinople pour les simples chevaliers, reprenait l'insigne héraldique du crâne humain. L'épreuve physique la plus prisée des membres de l'ordre était l'exercice de la quintaine.
Cependant, les propriétés véritables de la statue automate étaient jusqu'à présent demeurées inconnues des chevaliers du Temple puis de ses nouveaux acquéreurs. Il existait bien une lettre de Gerbert au sujet de la conception de la mécanique par Jamiang Tsampa, qui avait œuvré sous les ordres directs du Saint Père. Le langage de cette lettre était à la fois si ésotérique et si sibyllin que nul érudit, sorcier ou alchimiste qu'il soit chrétien, cathare, vaudois, arabe ou juif, n'était encore parvenu à en percer les arcanes. Ce fut donc d'une manière tout à fait fortuite que la clef du fonctionnement du Baphomet et ses facultés intrinsèques et fabuleuses se révélèrent aux chevaliers de la Buena Muerte, pour leur malheur et celui du genre humain! Frère Robert, membre de l'ordre depuis un lustre, eut l'honneur de cette révélation.
"Parvenu à ce stade du récit, je me vois contraint de manipuler les hypothèses concernant l'aspect exact de la funeste merveille. Il est vrai que nulle pythonisse ne prophétisa ce qu'il devait advenir à tout possesseur de l'"idole" qui en percerait le secret. Loin de moi l'idée de m'abaisser à de basses spéculations : je ne souhaite pas m'enfermer dans une scolastique stérile digne d'un Jean Gerson ratiocinant sans fin sur les figures géométriques, les cercles, les sphères et les volumes afin d'en rester ad vitam æternam à l'enseignement du Stagirite. Il y eut autrefois un Jean Scot Erigène pour oser, dès le IX e siècle de l'ancienne ère chrétienne, entreprendre une réfutation des dix catégories de Monsieur Aristote! Rappelons que le Baphomet synthétisait toutes les histoires alternatives des civilisations humaines, mais aussi du vivant, grâce à ses atours sophistiqués! La main de paix de l'automate constituait une référence à notre philosophie héritée du Gautama Sakyamuni, dont l'ère a remplacé depuis plusieurs siècles celle de Yeshua ben Yussef. Son turban ouvrait à de multiples interprétations : islamique, parsi, hindouiste, jaïn, ou prémonition de la religion sikh codifiée par Nanak et Kabir cinq ou six siècles après la conception de la mécanique? Sa chlamyde ou dalmatique à fibule, théoriquement byzantine, se parait de plumes d'aras et d'hoazin, références à Cuculcan ou Quetzalcóatl. Plusieurs pendentifs cultuels agrémentaient sa tenue chatoyante : croix chrétienne, étoile de David, arbre de vie, masque d'ancêtre, fétiche à clous propre au génie artistique des civilisations d'Afrique sub-saharienne. L'élément principal de sa panoplie était des plus subtils : une vaste ceinture de cuir à plaques de métal repoussé, chacune s'ornant d'un symbole d'un monde alternatif où parfois, la forme dominante de vie n'était pas Homo sapiens : heaume de chevalier, tiki polynésien, coiffe de mandarin confucéen, biface moustérien, dinosaure, "crevette", méduse, archée, rocher etc. La multiplicité des symboles était permise par la faculté qu'avait la ceinture de se dérouler presque indéfiniment, alternant les plaques. Le principe ressemblait à celui des bandes du mathématicien Alan Turing, de l'ancienne civilisation occidentale du XXe siècle de l'ère de Yeshua ben Yussef (chronique de Raeva Rimpoche, op. cit.)".
La Weltanschauung des chevaliers de La Buena Muerte obéissait à une anthropologie antérieure à la nôtre, issue, rappelons-le, des philosophes des Lumières, de Descartes et d'Emmanuel Kant. Ils étaient naturellement réceptifs au merveilleux, plus exactement à l'épiphanie du merveilleux, mais aussi à la manifestation des phénomènes démonologiques. L'irrationnel pénétrait au plus profond leur être. C'est pourquoi l'aventure de frère Robert, telle qu'il la conta à ses coreligionnaires, n'en surprit aucun!
Adonc, frère Robert, anciennement simple bachelier lorsqu'il avait postulé en tant que néophyte, qui avait été adoubé par Arnould lui-même, était affecté à l'entretien de la crypte chapelle qui abritait le Baphomet et du labyrinthe initiatique annulaire qui servait d'accès à ce naos d'un nouveau genre. Aux matines du 18 février 1248 (style médiéval de Pâques ; nous étions donc en 1249 du style instauré par Charles IX, roi de France, fixant le jour de l'an au 1er janvier), frère Robert balayait le dallage de la chapelle. La longue nuit d'hiver enténébrait le domaine fortifié de la commanderie, dont les remparts et barbacanes étaient défendus par des arbalétriers automates d'airain. La crypte était décorée de singulière façon, sous l'influence à la fois des cultes païens, démoniaques et alchimiques pratiqués par Charmeleu et ses séides, mais aussi des penchants hétérodoxes des deux prédécesseurs d'Arnould. Les colonnettes et arcs outrepassés mozarabes d'Al Andalous faisaient bon ménage avec les chapiteaux fantastiques gothiques mais, aussi plus surprenant, avec des hauts reliefs d'inspiration juive voire hindoue! Abraham et Salomon coudoyaient Hanuman et Brahmâ tandis que Ganesha partageait son territoire avec Moïse, Ahura Mazda et les arabesques du Coran! Davantage que le décor sculpté, ce fut une légère anomalie dans l'"idole" qui attira l'attention du moine-chevalier : un des doigts de sa main droite, qui se présentait paume ouverte (signe de paix bouddhiste), lui apparut replié. Il voulut le redresser, et pour cela, toucha toute la main de l'automate. Les conséquences de ce geste furent pour le moins inattendues : un boyau noir tournoyant entraîna aussitôt Robert dans une vertigineuse translation à travers un pan-monde, tel un trou de ver spatio-temporel. Les bifurcations et les coudes de ce tunnel immatériel et impalpable étaient innombrables et brutaux : il fallait avoir le cœur bien accroché pour supporter les accélérations d'un tel transport! Robert atterrit brutalement en un temple inconnu éclairé de centaines de petites veilleuses, aux diverses statues dorées d'un étrange dieu rêveur aux oreilles allongées, assis en position du lotus, qui accomplissait le même geste que le Baphomet! Son incursion interrompit une assemblée de moines dont l'aspect physique brassait toutes les origines ethniques. Ces derniers, en prière, psalmodiaient des mantras, nu-pieds ou en sandales, revêtus de simples robes safranées. Effrayé, Robert perdit tout entendement et tira une dague de sa ceinture. Se croyant menacé par des hordes de démons jaunes, il eut le réflexe de toucher la croix pendentif du Baphomet, qui l'avait accompagné dans sa translation, tout en tentant d'assener des coups aux bonzes qui s'approchaient de lui ! Le voyage reprit immédiatement, avec de nouvelles nausées en perspective, mais Robert ayant fait le bon choix, le serviteur d'Arnould ne tarda pas à retourner à son point de départ, les fesses meurtries par un "atterrissage" quelque peu brusque!
Comme il s'était empressé de conter son hétérodoxe pérégrination, tous les chevaliers voulurent goûter à la magie enfin révélée de l'automate. Le grand-maître en profita pour enrichir la cérémonie hérésiarque d'initiation d'un "trip" obligatoire pour chaque néophyte, devenant une sorte de "junkie" médiéval adepte de la translation temporelle! Mais Charmeleu s'aperçut promptement que la "machine" demeurait bridée : elle ne pouvait transporter qu'un seul moine-soldat à la fois, et même en les touchant avec insistance, les plaques symboles de la ceinture demeuraient quant à elles désespérément inopérantes. Ce fut alors qu'Arnould se souvint que la lettre de Sylvestre II comportait une glose et des scholies de la main de Jehan de Mauriac : Jehan, à présent ermite, était un des auteurs d'une autre merveille, la mandorle de gloire irradiante, émail champlevé aux propriétés supraterrestres, possession actuelle du monastère de Saint-Géraud d'Aurillac. Le commentaire de Jehan de Mauriac faisait état du besoin de coupler le Baphomet avec un objet aux facultés "divines", achéiropoiète, seul capable d'activer la ceinture à symboles. La matière dont était constituée la mandorle de gloire irradiante répondait à cette condition, puisque tombée littéralement du ciel, puis face à ce miracle, modelée sur le modèle du Christ en majesté de l'ancien Jugement dernier du Puy-en -Velay, décrit à la fin du XIe siècle dans la chronique d'Orderic d'Issoire! Cependant, les propriétés de l'artefact s'étaient avérées nuisibles : la plupart des artistes limougeauds qui l'avaient façonnée et de nombreux moines de Saint-Géraud étaient morts, littéralement dévorés par un feu intérieur issu de l'émail champlevé dont la taille était également exceptionnelle. Jehan, croyant à l'entremise du Malin, avait préféré renoncer au monde en expiation du péché d'orgueil qu'il croyait avoir commis en supervisant la création de l'œuvre. Arnould de Charmeleu monta donc une équipée, qui le mena à la retraite de l'ermite puis au monastère auvergnat. Cette chevauchée fut sanglante : les chevaliers de La Buena Muerte se heurtèrent à des adversaires inconnus, à l'accent teuton et à l'étrange heaume d'acier, qui convoitaient aussi l'objet. Certes, ils laissèrent des cadavres de leurs frères sur le terrain, mais surtout, ils occirent de Mauriac et l'abbé de Saint-Géraud pour parvenir à leurs fins! Une fois l'objet d'art "divin" récupéré et accouplé au Baphomet, les cérémonies occultes reprirent de plus belle, et l'ensemble de l'assistance put, si l'on peut dire, profiter des translations dans les réseaux alternatifs du pan-monde! L'activation des symboles de la ceinture, efficiente à plus d'un titre, fit goûter aux moines guerriers les délices de transports au sein d'univers fortement divergents!
"Le Baphomet de Jamiang Tsampa n'était pas issu de rien. Il reprenait une longue tradition asiatique d'automates remontant à la cour du premier Empereur Qin, tradition poursuivie par l'empereur Souei Yen Ti, puis, postérieurement par le Japon de l'ère Edo et des shoguns Tokugawa aux XVIIe-XVIIIe siècles de l'ère chrétienne. On parlait aussi de l'existence éventuelle de masques androïdes de théâtre, créés à l'époque de Nara, sans omettre, en Chine, la célébration des cultes Nuo où des rites ostentatoires permettaient à des visages animés de se manifester, masques fantastiques surtout fabriqués à l'effigie de Di Pan, le Grand Géomancien.
L'activation de la ceinture du Baphomet réveillait le réticulum intégral du pan-multivers, en cela que toucher un symbole équivalait à se "téléporter" dans une chronoligne alternative fortement déviée par rapport au cours standard de l'Histoire. J'appartiens moi-même à un univers parallèle, bouddhiste, qui s'est substitué à celui de Jeshua ben Yussef. Dans la chronoligne connue des chrétiens, le rêve, un temps caressé par Açoka et par les anciennes dynasties indiennes Maurya et Gupta, d'instaurer un monde où la paix universelle du Bouddha ou de Rama règnerait pour l'éternité, avait sombré sous les coups de boutoir des Huns Hephtalites, favorisant l'avènement de l'Empire guerrier de Harsha au VIIe siècle de l'ère chrétienne. Or, dans le temps alternatif dans lequel nous existons, ce sont les vues d'Açoka et de Chandragupta qui ont triomphé! Un grand paléontologue américain de l'autre XXe siècle, Stephen Jay Gould, appelait cela la contingence! Gould avait du génie, parce qu'il avait réussi à synthétiser le concept des temps parallèles et celui des histoires alternatives du vivant et de l'évolution! Mais sa vision se limita à la phylogenèse, contrairement à un savant du début du XIXe siècle, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui osa supposer que l'embryon pouvait voir se présenter "au choix" plusieurs lignes potentielles dans la chronologie des étapes de son développement. Il avait donc supposé l'existence de temps alternatifs ontogénétiques! Tout cela dessinait un enchevêtrement "tubulaire" de réseaux de trous de vers, de multiples "possibles" à la fois dans le nanomonde quantique et à l'échelle de l'univers! Dieu avait fait l'homme à son image, puisque le réseau des neurones ressemblait à celui des amas de galaxies voire de la matière sombre et au réticulé des temps alternatifs. Lorsqu'on emprunte une bifurcation, on ne peut revenir en arrière car les autres temps possibles s'effacent!
Tout cela représentait une rupture avec les conceptions anciennes du temps et du vivant : temps cyclique ou linéaire, échelle progressive du vivant jusqu'à l'Homme, centre de l'univers et perfection ultime, évolution lente et graduelle, même si, grâce à Darwin, le hasard et la sélection naturelle avaient déjà marqué des points face au déterminisme théologique. Malgré le postulat classique rappelé par Kant dans sa "Critique de la faculté de juger", postulat selon lequel la nature ne fait pas de sauts, Steve Gould et son confrère Nils Eldredge secouèrent le cocotier en formulant la théorie des équilibres ponctués en 1972 de l'ère de Jeshua ben Yussef. Mettant à bas la conception gradualiste et linéaire d'un quelconque progrès ascensionnel de la vie, ils postulèrent que les espèces alternaient périodes de stase et sauts évolutifs brusques. L'Homme n'étant désormais ni le centre de l'univers, ni le but de l'évolution, il devenait envisageable de concevoir l'existence de mondes alternatifs où d'autres formes de vies et de civilisations avaient triomphé : monde néandertalien, monde dinosauroïde, monde insectoïde, monde siliçoïde, monde des nanites… c'est cela que représentaient les symboles de la ceinture du Baphomet (extrait de la chronique de Raeva Rimpoche op. cit.)".
Extrait de l'ouvrage de Tommy Brisbane, astrophysicien, prix Nobel de physique 2031 : "The panmultiversal web theory".
"Steve Gould (1941-2002), avait montré la voie, dépassant le stade purement littéraire et spéculatif de l'uchronie historique, en développant sa théorie de la contingence, partant de faits historiques "basiques". Par exemple : que serait-il arrivé si Castlereagh ne s'était pas suicidé? De là, il échafauda une théorie des histoires alternatives du vivant, que nous avons adoptée et élargie à l'exobiologie. Puisque aucune des exo-planètes parmi celles susceptibles d'abriter des formes de vie, n'aura forcément et à fortiori connu le même cours de l'Histoire, les mêmes événements contingents, aucune n'aura par conséquent vécu le même cours de l'évolution : c'est cela la contingence. Des exo-planètes peuvent en être restées au stade pré biotique tandis que d'autres pourront abriter des formes de vie intelligentes parvenues au stade de la technologie et à la civilisation. Pourquoi pas une planète où la faune du Schiste de Burgess, par exemple Anomalocaris ou Opabinia, ces "étranges merveilles" chères à Steve Gould, aurait abouti à la conscience et à un stade technique avancé? Tout est possible!
Cependant, la théorie du panmultivers sous-tend l'existence simultanée et en même temps non perceptible par ceux qui demeurent prisonniers de leur propre chronoligne, elle-même exclusivement modelée par les événements contingents, de tous ces mondes alternatifs, demeurés des virtualités, sur n'importe quelle exo-planète répondant aux lois nécessaires à l'émergence de la vie. Les fondations de la biologie demeurant partout les mêmes, c'est la contingence qui provoque les infinies déviations des destinées! Pour en rester à Gaia, on peut envisager un nombre infini de pistes temporelles plus ou moins déviées par rapport à la nôtre (en omettant les pistes où la Terre n'existe pas, où le système Sol voire la Voie Lactée et l'amas local dont elle dépend ne se sont pas formés, sans parler des pistes où ne règne que le Rien car l'univers n'y est pas apparu!). Par exemple, une piste "dinosauroïde", due à l'absence de l'impact de l'astéroïde de Chicxulub! Toutes les possibilités infinies du panmultivers constituent un enchevêtrement de réseaux "neuronaux", une toile temporelle, un "web" d'un nouveau genre! Hélas, il n'existe aucune machine nous permettant d'y surfer à notre guise!"
Extrait de l'ouvrage du mathématicien Boleslas Mandelbrot-Kolmogorov, médaille Fields 2034 : "Traité de l'échelle du spectre de déviation des temps alternatifs."
"A partir d'un référent "chronoligne" 0 théorique, qui désigne la flèche du cours du temps dans lequel nous nous déplaçons, on peut effectuer le calcul de l'ensemble des déviations temporelles depuis le repère spatio-temporel de cette ligne 0, de la déviation la plus infinitésimale à la plus infinie, en amont et en aval de la ligne de référence 0. Cela dessine un spectre de déviations et de possibles de part et d'autre du repère 0. Il faut savoir que plus la déviation temporelle s'est produite en amont du temps de référence, plus on aboutit, sur un repère date (en temps absolu) à un "monde parallèle" différent de notre chronoligne de référence 0, donc à un pourcentage de déviation élevé, à une divergence accrue entre les deux mondes parallèles. Plus elle se produit en aval de 0, moins les divergences seront faciles à percevoir si on ne déplace pas le curseur de la ligne 0 vers une autre date future, davantage en aval du point de divergence des deux chronolignes, pour examiner à quoi conduit la divergence postérieure en aval de notre flèche du temps. Une divergence temps par rapport à 0 survenue en 2045 ne prend tout son sens qu'en déplaçant, par exemple, le curseur de 0 plusieurs centaines voire milliers d'années après l'amorce de la divergence, afin de comparer respectivement à quoi auront abouti en parallèle le temps référent 0 et le temps dévié 0'. Plus il y a éloignement temporel futur par déplacement du curseur, plus les chronolignes divergeront, plus le pourcentage de divergence croîtra. Le long de la chronoligne 0, rayonne une infinité de déviations : 0'', 0'''... jusqu'à 0∞. Selon la loi des fractales, chaque déviation devenant à son tour chronoligne principale peut être sujette à d'infinies bifurcations possibles, cela de manière de plus en plus infinitésimale. Chaque individu engagé dans une nouvelle divergence n'a pas conscience qu'il a emprunté un temps différent. Chaque parcours non choisi s'estompe. Le tout constitue un réseau virtuel et potentiel, buissonnant, d'un pan-temps de tous les possibles."
Extrait de l'ouvrage de l'exo-paléontologue Yoshiro Suzumi : "Essay on a new synthetic theory : pan-multiversal transtime Evolution" (Harvard University Press 2035).
"Malgré toute mon estime pour mes confrères Brisbane et Mandelbrot-Kolmogorov, je tiens à leur adresser une petite critique : leurs travaux ont insuffisamment pris en compte le principe d'incertitude, la théorie du chaos et la seconde loi de la thermodynamique (augmentation de l'entropie). Je suis certes un exo-paléontologue, mais je puis écrire en toute connaissance de cause, puisque je me revendique comme héritier de la pensée de Steve Gould. Ce n'est pas sans émotion que j'évoque la mémoire de mon ancien maître. C'était un passionné de base-ball, tout comme mon violon d'Ingres est le cinéma français du siècle dernier. Je partirai donc d'un exemple facile, qui démontrera magistralement en quoi la théorie de mon ami mathématicien mérite une concrétisation illustrative pour qu'un public plus large puisse l'appréhender. Les cinéphiles comme moi connaissent bien les œuvres d'Alain Resnais : "Je t'aime, je t'aime" et "Smoking no smoking". Ils verront immédiatement où je désire en venir. Prenons un cas tout simple : la comédienne Annie Vernay,
jeune première de la fin des années 1930 qui joua pour Max Ophuls ("Werther"), spécialisée dans les rôles en costume XVIIIe siècle (par exemple "Tarakanova"). Elle mourut de la typhoïde, à bord du transatlantique qui la conduisait à New York, car elle envisageait de se lancer dans une carrière américaine, au vu de la dégradation de la situation européenne. Imaginons un instant qu'elle n'ait pas succombé, et que sa carrière ait pris un grand essor aux States. Actuellement, les cinémathèques compteraient des films américains d'Annie Vernay parmi leurs trésors, peut-être signés des plus grands : John Ford, Howard Hawks, Fritz Lang… On peut tout envisager. Vous me direz que cela aurait eu une faible incidence sur la "grande Histoire"… Effectivement, selon la formule de Mandelbrot-Kolmogorov, la survie d'Annie Vernay entraînerait une infime déviation du continuum spatio-temporel de l'ordre de 0,000000000(…)001 %! Mais, du point de vue de la théorie du chaos, qui postule que le battement d'ailes d'un papillon à San Francisco provoque un tsunami aux Célèbes ou aux Moluques, les conséquences sont tout autres : notre papillon Annie Vernay, en ne mourant pas, déclenche une nouvelle chronoligne inédite, dont la divergence ne peut que s'accentuer avec la nôtre au fur et à mesure que l'on s'éloigne de l'événement déclencheur de la bifurcation. Quel peut en être le résultat 100 000 ans ou 1 million d'années plus tard? Le principe d'inceritude veut que l'on ignore, en tant qu'observateur extérieur impartial situé au point exact de divergence, à quoi peut aboutir à terme une telle contingence, mais le second principe de la thermodynamique de Carnot postule une augmentation évidente du désordre, selon une progression d'abord mathématique, puis géométrique et enfin logarithmique! Prosaïquement, Tommy Brisbane et son confrère ont, semble-t-il, insuffisamment lu les ouvrages de science-fiction de Poul Anderson, le maître de l'uchronie au XXe siècle! Notre éphémère actrice peut d'ailleurs être la source d'une probabilité infinie de divergences temporelles possibles : mourir n'importe quand, n'importe où, choisir d'autres métiers, ou, en tant que vedette de films, accepter ou refuser tel ou tel rôle, etc. Si l'on se penche sur les archives des producteurs et réalisateurs de cinéma, on apprend ainsi qu'Annie Vernay refusa en 1938 le rôle de l'héroïne polonaise du "Joueur d'échecs" de Jean Dréville, parce qu'elle était lasse qu'on lui propose toujours des rôles en costume XVIIIe siècle. Le rôle échut à Evelyne Lancret, et lança sa carrière. A la suite de cela, le destin d'Evelyne Lancret croisa celui du compositeur, chef d'orchestre et critique musical Jean Saintonge, dont elle devint la maîtresse puis l'épouse. Saintonge, pétainiste et collabo notoire, participa sous le régime de Vichy à l'épuration du milieu musical, scellant douloureusement le sort de dizaines de musiciens et artistes juifs français qui périrent dans les camps de la mort. Il fut justement éliminé par la Résistance française au printemps 44. Peut-être qu'une autre décision de mademoiselle Vernay aurait a posteriori sauvé des vies! "Le joueur d'échecs", remake d'un muet, librement inspiré de l'automate de van Kempelen, marqua le goût de son réalisateur pour le Siècle des Lumières. Dréville récidiva avec un "La Fayette" en 1961 et en 1970, avec une série télévisée qui me permet de revenir à mon sujet, "Le voyageur des siècles", uchronie qualifiée de "julesvernerie moderne" par ses auteurs, où la Révolution de 1789 et Napoléon sont effacés du cours de l'Histoire! Si les conséquences de ce changement peuvent nous paraître immenses, à l'échelle de Mandlebrot-Kolmogorov, il n'équivaut qu'à une déviation de 0,007 % du continuum historique! Mais alors, qu'est-ce qu'une grosse divergence? C'est là que Steve Gould intervient! Notre cours de l'Histoire humaine, avec Homo sapiens, représente à lui seul des possibilités uchroniques infinies, de l'ordre de 10 puissance 100000000000000000(…)0000! Or, la plus divergente des pistes sapiens, par exemple, celle où triompherait mondialement un modèle de civilisation chasseur-cueilleur aborigène à l'australienne, n'excède pas 1,99% de déviation! Pour que le pourcentage augmente, il nous faut donc envisager des pistes temporelles sans Homo sapiens. La piste néandertalienne franchit à peine la barre des 2%. Un monde uniquement simien, sans genre Homo, 4,5%. Un monde de mammifères, sans primates, 9%. Un monde dinosaurien corse bien davantage la déviation : on atteint déjà 25%! Avec les seuls tétrapodes batraciens, on en est à 40% ! Si la sortie des eaux a lieu sans aucun vertébré, 53%! Un monde sans chordés gonfle encore plus le chiffre : 58% avec les insectoïdes, 62% avec les crustaçoïdes, 68% avec un monde céphalopode, 76% si Opabinia ou Anomalocaris, créatures fantastiques du schiste de Burgess de l'explosion cambrienne aboutissent à une vie consciente et avancée! Un monde constitué uniquement de créatures unicellulaires nous mène au pourcentage effarant de 84%! Une planète Terre où règneraient cristaux et siliçoïdes 89,5 %! 100% de divergence signifierait cependant que le système Sol et la Voie lactée ne se sont jamais formés, voire que l'Univers lui-même n'est jamais sorti du "big bang"! Quant aux déviations en aval de notre temps, avec des mondes futurs a posteriori sans Homo sapiens, cédant la place à d'autres espèces, vertébrées ou non, elles oscillent entre 2% et 50%. Des chiffres supérieurs nous conduisent à une Terre soit peuplée de plantes ou même de bactéries intelligentes, soit au triomphe d'une vie artificielle auto-engendrée, ne reposant ni sur la cellule, ni sur l'ADN. Un univers de machines, voire de nanites intelligentes, divergerait du nôtre de plus de 70%. Je vous rappelle que toute espèce est mortelle, et que notre Soleil deviendra une géante rouge dans 5 milliards d'années!"
