"Monsieur Lebel, je ne saisis pas exactement l'objet de votre requête."
Catherine Marcoux-Benoist, 58 ans, conservatrice en chef du patrimoine, sèche, revêche, le tailleur sévère, les lunettes teintées protégeant des yeux clairs fatigués, la bouche mince, le nez trop long, les cheveux autrefois blonds, désormais d'un blanc jaunâtre, attachés comme il se doit en chignon, n'avait absolument rien d'une séductrice. Elle affrontait du regard une espèce d'hurluberlu, un baba cool attardé (à moins qu'il s'agisse encore d'un de ces bobos du XIIe!), un vieux fidèle inconditionnel du power flowers avec un argentique ringard en bandoulière. Cela se prétendait journaliste et historien! Cela effectuait des recherches "sérieuses" sur les écrivains, artistes ou ethnologues qui avaient fréquenté jadis ces galeries qu'elle s'organisait présentement à vider de leur substance!
"Une collection non exposée est une collection morte!"
Tel était l'adage…. pour un sort peu enviable qui attendait les milliers d'objets de ce musée dont Catherine Marcoux-Benoist, succédant à sa tante, s'était faite la gardienne, que dis-je, l'impitoyable et acharnée tigresse qui avait lutté jusqu'au bout pour défendre ses tigrons! Mais elle avait fini par capituler devant la volonté inéluctable des pouvoirs publics, et aujourd'hui, elle recevait ce trublion de Luc Lebel dans sa chère galerie d'arts et traditions populaires eurasiatiques dont les ouvriers de l'Etat vidaient les vieilles vitrines "arts décos" pour emballer dans des caisses les sublimes objets, costumes et trésors du quotidien que des milliers de visiteurs étaient venus contempler 65 ans durant! Quelle triste fin pour des collections nationales!
" Quelle désolation, pensa-t-elle! Mes chères marionnettes siciliennes, mes armoires normandes, mes binious bretons, mon Gilles du carnaval de Binche,
mon mannequin de danseuse khmère, ma panoplie de l'oracle tibétain de Nechung,
mes masques de théâtre Nô et Kabuki ou du Kwok-on
… et ces costumes chatoyants de l'ancien opéra de Pékin, ces statuettes japonaises du XIXe siècle représentant tous les petits métiers d'autrefois! Comme Mazarin, il me faut quitter tout cela! Ah! Si ce hippie antédiluvien pouvait me questionner sur la cabane de berger roumain en branchages, ou encore sur ce mannequin russe de croque-mitaine représentant Napoléon en ogre, déjà à moitié emballé dans cette caisse! Ou encore, s'il me demandait gentiment : "Est-il vrai que pour bien marquer le passage d'un continent à l'autre, la galerie comportait chaque fois, bien en évidence sur le mur, une carte en relief de chaque région du globe?"
- L'objet de ma visite, madame…
- Mademoiselle, j'y tiens!
- Je disais donc, Mademoiselle la conservatrice, que l'objet de ma visite pourrait vous sembler, au premier abord d'une incongruité à la limite de la cuistrerie…
- Abrégez donc, monsieur!
"Les collègues m'avaient prévenu! Bon courage avec une telle pète-sec!" Songea Luc Lebel, surnommé "Zut Rebel" par toute la profession.
- Bref, je suis ici pour vous questionner au sujet de feue votre tante, Gabrielle Marcoux-Benoist et de ses rapports avec le compositeur Jean Saintonge. Ce qui m'a conduit à vous rencontrer, c'est un sujet de livre, disons plus précisément d'enquête sur une mystérieuse "malédiction" qui aurait touché Saintonge et toutes ses relations, même les plus épisodiques. A l'origine, je pensais pondre un ouvrage d'investigation sur l'accident de la route qui coûta la vie à Albert Camus, un ouvrage qui se serait interrogé sur la communauté de destins entre Camus et un autre écrivain à l'esthétique et aux sympathies politiques opposées : le "pape" des hussards, Roger Nimier, autre victime célèbre de la circulation automobile, en 1962.