Adonc, nos chevaliers tinrent conseil en leur chapelle crypte, où Baphomet et mandorle de gloire irradiante étaient accolés. Ils psalmodiaient leurs hymnes syncrétiques et hérétiques dans une langue mélangeant le latin, le grec, l'arabe, le persan, l'araméen… Jacques d'Ibertin, tout en priant, toucha le turban du Baphomet. A l'instant, se produisit un tohu-bohu général! Transportés dans les circonvolutions des corridors trans-mondes, les preux moines-soldats partirent en arrière jusqu'au point de divergence entre leur cours du temps et celui que le contact tactile avec le turban permettait de rejoindre! Parvenus à un croisement tubulaire virtuel, ils empruntèrent avec violence la nouvelle bifurcation en direction du nouveau 1248, qu'il faudrait peut-être recalculer en fonction du calendrier musulman! Les hommes d'Arnould reprirent contact avec le sol. Ils se retrouvèrent dans le palais merveilleux d'un improbable émir ou sultan, aux traits occidentaux, qui siégeait en un Paris conquis par les magnifiques cavaliers au jaseran léger d'Al Mansour Ibn Al Bakr à la fin de notre VIIIe siècle! Le Regnum Francorum musulman ne le cédait nullement en magnificence aux plus beaux fastes des cours Omeyyade, Fatimide, Ayyubide ou Almoravide! Le souverain , un Al Rom de la famille Ibn El Merov', du nom de Muhammad El Chilperic VIII (les mérovingiens avaient donc perduré dans cette chronoligne et s'étaient convertis à l'islam), recevait en sa cour les ambassadeurs du sultanat de Delhi et ceux du céleste Empereur Song de Qin, qui informait l'Al Frank', un des plus puissants gouvernorats de l'Empire musulman afro-eurasiatique, de son intention d'embrasser la foi de Mohamed.
L'émir des El Merov' était d'un embonpoint certain. Sa courte barbe blonde, en pointe, teinte au henné, contrastait avec la conservation d'une longue et opulente chevelure royale dans la tradition de ses ancêtres mérovingiens. Le souverain écoutait discrètement les ambassadeurs tout en puisant insatiablement de succulents loukoums à lui présentés sur un plateau d'argent par une esclave au type normand marqué, voilée de soie mais au torse dénudé. Il se gavait également de pâtisseries orientales au miel. Par instants, il reniflait une poudre noire dans un flacon d'albâtre, remède aphrodisiaque extrait de momies broyées importé tout droit d'Egypte! Drap, brocard, soieries, hermine façonnaient ses atours. Son chef se coiffait d'un turban immaculé et emplumé où un énorme rubis indien du Gujrât étincelait de mille feux. Ses doigts s'ornaient à l'envi de bagues d'or et de platine aux cabochons antiquisants.
Son grand vizir, Achmed Abd-Al Vermandois, était aussi hectique et austère que son souverain obèse et ostentatoire. Le vieillard, hadj sec et sévère, à la tunique et au sarouel de simple toile beige, passait son temps à égrener un chapelet et à marmotter la profession de foi. Toute la cour et le décorum du palais parisien (!) étaient de fait au diapason du monarque, à l'exception notable de son ministre, plus proche d'un ascète marabout ou derviche mendiant que d'une luxueuse potiche! D'énormes vasques de bronze répandaient des vapeurs d'encens tandis que le centre de l'immense aula était occupé par un bassin sculpté de bas reliefs, véritable dentelle de marbre et de pierres d'au moins quatre variétés différentes, dont le grès vert, la tourmaline, la pouzzolane et le porphyre, bassin où erraient et se désaltéraient, en liberté, grues, paons, biches et lévriers. Une fontaine d'onyx et de lapis-lazuli, sise au milieu du bassin, se complétait d'une clepsydre d'ivoire, d'étain et de bronze doré où douze automates de fer forgé, six masculins et six féminins, représentant les différents âges de la vie et les différentes races de l'Empire islamique, se mouvaient d'heure en heure, déversant une coupe de cristal de roche dans la fontaine, coupe dont l'eau parfumée à l'essence de fleur d'oranger était constamment renouvelée! Ce chef d'œuvre était dû à l'atelier du fameux ingénieur Rom Al Villard Ibn El Honecourt! Que dire des colonnettes aux arcs brisés outrepassés, aux chapiteaux zoomorphes représentant des créatures orientales fantastiques? Le lieu soutenait la comparaison avec la grande mosquée de Cordoue et l'Alhambra de Grenade! Les serviteurs, eunuques ou musiciennes, étaient à l'avenant et venaient de tout le monde connu, du Ponant, du Levant, du Midi et du Septentrion! On y observait toutes les couleurs de peaux! Naturellement, la charia s'était substituée dans cette civilisation à la loi salienne, sans parler de la loi gombette, du bréviaire d'Alaric et des codes théodosien et de Justinien!
Or, les chevaliers fanatiques d'Arnould ne purent supporter ce spectacle de la victoire du Croissant sur la Croix, niant la supériorité incontestable de la civilisation musulmane! Ils se signèrent et voulurent tirer leur estoc afin de pourfendre l'infidèle! Mais un des leurs eut l'heureuse (?) présence d'esprit de toucher un des symboles de la ceinture du Baphomet, qui, rappelons-le, accompagnait ses manipulateurs dans leurs tribulations : une roue dentée! Le déplacement trans-temporel qui s'ensuivit fut encore plus tourmenté que le précédent, tant les méandres et circonvolutions se complexifiaient! Un mouvement rétroactif ramena le groupe au carrefour temporel fatidique, avant qu'il soit projeté dans une nouvelle bifurcation. Parvenus au bout de celle-ci, nos moines-soldats se retrouvèrent dans un carrefour futur, "point nodal" ou confluence de nouvelles voies potentielles de l'Histoire hypothétique de Gaia aux prochains millénaires. L'une d'elles absorba les hommes du Moyen Age, qui poursuivirent leur chaotique parcours échevelé pour une destination située plusieurs millions d'années en aval!
Ce qu'ils virent une fois parvenus au lieu programmé par le symbole ressembla pour eux à une représentation de l'enfer. La contrition se manifestant en eux, ils s'agenouillèrent, frappant leur poitrine, repentants, comme au Confiteor, chantant un "Mea culpa" polyphonique composé au XIIe siècle par un frère d'une commanderie du León! Il y avait de quoi s'épouvanter. A la place du palais franco-arabe, les humains constatèrent qu'ils étaient enfermés dans un "bâtiment" incongru : une structure réticulée colossale, sans commencement ni fin, faite de matériaux inconnus : silicium, titane, charpakium et plastacier! Cette structure baignait dans une lumière verdâtre et phosphorescente. Elle parut deviner en elle l'incursion improbable de corps étrangers biologiques! A part eux, nulle trace de vie "classique" : ni végétale, ni animale, ni humaine! Uniquement des signaux lumineux et sonores (sifflements, vibrations, clignotements, grincements, bruits de "friture", variations lumineuses sur plusieurs couleurs du spectre de l'arc-en-ciel, discordances multicolores dodécachromatiques etc.). Les chevaliers étaient prisonniers d'une machine-monde à la fois macro et nanotechnologique, sorte d'ordinateur, d'IA dont le programme était de détruire toute vie axée sur l'ARN et l'ADN! La "créature" synthétique macrocosme dépêcha en conséquence son "équipe de nettoyage" interne afin d'éliminer ou plutôt d'assimiler les unités carbones importunes! Bientôt, des légions d'"animalcules" artificiels grouillèrent et s'en prirent aux chevaliers. Humour involontaire de la part de l'Intelligence Artificielle devenue l'unique forme de vie de la troisième planète du système Sol : ces "anticorps" étaient autant de répliques de pluricellulaires invertébrés primitifs, mais des reproductions achéiropoiètes qui n'auraient pourtant pas dépareillé dans une collection d'œuvres d'art délirantes sorties de l'imagination d'un Picasso sud-américain "inspiré" par les vapeurs éthyliques de l'aguardiente, de la tequila ou du pulque! Ils présentaient soit une structure semblable à des édredons piquetés, soit des symétries rayonnante ou bilatérale! On y reconnaissait d'abracadabrantesques bestioles du Cambrien (pour ne pas changer), sortes de limaces de mer couvertes de sclérites protectrices ou de piquants, comme Wiwaxia
ou Microdictyon!
Le summum était atteint par un "animal" sans queue ni tête, sans ventre ni dos, ver mille-pattes émule des échassiers juché sur de multiples paires de piquants, resucée du fantastique Hallucigenia dans la première version erronée de sa reconstitution, avant que Steve Gould (encore lui!) y mette bon ordre dans un article magistral justement intitulé "Le retournement d'Hallucigenia"!
Toute cette fantasmagorie était constituée uniquement de composants électroniques auto-engendrés!
Les monstres ou "bestes" des enfers jetèrent pour commencer leur dévolu sur frère Enguerrand, qui périt atrocement, recouvert d'une masse de ces nanites pullulantes aux reflets irisés qui, absorbant tous ses composants organiques jusqu'à l'échelle du quark, les convertissaient progressivement en "puces" à leur image! Assimilé, le malheureux se métamorphosait en "cyborg" du nouvel âge de l'information en hurlant sa douleur et son épouvante impuissante! Ses compagnons n'échappèrent au supplice qu'en manipulant au hasard l'automate de Jamiang Tsampa. Arnould de Charmeleu toucha de l'index un symbole de la ceinture du Baphomet qu'il prit pour une "escrevisse", crustacé familier qui faisait les délices de sa table, lorsqu'il voulait en mettre plein la vue (et la panse) à ses hôtes de passage! Le triste sire possédait des viviers qui lui permettaient de faire bombance en pleine disette, comme ces optimates de la République romaine, épigones de Lucullus gras à souhait des plaisirs de la bonne chère!
Les survivants partirent pour un nouveau voyage hallucinant, d'abord en arrière dans les couloirs distorsionnels du temps, reprenant à l'envers tous les carrefours et bifurcations déjà parcourus, pour être projetés très largement en amont de 1248, jusqu'à un point de confluence de chronolignes localisé bien en deçà de l'apparition de l'Homme, même avant celle des poissons. Puis, la troupe prit un chemin précis, à toute vitesse, incommensurable et inappréhendable, issu de la nuit des temps géologiques, d'un monde qui avait divergé du nôtre si tôt dans l'histoire de la vie multicellulaire qu'il ne pouvait aboutir qu'à quelque chose de totalement inédit, où la date 1248 n'avait plus aucun sens! Un monde où l'ancêtre supposé des vertébrés, Pikaïa, n'avait absolument rien donné car éteint sans descendance! Sous l'accélération infinie, nos hommes du Moyen Age se heurtèrent et télescopèrent mutuellement, sens dessus dessous, cul par-dessus tête! Fortement meurtris, ils se retrouvèrent dans un univers semi-liquide où ils manquèrent suffoquer et se noyer! Comme un chien dans un jeu de quilles, nos preux pervertis débarquèrent au sein d'une cérémonie où officiait le roi-prêtre arthropoïde maître de ce monde dépourvu de vie vertébrée intelligente, monde dévié du nôtre de 76% où Opabinia était l'organisme vivant dominant parvenu à la civilisation!
Le souverain impressionnait par son aspect : corps segmenté annelé, "dentelles" branchiales lobées réparties sur les flancs d'un organisme terminé par un penta gouvernail, tête aux cinq yeux à facettes prolongée par un appendice horrible, sorte de tuyau d'aspirateur au bout duquel une pince préhensile similaire à une plante carnivore dentée cliquetait! L'être était identique à l'antique espèce crustaçoïde des Odaraiens, dont l'Empire avait défrayé la chronique de la Voie Lactée durant des milliers d'années. Il rappelait Binopâa, l'Empereur divinisé par les Haäns, peuple humanoïde ressemblant à des géants mongoloïdes roux, dont la planète Haäsuq avait été colonisée par la race invertébrée avant que Tsanu V ne libérât sa patrie de ce joug après une bataille épopée mémorable, sorte de Mahabarata extra-terrestre que tous les aèdes Haäns contaient et chantaient de leur voix rauque et gutturale de village en village!
Le rite suivi par les Opabiniens consistait à immerger une singulière sphère d'une matière inconnue, proche de la nacre, sorte de perle artificielle provenant on ne savait de quel monde supraterrestre, à la plonger dans une "cheminée" émettant des fumées et des gaz pareils à ceux des sources hydrothermales des abysses! Les crissements des bouches-pinces des monstres, l'agitation de leurs yeux pédonculés étaient autant de manifestations d'un culte trahissant l'"exaltation mystique" de ces êtres si dissemblables à l'Homme! Par malheur, l'un des assistants du "roi" détecta la présence des chevaliers et changea de couleur, ce qui constituait le passage à un mode "alerte" ou "danger". Les trompes hideuses se déployèrent en direction des preux, qui, ne voulant pas périr dans les gueules dévorantes de ces "crevettes", s'arc-boutèrent au Baphomet comme à une bouée de sauvetage! Frère Anselme posa sa paume sur un nouveau symbole de la ceinture, dévoilé par le pivotement incessant des plaques métalliques : un heaume classique avec un écu armorié et un estoc. Car du point de vue des Opabiniens, le monde humain incarnait l'ailleurs inenvisageable, le lointain improbable et non conceptualisable! Tout était relatif, selon que l'on adoptât la position d'observateur ou d'observé! Et les chevaliers regagnèrent le bon monde, c'est-à-dire leur XIIIe siècle! Ainsi s'achève le récit.
Post-scriptum à la chronique de Raeva Rimpoche : le Baphomet fut conduit par Charmeleu en Egypte lors de la VIIe croisade. Sa trace y fut perdue. Cependant, il appert que Shah Jahan l'aurait possédé vers 1632. Paradoxalement, l'automate resurgit là où on ne l'attendait point : reconverti en joueur d'échecs par le baron Van Kempelen, il disputa des parties mémorables contre Catherine II de Russie et surtout en 1808 à Milan contre Napoléon! Tout le monde avait oublié de quoi il était capable!
Addenda aux autres textes cités : Jean Dréville avait pressenti Evelyne Lancret, qu'il avait aussi dirigé dans "La cage aux rossignols", pour le rôle de la sœur de Philippe d'Audigné dans "Le voyageur des siècles". Elle mourut avant le tournage et fut remplacée par une autre comédienne.
Christian Jannone.
Anno Domini 1248 circa.
Fondé à la fin du onzième siècle par Rodrigo Diaz de Vivar, El Cid Campeador,
l'ordre militaire des chevaliers-prêtres de la Reconquista dit "De la Buena Muerte" était tombé en décadence sous ses deux précédents grands-maîtres, qui, pour la première fois depuis son origine, n'étaient pas d'extraction ibérique : l'évêque comte Ulrich Von Stoltzteufel et Huglain du Forez. Chronologiquement, l'ordre était un précurseur des célèbres chevaliers du Temple, mais aussi des Hospitaliers, et des autres ordres hispaniques et portugais d'Alcantara, Calatrava, Santiago et "du Christ".
Il s'était affilié à Cluny dès 1101. Grand-maître de 1221 à 1229, Von Stoltzteufel avait succédé à Ramiro de Cantabrie, dit "Le Grand" ou "Le Sage" (1198-1221), qui avait combattu à Las Navas de Tolosa et était mort lépreux. Ulrich s'était damné en tant que séide de l'Empereur excommunié Frédéric II de Hohenstaufen.
Il avait participé à la croisade sans foi, qui au prix d'un odieux marchandage avec l'infidèle musulman, avait permis à l'Empereur sacrilège de récupérer Jérusalem pour dix ans. On se souvient de ce traité, conclu le 18 février de l'an 1228 (style de Pâques, soit en 1229), entre Frédéric et le sultan d'Egypte Al-Khamil, fils de Saladin, de la dynastie Ayyubide. La rétrocession de Jérusalem et de très larges zones du royaume franc avait été obtenue pour une décennie, renouvelable. Dans ce texte, conclu à Jaffa, à la surprise générale des chrétiens les plus intransigeants, les musulmans conservaient leurs propres lieux saints, notamment la mosquée El Aqsa! L'évêque belliqueux, au heaume de Pavie surmonté d'une mitre de cuir bouilli recouverte de velours mauve ornée d'un chrisme vermeil, serviteur inconditionnel de l'Empereur excommunié, s'était, dit-on, converti secrètement à la fausse religion de Mahomet. Pour cela, il aurait brodé un croissant sinople, sacrilège immonde, aux côtés de la Sainte Croix de sa coiffe épiscopale! Von Stoltzteufel portait une crosse surmontée d'un dragon, bête de l'Apocalypse, une chasuble, un pallium et des ornement sacerdotaux hérétiques, alternant croix et croissant! Selon le chroniqueur Bertold Von Berghausen, qu'on ne pouvait suspecter d'hostilité à la cause des Hohenstaufen puisqu'il était partisan de Manfred et de Conradin, moine qui écrivit plus de trente années après les événements, à l'ère du "Grand Interrègne", Von Stoltzteufel acquit le Baphomet au profit de son ordre, après moult tractations secrètes avec les Templiers, qui ne tenaient plus alors en Terre Sainte que quelques forteresses. L'évêque ne tarda cependant pas à succomber, victime du poignard d'un hashishin, exécuteur d'une fatwa du "Vieux de la Montagne", qui ne pouvait tolérer l'hétérodoxie syncrétique prêchée par Ulrich. Berghausen rajoute : "Pour ses actes et son apostasie, il alla droit en enfer, car déjà excommunié comme son maître par Sa Sainteté Grégoire IX."
Huglain du Forez, son successeur, n'eut pas plus de chance, son exercice ne durant que quatre années (1229-1233). Son tort fut de prendre pour second de l'ordre le comte Arnould de Charmeleu. Ce dernier le fit démettre sous accusation de crypto-judaïsme! Revêtant les insignes de grand-maître de la Buena Muerte, Charmeleu chargea ses thuriféraires de fabriquer de fausses preuves accablantes pour son prédécesseur qu'il fit occire peu après sa déposition. Même la dépouille fut poursuivie par la vindicte du nouveau grand-maître : organisant un second procès, dit "procès du cadavre" en référence au précédent de la fin du IXe siècle entrepris contre le pape Formose, dont la tombe fut profanée pour l'occasion, il prouva l'effective conversion d'Huglain au judaïsme! Le corps nu, honteusement exposé, révéla la circoncision de du Forez, qui avait tenté de la camoufler par le port d'un faux prépuce! Le cadavre en décomposition fut démembré et jeté aux chiens. Charmeleu prit Jacques d'Ibertin, son meilleur sycophante, comme second de l'ordre, dont il ordonna le transfert de la commanderie centrale en son propre fief sis dans la région de Conques!
A la décharge d'Huglain du Forez, ce dernier n'avait point fait œuvre de théologien intransigeant. Au contraire, sa tolérance envers les musulmans et les juifs, sous l'influence de ses fréquentations en Espagne, en Sicile et dans l'Empire Hohenstaufen, était connue et encouragée en haut lieu par Frédéric II, qui avait soutenu "son" candidat après l'assassinat de Von Stoltzteufel, sans l'accord du pape, bien entendu. Huglain était un glossateur et un commentateur des philosophes juifs et arabes Maimonide, Avicenne et Averroès. Il avait été initié à la kabbale et au talmud (en cours de constitution à l'époque). Il était l'auteur d'un commentaire hétérodoxe de la Genèse, inspiré des représentations picturales, notamment la tapisserie de Gérone. Les pièces du procès -des faux, comme on sait- l'accusaient d'avoir projeté d'écrire une glose calquée sur les hérétiques des temps de la première chrétienté, Marcion et les gnostiques, glose appuyée sur de vénérables codex sur lesquels étaient rédigés des évangiles rejetés par le canon! Ces codex comportaient des annotations et scholies contrefaites, imitant la plume d'Huglain!
Quant à Arnould, le nouveau grand-maître, il s'agissait ouvertement d'un adepte de la sorcellerie et du satanisme! Malheureusement, son élection avait été approuvée par Rome, contrairement à celle de son prédécesseur! Charmeleu, qui s'adonnait à l'alchimie, adorait les démons Belzébuth, Asmodée, Astaroth et Baal Moloch. Ayant rapporté le Baphomet en sa commanderie, il organisa autour de lui un culte secret auquel il intégra une cérémonie d'initiation des néophytes : s'ils passaient l'épreuve avec succès, ils étaient admis dans l'ordre, qui ne demeura cependant ouvert qu'aux candidats déjà adoubés chevaliers. Leur panoplie consistait, pour la plupart d'entre eux, en un simple haubert ou haubergeon de mailles pleines, sans cotte d'armes, sur la poitrine duquel était cousue une tête de mort ivoirine. Certaines protections se rajoutaient à la maille : ailettes aux épaules, cubitières et genouillères cousues à même le fer, tout comme les éperons, simples ergots ainsi attachés aux talons. Ils portaient cervelière et heaume classique, quoique certains chevaliers restassent fidèles à l'antique heaume conique à nasal, pourvu ou non de visagière, à la mode du XIIe siècle. Le casque du grand-maître était cependant d'un modèle plus moderne : heaume de Pavie à cimier, le plus prisé de l'époque, ou casque à visière articulée par le haut, annonçant le bassinet "révolutionnaire" du siècle suivant, porté notamment à Mons-en-Pévèle en 1304 par l'ost de Philippe le Bel. L'écu armorié, vermeil pour les maîtres, azur ou sinople pour les simples chevaliers, reprenait l'insigne héraldique du crâne humain. L'épreuve physique la plus prisée des membres de l'ordre était l'exercice de la quintaine.
Cependant, les propriétés véritables de la statue automate étaient jusqu'à présent demeurées inconnues des chevaliers du Temple puis de ses nouveaux acquéreurs. Il existait bien une lettre de Gerbert au sujet de la conception de la mécanique par Jamiang Tsampa, qui avait œuvré sous les ordres directs du Saint Père. Le langage de cette lettre était à la fois si ésotérique et si sibyllin que nul érudit, sorcier ou alchimiste qu'il soit chrétien, cathare, vaudois, arabe ou juif, n'était encore parvenu à en percer les arcanes. Ce fut donc d'une manière tout à fait fortuite que la clef du fonctionnement du Baphomet et ses facultés intrinsèques et fabuleuses se révélèrent aux chevaliers de la Buena Muerte, pour leur malheur et celui du genre humain! Frère Robert, membre de l'ordre depuis un lustre, eut l'honneur de cette révélation.
"Parvenu à ce stade du récit, je me vois contraint de manipuler les hypothèses concernant l'aspect exact de la funeste merveille. Il est vrai que nulle pythonisse ne prophétisa ce qu'il devait advenir à tout possesseur de l'"idole" qui en percerait le secret. Loin de moi l'idée de m'abaisser à de basses spéculations : je ne souhaite pas m'enfermer dans une scolastique stérile digne d'un Jean Gerson ratiocinant sans fin sur les figures géométriques, les cercles, les sphères et les volumes afin d'en rester ad vitam æternam à l'enseignement du Stagirite. Il y eut autrefois un Jean Scot Erigène pour oser, dès le IX e siècle de l'ancienne ère chrétienne, entreprendre une réfutation des dix catégories de Monsieur Aristote! Rappelons que le Baphomet synthétisait toutes les histoires alternatives des civilisations humaines, mais aussi du vivant, grâce à ses atours sophistiqués! La main de paix de l'automate constituait une référence à notre philosophie héritée du Gautama Sakyamuni, dont l'ère a remplacé depuis plusieurs siècles celle de Yeshua ben Yussef. Son turban ouvrait à de multiples interprétations : islamique, parsi, hindouiste, jaïn, ou prémonition de la religion sikh codifiée par Nanak et Kabir cinq ou six siècles après la conception de la mécanique? Sa chlamyde ou dalmatique à fibule, théoriquement byzantine, se parait de plumes d'aras et d'hoazin, références à Cuculcan ou Quetzalcóatl. Plusieurs pendentifs cultuels agrémentaient sa tenue chatoyante : croix chrétienne, étoile de David, arbre de vie, masque d'ancêtre, fétiche à clous propre au génie artistique des civilisations d'Afrique sub-saharienne. L'élément principal de sa panoplie était des plus subtils : une vaste ceinture de cuir à plaques de métal repoussé, chacune s'ornant d'un symbole d'un monde alternatif où parfois, la forme dominante de vie n'était pas Homo sapiens : heaume de chevalier, tiki polynésien, coiffe de mandarin confucéen, biface moustérien, dinosaure, "crevette", méduse, archée, rocher etc. La multiplicité des symboles était permise par la faculté qu'avait la ceinture de se dérouler presque indéfiniment, alternant les plaques. Le principe ressemblait à celui des bandes du mathématicien Alan Turing, de l'ancienne civilisation occidentale du XXe siècle de l'ère de Yeshua ben Yussef (chronique de Raeva Rimpoche, op. cit.)".
La Weltanschauung des chevaliers de La Buena Muerte obéissait à une anthropologie antérieure à la nôtre, issue, rappelons-le, des philosophes des Lumières, de Descartes et d'Emmanuel Kant. Ils étaient naturellement réceptifs au merveilleux, plus exactement à l'épiphanie du merveilleux, mais aussi à la manifestation des phénomènes démonologiques. L'irrationnel pénétrait au plus profond leur être. C'est pourquoi l'aventure de frère Robert, telle qu'il la conta à ses coreligionnaires, n'en surprit aucun!
Adonc, frère Robert, anciennement simple bachelier lorsqu'il avait postulé en tant que néophyte, qui avait été adoubé par Arnould lui-même, était affecté à l'entretien de la crypte chapelle qui abritait le Baphomet et du labyrinthe initiatique annulaire qui servait d'accès à ce naos d'un nouveau genre. Aux matines du 18 février 1248 (style médiéval de Pâques ; nous étions donc en 1249 du style instauré par Charles IX, roi de France, fixant le jour de l'an au 1er janvier), frère Robert balayait le dallage de la chapelle. La longue nuit d'hiver enténébrait le domaine fortifié de la commanderie, dont les remparts et barbacanes étaient défendus par des arbalétriers automates d'airain. La crypte était décorée de singulière façon, sous l'influence à la fois des cultes païens, démoniaques et alchimiques pratiqués par Charmeleu et ses séides, mais aussi des penchants hétérodoxes des deux prédécesseurs d'Arnould. Les colonnettes et arcs outrepassés mozarabes d'Al Andalous faisaient bon ménage avec les chapiteaux fantastiques gothiques mais, aussi plus surprenant, avec des hauts reliefs d'inspiration juive voire hindoue! Abraham et Salomon coudoyaient Hanuman et Brahmâ tandis que Ganesha partageait son territoire avec Moïse, Ahura Mazda et les arabesques du Coran! Davantage que le décor sculpté, ce fut une légère anomalie dans l'"idole" qui attira l'attention du moine-chevalier : un des doigts de sa main droite, qui se présentait paume ouverte (signe de paix bouddhiste), lui apparut replié. Il voulut le redresser, et pour cela, toucha toute la main de l'automate. Les conséquences de ce geste furent pour le moins inattendues : un boyau noir tournoyant entraîna aussitôt Robert dans une vertigineuse translation à travers un pan-monde, tel un trou de ver spatio-temporel. Les bifurcations et les coudes de ce tunnel immatériel et impalpable étaient innombrables et brutaux : il fallait avoir le cœur bien accroché pour supporter les accélérations d'un tel transport! Robert atterrit brutalement en un temple inconnu éclairé de centaines de petites veilleuses, aux diverses statues dorées d'un étrange dieu rêveur aux oreilles allongées, assis en position du lotus, qui accomplissait le même geste que le Baphomet! Son incursion interrompit une assemblée de moines dont l'aspect physique brassait toutes les origines ethniques. Ces derniers, en prière, psalmodiaient des mantras, nu-pieds ou en sandales, revêtus de simples robes safranées. Effrayé, Robert perdit tout entendement et tira une dague de sa ceinture. Se croyant menacé par des hordes de démons jaunes, il eut le réflexe de toucher la croix pendentif du Baphomet, qui l'avait accompagné dans sa translation, tout en tentant d'assener des coups aux bonzes qui s'approchaient de lui ! Le voyage reprit immédiatement, avec de nouvelles nausées en perspective, mais Robert ayant fait le bon choix, le serviteur d'Arnould ne tarda pas à retourner à son point de départ, les fesses meurtries par un "atterrissage" quelque peu brusque!
Comme il s'était empressé de conter son hétérodoxe pérégrination, tous les chevaliers voulurent goûter à la magie enfin révélée de l'automate. Le grand-maître en profita pour enrichir la cérémonie hérésiarque d'initiation d'un "trip" obligatoire pour chaque néophyte, devenant une sorte de "junkie" médiéval adepte de la translation temporelle! Mais Charmeleu s'aperçut promptement que la "machine" demeurait bridée : elle ne pouvait transporter qu'un seul moine-soldat à la fois, et même en les touchant avec insistance, les plaques symboles de la ceinture demeuraient quant à elles désespérément inopérantes. Ce fut alors qu'Arnould se souvint que la lettre de Sylvestre II comportait une glose et des scholies de la main de Jehan de Mauriac : Jehan, à présent ermite, était un des auteurs d'une autre merveille, la mandorle de gloire irradiante, émail champlevé aux propriétés supraterrestres, possession actuelle du monastère de Saint-Géraud d'Aurillac. Le commentaire de Jehan de Mauriac faisait état du besoin de coupler le Baphomet avec un objet aux facultés "divines", achéiropoiète, seul capable d'activer la ceinture à symboles. La matière dont était constituée la mandorle de gloire irradiante répondait à cette condition, puisque tombée littéralement du ciel, puis face à ce miracle, modelée sur le modèle du Christ en majesté de l'ancien Jugement dernier du Puy-en -Velay, décrit à la fin du XIe siècle dans la chronique d'Orderic d'Issoire! Cependant, les propriétés de l'artefact s'étaient avérées nuisibles : la plupart des artistes limougeauds qui l'avaient façonnée et de nombreux moines de Saint-Géraud étaient morts, littéralement dévorés par un feu intérieur issu de l'émail champlevé dont la taille était également exceptionnelle. Jehan, croyant à l'entremise du Malin, avait préféré renoncer au monde en expiation du péché d'orgueil qu'il croyait avoir commis en supervisant la création de l'œuvre. Arnould de Charmeleu monta donc une équipée, qui le mena à la retraite de l'ermite puis au monastère auvergnat. Cette chevauchée fut sanglante : les chevaliers de La Buena Muerte se heurtèrent à des adversaires inconnus, à l'accent teuton et à l'étrange heaume d'acier, qui convoitaient aussi l'objet. Certes, ils laissèrent des cadavres de leurs frères sur le terrain, mais surtout, ils occirent de Mauriac et l'abbé de Saint-Géraud pour parvenir à leurs fins! Une fois l'objet d'art "divin" récupéré et accouplé au Baphomet, les cérémonies occultes reprirent de plus belle, et l'ensemble de l'assistance put, si l'on peut dire, profiter des translations dans les réseaux alternatifs du pan-monde! L'activation des symboles de la ceinture, efficiente à plus d'un titre, fit goûter aux moines guerriers les délices de transports au sein d'univers fortement divergents!
"Le Baphomet de Jamiang Tsampa n'était pas issu de rien. Il reprenait une longue tradition asiatique d'automates remontant à la cour du premier Empereur Qin, tradition poursuivie par l'empereur Souei Yen Ti, puis, postérieurement par le Japon de l'ère Edo et des shoguns Tokugawa aux XVIIe-XVIIIe siècles de l'ère chrétienne. On parlait aussi de l'existence éventuelle de masques androïdes de théâtre, créés à l'époque de Nara, sans omettre, en Chine, la célébration des cultes Nuo où des rites ostentatoires permettaient à des visages animés de se manifester, masques fantastiques surtout fabriqués à l'effigie de Di Pan, le Grand Géomancien.
L'activation de la ceinture du Baphomet réveillait le réticulum intégral du pan-multivers, en cela que toucher un symbole équivalait à se "téléporter" dans une chronoligne alternative fortement déviée par rapport au cours standard de l'Histoire. J'appartiens moi-même à un univers parallèle, bouddhiste, qui s'est substitué à celui de Jeshua ben Yussef. Dans la chronoligne connue des chrétiens, le rêve, un temps caressé par Açoka et par les anciennes dynasties indiennes Maurya et Gupta, d'instaurer un monde où la paix universelle du Bouddha ou de Rama règnerait pour l'éternité, avait sombré sous les coups de boutoir des Huns Hephtalites, favorisant l'avènement de l'Empire guerrier de Harsha au VIIe siècle de l'ère chrétienne. Or, dans le temps alternatif dans lequel nous existons, ce sont les vues d'Açoka et de Chandragupta qui ont triomphé! Un grand paléontologue américain de l'autre XXe siècle, Stephen Jay Gould, appelait cela la contingence! Gould avait du génie, parce qu'il avait réussi à synthétiser le concept des temps parallèles et celui des histoires alternatives du vivant et de l'évolution! Mais sa vision se limita à la phylogenèse, contrairement à un savant du début du XIXe siècle, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, qui osa supposer que l'embryon pouvait voir se présenter "au choix" plusieurs lignes potentielles dans la chronologie des étapes de son développement. Il avait donc supposé l'existence de temps alternatifs ontogénétiques! Tout cela dessinait un enchevêtrement "tubulaire" de réseaux de trous de vers, de multiples "possibles" à la fois dans le nanomonde quantique et à l'échelle de l'univers! Dieu avait fait l'homme à son image, puisque le réseau des neurones ressemblait à celui des amas de galaxies voire de la matière sombre et au réticulé des temps alternatifs. Lorsqu'on emprunte une bifurcation, on ne peut revenir en arrière car les autres temps possibles s'effacent!
Tout cela représentait une rupture avec les conceptions anciennes du temps et du vivant : temps cyclique ou linéaire, échelle progressive du vivant jusqu'à l'Homme, centre de l'univers et perfection ultime, évolution lente et graduelle, même si, grâce à Darwin, le hasard et la sélection naturelle avaient déjà marqué des points face au déterminisme théologique. Malgré le postulat classique rappelé par Kant dans sa "Critique de la faculté de juger", postulat selon lequel la nature ne fait pas de sauts, Steve Gould et son confrère Nils Eldredge secouèrent le cocotier en formulant la théorie des équilibres ponctués en 1972 de l'ère de Jeshua ben Yussef. Mettant à bas la conception gradualiste et linéaire d'un quelconque progrès ascensionnel de la vie, ils postulèrent que les espèces alternaient périodes de stase et sauts évolutifs brusques. L'Homme n'étant désormais ni le centre de l'univers, ni le but de l'évolution, il devenait envisageable de concevoir l'existence de mondes alternatifs où d'autres formes de vies et de civilisations avaient triomphé : monde néandertalien, monde dinosauroïde, monde insectoïde, monde siliçoïde, monde des nanites… c'est cela que représentaient les symboles de la ceinture du Baphomet (extrait de la chronique de Raeva Rimpoche op. cit.)".
Extrait de l'ouvrage de Tommy Brisbane, astrophysicien, prix Nobel de physique 2031 : "The panmultiversal web theory".
"Steve Gould (1941-2002), avait montré la voie, dépassant le stade purement littéraire et spéculatif de l'uchronie historique, en développant sa théorie de la contingence, partant de faits historiques "basiques". Par exemple : que serait-il arrivé si Castlereagh ne s'était pas suicidé? De là, il échafauda une théorie des histoires alternatives du vivant, que nous avons adoptée et élargie à l'exobiologie. Puisque aucune des exo-planètes parmi celles susceptibles d'abriter des formes de vie, n'aura forcément et à fortiori connu le même cours de l'Histoire, les mêmes événements contingents, aucune n'aura par conséquent vécu le même cours de l'évolution : c'est cela la contingence. Des exo-planètes peuvent en être restées au stade pré biotique tandis que d'autres pourront abriter des formes de vie intelligentes parvenues au stade de la technologie et à la civilisation. Pourquoi pas une planète où la faune du Schiste de Burgess, par exemple Anomalocaris ou Opabinia, ces "étranges merveilles" chères à Steve Gould, aurait abouti à la conscience et à un stade technique avancé? Tout est possible!
Cependant, la théorie du panmultivers sous-tend l'existence simultanée et en même temps non perceptible par ceux qui demeurent prisonniers de leur propre chronoligne, elle-même exclusivement modelée par les événements contingents, de tous ces mondes alternatifs, demeurés des virtualités, sur n'importe quelle exo-planète répondant aux lois nécessaires à l'émergence de la vie. Les fondations de la biologie demeurant partout les mêmes, c'est la contingence qui provoque les infinies déviations des destinées! Pour en rester à Gaia, on peut envisager un nombre infini de pistes temporelles plus ou moins déviées par rapport à la nôtre (en omettant les pistes où la Terre n'existe pas, où le système Sol voire la Voie Lactée et l'amas local dont elle dépend ne se sont pas formés, sans parler des pistes où ne règne que le Rien car l'univers n'y est pas apparu!). Par exemple, une piste "dinosauroïde", due à l'absence de l'impact de l'astéroïde de Chicxulub! Toutes les possibilités infinies du panmultivers constituent un enchevêtrement de réseaux "neuronaux", une toile temporelle, un "web" d'un nouveau genre! Hélas, il n'existe aucune machine nous permettant d'y surfer à notre guise!"
Extrait de l'ouvrage du mathématicien Boleslas Mandelbrot-Kolmogorov, médaille Fields 2034 : "Traité de l'échelle du spectre de déviation des temps alternatifs."
"A partir d'un référent "chronoligne" 0 théorique, qui désigne la flèche du cours du temps dans lequel nous nous déplaçons, on peut effectuer le calcul de l'ensemble des déviations temporelles depuis le repère spatio-temporel de cette ligne 0, de la déviation la plus infinitésimale à la plus infinie, en amont et en aval de la ligne de référence 0. Cela dessine un spectre de déviations et de possibles de part et d'autre du repère 0. Il faut savoir que plus la déviation temporelle s'est produite en amont du temps de référence, plus on aboutit, sur un repère date (en temps absolu) à un "monde parallèle" différent de notre chronoligne de référence 0, donc à un pourcentage de déviation élevé, à une divergence accrue entre les deux mondes parallèles. Plus elle se produit en aval de 0, moins les divergences seront faciles à percevoir si on ne déplace pas le curseur de la ligne 0 vers une autre date future, davantage en aval du point de divergence des deux chronolignes, pour examiner à quoi conduit la divergence postérieure en aval de notre flèche du temps. Une divergence temps par rapport à 0 survenue en 2045 ne prend tout son sens qu'en déplaçant, par exemple, le curseur de 0 plusieurs centaines voire milliers d'années après l'amorce de la divergence, afin de comparer respectivement à quoi auront abouti en parallèle le temps référent 0 et le temps dévié 0'. Plus il y a éloignement temporel futur par déplacement du curseur, plus les chronolignes divergeront, plus le pourcentage de divergence croîtra. Le long de la chronoligne 0, rayonne une infinité de déviations : 0'', 0'''... jusqu'à 0∞. Selon la loi des fractales, chaque déviation devenant à son tour chronoligne principale peut être sujette à d'infinies bifurcations possibles, cela de manière de plus en plus infinitésimale. Chaque individu engagé dans une nouvelle divergence n'a pas conscience qu'il a emprunté un temps différent. Chaque parcours non choisi s'estompe. Le tout constitue un réseau virtuel et potentiel, buissonnant, d'un pan-temps de tous les possibles."
Extrait de l'ouvrage de l'exo-paléontologue Yoshiro Suzumi : "Essay on a new synthetic theory : pan-multiversal transtime Evolution" (Harvard University Press 2035).
"Malgré toute mon estime pour mes confrères Brisbane et Mandelbrot-Kolmogorov, je tiens à leur adresser une petite critique : leurs travaux ont insuffisamment pris en compte le principe d'incertitude, la théorie du chaos et la seconde loi de la thermodynamique (augmentation de l'entropie). Je suis certes un exo-paléontologue, mais je puis écrire en toute connaissance de cause, puisque je me revendique comme héritier de la pensée de Steve Gould. Ce n'est pas sans émotion que j'évoque la mémoire de mon ancien maître. C'était un passionné de base-ball, tout comme mon violon d'Ingres est le cinéma français du siècle dernier. Je partirai donc d'un exemple facile, qui démontrera magistralement en quoi la théorie de mon ami mathématicien mérite une concrétisation illustrative pour qu'un public plus large puisse l'appréhender. Les cinéphiles comme moi connaissent bien les œuvres d'Alain Resnais : "Je t'aime, je t'aime" et "Smoking no smoking". Ils verront immédiatement où je désire en venir. Prenons un cas tout simple : la comédienne Annie Vernay,
jeune première de la fin des années 1930 qui joua pour Max Ophuls ("Werther"), spécialisée dans les rôles en costume XVIIIe siècle (par exemple "Tarakanova"). Elle mourut de la typhoïde, à bord du transatlantique qui la conduisait à New York, car elle envisageait de se lancer dans une carrière américaine, au vu de la dégradation de la situation européenne. Imaginons un instant qu'elle n'ait pas succombé, et que sa carrière ait pris un grand essor aux States. Actuellement, les cinémathèques compteraient des films américains d'Annie Vernay parmi leurs trésors, peut-être signés des plus grands : John Ford, Howard Hawks, Fritz Lang… On peut tout envisager. Vous me direz que cela aurait eu une faible incidence sur la "grande Histoire"… Effectivement, selon la formule de Mandelbrot-Kolmogorov, la survie d'Annie Vernay entraînerait une infime déviation du continuum spatio-temporel de l'ordre de 0,000000000(…)001 %! Mais, du point de vue de la théorie du chaos, qui postule que le battement d'ailes d'un papillon à San Francisco provoque un tsunami aux Célèbes ou aux Moluques, les conséquences sont tout autres : notre papillon Annie Vernay, en ne mourant pas, déclenche une nouvelle chronoligne inédite, dont la divergence ne peut que s'accentuer avec la nôtre au fur et à mesure que l'on s'éloigne de l'événement déclencheur de la bifurcation. Quel peut en être le résultat 100 000 ans ou 1 million d'années plus tard? Le principe d'inceritude veut que l'on ignore, en tant qu'observateur extérieur impartial situé au point exact de divergence, à quoi peut aboutir à terme une telle contingence, mais le second principe de la thermodynamique de Carnot postule une augmentation évidente du désordre, selon une progression d'abord mathématique, puis géométrique et enfin logarithmique! Prosaïquement, Tommy Brisbane et son confrère ont, semble-t-il, insuffisamment lu les ouvrages de science-fiction de Poul Anderson, le maître de l'uchronie au XXe siècle! Notre éphémère actrice peut d'ailleurs être la source d'une probabilité infinie de divergences temporelles possibles : mourir n'importe quand, n'importe où, choisir d'autres métiers, ou, en tant que vedette de films, accepter ou refuser tel ou tel rôle, etc. Si l'on se penche sur les archives des producteurs et réalisateurs de cinéma, on apprend ainsi qu'Annie Vernay refusa en 1938 le rôle de l'héroïne polonaise du "Joueur d'échecs" de Jean Dréville, parce qu'elle était lasse qu'on lui propose toujours des rôles en costume XVIIIe siècle. Le rôle échut à Evelyne Lancret, et lança sa carrière. A la suite de cela, le destin d'Evelyne Lancret croisa celui du compositeur, chef d'orchestre et critique musical Jean Saintonge, dont elle devint la maîtresse puis l'épouse. Saintonge, pétainiste et collabo notoire, participa sous le régime de Vichy à l'épuration du milieu musical, scellant douloureusement le sort de dizaines de musiciens et artistes juifs français qui périrent dans les camps de la mort. Il fut justement éliminé par la Résistance française au printemps 44. Peut-être qu'une autre décision de mademoiselle Vernay aurait a posteriori sauvé des vies! "Le joueur d'échecs", remake d'un muet, librement inspiré de l'automate de van Kempelen, marqua le goût de son réalisateur pour le Siècle des Lumières. Dréville récidiva avec un "La Fayette" en 1961 et en 1970, avec une série télévisée qui me permet de revenir à mon sujet, "Le voyageur des siècles", uchronie qualifiée de "julesvernerie moderne" par ses auteurs, où la Révolution de 1789 et Napoléon sont effacés du cours de l'Histoire! Si les conséquences de ce changement peuvent nous paraître immenses, à l'échelle de Mandlebrot-Kolmogorov, il n'équivaut qu'à une déviation de 0,007 % du continuum historique! Mais alors, qu'est-ce qu'une grosse divergence? C'est là que Steve Gould intervient! Notre cours de l'Histoire humaine, avec Homo sapiens, représente à lui seul des possibilités uchroniques infinies, de l'ordre de 10 puissance 100000000000000000(…)0000! Or, la plus divergente des pistes sapiens, par exemple, celle où triompherait mondialement un modèle de civilisation chasseur-cueilleur aborigène à l'australienne, n'excède pas 1,99% de déviation! Pour que le pourcentage augmente, il nous faut donc envisager des pistes temporelles sans Homo sapiens. La piste néandertalienne franchit à peine la barre des 2%. Un monde uniquement simien, sans genre Homo, 4,5%. Un monde de mammifères, sans primates, 9%. Un monde dinosaurien corse bien davantage la déviation : on atteint déjà 25%! Avec les seuls tétrapodes batraciens, on en est à 40% ! Si la sortie des eaux a lieu sans aucun vertébré, 53%! Un monde sans chordés gonfle encore plus le chiffre : 58% avec les insectoïdes, 62% avec les crustaçoïdes, 68% avec un monde céphalopode, 76% si Opabinia ou Anomalocaris, créatures fantastiques du schiste de Burgess de l'explosion cambrienne aboutissent à une vie consciente et avancée! Un monde constitué uniquement de créatures unicellulaires nous mène au pourcentage effarant de 84%! Une planète Terre où règneraient cristaux et siliçoïdes 89,5 %! 100% de divergence signifierait cependant que le système Sol et la Voie lactée ne se sont jamais formés, voire que l'Univers lui-même n'est jamais sorti du "big bang"! Quant aux déviations en aval de notre temps, avec des mondes futurs a posteriori sans Homo sapiens, cédant la place à d'autres espèces, vertébrées ou non, elles oscillent entre 2% et 50%. Des chiffres supérieurs nous conduisent à une Terre soit peuplée de plantes ou même de bactéries intelligentes, soit au triomphe d'une vie artificielle auto-engendrée, ne reposant ni sur la cellule, ni sur l'ADN. Un univers de machines, voire de nanites intelligentes, divergerait du nôtre de plus de 70%. Je vous rappelle que toute espèce est mortelle, et que notre Soleil deviendra une géante rouge dans 5 milliards d'années!"
Adonc, nos chevaliers tinrent conseil en leur chapelle crypte, où Baphomet et mandorle de gloire irradiante étaient accolés. Ils psalmodiaient leurs hymnes syncrétiques et hérétiques dans une langue mélangeant le latin, le grec, l'arabe, le persan, l'araméen… Jacques d'Ibertin, tout en priant, toucha le turban du Baphomet. A l'instant, se produisit un tohu-bohu général! Transportés dans les circonvolutions des corridors trans-mondes, les preux moines-soldats partirent en arrière jusqu'au point de divergence entre leur cours du temps et celui que le contact tactile avec le turban permettait de rejoindre! Parvenus à un croisement tubulaire virtuel, ils empruntèrent avec violence la nouvelle bifurcation en direction du nouveau 1248, qu'il faudrait peut-être recalculer en fonction du calendrier musulman! Les hommes d'Arnould reprirent contact avec le sol. Ils se retrouvèrent dans le palais merveilleux d'un improbable émir ou sultan, aux traits occidentaux, qui siégeait en un Paris conquis par les magnifiques cavaliers au jaseran léger d'Al Mansour Ibn Al Bakr à la fin de notre VIIIe siècle! Le Regnum Francorum musulman ne le cédait nullement en magnificence aux plus beaux fastes des cours Omeyyade, Fatimide, Ayyubide ou Almoravide! Le souverain , un Al Rom de la famille Ibn El Merov', du nom de Muhammad El Chilperic VIII (les mérovingiens avaient donc perduré dans cette chronoligne et s'étaient convertis à l'islam), recevait en sa cour les ambassadeurs du sultanat de Delhi et ceux du céleste Empereur Song de Qin, qui informait l'Al Frank', un des plus puissants gouvernorats de l'Empire musulman afro-eurasiatique, de son intention d'embrasser la foi de Mohamed.
L'émir des El Merov' était d'un embonpoint certain. Sa courte barbe blonde, en pointe, teinte au henné, contrastait avec la conservation d'une longue et opulente chevelure royale dans la tradition de ses ancêtres mérovingiens. Le souverain écoutait discrètement les ambassadeurs tout en puisant insatiablement de succulents loukoums à lui présentés sur un plateau d'argent par une esclave au type normand marqué, voilée de soie mais au torse dénudé. Il se gavait également de pâtisseries orientales au miel. Par instants, il reniflait une poudre noire dans un flacon d'albâtre, remède aphrodisiaque extrait de momies broyées importé tout droit d'Egypte! Drap, brocard, soieries, hermine façonnaient ses atours. Son chef se coiffait d'un turban immaculé et emplumé où un énorme rubis indien du Gujrât étincelait de mille feux. Ses doigts s'ornaient à l'envi de bagues d'or et de platine aux cabochons antiquisants.