- Désolée de vous décevoir, monsieur, mais ni ma tante, ni Saintonge, n'ont jamais fréquenté Albert Camus.
- Heu, si je puis me permettre, Mademoiselle, mais je crois bien que vous commettez une petite erreur. Mes recherches approfondies entreprises sur la vie de l'auteur de "L'étranger" m'ont conduit à une découverte assez troublante : Albert Camus et Jean Saintonge se sont effectivement rencontrés, à Tipasa, le 28 août 1935!
" Ça, mon vieux tableau, ça t'en bouche un coin!" pensa Lebel.
- Prouvez-le!
- Camus a fortuitement participé à une réunion disons "ésotérique", tenue à Tipasa, à la fin du mois d'août 35, réunion qui rassemblait, outre Saintonge, le peintre catholique, ex-nabi Maurice Denis, et ses confrères musiciens Claude Delvincourt et Pierre Octave Ferroud! Tous étaient là pour concrétiser un projet artistique autour de la légende de la sorcière bretonne Gwenaëlle! Albert Camus, si vous connaissez bien sa vie, s'est intéressé dans sa jeunesse à Mélusine et aux fées bretonnes Morgane et Viviane. C'est là qu'intervient votre tante Gaby, qui était ethnologue et musicologue spécialiste de la Bretagne. C'est elle qui a géré le legs Kermor-Ploumanac'h!
- Et votre pseudo malédiction, en quoi consista-t-elle?
- Tous les participants, sans exception, sont morts en voiture, sur la route!
- Mais Albert Camus n'était que passager! Maurice Denis, quant à lui, a été écrasé par un camion, et Jean Saintonge…
- A été mitraillé par la Résistance au volant de sa Renault fin mai 1944!
- Monsieur, vous lisez trop Ian Grown!
- Bref, malgré votre réaction, je constate que mes propos vous intéressent.
- Puisque vous insistez, monsieur Lebel. Vous savez déjà pas mal de choses. En quoi puis-je vous être utile?
- En me fournissant des infos complémentaires sur votre tante et sur Saintonge!
- Soit, je capitule, mais, si ce que vous comptez écrire me déplaît, je serai tenue de vous attaquer en diffamation!
- Rassurez-vous, Mademoiselle, il n'y aura rien contre votre tante Gaby dans mon futur bouquin!"
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Fin du mois de mai 1944. Route de Paris à Beauvais. La Vivasport décapotable jaune moutarde
fonçait à tombeau ouvert. Seul à bord, au volant, les mains gantées de cuir, l'homme soliloquait sans fin. Cinquante ans pile. Moustaches noires, de la même coupe que son ami Marcel. Un visage assez dur, mais qui sut séduire autrefois Evelyne. Un début de calvitie dépareillant des cheveux noirs brillantinés, ce qui masquait soigneusement un grisonnement qui gagnait chaque mois du terrain. Les kilomètres étaient dévorés par le rugissant coupé Renault haut de gamme, un modèle de l'immédiat avant-guerre, qui avait réchappé à toutes les vicissitudes d'une époque pourrie. La position privilégiée du conducteur parmi les serviteurs de la France nouvelle que le Maréchal avait appelée de ses vœux lui permettait d'avoir accès à l'essence! Le beau temps avait incité le conducteur à rouler capote découverte. Ce printemps avancé promettait de grandes transformations pour des millions de Français. L'homme n'en avait cure : il se savait désormais dans le mauvais camp. Il appelait ouvertement la mort, l'accomplissement du fatum!