Son grand vizir, Achmed Abd-Al Vermandois, était aussi hectique et austère que son souverain obèse et ostentatoire. Le vieillard, hadj sec et sévère, à la tunique et au sarouel de simple toile beige, passait son temps à égrener un chapelet et à marmotter la profession de foi. Toute la cour et le décorum du palais parisien (!) étaient de fait au diapason du monarque, à l'exception notable de son ministre, plus proche d'un ascète marabout ou derviche mendiant que d'une luxueuse potiche! D'énormes vasques de bronze répandaient des vapeurs d'encens tandis que le centre de l'immense aula était occupé par un bassin sculpté de bas reliefs, véritable dentelle de marbre et de pierres d'au moins quatre variétés différentes, dont le grès vert, la tourmaline, la pouzzolane et le porphyre, bassin où erraient et se désaltéraient, en liberté, grues, paons, biches et lévriers. Une fontaine d'onyx et de lapis-lazuli, sise au milieu du bassin, se complétait d'une clepsydre d'ivoire, d'étain et de bronze doré où douze automates de fer forgé, six masculins et six féminins, représentant les différents âges de la vie et les différentes races de l'Empire islamique, se mouvaient d'heure en heure, déversant une coupe de cristal de roche dans la fontaine, coupe dont l'eau parfumée à l'essence de fleur d'oranger était constamment renouvelée! Ce chef d'œuvre était dû à l'atelier du fameux ingénieur Rom Al Villard Ibn El Honecourt! Que dire des colonnettes aux arcs brisés outrepassés, aux chapiteaux zoomorphes représentant des créatures orientales fantastiques? Le lieu soutenait la comparaison avec la grande mosquée de Cordoue et l'Alhambra de Grenade! Les serviteurs, eunuques ou musiciennes, étaient à l'avenant et venaient de tout le monde connu, du Ponant, du Levant, du Midi et du Septentrion! On y observait toutes les couleurs de peaux! Naturellement, la charia s'était substituée dans cette civilisation à la loi salienne, sans parler de la loi gombette, du bréviaire d'Alaric et des codes théodosien et de Justinien!
Or, les chevaliers fanatiques d'Arnould ne purent supporter ce spectacle de la victoire du Croissant sur la Croix, niant la supériorité incontestable de la civilisation musulmane! Ils se signèrent et voulurent tirer leur estoc afin de pourfendre l'infidèle! Mais un des leurs eut l'heureuse (?) présence d'esprit de toucher un des symboles de la ceinture du Baphomet, qui, rappelons-le, accompagnait ses manipulateurs dans leurs tribulations : une roue dentée! Le déplacement trans-temporel qui s'ensuivit fut encore plus tourmenté que le précédent, tant les méandres et circonvolutions se complexifiaient! Un mouvement rétroactif ramena le groupe au carrefour temporel fatidique, avant qu'il soit projeté dans une nouvelle bifurcation. Parvenus au bout de celle-ci, nos moines-soldats se retrouvèrent dans un carrefour futur, "point nodal" ou confluence de nouvelles voies potentielles de l'Histoire hypothétique de Gaia aux prochains millénaires. L'une d'elles absorba les hommes du Moyen Age, qui poursuivirent leur chaotique parcours échevelé pour une destination située plusieurs millions d'années en aval!
Ce qu'ils virent une fois parvenus au lieu programmé par le symbole ressembla pour eux à une représentation de l'enfer. La contrition se manifestant en eux, ils s'agenouillèrent, frappant leur poitrine, repentants, comme au Confiteor, chantant un "Mea culpa" polyphonique composé au XIIe siècle par un frère d'une commanderie du León! Il y avait de quoi s'épouvanter. A la place du palais franco-arabe, les humains constatèrent qu'ils étaient enfermés dans un "bâtiment" incongru : une structure réticulée colossale, sans commencement ni fin, faite de matériaux inconnus : silicium, titane, charpakium et plastacier! Cette structure baignait dans une lumière verdâtre et phosphorescente. Elle parut deviner en elle l'incursion improbable de corps étrangers biologiques! A part eux, nulle trace de vie "classique" : ni végétale, ni animale, ni humaine! Uniquement des signaux lumineux et sonores (sifflements, vibrations, clignotements, grincements, bruits de "friture", variations lumineuses sur plusieurs couleurs du spectre de l'arc-en-ciel, discordances multicolores dodécachromatiques etc.). Les chevaliers étaient prisonniers d'une machine-monde à la fois macro et nanotechnologique, sorte d'ordinateur, d'IA dont le programme était de détruire toute vie axée sur l'ARN et l'ADN! La "créature" synthétique macrocosme dépêcha en conséquence son "équipe de nettoyage" interne afin d'éliminer ou plutôt d'assimiler les unités carbones importunes! Bientôt, des légions d'"animalcules" artificiels grouillèrent et s'en prirent aux chevaliers. Humour involontaire de la part de l'Intelligence Artificielle devenue l'unique forme de vie de la troisième planète du système Sol : ces "anticorps" étaient autant de répliques de pluricellulaires invertébrés primitifs, mais des reproductions achéiropoiètes qui n'auraient pourtant pas dépareillé dans une collection d'œuvres d'art délirantes sorties de l'imagination d'un Picasso sud-américain "inspiré" par les vapeurs éthyliques de l'aguardiente, de la tequila ou du pulque! Ils présentaient soit une structure semblable à des édredons piquetés, soit des symétries rayonnante ou bilatérale! On y reconnaissait d'abracadabrantesques bestioles du Cambrien (pour ne pas changer), sortes de limaces de mer couvertes de sclérites protectrices ou de piquants, comme Wiwaxia
ou Microdictyon!
Le summum était atteint par un "animal" sans queue ni tête, sans ventre ni dos, ver mille-pattes émule des échassiers juché sur de multiples paires de piquants, resucée du fantastique Hallucigenia dans la première version erronée de sa reconstitution, avant que Steve Gould (encore lui!) y mette bon ordre dans un article magistral justement intitulé "Le retournement d'Hallucigenia"!
Toute cette fantasmagorie était constituée uniquement de composants électroniques auto-engendrés!
Les monstres ou "bestes" des enfers jetèrent pour commencer leur dévolu sur frère Enguerrand, qui périt atrocement, recouvert d'une masse de ces nanites pullulantes aux reflets irisés qui, absorbant tous ses composants organiques jusqu'à l'échelle du quark, les convertissaient progressivement en "puces" à leur image! Assimilé, le malheureux se métamorphosait en "cyborg" du nouvel âge de l'information en hurlant sa douleur et son épouvante impuissante! Ses compagnons n'échappèrent au supplice qu'en manipulant au hasard l'automate de Jamiang Tsampa. Arnould de Charmeleu toucha de l'index un symbole de la ceinture du Baphomet qu'il prit pour une "escrevisse", crustacé familier qui faisait les délices de sa table, lorsqu'il voulait en mettre plein la vue (et la panse) à ses hôtes de passage! Le triste sire possédait des viviers qui lui permettaient de faire bombance en pleine disette, comme ces optimates de la République romaine, épigones de Lucullus gras à souhait des plaisirs de la bonne chère!
Les survivants partirent pour un nouveau voyage hallucinant, d'abord en arrière dans les couloirs distorsionnels du temps, reprenant à l'envers tous les carrefours et bifurcations déjà parcourus, pour être projetés très largement en amont de 1248, jusqu'à un point de confluence de chronolignes localisé bien en deçà de l'apparition de l'Homme, même avant celle des poissons. Puis, la troupe prit un chemin précis, à toute vitesse, incommensurable et inappréhendable, issu de la nuit des temps géologiques, d'un monde qui avait divergé du nôtre si tôt dans l'histoire de la vie multicellulaire qu'il ne pouvait aboutir qu'à quelque chose de totalement inédit, où la date 1248 n'avait plus aucun sens! Un monde où l'ancêtre supposé des vertébrés, Pikaïa, n'avait absolument rien donné car éteint sans descendance! Sous l'accélération infinie, nos hommes du Moyen Age se heurtèrent et télescopèrent mutuellement, sens dessus dessous, cul par-dessus tête! Fortement meurtris, ils se retrouvèrent dans un univers semi-liquide où ils manquèrent suffoquer et se noyer! Comme un chien dans un jeu de quilles, nos preux pervertis débarquèrent au sein d'une cérémonie où officiait le roi-prêtre arthropoïde maître de ce monde dépourvu de vie vertébrée intelligente, monde dévié du nôtre de 76% où Opabinia était l'organisme vivant dominant parvenu à la civilisation!
Le souverain impressionnait par son aspect : corps segmenté annelé, "dentelles" branchiales lobées réparties sur les flancs d'un organisme terminé par un penta gouvernail, tête aux cinq yeux à facettes prolongée par un appendice horrible, sorte de tuyau d'aspirateur au bout duquel une pince préhensile similaire à une plante carnivore dentée cliquetait! L'être était identique à l'antique espèce crustaçoïde des Odaraiens, dont l'Empire avait défrayé la chronique de la Voie Lactée durant des milliers d'années. Il rappelait Binopâa, l'Empereur divinisé par les Haäns, peuple humanoïde ressemblant à des géants mongoloïdes roux, dont la planète Haäsuq avait été colonisée par la race invertébrée avant que Tsanu V ne libérât sa patrie de ce joug après une bataille épopée mémorable, sorte de Mahabarata extra-terrestre que tous les aèdes Haäns contaient et chantaient de leur voix rauque et gutturale de village en village!
Le rite suivi par les Opabiniens consistait à immerger une singulière sphère d'une matière inconnue, proche de la nacre, sorte de perle artificielle provenant on ne savait de quel monde supraterrestre, à la plonger dans une "cheminée" émettant des fumées et des gaz pareils à ceux des sources hydrothermales des abysses! Les crissements des bouches-pinces des monstres, l'agitation de leurs yeux pédonculés étaient autant de manifestations d'un culte trahissant l'"exaltation mystique" de ces êtres si dissemblables à l'Homme! Par malheur, l'un des assistants du "roi" détecta la présence des chevaliers et changea de couleur, ce qui constituait le passage à un mode "alerte" ou "danger". Les trompes hideuses se déployèrent en direction des preux, qui, ne voulant pas périr dans les gueules dévorantes de ces "crevettes", s'arc-boutèrent au Baphomet comme à une bouée de sauvetage! Frère Anselme posa sa paume sur un nouveau symbole de la ceinture, dévoilé par le pivotement incessant des plaques métalliques : un heaume classique avec un écu armorié et un estoc. Car du point de vue des Opabiniens, le monde humain incarnait l'ailleurs inenvisageable, le lointain improbable et non conceptualisable! Tout était relatif, selon que l'on adoptât la position d'observateur ou d'observé! Et les chevaliers regagnèrent le bon monde, c'est-à-dire leur XIIIe siècle! Ainsi s'achève le récit.
Post-scriptum à la chronique de Raeva Rimpoche : le Baphomet fut conduit par Charmeleu en Egypte lors de la VIIe croisade. Sa trace y fut perdue. Cependant, il appert que Shah Jahan l'aurait possédé vers 1632. Paradoxalement, l'automate resurgit là où on ne l'attendait point : reconverti en joueur d'échecs par le baron Van Kempelen, il disputa des parties mémorables contre Catherine II de Russie et surtout en 1808 à Milan contre Napoléon! Tout le monde avait oublié de quoi il était capable!
Addenda aux autres textes cités : Jean Dréville avait pressenti Evelyne Lancret, qu'il avait aussi dirigé dans "La cage aux rossignols", pour le rôle de la sœur de Philippe d'Audigné dans "Le voyageur des siècles". Elle mourut avant le tournage et fut remplacée par une autre comédienne.
Christian Jannone.
Petite poupée 1900
Une aventure mélodramatique d'Ysoline de Kermor-Ploumanac'h à lire en écoutant des thèmes extraits du quatuor à cordes de Gabriel Fauré, par Christian Jannone.
Avant 1914 existait en banlieue huppée de la capitale, quelque part entre Saint-Cloud et Ville d'Avray, à la marge du parc de Saint-Cloud, une délicieuse propriété du XVIIIe siècle surnommée "La Petite Bretagne". Ne cherchez point ce lieu sur une carte de l'actuel département des Hauts-de-Seine : il n'est plus de notre monde. "La Petite Bretagne" se voulait une enclave "celtique" imaginaire proche de Paris. A l'origine, simple pavillon rococo construit sous Louis XV pour abriter les amours clandestines d'un ancien "roué" vieillissant du temps de la Régence, qui souffrit d'une réputation de lieu galant voire orgiaque où, dit-on , le duc de Chartres, futur Philippe Égalité, fils de Philippe dit "le gros", duc d'Orléans, aurait fomenté des complots hardis contre Louis XVI, "La Petite Bretagne" devint en 1815, au retour des Bourbons, la propriété exclusive du comte Guénolé de Kermor-Ploumanac'h, cousin éloigné de l'illustre Alban de Kermor et ami de Chateaubriand. Sous l'égide de ce fils de chouan, dont deux oncles avaient fini sur l'échafaud et un cousin participé en 1795 aux négociations de paix de La Prévalaye et dont le père était tombé dans la souricière de Quiberon, le sulfureux lupanar libertin, connu de Sade, de Restif et de Casanova, se mua en une enclave de la catholicité et du particularisme régionaliste et folklorisant. Guénolé, catholique ultramontain intransigeant, œuvra à la destruction des fresques, tableaux et stucs à caractère gaillard et pornographique parfois inspirés des bordels romains. Il procéda à la réfection du merveilleux cabinet de curiosités érotiques d'ambre, de laque et de rocaille, dont certaines pièces provenaient de Pompéi récemment découverte, notamment un gladiateur phallique de bronze et un magnifique marbre zoophile des amours d'Hercule et de la chèvre sorti d'un atelier de Paestum. Les précieux manuscrits perses et indiens, aux délicates miniatures non moins évocatrices, devinrent la proie des flammes. Le même sort attendit l'original traité (par son sujet et ses enluminures funestement scabreuses) remontant au XIIe siècle dû à la verte plume d'Ahmed Ibn Al Roumi, fils d'un "poulain" et d'une Sarrasine, devenu chevalier soufi au service de Saladin : "De l'art d'honorer ses montures (cheval, méhari et autres…)". Il ne subsista de ce "codex major" des pratiques déviantes qu'une version imprimée traduite par Galland et vouée à l'enfer des bibliothèques. Guénolé n'hésita point à briser de son propre chef un précieux vase attique à figures rouges du Ve siècle avant JC attribué à Douris, qui représentait à ses yeux pudibonds un hideux et explicite éloge de la sodomie!
Ce greffon artificiel, isolat armoricain en pleine Ile de France, ne pouvait aucunement intéresser un Anatole Le Braz ou un Charles Le Goffic. Il s'agissait au mieux d'une curiosité historiciste vouée à l'idéal d'authenticité inlassablement poursuivi par une lignée de fanatiques. Les Kermor-Ploumanac'h prétendaient descendre du roi Nominoë
qui avait vécu au IXe siècle. Ils n'acceptaient d'autre domesticité qu'exclusivement bretonnante, c'est-à-dire celtisante, tout ressortissant et locuteur de la Bretagne gallo étant banni de la propriété. Les servantes étaient sans exception aucune des Bigouden astreintes en permanence au port du costume traditionnel.
De même pour les personnels masculins avec leurs sabots, hauts-de-chausses bouffants, vestes et chapeaux à ruban typiques. Jusqu'en 1885, nul n'eut l'autorisation de s'exprimer en français à l'intérieur de la propriété. La seule langue vernaculaire du lieu devait être le breton. Les transformations apportées par Guénolé puis, après sa disparition en 1854, à 83 ans, par ses fils Artus et Maël avaient transmuté les aîtres en enclave ethnographique qui prétendait au réel. Artus fit venir à grands frais, sans autorisation de l'inspection des monuments historiques, deux menhirs et un dolmen "pillés" sur les sites de Carnac et de Locmariaquer.
Mécène "régionaliste", Maël organisa chaque été une fête où processions chrétiennes et reconstitutions de cérémonies druidiques s'achevaient par des représentations d'opéras bretonnants comme "Le pardon de Ploërmel" de Meyerbeer ou "Le roi d'Ys" d'Edouard Lalo. Il supervisa la construction d'un enclos dont les sculptures imitaient celles du temps de la duchesse Anne ainsi qu'un calvaire où s'achevaient les processions estivales. Maël installa dans le parc une réplique de l'ossuaire de Noyal-Pontivy. Le goût de l'étrange de cet évergète d'Armor imposa à un sculpteur du cru le rajout à l'ossuaire de bas-reliefs reproduisant une rangée de têtes de mort plus proches du style aztèque que du Moyen Age celtique. Une maquette des Monts d'Arrée
fut même exposée sous vitrine dans le salon principal du pavillon! Afin d'en compléter le décorum, déjà insolite, Maël fit commander en 1860 à Hyppolyte Flandrin, illustre élève d'Ingres,
un tableau "historique" : la soumission du roi Judicaël à Dagobert Premier. La famille de Kermor-Ploumanac'h avait perdu la fibre militaire et maritime de ses ancêtres au profit de l'érudition celtisante. Guénolé, puis Maël, jouèrent un rôle certain dans la résurrection des études bretonnes. Maël rêvait de constituer un équivalent armoricain du félibrige. Artus, quant à lui, devint député monarchiste à l'assemblée de Bordeaux puis de Versailles en 1871. Légitimiste siégeant parmi les "chevau-légers", il avait soutenu le comte de Chambord et l'ordre moral du duc de Broglie. A sa mort, en 1885, son fils aîné Théophraste hérita du siège où il put déchaîner son ire contre la république des pendards et de Ferry-Tonkin! Théophraste, appuyé par la duchesse d'Uzès, rallia le brav' général Boulanger. Il fut un des rares boulangistes à parvenir à conserver son siège après la débâcle de 1889. Il reprit la tradition des opéras en aidant Ernest Chausson à composer son "Roi Artus", qu'il fit représenter après sa mort. Les Kermor-Ploumanac'h vouaient un culte particulier aux saints guérisseurs et intercesseurs Mamert et Houarniaule.
Une chapelle aménagée exprès accueillait les prières des comtes successifs. Des statues polychromes de facture naïve y représentaient les deux saints bretons.
La vénération de la famille pour Saint Mamert ne l'empêcha point de le prendre pour emblème de la production de chouchen que Maël puis Théophraste entreprirent au sein du petit domaine. Commercialisé, le chouchen "Saint Mamert", avec son étiquette à l'effigie éponyme, ne se contenta pas de rapporter de substantiels revenus aux Kermor-Ploumanac'h : il devint presque aussi renommé qu'ultérieurement le kir.
Parmi les traditions, les Kermor n'avaient point oublié la mort et son valet de légende l'Ankou.
Ils possédaient plusieurs statues terrifiantes de ce squelette décomposé, à l'abdomen parfois encore grouillant de vers, rivalisant avec sa faux et sa charrette avec l'allégorie du vieillard Temps.
Autre pièce macabre : une réplique du masque mortuaire de l'empoisonneuse Hélène Jégado! L'ethnographie et l'anthropologie physique symbolisèrent aussi leur présence dans les collections par une série de bustes de plâtre peints représentant les différents types humains d'Armor!
Maël ne laissa que deux filles, Grisélidis et Phoébé, qui épousèrent des industriels roturiers liés au Comité des Forges. Gwendall, le frère cadet de Théophraste, épousa une Kerguelen. Une enfant leur naquit en 1900, Ysoline. La plus charmante des petites filles, véritable poupée Bru vivante, blonde aux yeux bleu-vert avec des taches de son. Hélas, Ysoline devint tôt orpheline : sa mère, l'envoûtante Mélisande de Kerguelen aux cheveux de flamme et au regard de jade, succomba à vingt-quatre ans en 1902 d'une méchante fièvre puerpérale après avoir donné le jour à un garçon mort-né. Gwendall se crut sans doute coupable de la disparition tragique de sa bien aimée, parce qu'il avait exigé un accouchement breton traditionnel dans un lit clos, refusant de suivre les méthodes modernes de l'asepsie et de l'antisepsie. Mais le délicieux visage de Mélisande demeurerait fixé à jamais grâce au délicat portrait de Carolus-Duran, peint en 1898, peu après son mariage.
Après la tragédie, Gwendall se voua exclusivement à la recherche ethnographique et aux collections d'arts populaires, dont il souhaita effectuer le legs au musée du Trocadéro, abandonnant l'administration de la propriété à son aîné député. Pourtant, avant Georges-Henri Rivière, qui aurait pu s'intéresser à la présence de coiffes, costumes, armoires, assiettes, binious, bagadous ou lits clos d'Armorique au milieu de vitrines débordant de masques Fangs Pahouins ou Kanak Apouéma? L'heure ne venait-elle pas de sonner pour l'art nègre?
Tugdual, le vieux régisseur, avait une autre version de la mort de Mélisande. Pour ce grand vieillard aux yeux d'acier et à la crinière de neige, dont on ne savait plus s'il avait soixante ou nonante ans, tant il était buriné, Gwendall s'était uni à la réincarnation de l'antique sorcière Gwenaëlle, connue pour son insatiable ardeur érotique. D'après la légende, Gwenaëlle, sorte d'Aphrodite préhistorique et chalcolithique qui aurait vécu au temps des mégalithes, bannie par les siens, avait été enlevée par le fils d'un dragon réfugié dans les profondeurs d'un royaume souterrain. La malédiction de Gwenaëlle avait frappé le couple et pouvait resurgir chez sa progéniture! Toujours est-il que l'union de Théophraste étant quant à elle demeurée stérile, Ysoline Marie Esclarmonde de Kermor-Ploumanac'h resterait au décès de Gwendall l'unique héritière de la vénérable lignée! L'inévitable arriva : de complexion délicate, la fillette devint par trop choyée et gâtée par ses parents survivants, particulièrement son oncle qu'elle appelait Théo et son épouse Adélie née de Coëtivy de Pen-Mor. Une douzaine d'années séparait Théophraste, l'aîné, de son frère Gwendall. Plus éclairé, si l'on peut dire, Théo avait mis fin en 1885, dès la disparition d'Artus et malgré l'opposition de Maël, à l'oukase qui frappait le français et le gallo sur la propriété. Il put monter une bibliothèque d'ouvrages modernes puis offrir à sa nièce des livres adaptés à son jeune âge. Surdouée, Ysoline sut lire dès l'âge de quatre ans. Souffrant de claustrophobie, la fillette put déroger à la règle du lit clos, mais elle n'échappa pas à la cuisine du terroir constituée de crêpes salées et sucrées à tous les repas! A la mort du vieil oncle Maël en 1894, Gwendall et Théophraste se lancèrent dans la modernisation effrénée des infrastructures, installant le téléphone, le gaz, le chauffage au charbon puis l'électricité, faisant l'acquisition d'une automobile avec son chauffeur et d'un gramophone Berliner! Théo renonça à l'antique voiture attelée ornée de ses armoiries pour les automobiles de fonction seyant mieux à son état de député. Il se servit chez Léon Bollée, De Dion-Bouton et Panhard-Levassor. Fait incroyable : il engagea un chauffeur originaire de Touraine qui ne parlait pas un mot de breton : Adalbert Desjardins. Il commanda ainsi une limousine, un phaéton et un tonneau aux meilleurs carrossiers des firmes précitées.
Les années 1902-1906 furent extrêmement chargées politiquement pour l'oncle gâteau d'Ysoline. L'arrivée au pouvoir du petit père Combes exaspéra les luttes anticléricales que l'on sait. Théophraste ne ménagea aucunement son art oratoire pour fustiger l'expulsion des congrégations non autorisées, la loi de séparation et les inventaires! Les joutes du député monarchiste devinrent célèbres, faisant les délices des publicistes, des caricaturistes et des pamphlétaires de tout poil! Amateur éclairé dans le domaine de la photographie, détail d'une importance cruciale pour la suite de ce récit, Théo réalisa dans le parc de la propriété un cliché qu'il utilisa pour la propagande cléricale en le diffusant abondamment sous forme de carte postale. Tugdual et quatre autres domestiques, Loussouarn, Kermadec, Le Gouzic et Capendu, se prêtèrent volontiers au jeu, posant en armes (faux et fusils), l'air farouche, pour ce qui devint une carte intitulée : "La résistance en Bretagne contre les décrets d'expulsion des Sœurs". Tugdual et ses comparses y étaient désignés comme des "paysans du Finistère se rendant au Bourg, pour prendre leur tour de garde à la Maison d'Ecole"!
Le septième anniversaire d'Ysoline approchait. Le printemps 1907 était arrivé, et, avec lui, le foisonnement de la nature exubérante. Le parc de la propriété, enchanté du chant des passereaux, indiscipliné à la mode celte, apparaissait aux yeux de la fillette comme une forêt de Brocéliande miniature, domaine des fées Morgane et Viviane, où se réfugiaient elfes, feux follets et farfadets. Elle aimait troquer ses dentelles, rubans et chapeaux encombrants contre une simple robe blanche et longue, déguisement de druidesse, une fausse serpe en bois à la ceinture et les cheveux ceints d'une couronne de fleurs sauvages et d'herbes folles.
Avant 1914 existait en banlieue huppée de la capitale, quelque part entre Saint-Cloud et Ville d'Avray, à la marge du parc de Saint-Cloud, une délicieuse propriété du XVIIIe siècle surnommée "La Petite Bretagne". Ne cherchez point ce lieu sur une carte de l'actuel département des Hauts-de-Seine : il n'est plus de notre monde. "La Petite Bretagne" se voulait une enclave "celtique" imaginaire proche de Paris. A l'origine, simple pavillon rococo construit sous Louis XV pour abriter les amours clandestines d'un ancien "roué" vieillissant du temps de la Régence, qui souffrit d'une réputation de lieu galant voire orgiaque où, dit-on , le duc de Chartres, futur Philippe Égalité, fils de Philippe dit "le gros", duc d'Orléans, aurait fomenté des complots hardis contre Louis XVI, "La Petite Bretagne" devint en 1815, au retour des Bourbons, la propriété exclusive du comte Guénolé de Kermor-Ploumanac'h, cousin éloigné de l'illustre Alban de Kermor et ami de Chateaubriand. Sous l'égide de ce fils de chouan, dont deux oncles avaient fini sur l'échafaud et un cousin participé en 1795 aux négociations de paix de La Prévalaye et dont le père était tombé dans la souricière de Quiberon, le sulfureux lupanar libertin, connu de Sade, de Restif et de Casanova, se mua en une enclave de la catholicité et du particularisme régionaliste et folklorisant. Guénolé, catholique ultramontain intransigeant, œuvra à la destruction des fresques, tableaux et stucs à caractère gaillard et pornographique parfois inspirés des bordels romains. Il procéda à la réfection du merveilleux cabinet de curiosités érotiques d'ambre, de laque et de rocaille, dont certaines pièces provenaient de Pompéi récemment découverte, notamment un gladiateur phallique de bronze et un magnifique marbre zoophile des amours d'Hercule et de la chèvre sorti d'un atelier de Paestum. Les précieux manuscrits perses et indiens, aux délicates miniatures non moins évocatrices, devinrent la proie des flammes. Le même sort attendit l'original traité (par son sujet et ses enluminures funestement scabreuses) remontant au XIIe siècle dû à la verte plume d'Ahmed Ibn Al Roumi, fils d'un "poulain" et d'une Sarrasine, devenu chevalier soufi au service de Saladin : "De l'art d'honorer ses montures (cheval, méhari et autres…)". Il ne subsista de ce "codex major" des pratiques déviantes qu'une version imprimée traduite par Galland et vouée à l'enfer des bibliothèques. Guénolé n'hésita point à briser de son propre chef un précieux vase attique à figures rouges du Ve siècle avant JC attribué à Douris, qui représentait à ses yeux pudibonds un hideux et explicite éloge de la sodomie!
Ce greffon artificiel, isolat armoricain en pleine Ile de France, ne pouvait aucunement intéresser un Anatole Le Braz ou un Charles Le Goffic. Il s'agissait au mieux d'une curiosité historiciste vouée à l'idéal d'authenticité inlassablement poursuivi par une lignée de fanatiques. Les Kermor-Ploumanac'h prétendaient descendre du roi Nominoë
qui avait vécu au IXe siècle. Ils n'acceptaient d'autre domesticité qu'exclusivement bretonnante, c'est-à-dire celtisante, tout ressortissant et locuteur de la Bretagne gallo étant banni de la propriété. Les servantes étaient sans exception aucune des Bigouden astreintes en permanence au port du costume traditionnel.
De même pour les personnels masculins avec leurs sabots, hauts-de-chausses bouffants, vestes et chapeaux à ruban typiques. Jusqu'en 1885, nul n'eut l'autorisation de s'exprimer en français à l'intérieur de la propriété. La seule langue vernaculaire du lieu devait être le breton. Les transformations apportées par Guénolé puis, après sa disparition en 1854, à 83 ans, par ses fils Artus et Maël avaient transmuté les aîtres en enclave ethnographique qui prétendait au réel. Artus fit venir à grands frais, sans autorisation de l'inspection des monuments historiques, deux menhirs et un dolmen "pillés" sur les sites de Carnac et de Locmariaquer.
Mécène "régionaliste", Maël organisa chaque été une fête où processions chrétiennes et reconstitutions de cérémonies druidiques s'achevaient par des représentations d'opéras bretonnants comme "Le pardon de Ploërmel" de Meyerbeer ou "Le roi d'Ys" d'Edouard Lalo. Il supervisa la construction d'un enclos dont les sculptures imitaient celles du temps de la duchesse Anne ainsi qu'un calvaire où s'achevaient les processions estivales. Maël installa dans le parc une réplique de l'ossuaire de Noyal-Pontivy. Le goût de l'étrange de cet évergète d'Armor imposa à un sculpteur du cru le rajout à l'ossuaire de bas-reliefs reproduisant une rangée de têtes de mort plus proches du style aztèque que du Moyen Age celtique. Une maquette des Monts d'Arrée
fut même exposée sous vitrine dans le salon principal du pavillon! Afin d'en compléter le décorum, déjà insolite, Maël fit commander en 1860 à Hyppolyte Flandrin, illustre élève d'Ingres,
un tableau "historique" : la soumission du roi Judicaël à Dagobert Premier. La famille de Kermor-Ploumanac'h avait perdu la fibre militaire et maritime de ses ancêtres au profit de l'érudition celtisante. Guénolé, puis Maël, jouèrent un rôle certain dans la résurrection des études bretonnes. Maël rêvait de constituer un équivalent armoricain du félibrige. Artus, quant à lui, devint député monarchiste à l'assemblée de Bordeaux puis de Versailles en 1871. Légitimiste siégeant parmi les "chevau-légers", il avait soutenu le comte de Chambord et l'ordre moral du duc de Broglie. A sa mort, en 1885, son fils aîné Théophraste hérita du siège où il put déchaîner son ire contre la république des pendards et de Ferry-Tonkin! Théophraste, appuyé par la duchesse d'Uzès, rallia le brav' général Boulanger. Il fut un des rares boulangistes à parvenir à conserver son siège après la débâcle de 1889. Il reprit la tradition des opéras en aidant Ernest Chausson à composer son "Roi Artus", qu'il fit représenter après sa mort. Les Kermor-Ploumanac'h vouaient un culte particulier aux saints guérisseurs et intercesseurs Mamert et Houarniaule.
Une chapelle aménagée exprès accueillait les prières des comtes successifs. Des statues polychromes de facture naïve y représentaient les deux saints bretons.
La vénération de la famille pour Saint Mamert ne l'empêcha point de le prendre pour emblème de la production de chouchen que Maël puis Théophraste entreprirent au sein du petit domaine. Commercialisé, le chouchen "Saint Mamert", avec son étiquette à l'effigie éponyme, ne se contenta pas de rapporter de substantiels revenus aux Kermor-Ploumanac'h : il devint presque aussi renommé qu'ultérieurement le kir.
Parmi les traditions, les Kermor n'avaient point oublié la mort et son valet de légende l'Ankou.
Ils possédaient plusieurs statues terrifiantes de ce squelette décomposé, à l'abdomen parfois encore grouillant de vers, rivalisant avec sa faux et sa charrette avec l'allégorie du vieillard Temps.
Autre pièce macabre : une réplique du masque mortuaire de l'empoisonneuse Hélène Jégado! L'ethnographie et l'anthropologie physique symbolisèrent aussi leur présence dans les collections par une série de bustes de plâtre peints représentant les différents types humains d'Armor!
Maël ne laissa que deux filles, Grisélidis et Phoébé, qui épousèrent des industriels roturiers liés au Comité des Forges. Gwendall, le frère cadet de Théophraste, épousa une Kerguelen. Une enfant leur naquit en 1900, Ysoline. La plus charmante des petites filles, véritable poupée Bru vivante, blonde aux yeux bleu-vert avec des taches de son. Hélas, Ysoline devint tôt orpheline : sa mère, l'envoûtante Mélisande de Kerguelen aux cheveux de flamme et au regard de jade, succomba à vingt-quatre ans en 1902 d'une méchante fièvre puerpérale après avoir donné le jour à un garçon mort-né. Gwendall se crut sans doute coupable de la disparition tragique de sa bien aimée, parce qu'il avait exigé un accouchement breton traditionnel dans un lit clos, refusant de suivre les méthodes modernes de l'asepsie et de l'antisepsie. Mais le délicieux visage de Mélisande demeurerait fixé à jamais grâce au délicat portrait de Carolus-Duran, peint en 1898, peu après son mariage.
Après la tragédie, Gwendall se voua exclusivement à la recherche ethnographique et aux collections d'arts populaires, dont il souhaita effectuer le legs au musée du Trocadéro, abandonnant l'administration de la propriété à son aîné député. Pourtant, avant Georges-Henri Rivière, qui aurait pu s'intéresser à la présence de coiffes, costumes, armoires, assiettes, binious, bagadous ou lits clos d'Armorique au milieu de vitrines débordant de masques Fangs Pahouins ou Kanak Apouéma? L'heure ne venait-elle pas de sonner pour l'art nègre?
Tugdual, le vieux régisseur, avait une autre version de la mort de Mélisande. Pour ce grand vieillard aux yeux d'acier et à la crinière de neige, dont on ne savait plus s'il avait soixante ou nonante ans, tant il était buriné, Gwendall s'était uni à la réincarnation de l'antique sorcière Gwenaëlle, connue pour son insatiable ardeur érotique. D'après la légende, Gwenaëlle, sorte d'Aphrodite préhistorique et chalcolithique qui aurait vécu au temps des mégalithes, bannie par les siens, avait été enlevée par le fils d'un dragon réfugié dans les profondeurs d'un royaume souterrain. La malédiction de Gwenaëlle avait frappé le couple et pouvait resurgir chez sa progéniture! Toujours est-il que l'union de Théophraste étant quant à elle demeurée stérile, Ysoline Marie Esclarmonde de Kermor-Ploumanac'h resterait au décès de Gwendall l'unique héritière de la vénérable lignée! L'inévitable arriva : de complexion délicate, la fillette devint par trop choyée et gâtée par ses parents survivants, particulièrement son oncle qu'elle appelait Théo et son épouse Adélie née de Coëtivy de Pen-Mor. Une douzaine d'années séparait Théophraste, l'aîné, de son frère Gwendall. Plus éclairé, si l'on peut dire, Théo avait mis fin en 1885, dès la disparition d'Artus et malgré l'opposition de Maël, à l'oukase qui frappait le français et le gallo sur la propriété. Il put monter une bibliothèque d'ouvrages modernes puis offrir à sa nièce des livres adaptés à son jeune âge. Surdouée, Ysoline sut lire dès l'âge de quatre ans. Souffrant de claustrophobie, la fillette put déroger à la règle du lit clos, mais elle n'échappa pas à la cuisine du terroir constituée de crêpes salées et sucrées à tous les repas! A la mort du vieil oncle Maël en 1894, Gwendall et Théophraste se lancèrent dans la modernisation effrénée des infrastructures, installant le téléphone, le gaz, le chauffage au charbon puis l'électricité, faisant l'acquisition d'une automobile avec son chauffeur et d'un gramophone Berliner! Théo renonça à l'antique voiture attelée ornée de ses armoiries pour les automobiles de fonction seyant mieux à son état de député. Il se servit chez Léon Bollée, De Dion-Bouton et Panhard-Levassor. Fait incroyable : il engagea un chauffeur originaire de Touraine qui ne parlait pas un mot de breton : Adalbert Desjardins. Il commanda ainsi une limousine, un phaéton et un tonneau aux meilleurs carrossiers des firmes précitées.
Les années 1902-1906 furent extrêmement chargées politiquement pour l'oncle gâteau d'Ysoline. L'arrivée au pouvoir du petit père Combes exaspéra les luttes anticléricales que l'on sait. Théophraste ne ménagea aucunement son art oratoire pour fustiger l'expulsion des congrégations non autorisées, la loi de séparation et les inventaires! Les joutes du député monarchiste devinrent célèbres, faisant les délices des publicistes, des caricaturistes et des pamphlétaires de tout poil! Amateur éclairé dans le domaine de la photographie, détail d'une importance cruciale pour la suite de ce récit, Théo réalisa dans le parc de la propriété un cliché qu'il utilisa pour la propagande cléricale en le diffusant abondamment sous forme de carte postale. Tugdual et quatre autres domestiques, Loussouarn, Kermadec, Le Gouzic et Capendu, se prêtèrent volontiers au jeu, posant en armes (faux et fusils), l'air farouche, pour ce qui devint une carte intitulée : "La résistance en Bretagne contre les décrets d'expulsion des Sœurs". Tugdual et ses comparses y étaient désignés comme des "paysans du Finistère se rendant au Bourg, pour prendre leur tour de garde à la Maison d'Ecole"!
Le septième anniversaire d'Ysoline approchait. Le printemps 1907 était arrivé, et, avec lui, le foisonnement de la nature exubérante. Le parc de la propriété, enchanté du chant des passereaux, indiscipliné à la mode celte, apparaissait aux yeux de la fillette comme une forêt de Brocéliande miniature, domaine des fées Morgane et Viviane, où se réfugiaient elfes, feux follets et farfadets. Elle aimait troquer ses dentelles, rubans et chapeaux encombrants contre une simple robe blanche et longue, déguisement de druidesse, une fausse serpe en bois à la ceinture et les cheveux ceints d'une couronne de fleurs sauvages et d'herbes folles.
Lorsque précepteurs et répétiteurs en avaient terminé, Ysoline délaissait son devoir scolaire pour une promenade dans la carriole de son âne familier, Cadichon junior, que Loussouarn lui attelait à l'occasion. Elle avait nommé ainsi la peu rétive bête parce que son raisonnement somme toute logique lui donnait à penser que le héros originel de la comtesse de Ségur pouvait être son père, mais qu'il était depuis longtemps mort de vieillesse.
Ce fut le dessin de l'Homme primitif qui épouvanta la fillette. Imaginez une sorte d'homme-singe dansant et bondissant, couvert de méchantes peaux de bêtes, au corps curieusement conformé le faisant ressembler à un croisement d'Anthropopithèque prognathe et de caprin dépiauté!
En pleurs, Ysoline lâcha le livre et courut vers son oncle :
"Oncle Théo, geignit-elle, j'ai peur! Ne me dites pas que les ancêtres de notre famille étaient aussi vilains!
- Ma petite poupée de porcelaine, tu es encore allée regarder ce livre1 qui n'est pas fait pour les enfants! Prends plutôt un roman de la comtesse de Ségur!
- Je les ai déjà tous lus, mon oncle!" Répondit-elle en pleurnichant.
Cela était exact. Les personnages préférés d'Ysoline étaient Sophie, pour ses bourdes et catastrophes et Félicie d'Orvilet, du moins connu "Dilloy le chemineau", sorte de poseuse chipie et pimbêche insupportable justement punie en fin d'ouvrage! La petiote s'ennuyait, car trop gâtée et délaissée par son père. Elle adorait les chansons et comptines, les chantonnant sans cesse. Selon la saison et l'humeur, elle optait pour telle ou telle mélodie. Pour la gaîté enjouée et l'été, cela donnait :
Je suis venu(e) dans mon jardin, je suis venu(e) dans mon jardin,
Pour y cueillir du romarin!
Gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot nouveau…
Outre "Le pont du Nord", le printemps portait son choix sur une charmante ritournelle mozartienne très XVIIIe siècle :
Reviens beau mois de mai,
Fais chanter tous les oiseaux,
Ramène la gaîté,
Sous l'ombrage des ormeaux,
Redonne à la violette l'éclat de son printemps,
Et que la pâquerette renaisse dans les champs…
Mais, après avoir été grondée (cela arrivait parfois!), Ysoline entonnait :
Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés,
La belle que voilà ira les ramasser.
Entrez dans la danse,
Voyez comme on danse,
Sautez, dansez,
Embrassez qui vous voudrez…
Enfin, avec l'automne et l'approche des mauvais jours, elle optait pour :
Colchiques dans les prés, fleurissent, fleurissent,
Colchiques dans les prés,
C'est la fin de l'été.
La feuille d'automne emportée par le vent,
En ronde monotone, tombe en tourbillonnant…
Étrangement, les chansons qu'entonnait la fillette paraissaient parfois provenir de l'outre-temps, soit d'un passé qu'elle ne pouvait connaître, soit de l'avenir, car nul contemporain n'avait ouï certains titres ou mélodies. Assurément, il y avait encore du Gwenaëlle là-dessous!
Gwendall s'était tout de même aperçu des propensions musicales de sa fille. Il tenta de lui enseigner le solfège et le piano, en vain. Cherchant à recruter un professeur de musique, il voulut faire "une pierre deux coups" en jouant les mécènes. Un seul candidat répondit à l'annonce : monsieur Albéric Magnard. Ce compositeur peu conformiste ne pouvait être agréé par un monarchiste breton, qui plus est ancien anti-dreyfusard!
L'entrevue se déroula mal, bien que le ton demeurât posé. Albéric Magnard, connaissant l'action des Kermor-Ploumanac'h en faveur de l'opéra, souhaitait que le comte Théo montât son "Guercoeur" dans la propriété. Gwendall ne voulait qu'un pédagogue pour Ysoline. Inquisiteur en herbe, il reçut l'impétrant en connaissant déjà ses défauts rédhibitoires.
"Vous m'en voyez navré, monsieur Magnard, mais je ne puis agréer votre candidature.
- Pour quels motifs, monsieur de Kermor? Votre frère aîné m'avait pourtant laissé entendre…
- Il s'agit de ma fille, non de mécénat lyrique. Comment dire… vos prises de position politiques et artistiques… Monsieur, vous avez constitué un orchestre de femmes, et notre tradition catholique réprouve le féminisme! Par-dessus tout, vous avez pris artistiquement position pour ce traître juif, ce Dreyfus…
- Mais la République a réhabilité le capitaine l'an dernier…
- Ne m'interrompez pas, monsieur! La "Gueuse" ne nous sied point! Je disais donc que vous avez pris fait et cause pour un mauvais Français avec votre "Hymne à la justice"!
- Je vois que monsieur Gwendall de Kermor préfère les personnes de son espèce, monsieur Vincent d'Indy, par exemple, quoique non Breton! Et j'ajoute que vous ne dédaignez aucunement une musique plus légère, quelles que soient vos objections! Donner à votre fille le nom d'une œuvre plutôt stupide de monsieur Messager, vraiment! Son troisième prénom n'est-il pas Esclarmonde, d'après un ouvrage lyrique de monsieur Massenet?
- Monsieur d'Indy est un excellent patriote! Quant à monsieur Messager, il écrit Isoline avec un "i". Le prénom de ma fille débute par "y"!
- Les opéras trop wagnériens, cocardiers et antisémites de monsieur d'Indy ne pourront survivre au changement des modes, monsieur de Kermor, ne vous en déplaise! De plus, il n'est attaché qu'au Vivarais!
- Vous insultez l'immortel auteur de "Fervaal", de "l'Etranger" et de "Wallenstein"! Hors d'ici, monsieur Magnard! Je vous chasse, entendez-vous! Kermadec! Reconduisez ce faquin!
- Il ne vous manque qu'une chose, monsieur! La perruque des ultras!"
Après cet échec, Gwendall tenta un recrutement direct en écrivant à un pur chantre d'Armor dont la notoriété émergente l'avait séduit : monsieur Guy Ropartz. Il n'essuya qu'un refus poli et en resta là.
A chacun de ses anniversaires, Ysoline recevait de Théo un somptueux cadeau. Pour ses six ans, une maison de poupées animée, chef-d'œuvre de l'automation avec boîte à musique incorporée, dispendieux jouet de plusieurs milliers de francs or, vint enrichir la chambre de la fillette, déjà fort garnie en bébés de porcelaine, en mignonnettes, en peluches (dont les premiers ours Steiff) et jouets mécaniques. Cette demeure victorienne, en coupe, à deux étages et un grenier comportait plusieurs saynètes à automates d'animaux anthropomorphisés : le vieux chien loup de mer fumant la pipe sur son fauteuil, le cochon à lorgnons se balançant sur un rocking-chair et tirant une montre de son gousset, la ronde des lapins, la chatte blanche vêtue d'une ancienne robe à tournure jouant du piano (la boîte à musique laissait entendre la mazurka n° 2 opus 33 de Chopin), les chatons folâtrant dans la baignoire…
Ses sept ans arrivant, Ysoline vint quémander à Théo un cadeau pour "grands" :
- Mon oncle, j'atteins l'âge de raison, sept ans! Je deviens une grande demoiselle!
- Oui, ma mignonne adorée. Il te faut donc un jouet moins enfantin.
- C'est cela, mon oncle. Je ne veux pas de nouvelle poupée!"
Ainsi, ô, fatalité, Ysoline reçut un appareil photo dernier cri de la part de Théo. Gwendall se contenta de livres, mais il opta pour de l'Hector Malot. Ce modèle révolutionnaire venu d'Angleterre permettait de prendre des instantanés grâce à un système de lampe à pile qui déclenchait un éclairage violent. Ysoline, prise d'une frénésie photographique, fit du parc sa chasse gardée!
Le vieux Tugdual vit d'un mauvais œil la fillette s'exercer à son nouvel art. Il ne cessait de l'admonester en breton. Ysoline avait exigé le port de robes plus longues et de chapeaux plus larges, pour faire davantage grande fille. Elle perdait sa dentition de lait. Une incisive manquante à son maxillaire supérieur ajoutait à son charme espiègle. La petite, qui avait parlé précocement, n'avait jamais zézayé. Ses grands yeux bleu-vert candides feignaient l'étonnement face à ce regard de prophète aliéné. Le géronte régisseur à la crinière immaculée la maudit une nouvelle fois :
"Fille de sorcière! Porte-malheur! Tu seras la ruine de la lignée des Kermor-Ploumanac'h pour les siècles des siècles!" (en breton dans le texte)
Impressionnée par l'expressivité du vieillard, la gamine répliqua :
"Ne bougeons plus!"
Rieuse, elle prit un cliché du vieux fou. Le "flash" éblouit le sénescent serviteur.
Le lendemain, à l'aurore, Loussouarn le trouva à l'état de cadavre, écrasé dans le local à bois. Les stères ne lui avaient laissé aucune chance. Seule sa tête émergeait, la bouche distordue. Accident, ou autre chose?
**********
A cinquante-cinq ans, Théophraste conservait un charme discret. Malgré son début d'embonpoint, son large visage à la barbe imposante taillée en éventail, désormais grisonnante et sa voix douce ne laissaient point indifférentes les dames du grand monde. Il poussait la coquetterie en arborant des bésicles d'or authentique savamment inclinées qui mettaient en valeur son regard bleu. Son union stérile avec Adélie encourageait la rumeur : on lui prêtait des aventures extra-conjugales avec Marguerite Steinheil, Liane de Pougy, Sarah Bernhard -bien que déjà sexagénaire à l'époque!- et Cléo de Mérode. "L'Assiette au beurre", dans sa haine contre les gonzes écraseurs du peuple et de la "Sociale", ne le ménageait plus depuis 1902 : les caricatures du journal le montraient en optimates romain jouisseur et orgiaque, le ventre éclatant sa toge trop étroite, partageant des agapes "salées" (c'est-à-dire des "beautés sans chemise") avec Bertie, alias le roi Edouard VII, dans la plus luxueuse des maisons de tolérance de la Ville Lumière. Dans les différents articles, il recevait les qualificatifs de vieux Jules, de noceur, de patachon et de bâton de chaise. Le comte demanda en vain au préfet la saisie du "torchon". Ces dessins satiriques avaient-il un fond de vérité? Adélie l'avait bien constaté : une fois par mois, prétextant des séances nocturnes au Palais Bourbon, son honorable époux s'absentait, conduit par Adalbert, et ne rentrait qu'à huit-neuf heures du matin! Il y avait donc un mystère Théo!
Le député ne remarqua pas la complicité qui se créait entre son chauffeur et la fillette. Adalbert racontait à Ysoline des histoires d'exploits automobiles et cyclistes, sports plus populaires que les doctes distractions des descendants de chouans. Un jour, il proposa de la conduire en douce à Paris, ni vue ni connue, cachée dans la malle de la De Dion, à la prochaine escapade de son oncle. Le clin d'œil de Desjardins en disait long. Comptant profiter de la candeur d'Ysoline, vraiment craquante avec ses taches de rousseur, il s'amusa à céder à son envie d'emporter l'appareil photo dans son équipée nocturne.
"Tu es prête à découcher ce soir, petite poupée?
- Oui, monsieur Adalbert, et je prends l'appareil photographique!
- J'te préviens que tu vas à un endroit qui est pas pour les gamines, mais pour les messieurs. Tu vas voir plein de joli monde!
- Pourrai-je prendre des clichés?
- Tant que tu voudras, mais après faudra m'les donner!
- Combien me les payerez-vous?
- Trois sacs de bonbons et un chien en peluche.
Ne perdant pas le nord, Ysoline répliqua :
- Bonjour mes dents pour les bonbons. Père dit que cela est mauvais. Quant au chien, j'en ai déjà trois!
- Alors, ce s'ra un perroquet, un vrai! J'irai l'acheter à l'oisellerie de Meudon, samedi après mon service!
- Oui! D'accord! Je veux un ara bleu, pas un jacquot gris du Gabon!
- Tu diras que l'oiseau est un cadeau de ta grande tante Grisélidis pour tes sept ans!
- Tope là! "
Ainsi fut fait. Ysoline se cacha avec ses "impedimenta" dans le coffre de la De Dion, et, en route pour Paris! Il était neuf heures du soir lorsque le véhicule parvint à destination. Adalbert attendit un quart d'heure après avoir fait descendre son maître pour donner à Ysoline le signal de sortie.