" Quel con je fais! Jura-t-il avec vulgarité. Je m'offre sciemment à mes "exécuteurs" en roulant comme ça, la capote relevée! Pourquoi Joseph[1] a-t-il refusé de m'accorder la protection que je lui ai demandée? Un chef de main[2] et ses quatre hommes m'auraient amplement suffi! Et Pierre? Et Marcel?[3] Comme appuis, il ne me reste plus que Philippe[4] et à la rigueur, Brasillach! Mon encartage au RNP ne me sert plus à grand' chose! J'aurais dû, dès le départ m'acoquiner avec cet histrion de Doriot! Je ne l'ai pas jugé assez respectable, et je le paye! Contrairement à ce qu'avait pu affirmer ce gros bigleux de "maître Jacques", c'est l'Allemagne qui dès lors est vaincue! J'en ai de plus en plus la conviction! Comme l'avait exprimé Joseph Roth, par la bouche d'un de ses personnages, dans "La marche de Radetzky" : "l'Empire périra fatalement!" Il n'y aura qu' Evelyne pour me regretter! Evelyne… Je suis sûr qu'elle a suggéré à Pierre Fresnay de prendre ma dégaine pour ce scandaleux "Corbeau"! Pourvu qu'elle ne soit pas victime, elle aussi, des prochains règlements de compte qui se pointent à l'horizon? Et Gaby? Sera-t-elle inquiétée? Quant à moi, peu importe désormais… Je suis lâché, foutu! Sorcière! Je t'implore! Accomplis sur moi ta malédiction! Ô Thanatos, puis-je entonner pour toi la mélodie sans pareille de la mort de Wallenstein composée par mon maître d'Indy!"
Comme une réponse à la prière de l'inconnu, alors que la Renault s'engageait dans un virage, l'obligeant à freiner, le long d'une voie plantée régulièrement de feuillus, des crépitements retentirent : l'embuscade, enfin! Jean avait réussi à se jeter dans cette gueule du loup à laquelle il avait consacré ses prières! Les rafales de mitraillette eurent promptement raison des pneus de la Vivasport! Jean, en un geste dérisoire, lâcha le volant, portant ses mains à son visage, dans cet universel réflexe de protection, ici vain. Une embardée et l'auto s'encastra dans un chêne près de deux fois centenaire! Pour Jean, il n'y eut plus que la nuit…
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Extraits de l'intervention de Philippe Henriot, secrétaire d'Etat à l'information et à la propagande à Radio Paris, le 31 mai 1944 :
" Mesdames et Messieurs, je tiens présentement à honorer la mémoire d'un bon Français, que dis-je, d'un grand Français, qui a voué sa vie à l'Europe nouvelle jusqu'au sacrifice suprême! Jean Saintonge, tu étais une des plus pures incarnations du génie de la race de notre pays chrétien! Tu es tombé, victime de gibiers de potence, de terroristes apatrides! La ploutocratie anglo-saxonne t'a frappé en plein cœur! Tes assassins, ces sicaires et spadassins judéo-bolcheviks, le payeront au centuple! Il nous faut te venger par de justes représailles! Sus aux traîtres, aux tièdes, à tous ces heimatlos, ces métèques cauteleux complices de la lèpre juive et de l'ours rouge! Jean Saintonge, très cher ami! Tu ne capitulas jamais devant les pressions des argentiers de cet art facile et dégénéré, de cet "Entartete Kunst", cette musique nègre conchiée chaque jour dans les latrines de l'Amérique ploutocrate et putrescente! Tu ne te souillas jamais dans la fosse d'aisance excrémentielle immonde débordant de ces bruits et étrons discordants que tant d'"Untermenschen" osent qualifier de musique! (…)
Pour te venger, Jean, je lance ici un solennel appel au meurtre des partisans de l'anti-France et de l'anti-Allemagne! Qu'ils finissent tous à Bicêtre et dans la fosse commune, recouverts de chaux vive! Douze balles dans la peau! Nous vaincrons ou nous mourrons tous! Pour la Patrie, Jean, nous te saluons!"
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Février 1931.
Jean Saintonge, professeur de piano et de composition musicale à la Schola Cantorum, mettait la dernière main à sa nouvelle œuvre : la sarabande en ut dièse mineur de sa "Suite berrichonne dans le style ancien". Les arabesques post-debussystes teintées de néo franckisme auxquelles les doigts agiles de l'artiste donnaient subtilement vie au clavier, furent interrompues par l'entrée de madame Solange Dancourt, la secrétaire de la Schola.
" Monsieur Saintonge, je m'excuse de vous interrompre dans votre travail. Mademoiselle Gabrielle Marcoux-Benoist, votre nouvelle élève, vous attend pour sa première leçon.
- Dites-lui de patienter quelques instants, le temps de ranger ma partition. Je suis prêt à la recevoir."
Gabrielle Marcoux-Benoist, bientôt 17 ans, premier prix de piano au conservatoire de Paris, souhaitait perfectionner son art auprès d'un grand pédagogue en vogue reconnu par toute l'intelligentsia. La jeune fille était l'aînée de maître Marcoux-Benoist, notaire à Saint-Cloud.
A trente-sept ans, Jean était dans la force de l'âge. Son art accédait présentement à la maturité. Élève de Vincent d'Indy, chef d'orchestre, pianiste, critique musical au "Temps" et compositeur, il avait remporté le grand prix de Rome juste avant la Grande Guerre pour la cantate "Archélaos". Quels qu'aient pu être les chemins esthétiques divergents empruntés par les œuvres du maître et de l'élève, Jean n'avait jamais renié l'héritage de celui qu'il surnommait avec affection son "pater es musica". Il rendait de temps à autre visite à son vieux mentor dans sa retraite d'Agay.
Vincent d'Indy y avait composé de nouveaux trios et quatuors à cordes d'une spontanéité toute juvénile. Leur sobriété, conduisant quasiment à l'épure, contrastait avec l'ancienne manière du maestro, plus "contrainte", plus chargée, cependant moins que celle d'un Florent Schmitt! Toutefois, Jean Saintonge ne s'était pas contenté de la seule Schola où il enseignait désormais depuis 1924. Sa science orchestrale avait connu une montée au pinacle au contact de la musique russe. Ayant complété son apprentissage de compositeur auprès de Nadia Boulanger, il avait par la suite adopté un certain éclectisme "arts décos" sur les conseils d'un esprit indépendant et touche à tout de génie : Charles Kœchlin. La composition ne pouvant satisfaire à elle seule sa soif créatrice, Jean s'était institué en apôtre du piano romantique et moderne comme disciple d'Alfred Cortot et de Marguerite Long. Chopin, Fauré, Ravel et Debussy n'avaient plus de secret pour lui. Détestant cependant Stravinsky, Schoenberg, Erik Satie et le Groupe des Six, fustigeant le manifeste de Jean Cocteau "Le Coq et l'Arlequin" dès ses premiers articles de critique professionnel, Jean Saintonge s'était attiré de solides inimitiés qui ne l'avaient nullement dissuadé d'"effectuer le pèlerinage à Bayreuth", pour mieux s'imprégner du germanisme qui avait tant influencé son maître, parallèlement à une remarquée visite de courtoisie à Maurice Ravel dans sa demeure singulière de Montfort-L'Amaury! Tout cela ne l'empêchait point de goûter la compagnie des indépendants : Paul Ladmirault, l'amiral Jean Cras
et Paul le Flem, tous trois chantres d'Armor ou de la mer, Jacques Ibert ou le jeune et tonitruant Pierre Octave Ferroud, 31 ans, qui se posait en nouveau chef d'école. Il suivait avec intérêt les productions prometteuses de nouveaux et juvéniles organistes chrétiens, au talent déjà affirmé : Jehan Alain et Olivier Messiaen. Certains observateurs ne s'étaient pas trompés sur les tendances profondes de Jean : chrétien fervent, régionaliste attaché aux terroirs français quels qu'ils soient, ses opinions politiques le rapprochaient du comte d'Indy. Un indéniable antisémitisme partisan se dégageait de ses critiques adressées aux exécutions des œuvres d'Arnold Schoenberg, de Gustav Mahler (peu joué à l'époque) et surtout de Darius Milhaud, dont il descendait en flammes "l'esthétique de bazar brésilien".