"Il était temps! On étouffe dans cette malle, et cela ne sent pas bon! Ma jolie robe est toute froissée!
- Entre vite dans la maison, là, à gauche, sans qu'on te voie! Vas-y! Roule, et à la revoyure, amuse-toi bien!"
L'espiègle blondinette s'exécuta. Elle ne fit pas cas de l'enseigne discrète de l'immeuble, qui arborait des lanternes éclairant curieusement les aîtres en rouge! Elle aurait déchiffré le nom suivant : "Le Chabanais"!
A l'intérieur régnait une atmosphère enfumée et enjouée. Chants, rires avinés, notes égrenées sur un piano dont la justesse n'était pas le fort, décor somptueux et tapageur en toc, très surchargé… Ysoline n'avait jamais rien vu de pareil! Que de lampes, aussi! Elle se faufila discrètement, son appareil photo en bandoulière, parmi des groupes d'adultes aux tenues plus ou moins dépareillées, où queues de pie côtoyaient déshabillés, robes du soir, chair nue, lingerie montrée au vu et au su de tous, vareuses militaires et caleçons impudiques! Il y avait même une soutane comme celle du curé, mais celle-ci tirait sur le violet.
"Mais où suis-je donc? S'interrogea la fillette. Et où est oncle Théo? Que vient-il faire en ces lieux bizarres?"
Elle regarda les gens, ses yeux et ses oreilles n'en manquant pas une. Elle qui se vantait d'avoir atteint l'âge de raison, ne pouvait appréhender des mots d'adultes. Ysoline savait que les garçons avaient un "truc" que les filles ne possédaient pas. Mais les enfants, après tout, naissaient dans les choux et les roses, à moins qu'une cigogne se chargeât de les amener aux parents. Elle ne conservait qu'un vague souvenir de la mort de sa mère. Gwendall lui avait dit que Mélisande était partie rejoindre le Bon Dieu, après qu'un petit frère ait voulu lui sortir par le nombril, mais qu'il n'y était jamais parvenu!
Un homme vêtu d'un simple caleçon long dansait un cancan avec deux filles en cheveux et chemises.
"Ah, m'sieur le baron Kulm, c'que vous dansez bien pour vos quatre-vingts printemps! Fit la prostituée à sa gauche.
- C'vieux cochon! Répliqua celle de droite. Y vient d'se souiller! L'est tellement obsédé qu'y s'retient plus, pouah! Quel Priape incontinent!
Le baron Kulm était un cacochyme fort vert, qui, jouant les jeunes hommes, arborait un masque peint aux traits d'éphèbe avec un lorgnon! Il avait conservé son chapeau claque et chantait d'une voix éraillée qui avait abusé du champagne :
"Tarara boundié!"
Ysoline n'avait jamais vu de femmes au visage ainsi fardé, qu'il s'agisse de ses tantes Adélie, Phoébé et Grisélidis, des domestiques Bigouden, des dames patronnesses qui venaient au domaine ou des bigotes de la messe! Le seul corps nu qu'elle connaissait était le sien, et elle n'aimait pas le montrer!
- Faut ménager c' vioc pour pas qu'y nous claque entre les doigts! L'est membre du Jockey Club!
- Mazette! L'est vrai qu'il a pas ben l'air asticoté, pourtant!
- Miquette, j'vas d'mander d'changer la zizique! Sammy, fit la péripatéticienne en s'adressant au pianiste noir, un authentique "Black gentleman" de la Nouvelle Orléans, tu peux changer de registre, please? J'sais pas, moi, un fox trot, un cake walk, un chicken ou un rag-time, plutôt qu'ce cancan qui fatigue l'baron!
- Yeah! Répondit le "Blackie".
Il choisit le rag-time. A la fin, Miquette dit à son adresse :
- Play it again, Sam!
Ysoline poursuivit ses investigations distanciées, flashant deçà, delà quelques scènes insolites. Pour elle, Le Chabanais représentait un ailleurs absolu, un "outre lieu" dont l'altérité paraissait aussi singulière que celle d'une tribu papoue oubliée brusquement transportée dans une ville futuriste imaginée par Robida! A chacun son exotisme, son choc des cultures, son "Autre"!
Ainsi, elle croisa et photographia une espèce de binoclard mal peigné, lui aussi en caleçon pisseux, dans les bras d'une plantureuse brune stéatopyge, nue jusqu'à la ceinture, un drap autour des reins.
"C'que vous m'avez mis, m'sieur Léautaud! Savez entreprendre les femmes, vous! Z'avez pas les génitoires constipées comme certains!
- Ouaip, Yvette, ouaip!
Il mâchouillait un mégot baveux qu'il passa à la créature.
- Mais dites-moi, m'sieur Léautaud, vot' odeur, c'est à vous, ou à vos chats? Et puis, vot' caleçon, ça fait combien de jours que vous l'changez pas? Y pue comme pas Dieu possible! Z'êtes trop salopiaud!
- Je ne sais plus, peut être trente, peut-être cinquante jours…
- L'est jaune devant et merdeux derrière!
Une autre cocotte, une bringue maigre au long nez n'ayant pour tout vêtement qu'un plumeau attaché au postérieur, pouffa :
- Heureusement qu'c'est pas une femme! Y'aurait aussi du rouge au milieu!
- Toi l'autruche, on t'a pas causé, gouailla Yvette! On est pas des gouines!
- T'oublies que des comtesses ou des duchesses viennent parfois s'encanailler ici et faire des expériences saphiques, comme elles disent! J'ai déjà été baisée trois fois par une copine de M'dame Colette, moi!
- Ah ouais, vu ta maigreur, ça m'surprend pas! Et pour tomber à hauteur d'hommage, comment qu'elle a fait? T'as pas c'qu'y faut à l'entrejambe!
- J'me suis débrouillée avec des "instruments espéciaux"!
- Ouais, des godemichés, quoi!
Dans un fumoir à part, un noctambule en extase s'adonnait à une séance de cinématographe qui tournait au plaisir solitaire. Ce partisan de l'onanisme, qui avait certes conservé le haut de son frac, avait depuis longtemps tombé le bas, exhibant son intimité virile en plus de ses fixe-chaussettes et ses mollets velus. Gibus vissé sur la tête, il jouissait du spectacle de petits films polissons du genre "Le coucher de la mariée".
Autre pièce, autres mœurs : le salon "nursery" était réservé à une nouvelle catégorie de détraqués notoires. Décoré de vieux rose et de croûtes "mondaines" médiocres signées de tâcherons aux pseudonymes anglicisants représentant des beautés fessues prenant des poses de bébés, il était peuplé de clients déguisés en enfançons qui subissaient des châtiments corporels du style fessée ou coups de baguette infligés par des "nannies" en demi-costumes (donc nues sous la ceinture avec juste un tablier). Un de ces fous avait poussé l'extravagance jusqu'à téter les seins plantureux d'une pseudo nourrice morvandelle à la coiffe caractéristique! Dans une salle voisine, les filles étaient costumées en gamines avec boucles anglaises, rose aux joues, nœuds- nœuds, très courtes robes d'organdi (permettant d'apercevoir leur petit panty blanc) et bottines vernies! Cette pièce était réservée à un ecclésiastique satyre rougeaud, gras et essoufflé! Le vicieux dignitaire de l'Eglise, dupé, croyait fricoter avec des fillettes de huit-dix ans, alors qu'on lui servait en réalité les plus menues et les plus blondes des "employée" de l'établissement, benjamines nymphettes tout de même âgées de quinze-seize ans! L'apoplectique évêque au cœur entouré de graisse risquait de ne pas terminer cette nuit! Ses parties "grippées" ne lui autorisaient plus que des attouchements! Un autre habitué, revêtu d'une camisole de force, reposait dans un tub où il lapait l'alcool gouttant d'un robinet de cuivre! Le Chabanais comportait aussi des filles exotiques, certaines exclusivement réservées aux bachagas, pachas et caïds, houris conformes à la loi islamique avec excision garantie! Sans aucunement prétendre à l'exhaustivité, n'omettons pas ce curieux péquenot chauve à la barbe de jais, venu disait-on de Gambais, qui effraya la candide Ysoline: le bonhomme portait une espèce de ceinture d'où partaient une multitude de fils électriques, et cette ceinture vibrait, vibrait….plongeant le pervers dans le ravissement!
Plus loin, trois messieurs d'une vingtaine d'années se présentèrent à un grand Noir musculeux, le videur du bordel, qui répondait au nom de Mamadou Touré.
"Messieurs Guillaume Apollinaire, Pierre Souvestre et Marcel Allain. Nous voudrions visiter votre "musée" particulier et voir vos panoplies pour services très spéciaux.
Souvestre tendit des cartes de visite.
- Le "r" de services est-il utile en la circonstance? Railla Apollinaire.
Arrivés au "musée", les visiteurs canailles de la nouvelle bohème littéraire récompensèrent le Noir en lui offrant 20 francs!
- Voici ton pourboire, toi y en a bon nègre!
- Merci Bwana!
Le colosse, coiffé d'un tarbouche cramoisi, torse nu avec un gilet zouave bleu, et un sarouel rouge, sans oublier l'anneau dans le nez et les scarifications des joues, s'éloigna.
"On prétend que le sexe des Noirs…" murmura Apollinaire.
Le trio examina les pièces exposées. On remarquait particulièrement une relique de momie intitulée "Saint phalle véridique d'Osiris", l'"authentique tablier de la Vénus Hottentote disséquée par Cuvier", une gravure obscène du XVIIIe siècle dont la chaude scène d'alcôve s'intitulait : "Le confesseur de Mirabeau", un recueil de chansons paillardes du XVIe siècle composées par Passereau, un exemplaire du "Chevalier Organd" de Saint-Just ou encore " Le vit postiche sculpté de la grande prognostication de la mazarinade destinée à la représentation satirique des amours de l'illustrissimo signore facchino cardinale Giulio Mazarini." A côté, les panoplies "spéciales", par exemple, un déguisement dit "de Florence Nightingale" avec force seringues, suppositoires, clystères, ventouses et bandes Velpeau! Souvestre et Allain s'intéressèrent à celles du bourreau et de la femme chat!
- Les cagoules de cuir et le fouet, c'est déjà pas mal, mais l'étui pénien clouté du bourreau, il fallait y penser!
- A mon avis, cette prothèse doit servir de clef…
- Pour forcer les ceintures de chasteté, je crois. A moins qu'il soit ici question de vierges de Nuremberg, quoique le "i" puisse être élidé!
Apollinaire osa :
- Je vois bien à quel type de "conin" est réservé l'usage d'un pareil "foutre"!
- Guillaume, ne joue pas encore à l'Arétin avec nous!
- Au fait, les cagoules m'inspirent, tout comme la combinaison noire de la femme chat… Ne croirait-on pas une souris d'hôtel?
- Musido…rat, dirais-je!
- Quant au masque du bourreau…Si nous le baptisions…Fantômus?
- Les amis, je vous interromps un petit instant. Je viens d'apercevoir mon ami Pablo Ruiz!
Apollinaire rejoignit Picasso. Ysoline s'était rendue sur le même lieu, un salon annexe, où le peintre faisait poser un groupe totalement dénudé de prostituées avec cependant quelques draps épars. Il prenait d'elles des croquis, tout en leur faisant sans cesse corriger la pose. Il jetait constamment un coup d'œil sur une série de gravures et de lithos posées sur un pupitre. Ces images reproduisaient un colosse pharaonique, un kouros grec archaïque et deux toiles du Greco dont les personnages étaient pourvus de corps fortement déformés et étirés : "Les funérailles du comte d'Orgaz" et le "Laocoon".
- Ça devient fichtrement fatigant, m'sieur Pipe à Seau! S'exclama une des filles aux longs cheveux noirs tirés en arrière.
- Madre de Dios! Yé vous lé répète! Mon nom, c'est Picasso! Et yé souis là incognito!
L'Espagnol à la mèche noire rebelle sur le front eut une soudaine inspiration. Sortant un masque nègre d'une boîte, il le posa sur le visage d'un de ses modèles.
- Un masque cafre sculpté par un cannibale! Bouh! Qu'il est laid!
- Y' a pas à dire, répliqua une brune à nez pointu du nom d'Arlette avec un accent parigot, c'que ça t' fait comme gueule d'atmosphère! Avec vous, m'sieur Pipe à Seau, not' cul, y devient international!
Apollinaire applaudit.
- Je vois, Pablo Ruiz, que tu travailles toujours sur tes Demoiselles d'Avignon, et ce, en plein Chabanais!
A l'instant, un cri et des jurons retentirent :
- Amblyrynque! Psilophe! Zoophyte! Gallodrome! Capitaine Corcoran d'eau douce! Officier salonard! Ichtyanthrope! Pupazzo! Pistole pétée! Scabin! Apollon de Didyme de cirque Barnum! Que le Grand Coësre te bouffe tout cru!
- Le capitaine Craddock vient encore de se faire plumer au "chemin de fer"!
Le vieux cachalot des sept mers, ivre d'absinthe, totalement rétamé et décavé, voulait régler son compte à l'autre joueur. L'"autruche", qui répondait au doux prénom de Margotte, tenta de s'interposer. Elle s'était légèrement rhabillée pour un client amateur de "plus que nu" : corset écarlate à jarretelles dernier cri et bas de soie assortis. Craddock l'apostropha :
"Bas les pattes, espèce de nandou tsé-tsé à la crème de protoplasme! Apophtegme! Kérygme! Xylophage! Mixtèque à plumes! Apocope de mes deux!
- Tu sais ce qu'il t'dit, le nandou! Y te dit merdre!
- C'est pas de Cambronne mais d'Ubu roi, ça!" S'esclaffa Apollinaire.
Il s'agissait d'un travail pour Mamadou. Mais le second joueur s'en mêla :
- Inutile. Mieux vaut le reconduire tranquillement.
- Mon co…Mon coco…Massa Pétain! Balbutia l'escogriffe qui salua!
- Y'a pas bon, Mamadou! Toi y en a savoir! Toi bon nègre! Pas expulser clients manu militari! Répondit l'officier supérieur en français tirailleur.
- Colonel, nous voilà! Chantonna un "escadron volant" de courtisanes en linge froufroutant.
La fière moustache et l'œil bleu du "colon" les fascinaient. Philippe impressionnait toutes les catégories de dames.
Mamadou remarqua Ysoline :
- Pas endroit pour m'mzelle! Y'a pas bon! Moi prévenir M'ame Maquerelle pour ramener m'mzelle chez elle! Ça y en a très mauvais, bwana patron!
Philippe s'interposa une fois de plus!
- Toi rien en faire, Mamadou! Je m'en occupe!
Pétain questionna la fillette en pensant : "Elle ressemble un peu à Ninie au même âge. Jolie gamine!"
- Je cherche mon oncle, monsieur.
- On dit mon colonel, petite poupette.
- Je m'appelle Ysoline de Kermor- Ploumanac'h. Mon tonton Théo est entré ici et je veux lui faire une surprise avec mon appareil photographique.
- Ton tonton, je le connais! Il est sans doute avec les parlementaires. Il doit fricoter encore avec Paul et Louis.
Philippe Pétain voulait parler de Paul Deschanel et de Louis Barthou!
Un nouveau remue-ménage interrompit le colonel. Un très haut personnage costumé en Jupiter tonnant, bien qu'il eût plutôt une allure bachique et une laideur de vieux silène, fit une entrée fracassante en ces lieux dits communément de perdition. Pour l'accueillir, une créature rousse, dévêtue d'un simple tartan révélant ses formes généreuses, coiffée d'un bonnet à poils, entonna l'hymne britannique au garde-à-vous avec un fort accent écossais :
"God save the king!"
"Good night, Scottie, répliqua l'illustre client en jetant à la rouquine une oeillade complice, J'espewe que vious m'avez réservé mon fauteuil particoulier pour tout à l'heure, comme d'habitwioude!
- How yes! Aye, aye Sirrrr!"
Bertie, alias Edouard VII himself, l'usager le plus renommé de la maison de tolérance, venait en ces lieux de luxure effectuer une "visite de routine". Il désirait que les plus belles filles posassent pour des tableaux vivants avec masques, déguisements, toges et peplos appropriés : Danaé et la pluie d'or, Léda et le cygne, l'enlèvement d'Europe, le Satiricon etc. Bon bougre, Bertie demanda à Ysoline la permission de photographier les scènes érotico-antiques!
- Je te le rendwai tout de souite apwé, ma mignonne. Ne répète à personne qui je souis!
- Bien, monsieur!
Avec le flash, cela ne traîna pas. Récupérant le précieux appareil, Ysoline put enfin rejoindre le salon où forniquaient les parlementaires, Pétain lui ouvrant le chemin! Là, horreur! Elle reconnut Théo, tout nu, un collier clouté autour du cou, tenu en laisse par une émule d'Hécate, en train de grogner et japper de plus belle. Pour l'accompagner, deux autres hommes : Louis Barthou, dit Bartoutou, qui léchait les pieds de la prostituée mais avait conservé son caleçon, et Paul Deschanel, très débraillé, qui hennissait comme un cheval et faisait mine de mastiquer du fourrage! Le détail le plus incongru résidait dans le port d'oreilles de chiens postiches : de caniche pour Barthou, de bouledogue pour Théo! Ysoline n'hésita pas : le flash éblouit les contrevenants!
- Qui a fait ça? Hurla Théo. Rattrapez cet importun au plus vite!
Il entendit un rire cristallin et de petites jambes qui couraient! La poursuite ne put s'effectuer à cause de trois quidams déguisés en sauvages anthropophages qui déboulèrent, poursuivis par un faux gorille! Le corps enduit de brou de noix, ces jouisseurs excentriques portaient des plumes de paon et des aigrettes dans l'anus et leurs reins étaient ceints de raphia! Ils gambadaient comme des cabris en poussant des cris d'effroi et de plaisir, tant il leur tardait que le soi-disant singe les rejoigne! La pelisse de l'anthropoïde, conforme aux divagations fantasmatiques de l'explorateur Paul du Chaillu, arborait fièrement un énorme sexe factice bien érigé. Sous la peau du monstre était dissimulée, comble de perversion, une professionnelle de haut vol du nom de Marlène, la plus tarifée des putes du Chabanais! Celle-ci grognait, bondissait et effectuait les mimiques d'intimidation caractéristiques. Les préliminaires du jeu érotique consistaient à arracher une à une les plumes des culs des pseudo sauvages avant la suite que l'on devine aisément!
Ce contretemps permit à Ysoline de s'échapper et de rejoindre Adalbert! Théo parvint trop tard au dehors, voyant juste l'auto s'éloigner!
"Adalbert! Le sagouin! C'est lui qui a fait le coup!
- Habillez-vous, monsieur de Kermor, lui dit Philippe Pétain, lui tendant un peignoir. J'ai mon propre chauffeur qui va vous reconduire chez vous en toute discrétion."
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Théophraste ne put éviter le scandale. Adalbert ne rendit même pas son appareil à Ysoline, au grand dam de la petite, qui ne reçut bien sûr ni bonbons ni perroquet! Après l'avoir déposée à "La Petite Bretagne", il s'échappa, comptant bien faire développer les clichés compromettants qui lui seraient grassement monnayés. Il se vengeait ainsi de sa condition subalterne, de ses médiocres gages et des brimades qu'il subissait en tant que non-breton issu d'un milieu prolétaire! Ayant gagné les royalties attendues, Desjardins s'évapora dans la nature, changeant même son identité! A noter qu'il eut le culot de conserver pour lui les épreuves de Bertie!
La publication quelques jours plus tard de la photo légendée de "l'homme-chien sadique" par "l'Assiette au beurre" trouva une caisse de résonance dans toute la presse qui en fit des gorges chaudes. Le lynchage médiatique (déjà!) fut à son comble lorsque des journaux pourtant favorables au parti des Kermor-Ploumanac'h comme "La Croix" ou "l'Action française" lâchèrent le député. Léon Daudet commit un éditorial cinglant et diffamatoire, brûlant ce qu'il avait adoré, lui qui saluait encore quelques semaines auparavant "un de nos plus purs représentants de la tradition chrétienne et de la doulce France". "Le Gaulois", "Le Petit Parisien", "Le Matin", "L'Excelsior", "Le Petit Journal", "L'Aurore"…nul n'épargna Théo! Le périodique satirique "L'épatant", théoriquement réservé à un jeune public populaire, se permit des allusions salaces en bon argot apache! Seul Jean Jaurès, dans "L'Humanité", prit courageusement la défense de son collègue, par delà les opinions partisanes. Il cria son indignation, demandant solennellement aux journaliste de cesser leur jeu de massacre! Malgré son verbe sublime, l'inévitable survint : le jour même de la parution de l'article, Théophraste Malo Octavien de Kermor Ploumanac'h, né le 8 mars 1852, se brûla la cervelle en pleine séance de la Chambre, en présence du président du conseil Georges Clemenceau, après avoir refusé de répondre aux honteuses interpellations de ses confrères! Aux obsèques publiques de Théo, le Tigre prononça un discours passionné, fustigeant ceux qu'il nommait "les seuls vrais chiens, qui se repaissent comme des hyènes des calomniés tombés à terre, participant à la curée immonde!"
Il n'est pas dit que le crime paierait : quelques années plus tard, le cadavre d'Adalbert, qui se faisait appeler Monsieur Paul, fut retrouvé dans une impasse des bas-fonds de Marseille, percé de trois impacts de balles. Les rats commençaient à le dévorer, car l'homicide remontait à trois jours! Monsieur Paul était une figure connue de la pègre phocéenne, où il exerçait à la tête d'un gang en automobiles. Un plumitif à sensation attribua le meurtre à un tueur gagé par Jules Bonnot en personne, qui ne supportait pas que Monsieur Paul l'imitât! Adalbert Desjardins avait connu Bonnot lorsque tous deux exerçaient la profession de chauffeurs de maître…
Ayant toujours cru à la responsabilité de sa fille dans le drame et n'ayant pas oublié les circonstances insolites de la mort de Tugdual, Gwendall plaça Ysoline en pension chez les Sœurs dès le début de l'année 1908. Elle y perdit en santé ce qu'elle gagna en foi. La lecture à 11 ans de "l'Histoire d'une âme", de Thérèse de Lisieux (non encore canonisée en 1911), convertit la fragile jeune fille à la mystique chrétienne. Sa vocation était trouvée: elle serait carmélite! Son père ne le sut jamais : au matin du 27 juin 1914, Marie-Jacobée, sa femme de chambre Bigouden, le retrouva mort. Les événements qui suivirent dans le monde firent oublier le triste sort réservé à "La Petite Bretagne" : tante Adélie vendit le domaine à la municipalité de Saint-Cloud. Dans un premier temps, il fut question de le convertir en hôpital pour gueules cassées, mais Paris et le Val de Grâce n'étant pas très loin, les édiles abandonnèrent l'idée. "La Petite Bretagne", à l'abandon, fut démolie, meubles et collections vendus à l'encan et dispersés. La religion avait irréversiblement éloigné Ysoline des biens matériels. En 1916, atteinte des premiers symptômes de la tuberculose osseuse qui devait l'emporter, elle entra comme novice au Carmel de Lisieux, comme son modèle. Sa diaphane et virginale beauté blonde séduisit une congénère, Berthe de Gisors. Tout aussi exaltée dans sa foi, Berthe avait renoncé au monde à cause d'un pied bot, malgré sa frimousse charmante, ses yeux noirs, son teint de lait et sa magnifique chevelure auburn. Berthe assista Ysoline dans ses pénitences et sa souffrance. Bientôt, la jeune fille ne se déplaça plus qu'en chaise roulante, rongée par le mal de Pott qui faisait en son corps débile d'effroyables progrès. De plus en plus évanescente, elle parvint, grâce à l'entremise de Berthe, à obtenir en mars 1919 de la Mère Supérieure l'autorisation expresse de faire hâter la procédure des vœux et de la prise du voile. Dans une ambiance contemplative ascétique et dépouillée, toute vouée à Dieu, digne d'un Saint Bernard ou d'un Robert Bresson, Ysoline de Kermor-Ploumanac'h devint le 14 avril 1919 sœur Marie-Ysoline de La Visitation. Moins de deux mois après, elle rendait l'âme dans les bras de Berthe de Gisors, demeurée novice. Selon le témoignage de Berthe, juste avant d'exhaler son dernier soupir dans une parfaite paix, Ysoline eut une vision : la Sainte Vierge et l'archange Gabriel venaient l'accueillir dans la Cité de Dieu! La Mère Supérieure souhaita que son corps et son merveilleux visage fussent préservés à jamais : elle fit traiter la dépouille selon un procédé secret. Commença alors la légende.
42 ans plus tard. Interview en noir et blanc pour la télévision française de Jean Rostand par Léon Zitrone près des étangs du domaine de Saint-Cloud. Le solitaire de Ville d'Avray, armé d'une épuisette, répondait aux questions du journaliste de la RTF. Nous étions en 1961.
- Comme vous le constatez, monsieur Zitrone, j'effectue une pêche à la grenouille. Je recherche exclusivement les spécimens mal conformés : ceux qui souffrent de polymembrie, de polydactylie…ce qu'on appelle dans le jargon du biologiste l'anomalie P!
- A quoi ce type de recherche peut-il donc servir?
- Il nous faut déterminer l'origine des étangs à monstres, pour éventuellement en prévenir les causes. Plusieurs hypothèses s'offrent à la science : pollution des mares, agents pathogènes, mutations incontrôlées liées à l'embryogenèse, origine génétique, que sais-je encore?
- Pensez-vous à une extension des résultats futurs de vos recherches à l'homme?
- Si la cause est génétique ou embryologique, une extrapolation à l'homme est toujours possible, bien sûr. Mais les batraciens sont assez éloignés de nous sur l'échelle évolutive et vouloir prétendre résoudre par la grenouille toutes les malformations humaines…
- Monsieur Rostand, vous savez que les chromosomes interviennent aussi dans les malformations.
- Oui. En témoigne la récente découverte de la trisomie 21, associée au mongolisme, mais le chemin à accomplir demeure fort long. Cependant, ma recherche d'aujourd'hui est d'abord destinée à ma prochaine intervention dans un colloque organisé en Bavière par le duc Von Hauerstadt…
- Pourriez-vous nous en dire davantage?
- Mon intervention s'intitulera : "De la tératogenèse des Anoures". Parmi les participants au colloque figurent le physicien Luis Alvarez, l'abbé Lemaître, monsieur Gaston Bachelard, de l'Institut, monsieur Otto Möll, spécialiste en aéronautique et en astronautique comme monsieur le duc…Il y aura même un auteur de bandes dessinées, Edgar P. Jacobs, je crois, et dans le rôle du candide un comédien américain, Vincent Price.
- Que de beau monde, monsieur Rostand! Au fait, pour changer de sujet, savez vous qu'a vécu en ces lieux au début du siècle une jeune religieuse que certains prétendent sainte et faiseuse de miracles?
- Sœur Ysoline? Oui, j'en ai entendu parler. Mon confrère à l'Académie, Daniel-Rops, m'a avoué s'être inspiré de cette "figure de la foi", comme il le déclare, pour son personnage de Xave de Briord dans son roman "Mort où est ta victoire?". Xave y est une jeune femme tuberculeuse, comme sœur Ysoline, qui parvient à convertir Laure Malaussène, la "fille perdue". Et j'ajoute que le cinéaste Robert Bresson y a aussi puisé son inspiration pour "Les anges du péché".
- Elle était carmélite et est morte à 19 ans. Son corps a été exposé l'an dernier à Lisieux. Il s'est avéré imputrescible après moult expertises. Qu'en pensez-vous en tant que scientifique?
- Pour les carmélites, demandez à monsieur Francis Poulenc. Si vous voulez parler des saints qui ne se décomposent pas, exhalent une bonne odeur ou suintent des huiles parfumées, tout comme des miracles et autres phénomènes, je refuse de me prononcer en tant que scientifique.
- D'aucun prétendent que les lieux où nous nous trouvons seraient hantés par plusieurs spectres : les parents d'Ysoline et un vieux serviteur breton, tous disparus tragiquement. La science peut-elle avoir son mot à dire?
- Je suis rationaliste. Je ne répondrai pas à cette question.
- Je vous remercie, monsieur Rostand, et bonne pêche!
- Merci également, monsieur Zitrone!
- A vous, Cognacq-Jay!"
Après cet intermède, le destin d'Ysoline suivit son incroyable cours, dans un XXIe siècle devenu religieux selon la "prophétie" d'André Malraux. Béatifiée par le pape Sébastien 1er en 2033, premier africain monté sur le trône de Pierre, sa canonisation fut prononcée par Pie XIII en 2054. La "pécheresse" de sept ans était bien oubliée au profit de la légende, digne de l'obscurantisme moyenâgeux en un siècle anormal, fanatique et syncrétique qui avait fini par rejeter toute idée de progrès! Point final!
Christian Jannone.
1 Le second volume du "Camille Flammarion" date de 1887 : il s'agit de "La Création de l'Homme et les premiers âges de l'Humanité" d'Henri du Cleuziou. La gravure "effrayante" de l'Homme primitif reprend la représentation dessinée par Susemihl pour l'article de Pierre Boitard (1789-1859) : "L'Homme fossile. Etude paléontologique" paru en 1838 dans le "Magasin universel", revue dans laquelle il tenait la rubrique naturaliste.
"Sais-tu, Cadichon junior, murmurait-elle à l'oreille du baudet au pelage gris, que tu as eu pour papa un âne illustre, un héros?"
Elle caressait doucement le doux animal puis montait dans la voiturette en chantonnant :"Sur l'pont du Nord un bal y est donné…Adèle demande à sa mère d'y aller…Non, non ma fille, tu n'iras pas danser…". Le trottinement la menait jusqu'au petit étang où elle descendait, observant les mœurs des grenouilles. La propriété disparue, le lieu servirait au futur solitaire de Ville d'Avray, Jean Rostand en personne, pour l'étude de la tératogenèse des Anoures!
Ysoline avait de réelles dispositions pour l'histoire naturelle. Son oncle la conduisait régulièrement à Paris, au jardin des plantes, où elle visitait ménagerie, serres et galerie de zoologie. Elle poussa un jour l'audace jusqu'à emprunter dans la bibliothèque de Théo les deux volumes du "Monde avant la création de l'Homme" de Camille Flammarion, publiés en 1886. Les gros ouvrages reliés à couverture bleue, illustrés de nombreuses gravures sur bois, de cartes géologiques et reconstitutions hors textes coloriées, fascinaient la petite fille, quoiqu'ils l'effrayassent parfois. Elle était loin, à son âge, de pouvoir appréhender le contenu savant du texte. Aussi se contentait-elle d'en contempler longuement les images. Le maître ouvrage débutait par une partie astronomique : nébuleuse originelle, galaxies, voie lactée, système solaire, planètes, comètes, naissance de la Terre et -catastrophiste- de la Lune! Que de lacunes en ce temps dans l'histoire paléontologique du vivant! L'ère primaire se réduisait à peu, insistant surtout sur les forêts carbonifères. L'ère secondaire voyait le triomphe des lézards terribles, en particulier l'Iguanodon, vedette d'une gravure le représentant dressé, atteignant le faîte d'un immeuble haussmanien. Reptiles marins comme le Plésiosaure ou volants comme le Ptérodactyle peuplaient notre planète. Le style des dessins rappelait "Voyage au centre de la terre"! L'ère tertiaire débutait alors directement à l'Eocène, avec ses reconstitutions des mammifères primitifs de Cuvier comme le Paléothérium, ou ses rhinocéros, tapirs et chevaux archaïques. Une des gravures montrait l'engloutissement des proto éléphants et autre Uintatherium par une catastrophe diluvienne chère à Cuvier. Le second volume abordait la préhistoire humaine, avec une série de gravures de physiognomonie : portraits comparés de chèvres, hiboux, moutons, avec des humains à leur semblance…
Elle caressait doucement le doux animal puis montait dans la voiturette en chantonnant :"Sur l'pont du Nord un bal y est donné…Adèle demande à sa mère d'y aller…Non, non ma fille, tu n'iras pas danser…". Le trottinement la menait jusqu'au petit étang où elle descendait, observant les mœurs des grenouilles. La propriété disparue, le lieu servirait au futur solitaire de Ville d'Avray, Jean Rostand en personne, pour l'étude de la tératogenèse des Anoures!
Ysoline avait de réelles dispositions pour l'histoire naturelle. Son oncle la conduisait régulièrement à Paris, au jardin des plantes, où elle visitait ménagerie, serres et galerie de zoologie. Elle poussa un jour l'audace jusqu'à emprunter dans la bibliothèque de Théo les deux volumes du "Monde avant la création de l'Homme" de Camille Flammarion, publiés en 1886. Les gros ouvrages reliés à couverture bleue, illustrés de nombreuses gravures sur bois, de cartes géologiques et reconstitutions hors textes coloriées, fascinaient la petite fille, quoiqu'ils l'effrayassent parfois. Elle était loin, à son âge, de pouvoir appréhender le contenu savant du texte. Aussi se contentait-elle d'en contempler longuement les images. Le maître ouvrage débutait par une partie astronomique : nébuleuse originelle, galaxies, voie lactée, système solaire, planètes, comètes, naissance de la Terre et -catastrophiste- de la Lune! Que de lacunes en ce temps dans l'histoire paléontologique du vivant! L'ère primaire se réduisait à peu, insistant surtout sur les forêts carbonifères. L'ère secondaire voyait le triomphe des lézards terribles, en particulier l'Iguanodon, vedette d'une gravure le représentant dressé, atteignant le faîte d'un immeuble haussmanien. Reptiles marins comme le Plésiosaure ou volants comme le Ptérodactyle peuplaient notre planète. Le style des dessins rappelait "Voyage au centre de la terre"! L'ère tertiaire débutait alors directement à l'Eocène, avec ses reconstitutions des mammifères primitifs de Cuvier comme le Paléothérium, ou ses rhinocéros, tapirs et chevaux archaïques. Une des gravures montrait l'engloutissement des proto éléphants et autre Uintatherium par une catastrophe diluvienne chère à Cuvier. Le second volume abordait la préhistoire humaine, avec une série de gravures de physiognomonie : portraits comparés de chèvres, hiboux, moutons, avec des humains à leur semblance…
Ce fut le dessin de l'Homme primitif qui épouvanta la fillette. Imaginez une sorte d'homme-singe dansant et bondissant, couvert de méchantes peaux de bêtes, au corps curieusement conformé le faisant ressembler à un croisement d'Anthropopithèque prognathe et de caprin dépiauté!
En pleurs, Ysoline lâcha le livre et courut vers son oncle :
"Oncle Théo, geignit-elle, j'ai peur! Ne me dites pas que les ancêtres de notre famille étaient aussi vilains!
- Ma petite poupée de porcelaine, tu es encore allée regarder ce livre1 qui n'est pas fait pour les enfants! Prends plutôt un roman de la comtesse de Ségur!
- Je les ai déjà tous lus, mon oncle!" Répondit-elle en pleurnichant.
Cela était exact. Les personnages préférés d'Ysoline étaient Sophie, pour ses bourdes et catastrophes et Félicie d'Orvilet, du moins connu "Dilloy le chemineau", sorte de poseuse chipie et pimbêche insupportable justement punie en fin d'ouvrage! La petiote s'ennuyait, car trop gâtée et délaissée par son père. Elle adorait les chansons et comptines, les chantonnant sans cesse. Selon la saison et l'humeur, elle optait pour telle ou telle mélodie. Pour la gaîté enjouée et l'été, cela donnait :
Je suis venu(e) dans mon jardin, je suis venu(e) dans mon jardin,
Pour y cueillir du romarin!
Gentil coquelicot mesdames, gentil coquelicot nouveau…
Outre "Le pont du Nord", le printemps portait son choix sur une charmante ritournelle mozartienne très XVIIIe siècle :
Reviens beau mois de mai,
Fais chanter tous les oiseaux,
Ramène la gaîté,
Sous l'ombrage des ormeaux,
Redonne à la violette l'éclat de son printemps,
Et que la pâquerette renaisse dans les champs…
Mais, après avoir été grondée (cela arrivait parfois!), Ysoline entonnait :
Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés,
La belle que voilà ira les ramasser.
Entrez dans la danse,
Voyez comme on danse,
Sautez, dansez,
Embrassez qui vous voudrez…
Enfin, avec l'automne et l'approche des mauvais jours, elle optait pour :
Colchiques dans les prés, fleurissent, fleurissent,
Colchiques dans les prés,
C'est la fin de l'été.
La feuille d'automne emportée par le vent,
En ronde monotone, tombe en tourbillonnant…
Étrangement, les chansons qu'entonnait la fillette paraissaient parfois provenir de l'outre-temps, soit d'un passé qu'elle ne pouvait connaître, soit de l'avenir, car nul contemporain n'avait ouï certains titres ou mélodies. Assurément, il y avait encore du Gwenaëlle là-dessous!
Gwendall s'était tout de même aperçu des propensions musicales de sa fille. Il tenta de lui enseigner le solfège et le piano, en vain. Cherchant à recruter un professeur de musique, il voulut faire "une pierre deux coups" en jouant les mécènes. Un seul candidat répondit à l'annonce : monsieur Albéric Magnard. Ce compositeur peu conformiste ne pouvait être agréé par un monarchiste breton, qui plus est ancien anti-dreyfusard!
L'entrevue se déroula mal, bien que le ton demeurât posé. Albéric Magnard, connaissant l'action des Kermor-Ploumanac'h en faveur de l'opéra, souhaitait que le comte Théo montât son "Guercoeur" dans la propriété. Gwendall ne voulait qu'un pédagogue pour Ysoline. Inquisiteur en herbe, il reçut l'impétrant en connaissant déjà ses défauts rédhibitoires.
"Vous m'en voyez navré, monsieur Magnard, mais je ne puis agréer votre candidature.
- Pour quels motifs, monsieur de Kermor? Votre frère aîné m'avait pourtant laissé entendre…
- Il s'agit de ma fille, non de mécénat lyrique. Comment dire… vos prises de position politiques et artistiques… Monsieur, vous avez constitué un orchestre de femmes, et notre tradition catholique réprouve le féminisme! Par-dessus tout, vous avez pris artistiquement position pour ce traître juif, ce Dreyfus…
- Mais la République a réhabilité le capitaine l'an dernier…
- Ne m'interrompez pas, monsieur! La "Gueuse" ne nous sied point! Je disais donc que vous avez pris fait et cause pour un mauvais Français avec votre "Hymne à la justice"!
- Je vois que monsieur Gwendall de Kermor préfère les personnes de son espèce, monsieur Vincent d'Indy, par exemple, quoique non Breton! Et j'ajoute que vous ne dédaignez aucunement une musique plus légère, quelles que soient vos objections! Donner à votre fille le nom d'une œuvre plutôt stupide de monsieur Messager, vraiment! Son troisième prénom n'est-il pas Esclarmonde, d'après un ouvrage lyrique de monsieur Massenet?
- Monsieur d'Indy est un excellent patriote! Quant à monsieur Messager, il écrit Isoline avec un "i". Le prénom de ma fille débute par "y"!
- Les opéras trop wagnériens, cocardiers et antisémites de monsieur d'Indy ne pourront survivre au changement des modes, monsieur de Kermor, ne vous en déplaise! De plus, il n'est attaché qu'au Vivarais!
- Vous insultez l'immortel auteur de "Fervaal", de "l'Etranger" et de "Wallenstein"! Hors d'ici, monsieur Magnard! Je vous chasse, entendez-vous! Kermadec! Reconduisez ce faquin!
- Il ne vous manque qu'une chose, monsieur! La perruque des ultras!"
Après cet échec, Gwendall tenta un recrutement direct en écrivant à un pur chantre d'Armor dont la notoriété émergente l'avait séduit : monsieur Guy Ropartz. Il n'essuya qu'un refus poli et en resta là.
***********
A chacun de ses anniversaires, Ysoline recevait de Théo un somptueux cadeau. Pour ses six ans, une maison de poupées animée, chef-d'œuvre de l'automation avec boîte à musique incorporée, dispendieux jouet de plusieurs milliers de francs or, vint enrichir la chambre de la fillette, déjà fort garnie en bébés de porcelaine, en mignonnettes, en peluches (dont les premiers ours Steiff) et jouets mécaniques. Cette demeure victorienne, en coupe, à deux étages et un grenier comportait plusieurs saynètes à automates d'animaux anthropomorphisés : le vieux chien loup de mer fumant la pipe sur son fauteuil, le cochon à lorgnons se balançant sur un rocking-chair et tirant une montre de son gousset, la ronde des lapins, la chatte blanche vêtue d'une ancienne robe à tournure jouant du piano (la boîte à musique laissait entendre la mazurka n° 2 opus 33 de Chopin), les chatons folâtrant dans la baignoire…
Ses sept ans arrivant, Ysoline vint quémander à Théo un cadeau pour "grands" :
- Mon oncle, j'atteins l'âge de raison, sept ans! Je deviens une grande demoiselle!
- Oui, ma mignonne adorée. Il te faut donc un jouet moins enfantin.
- C'est cela, mon oncle. Je ne veux pas de nouvelle poupée!"
Ainsi, ô, fatalité, Ysoline reçut un appareil photo dernier cri de la part de Théo. Gwendall se contenta de livres, mais il opta pour de l'Hector Malot. Ce modèle révolutionnaire venu d'Angleterre permettait de prendre des instantanés grâce à un système de lampe à pile qui déclenchait un éclairage violent. Ysoline, prise d'une frénésie photographique, fit du parc sa chasse gardée!
Le vieux Tugdual vit d'un mauvais œil la fillette s'exercer à son nouvel art. Il ne cessait de l'admonester en breton. Ysoline avait exigé le port de robes plus longues et de chapeaux plus larges, pour faire davantage grande fille. Elle perdait sa dentition de lait. Une incisive manquante à son maxillaire supérieur ajoutait à son charme espiègle. La petite, qui avait parlé précocement, n'avait jamais zézayé. Ses grands yeux bleu-vert candides feignaient l'étonnement face à ce regard de prophète aliéné. Le géronte régisseur à la crinière immaculée la maudit une nouvelle fois :
"Fille de sorcière! Porte-malheur! Tu seras la ruine de la lignée des Kermor-Ploumanac'h pour les siècles des siècles!" (en breton dans le texte)
Impressionnée par l'expressivité du vieillard, la gamine répliqua :
"Ne bougeons plus!"
Rieuse, elle prit un cliché du vieux fou. Le "flash" éblouit le sénescent serviteur.
Le lendemain, à l'aurore, Loussouarn le trouva à l'état de cadavre, écrasé dans le local à bois. Les stères ne lui avaient laissé aucune chance. Seule sa tête émergeait, la bouche distordue. Accident, ou autre chose?
**********
A cinquante-cinq ans, Théophraste conservait un charme discret. Malgré son début d'embonpoint, son large visage à la barbe imposante taillée en éventail, désormais grisonnante et sa voix douce ne laissaient point indifférentes les dames du grand monde. Il poussait la coquetterie en arborant des bésicles d'or authentique savamment inclinées qui mettaient en valeur son regard bleu. Son union stérile avec Adélie encourageait la rumeur : on lui prêtait des aventures extra-conjugales avec Marguerite Steinheil, Liane de Pougy, Sarah Bernhard -bien que déjà sexagénaire à l'époque!- et Cléo de Mérode. "L'Assiette au beurre", dans sa haine contre les gonzes écraseurs du peuple et de la "Sociale", ne le ménageait plus depuis 1902 : les caricatures du journal le montraient en optimates romain jouisseur et orgiaque, le ventre éclatant sa toge trop étroite, partageant des agapes "salées" (c'est-à-dire des "beautés sans chemise") avec Bertie, alias le roi Edouard VII, dans la plus luxueuse des maisons de tolérance de la Ville Lumière. Dans les différents articles, il recevait les qualificatifs de vieux Jules, de noceur, de patachon et de bâton de chaise. Le comte demanda en vain au préfet la saisie du "torchon". Ces dessins satiriques avaient-il un fond de vérité? Adélie l'avait bien constaté : une fois par mois, prétextant des séances nocturnes au Palais Bourbon, son honorable époux s'absentait, conduit par Adalbert, et ne rentrait qu'à huit-neuf heures du matin! Il y avait donc un mystère Théo!
Le député ne remarqua pas la complicité qui se créait entre son chauffeur et la fillette. Adalbert racontait à Ysoline des histoires d'exploits automobiles et cyclistes, sports plus populaires que les doctes distractions des descendants de chouans. Un jour, il proposa de la conduire en douce à Paris, ni vue ni connue, cachée dans la malle de la De Dion, à la prochaine escapade de son oncle. Le clin d'œil de Desjardins en disait long. Comptant profiter de la candeur d'Ysoline, vraiment craquante avec ses taches de rousseur, il s'amusa à céder à son envie d'emporter l'appareil photo dans son équipée nocturne.
"Tu es prête à découcher ce soir, petite poupée?
- Oui, monsieur Adalbert, et je prends l'appareil photographique!
- J'te préviens que tu vas à un endroit qui est pas pour les gamines, mais pour les messieurs. Tu vas voir plein de joli monde!
- Pourrai-je prendre des clichés?
- Tant que tu voudras, mais après faudra m'les donner!
- Combien me les payerez-vous?
- Trois sacs de bonbons et un chien en peluche.
Ne perdant pas le nord, Ysoline répliqua :
- Bonjour mes dents pour les bonbons. Père dit que cela est mauvais. Quant au chien, j'en ai déjà trois!
- Alors, ce s'ra un perroquet, un vrai! J'irai l'acheter à l'oisellerie de Meudon, samedi après mon service!
- Oui! D'accord! Je veux un ara bleu, pas un jacquot gris du Gabon!
- Tu diras que l'oiseau est un cadeau de ta grande tante Grisélidis pour tes sept ans!
- Tope là! "
Ainsi fut fait. Ysoline se cacha avec ses "impedimenta" dans le coffre de la De Dion, et, en route pour Paris! Il était neuf heures du soir lorsque le véhicule parvint à destination. Adalbert attendit un quart d'heure après avoir fait descendre son maître pour donner à Ysoline le signal de sortie.
"Il était temps! On étouffe dans cette malle, et cela ne sent pas bon! Ma jolie robe est toute froissée!
- Entre vite dans la maison, là, à gauche, sans qu'on te voie! Vas-y! Roule, et à la revoyure, amuse-toi bien!"
L'espiègle blondinette s'exécuta. Elle ne fit pas cas de l'enseigne discrète de l'immeuble, qui arborait des lanternes éclairant curieusement les aîtres en rouge! Elle aurait déchiffré le nom suivant : "Le Chabanais"!
A l'intérieur régnait une atmosphère enfumée et enjouée. Chants, rires avinés, notes égrenées sur un piano dont la justesse n'était pas le fort, décor somptueux et tapageur en toc, très surchargé… Ysoline n'avait jamais rien vu de pareil! Que de lampes, aussi! Elle se faufila discrètement, son appareil photo en bandoulière, parmi des groupes d'adultes aux tenues plus ou moins dépareillées, où queues de pie côtoyaient déshabillés, robes du soir, chair nue, lingerie montrée au vu et au su de tous, vareuses militaires et caleçons impudiques! Il y avait même une soutane comme celle du curé, mais celle-ci tirait sur le violet.
"Mais où suis-je donc? S'interrogea la fillette. Et où est oncle Théo? Que vient-il faire en ces lieux bizarres?"
Elle regarda les gens, ses yeux et ses oreilles n'en manquant pas une. Elle qui se vantait d'avoir atteint l'âge de raison, ne pouvait appréhender des mots d'adultes. Ysoline savait que les garçons avaient un "truc" que les filles ne possédaient pas. Mais les enfants, après tout, naissaient dans les choux et les roses, à moins qu'une cigogne se chargeât de les amener aux parents. Elle ne conservait qu'un vague souvenir de la mort de sa mère. Gwendall lui avait dit que Mélisande était partie rejoindre le Bon Dieu, après qu'un petit frère ait voulu lui sortir par le nombril, mais qu'il n'y était jamais parvenu!
Un homme vêtu d'un simple caleçon long dansait un cancan avec deux filles en cheveux et chemises.
"Ah, m'sieur le baron Kulm, c'que vous dansez bien pour vos quatre-vingts printemps! Fit la prostituée à sa gauche.
- C'vieux cochon! Répliqua celle de droite. Y vient d'se souiller! L'est tellement obsédé qu'y s'retient plus, pouah! Quel Priape incontinent!
Le baron Kulm était un cacochyme fort vert, qui, jouant les jeunes hommes, arborait un masque peint aux traits d'éphèbe avec un lorgnon! Il avait conservé son chapeau claque et chantait d'une voix éraillée qui avait abusé du champagne :
"Tarara boundié!"
Ysoline n'avait jamais vu de femmes au visage ainsi fardé, qu'il s'agisse de ses tantes Adélie, Phoébé et Grisélidis, des domestiques Bigouden, des dames patronnesses qui venaient au domaine ou des bigotes de la messe! Le seul corps nu qu'elle connaissait était le sien, et elle n'aimait pas le montrer!
- Faut ménager c' vioc pour pas qu'y nous claque entre les doigts! L'est membre du Jockey Club!
- Mazette! L'est vrai qu'il a pas ben l'air asticoté, pourtant!
- Miquette, j'vas d'mander d'changer la zizique! Sammy, fit la péripatéticienne en s'adressant au pianiste noir, un authentique "Black gentleman" de la Nouvelle Orléans, tu peux changer de registre, please? J'sais pas, moi, un fox trot, un cake walk, un chicken ou un rag-time, plutôt qu'ce cancan qui fatigue l'baron!
- Yeah! Répondit le "Blackie".
Il choisit le rag-time. A la fin, Miquette dit à son adresse :
- Play it again, Sam!
Ysoline poursuivit ses investigations distanciées, flashant deçà, delà quelques scènes insolites. Pour elle, Le Chabanais représentait un ailleurs absolu, un "outre lieu" dont l'altérité paraissait aussi singulière que celle d'une tribu papoue oubliée brusquement transportée dans une ville futuriste imaginée par Robida! A chacun son exotisme, son choc des cultures, son "Autre"!
Ainsi, elle croisa et photographia une espèce de binoclard mal peigné, lui aussi en caleçon pisseux, dans les bras d'une plantureuse brune stéatopyge, nue jusqu'à la ceinture, un drap autour des reins.
"C'que vous m'avez mis, m'sieur Léautaud! Savez entreprendre les femmes, vous! Z'avez pas les génitoires constipées comme certains!
- Ouaip, Yvette, ouaip!
Il mâchouillait un mégot baveux qu'il passa à la créature.
- Mais dites-moi, m'sieur Léautaud, vot' odeur, c'est à vous, ou à vos chats? Et puis, vot' caleçon, ça fait combien de jours que vous l'changez pas? Y pue comme pas Dieu possible! Z'êtes trop salopiaud!
- Je ne sais plus, peut être trente, peut-être cinquante jours…
- L'est jaune devant et merdeux derrière!
Une autre cocotte, une bringue maigre au long nez n'ayant pour tout vêtement qu'un plumeau attaché au postérieur, pouffa :
- Heureusement qu'c'est pas une femme! Y'aurait aussi du rouge au milieu!
- Toi l'autruche, on t'a pas causé, gouailla Yvette! On est pas des gouines!
- T'oublies que des comtesses ou des duchesses viennent parfois s'encanailler ici et faire des expériences saphiques, comme elles disent! J'ai déjà été baisée trois fois par une copine de M'dame Colette, moi!
- Ah ouais, vu ta maigreur, ça m'surprend pas! Et pour tomber à hauteur d'hommage, comment qu'elle a fait? T'as pas c'qu'y faut à l'entrejambe!
- J'me suis débrouillée avec des "instruments espéciaux"!
- Ouais, des godemichés, quoi!
Dans un fumoir à part, un noctambule en extase s'adonnait à une séance de cinématographe qui tournait au plaisir solitaire. Ce partisan de l'onanisme, qui avait certes conservé le haut de son frac, avait depuis longtemps tombé le bas, exhibant son intimité virile en plus de ses fixe-chaussettes et ses mollets velus. Gibus vissé sur la tête, il jouissait du spectacle de petits films polissons du genre "Le coucher de la mariée".
Autre pièce, autres mœurs : le salon "nursery" était réservé à une nouvelle catégorie de détraqués notoires. Décoré de vieux rose et de croûtes "mondaines" médiocres signées de tâcherons aux pseudonymes anglicisants représentant des beautés fessues prenant des poses de bébés, il était peuplé de clients déguisés en enfançons qui subissaient des châtiments corporels du style fessée ou coups de baguette infligés par des "nannies" en demi-costumes (donc nues sous la ceinture avec juste un tablier). Un de ces fous avait poussé l'extravagance jusqu'à téter les seins plantureux d'une pseudo nourrice morvandelle à la coiffe caractéristique! Dans une salle voisine, les filles étaient costumées en gamines avec boucles anglaises, rose aux joues, nœuds- nœuds, très courtes robes d'organdi (permettant d'apercevoir leur petit panty blanc) et bottines vernies! Cette pièce était réservée à un ecclésiastique satyre rougeaud, gras et essoufflé! Le vicieux dignitaire de l'Eglise, dupé, croyait fricoter avec des fillettes de huit-dix ans, alors qu'on lui servait en réalité les plus menues et les plus blondes des "employée" de l'établissement, benjamines nymphettes tout de même âgées de quinze-seize ans! L'apoplectique évêque au cœur entouré de graisse risquait de ne pas terminer cette nuit! Ses parties "grippées" ne lui autorisaient plus que des attouchements! Un autre habitué, revêtu d'une camisole de force, reposait dans un tub où il lapait l'alcool gouttant d'un robinet de cuivre! Le Chabanais comportait aussi des filles exotiques, certaines exclusivement réservées aux bachagas, pachas et caïds, houris conformes à la loi islamique avec excision garantie! Sans aucunement prétendre à l'exhaustivité, n'omettons pas ce curieux péquenot chauve à la barbe de jais, venu disait-on de Gambais, qui effraya la candide Ysoline: le bonhomme portait une espèce de ceinture d'où partaient une multitude de fils électriques, et cette ceinture vibrait, vibrait….plongeant le pervers dans le ravissement!
Plus loin, trois messieurs d'une vingtaine d'années se présentèrent à un grand Noir musculeux, le videur du bordel, qui répondait au nom de Mamadou Touré.
"Messieurs Guillaume Apollinaire, Pierre Souvestre et Marcel Allain. Nous voudrions visiter votre "musée" particulier et voir vos panoplies pour services très spéciaux.
Souvestre tendit des cartes de visite.
- Le "r" de services est-il utile en la circonstance? Railla Apollinaire.
Arrivés au "musée", les visiteurs canailles de la nouvelle bohème littéraire récompensèrent le Noir en lui offrant 20 francs!
- Voici ton pourboire, toi y en a bon nègre!
- Merci Bwana!
Le colosse, coiffé d'un tarbouche cramoisi, torse nu avec un gilet zouave bleu, et un sarouel rouge, sans oublier l'anneau dans le nez et les scarifications des joues, s'éloigna.
"On prétend que le sexe des Noirs…" murmura Apollinaire.
Le trio examina les pièces exposées. On remarquait particulièrement une relique de momie intitulée "Saint phalle véridique d'Osiris", l'"authentique tablier de la Vénus Hottentote disséquée par Cuvier", une gravure obscène du XVIIIe siècle dont la chaude scène d'alcôve s'intitulait : "Le confesseur de Mirabeau", un recueil de chansons paillardes du XVIe siècle composées par Passereau, un exemplaire du "Chevalier Organd" de Saint-Just ou encore " Le vit postiche sculpté de la grande prognostication de la mazarinade destinée à la représentation satirique des amours de l'illustrissimo signore facchino cardinale Giulio Mazarini." A côté, les panoplies "spéciales", par exemple, un déguisement dit "de Florence Nightingale" avec force seringues, suppositoires, clystères, ventouses et bandes Velpeau! Souvestre et Allain s'intéressèrent à celles du bourreau et de la femme chat!
- Les cagoules de cuir et le fouet, c'est déjà pas mal, mais l'étui pénien clouté du bourreau, il fallait y penser!
- A mon avis, cette prothèse doit servir de clef…
- Pour forcer les ceintures de chasteté, je crois. A moins qu'il soit ici question de vierges de Nuremberg, quoique le "i" puisse être élidé!
Apollinaire osa :
- Je vois bien à quel type de "conin" est réservé l'usage d'un pareil "foutre"!
- Guillaume, ne joue pas encore à l'Arétin avec nous!
- Au fait, les cagoules m'inspirent, tout comme la combinaison noire de la femme chat… Ne croirait-on pas une souris d'hôtel?
- Musido…rat, dirais-je!
- Quant au masque du bourreau…Si nous le baptisions…Fantômus?
- Les amis, je vous interromps un petit instant. Je viens d'apercevoir mon ami Pablo Ruiz!
Apollinaire rejoignit Picasso. Ysoline s'était rendue sur le même lieu, un salon annexe, où le peintre faisait poser un groupe totalement dénudé de prostituées avec cependant quelques draps épars. Il prenait d'elles des croquis, tout en leur faisant sans cesse corriger la pose. Il jetait constamment un coup d'œil sur une série de gravures et de lithos posées sur un pupitre. Ces images reproduisaient un colosse pharaonique, un kouros grec archaïque et deux toiles du Greco dont les personnages étaient pourvus de corps fortement déformés et étirés : "Les funérailles du comte d'Orgaz" et le "Laocoon".
- Ça devient fichtrement fatigant, m'sieur Pipe à Seau! S'exclama une des filles aux longs cheveux noirs tirés en arrière.
- Madre de Dios! Yé vous lé répète! Mon nom, c'est Picasso! Et yé souis là incognito!
L'Espagnol à la mèche noire rebelle sur le front eut une soudaine inspiration. Sortant un masque nègre d'une boîte, il le posa sur le visage d'un de ses modèles.
- Un masque cafre sculpté par un cannibale! Bouh! Qu'il est laid!
- Y' a pas à dire, répliqua une brune à nez pointu du nom d'Arlette avec un accent parigot, c'que ça t' fait comme gueule d'atmosphère! Avec vous, m'sieur Pipe à Seau, not' cul, y devient international!
Apollinaire applaudit.
- Je vois, Pablo Ruiz, que tu travailles toujours sur tes Demoiselles d'Avignon, et ce, en plein Chabanais!
A l'instant, un cri et des jurons retentirent :
- Amblyrynque! Psilophe! Zoophyte! Gallodrome! Capitaine Corcoran d'eau douce! Officier salonard! Ichtyanthrope! Pupazzo! Pistole pétée! Scabin! Apollon de Didyme de cirque Barnum! Que le Grand Coësre te bouffe tout cru!
- Le capitaine Craddock vient encore de se faire plumer au "chemin de fer"!
Le vieux cachalot des sept mers, ivre d'absinthe, totalement rétamé et décavé, voulait régler son compte à l'autre joueur. L'"autruche", qui répondait au doux prénom de Margotte, tenta de s'interposer. Elle s'était légèrement rhabillée pour un client amateur de "plus que nu" : corset écarlate à jarretelles dernier cri et bas de soie assortis. Craddock l'apostropha :
"Bas les pattes, espèce de nandou tsé-tsé à la crème de protoplasme! Apophtegme! Kérygme! Xylophage! Mixtèque à plumes! Apocope de mes deux!
- Tu sais ce qu'il t'dit, le nandou! Y te dit merdre!
- C'est pas de Cambronne mais d'Ubu roi, ça!" S'esclaffa Apollinaire.
Il s'agissait d'un travail pour Mamadou. Mais le second joueur s'en mêla :
- Inutile. Mieux vaut le reconduire tranquillement.
- Mon co…Mon coco…Massa Pétain! Balbutia l'escogriffe qui salua!
- Y'a pas bon, Mamadou! Toi y en a savoir! Toi bon nègre! Pas expulser clients manu militari! Répondit l'officier supérieur en français tirailleur.
- Colonel, nous voilà! Chantonna un "escadron volant" de courtisanes en linge froufroutant.
La fière moustache et l'œil bleu du "colon" les fascinaient. Philippe impressionnait toutes les catégories de dames.
Mamadou remarqua Ysoline :
- Pas endroit pour m'mzelle! Y'a pas bon! Moi prévenir M'ame Maquerelle pour ramener m'mzelle chez elle! Ça y en a très mauvais, bwana patron!
Philippe s'interposa une fois de plus!
- Toi rien en faire, Mamadou! Je m'en occupe!
Pétain questionna la fillette en pensant : "Elle ressemble un peu à Ninie au même âge. Jolie gamine!"
- Je cherche mon oncle, monsieur.
- On dit mon colonel, petite poupette.
- Je m'appelle Ysoline de Kermor- Ploumanac'h. Mon tonton Théo est entré ici et je veux lui faire une surprise avec mon appareil photographique.
- Ton tonton, je le connais! Il est sans doute avec les parlementaires. Il doit fricoter encore avec Paul et Louis.
Philippe Pétain voulait parler de Paul Deschanel et de Louis Barthou!
Un nouveau remue-ménage interrompit le colonel. Un très haut personnage costumé en Jupiter tonnant, bien qu'il eût plutôt une allure bachique et une laideur de vieux silène, fit une entrée fracassante en ces lieux dits communément de perdition. Pour l'accueillir, une créature rousse, dévêtue d'un simple tartan révélant ses formes généreuses, coiffée d'un bonnet à poils, entonna l'hymne britannique au garde-à-vous avec un fort accent écossais :
"God save the king!"
"Good night, Scottie, répliqua l'illustre client en jetant à la rouquine une oeillade complice, J'espewe que vious m'avez réservé mon fauteuil particoulier pour tout à l'heure, comme d'habitwioude!
- How yes! Aye, aye Sirrrr!"
Bertie, alias Edouard VII himself, l'usager le plus renommé de la maison de tolérance, venait en ces lieux de luxure effectuer une "visite de routine". Il désirait que les plus belles filles posassent pour des tableaux vivants avec masques, déguisements, toges et peplos appropriés : Danaé et la pluie d'or, Léda et le cygne, l'enlèvement d'Europe, le Satiricon etc. Bon bougre, Bertie demanda à Ysoline la permission de photographier les scènes érotico-antiques!
- Je te le rendwai tout de souite apwé, ma mignonne. Ne répète à personne qui je souis!
- Bien, monsieur!
Avec le flash, cela ne traîna pas. Récupérant le précieux appareil, Ysoline put enfin rejoindre le salon où forniquaient les parlementaires, Pétain lui ouvrant le chemin! Là, horreur! Elle reconnut Théo, tout nu, un collier clouté autour du cou, tenu en laisse par une émule d'Hécate, en train de grogner et japper de plus belle. Pour l'accompagner, deux autres hommes : Louis Barthou, dit Bartoutou, qui léchait les pieds de la prostituée mais avait conservé son caleçon, et Paul Deschanel, très débraillé, qui hennissait comme un cheval et faisait mine de mastiquer du fourrage! Le détail le plus incongru résidait dans le port d'oreilles de chiens postiches : de caniche pour Barthou, de bouledogue pour Théo! Ysoline n'hésita pas : le flash éblouit les contrevenants!
- Qui a fait ça? Hurla Théo. Rattrapez cet importun au plus vite!
Il entendit un rire cristallin et de petites jambes qui couraient! La poursuite ne put s'effectuer à cause de trois quidams déguisés en sauvages anthropophages qui déboulèrent, poursuivis par un faux gorille! Le corps enduit de brou de noix, ces jouisseurs excentriques portaient des plumes de paon et des aigrettes dans l'anus et leurs reins étaient ceints de raphia! Ils gambadaient comme des cabris en poussant des cris d'effroi et de plaisir, tant il leur tardait que le soi-disant singe les rejoigne! La pelisse de l'anthropoïde, conforme aux divagations fantasmatiques de l'explorateur Paul du Chaillu, arborait fièrement un énorme sexe factice bien érigé. Sous la peau du monstre était dissimulée, comble de perversion, une professionnelle de haut vol du nom de Marlène, la plus tarifée des putes du Chabanais! Celle-ci grognait, bondissait et effectuait les mimiques d'intimidation caractéristiques. Les préliminaires du jeu érotique consistaient à arracher une à une les plumes des culs des pseudo sauvages avant la suite que l'on devine aisément!
Ce contretemps permit à Ysoline de s'échapper et de rejoindre Adalbert! Théo parvint trop tard au dehors, voyant juste l'auto s'éloigner!
"Adalbert! Le sagouin! C'est lui qui a fait le coup!
- Habillez-vous, monsieur de Kermor, lui dit Philippe Pétain, lui tendant un peignoir. J'ai mon propre chauffeur qui va vous reconduire chez vous en toute discrétion."
************
Théophraste ne put éviter le scandale. Adalbert ne rendit même pas son appareil à Ysoline, au grand dam de la petite, qui ne reçut bien sûr ni bonbons ni perroquet! Après l'avoir déposée à "La Petite Bretagne", il s'échappa, comptant bien faire développer les clichés compromettants qui lui seraient grassement monnayés. Il se vengeait ainsi de sa condition subalterne, de ses médiocres gages et des brimades qu'il subissait en tant que non-breton issu d'un milieu prolétaire! Ayant gagné les royalties attendues, Desjardins s'évapora dans la nature, changeant même son identité! A noter qu'il eut le culot de conserver pour lui les épreuves de Bertie!
La publication quelques jours plus tard de la photo légendée de "l'homme-chien sadique" par "l'Assiette au beurre" trouva une caisse de résonance dans toute la presse qui en fit des gorges chaudes. Le lynchage médiatique (déjà!) fut à son comble lorsque des journaux pourtant favorables au parti des Kermor-Ploumanac'h comme "La Croix" ou "l'Action française" lâchèrent le député. Léon Daudet commit un éditorial cinglant et diffamatoire, brûlant ce qu'il avait adoré, lui qui saluait encore quelques semaines auparavant "un de nos plus purs représentants de la tradition chrétienne et de la doulce France". "Le Gaulois", "Le Petit Parisien", "Le Matin", "L'Excelsior", "Le Petit Journal", "L'Aurore"…nul n'épargna Théo! Le périodique satirique "L'épatant", théoriquement réservé à un jeune public populaire, se permit des allusions salaces en bon argot apache! Seul Jean Jaurès, dans "L'Humanité", prit courageusement la défense de son collègue, par delà les opinions partisanes. Il cria son indignation, demandant solennellement aux journaliste de cesser leur jeu de massacre! Malgré son verbe sublime, l'inévitable survint : le jour même de la parution de l'article, Théophraste Malo Octavien de Kermor Ploumanac'h, né le 8 mars 1852, se brûla la cervelle en pleine séance de la Chambre, en présence du président du conseil Georges Clemenceau, après avoir refusé de répondre aux honteuses interpellations de ses confrères! Aux obsèques publiques de Théo, le Tigre prononça un discours passionné, fustigeant ceux qu'il nommait "les seuls vrais chiens, qui se repaissent comme des hyènes des calomniés tombés à terre, participant à la curée immonde!"
Il n'est pas dit que le crime paierait : quelques années plus tard, le cadavre d'Adalbert, qui se faisait appeler Monsieur Paul, fut retrouvé dans une impasse des bas-fonds de Marseille, percé de trois impacts de balles. Les rats commençaient à le dévorer, car l'homicide remontait à trois jours! Monsieur Paul était une figure connue de la pègre phocéenne, où il exerçait à la tête d'un gang en automobiles. Un plumitif à sensation attribua le meurtre à un tueur gagé par Jules Bonnot en personne, qui ne supportait pas que Monsieur Paul l'imitât! Adalbert Desjardins avait connu Bonnot lorsque tous deux exerçaient la profession de chauffeurs de maître…
Ayant toujours cru à la responsabilité de sa fille dans le drame et n'ayant pas oublié les circonstances insolites de la mort de Tugdual, Gwendall plaça Ysoline en pension chez les Sœurs dès le début de l'année 1908. Elle y perdit en santé ce qu'elle gagna en foi. La lecture à 11 ans de "l'Histoire d'une âme", de Thérèse de Lisieux (non encore canonisée en 1911), convertit la fragile jeune fille à la mystique chrétienne. Sa vocation était trouvée: elle serait carmélite! Son père ne le sut jamais : au matin du 27 juin 1914, Marie-Jacobée, sa femme de chambre Bigouden, le retrouva mort. Les événements qui suivirent dans le monde firent oublier le triste sort réservé à "La Petite Bretagne" : tante Adélie vendit le domaine à la municipalité de Saint-Cloud. Dans un premier temps, il fut question de le convertir en hôpital pour gueules cassées, mais Paris et le Val de Grâce n'étant pas très loin, les édiles abandonnèrent l'idée. "La Petite Bretagne", à l'abandon, fut démolie, meubles et collections vendus à l'encan et dispersés. La religion avait irréversiblement éloigné Ysoline des biens matériels. En 1916, atteinte des premiers symptômes de la tuberculose osseuse qui devait l'emporter, elle entra comme novice au Carmel de Lisieux, comme son modèle. Sa diaphane et virginale beauté blonde séduisit une congénère, Berthe de Gisors. Tout aussi exaltée dans sa foi, Berthe avait renoncé au monde à cause d'un pied bot, malgré sa frimousse charmante, ses yeux noirs, son teint de lait et sa magnifique chevelure auburn. Berthe assista Ysoline dans ses pénitences et sa souffrance. Bientôt, la jeune fille ne se déplaça plus qu'en chaise roulante, rongée par le mal de Pott qui faisait en son corps débile d'effroyables progrès. De plus en plus évanescente, elle parvint, grâce à l'entremise de Berthe, à obtenir en mars 1919 de la Mère Supérieure l'autorisation expresse de faire hâter la procédure des vœux et de la prise du voile. Dans une ambiance contemplative ascétique et dépouillée, toute vouée à Dieu, digne d'un Saint Bernard ou d'un Robert Bresson, Ysoline de Kermor-Ploumanac'h devint le 14 avril 1919 sœur Marie-Ysoline de La Visitation. Moins de deux mois après, elle rendait l'âme dans les bras de Berthe de Gisors, demeurée novice. Selon le témoignage de Berthe, juste avant d'exhaler son dernier soupir dans une parfaite paix, Ysoline eut une vision : la Sainte Vierge et l'archange Gabriel venaient l'accueillir dans la Cité de Dieu! La Mère Supérieure souhaita que son corps et son merveilleux visage fussent préservés à jamais : elle fit traiter la dépouille selon un procédé secret. Commença alors la légende.
42 ans plus tard. Interview en noir et blanc pour la télévision française de Jean Rostand par Léon Zitrone près des étangs du domaine de Saint-Cloud. Le solitaire de Ville d'Avray, armé d'une épuisette, répondait aux questions du journaliste de la RTF. Nous étions en 1961.
- Comme vous le constatez, monsieur Zitrone, j'effectue une pêche à la grenouille. Je recherche exclusivement les spécimens mal conformés : ceux qui souffrent de polymembrie, de polydactylie…ce qu'on appelle dans le jargon du biologiste l'anomalie P!
- A quoi ce type de recherche peut-il donc servir?
- Il nous faut déterminer l'origine des étangs à monstres, pour éventuellement en prévenir les causes. Plusieurs hypothèses s'offrent à la science : pollution des mares, agents pathogènes, mutations incontrôlées liées à l'embryogenèse, origine génétique, que sais-je encore?
- Pensez-vous à une extension des résultats futurs de vos recherches à l'homme?
- Si la cause est génétique ou embryologique, une extrapolation à l'homme est toujours possible, bien sûr. Mais les batraciens sont assez éloignés de nous sur l'échelle évolutive et vouloir prétendre résoudre par la grenouille toutes les malformations humaines…
- Monsieur Rostand, vous savez que les chromosomes interviennent aussi dans les malformations.
- Oui. En témoigne la récente découverte de la trisomie 21, associée au mongolisme, mais le chemin à accomplir demeure fort long. Cependant, ma recherche d'aujourd'hui est d'abord destinée à ma prochaine intervention dans un colloque organisé en Bavière par le duc Von Hauerstadt…
- Pourriez-vous nous en dire davantage?
- Mon intervention s'intitulera : "De la tératogenèse des Anoures". Parmi les participants au colloque figurent le physicien Luis Alvarez, l'abbé Lemaître, monsieur Gaston Bachelard, de l'Institut, monsieur Otto Möll, spécialiste en aéronautique et en astronautique comme monsieur le duc…Il y aura même un auteur de bandes dessinées, Edgar P. Jacobs, je crois, et dans le rôle du candide un comédien américain, Vincent Price.
- Que de beau monde, monsieur Rostand! Au fait, pour changer de sujet, savez vous qu'a vécu en ces lieux au début du siècle une jeune religieuse que certains prétendent sainte et faiseuse de miracles?
- Sœur Ysoline? Oui, j'en ai entendu parler. Mon confrère à l'Académie, Daniel-Rops, m'a avoué s'être inspiré de cette "figure de la foi", comme il le déclare, pour son personnage de Xave de Briord dans son roman "Mort où est ta victoire?". Xave y est une jeune femme tuberculeuse, comme sœur Ysoline, qui parvient à convertir Laure Malaussène, la "fille perdue". Et j'ajoute que le cinéaste Robert Bresson y a aussi puisé son inspiration pour "Les anges du péché".
- Elle était carmélite et est morte à 19 ans. Son corps a été exposé l'an dernier à Lisieux. Il s'est avéré imputrescible après moult expertises. Qu'en pensez-vous en tant que scientifique?
- Pour les carmélites, demandez à monsieur Francis Poulenc. Si vous voulez parler des saints qui ne se décomposent pas, exhalent une bonne odeur ou suintent des huiles parfumées, tout comme des miracles et autres phénomènes, je refuse de me prononcer en tant que scientifique.
- D'aucun prétendent que les lieux où nous nous trouvons seraient hantés par plusieurs spectres : les parents d'Ysoline et un vieux serviteur breton, tous disparus tragiquement. La science peut-elle avoir son mot à dire?
- Je suis rationaliste. Je ne répondrai pas à cette question.
- Je vous remercie, monsieur Rostand, et bonne pêche!
- Merci également, monsieur Zitrone!
- A vous, Cognacq-Jay!"
Après cet intermède, le destin d'Ysoline suivit son incroyable cours, dans un XXIe siècle devenu religieux selon la "prophétie" d'André Malraux. Béatifiée par le pape Sébastien 1er en 2033, premier africain monté sur le trône de Pierre, sa canonisation fut prononcée par Pie XIII en 2054. La "pécheresse" de sept ans était bien oubliée au profit de la légende, digne de l'obscurantisme moyenâgeux en un siècle anormal, fanatique et syncrétique qui avait fini par rejeter toute idée de progrès! Point final!
Christian Jannone.
1 Le second volume du "Camille Flammarion" date de 1887 : il s'agit de "La Création de l'Homme et les premiers âges de l'Humanité" d'Henri du Cleuziou. La gravure "effrayante" de l'Homme primitif reprend la représentation dessinée par Susemihl pour l'article de Pierre Boitard (1789-1859) : "L'Homme fossile. Etude paléontologique" paru en 1838 dans le "Magasin universel", revue dans laquelle il tenait la rubrique naturaliste.
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