Inévitablement, Saintonge avait fini par se former aussi à la direction d'orchestre avec Gabriel Pierné puis Pierre Monteux.
L'homme portait beau : brun, mince, élancé, la moustache impeccable, il arborait complets croisés à fines rayures et noeuds papillon. Il avait délaissé dès la fin de la guerre les archaïques faux cols, plastrons et cols cassés irrémédiablement démodés. Jean s'adonnait régulièrement au tennis et au golf. Ses élèves avaient l'habitude de le voir prodiguer ses cours en culotte de golf, lorsque son emploi du temps ne lui laissait pas le loisir de changer de toilette! Tout cela lui conférait une élégance anglaise! Condisciple de Drieu au lycée, Jean avait été considéré comme un "planqué" en 14-18 car réformé pour une faiblesse aux poumons. Son nationalisme s'était tout de même exercé et il avait souhaité adhérer aux Croix de Feu du colonel de La Rocque.
Sa candidature avait été refusée parce qu'il n'était pas un ancien combattant. Rancunier, Jean, qui ne pouvait se permettre l'option Action française pour cause de condamnation par le Vatican, avait commencé à s'intéresser au fascisme italien, faute de mieux. Il exprimait ouvertement son anti-bolchevisme et sa non-adhésion aux Croix de Feu ne l'avait pas empêché de vouer sa haine aux anciens poilus communistes apostats et pacifistes de l'ARAC!
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Une petite blonde, pas plus d'un mètre soixante, d'une teinte de cheveux naturelle, loin de cette couleur platine de plus en plus en vogue. Pas d'artifice, ni de maquillage. D'une gaucherie et d'une timidité non feintes, la demoiselle aux grands yeux turquoise, un peu malingre, ressemblait à un compromis entre la biche traquée et la jeune fille américaine émancipée à cause de son physique à l'anglo-saxonne qui lui conférait une beauté de porcelaine à couper le souffle. Ses boucles ondulées, assez courtes, sa peau blanche rebelle à tout bronzage, accentuaient son côté "petite fille", un peu convenu cependant.
"C'est cela, ma nouvelle élève!" Pensa Jean, un peu pris de court par l'aspect inattendu de Gabrielle.
Saintonge n'était pourtant point novice en sexe "faible". Pendant la guerre, il avait été fiancé à une certaine Nélie-Rose de Quatrefages, une jolie brune aux yeux noisette, un peu grasse, morte de la grippe espagnole deux mois avant leur mariage. Pour se consoler, Jean avait refusé toute nouvelle prétendante, se réfugiant dans les bordels huppés comme Le Sphinx! Cette vie de bâton de chaise n'avait eu qu'un temps, d'autant plus que l'artiste avait toujours pris la précaution de se munir de capotes anglaises adéquates, certaines en chevreau, comme au XVIIIe siècle, évitant ainsi tout chancre vénérien! Puis, il avait confessé ses péchés, retournant au bon catholicisme et à la chasteté de son enfance.
Il s'était renseigné sur l'impétrante : Gabrielle et lui étaient cousins, à un degré prohibé par l'Eglise, ce qui rendait toute idylle périlleuse. Recommandée à la Schola par une lettre de Monsieur Henri Rabaud, directeur du conservatoire de Paris, la jeune fille avait en outre vingt ans de moins que son professeur! Elle demeurait là, hésitante, devant la porte ouverte de la salle de cours, son joli manteau gris souris à col de chinchilla ouvert sur une sobre robe d'hiver, assez longue et prude, à col Claudine, son cou de cygne entouré d'une écharpe de lainage bleu pastel, chemise de partitions dans une main, béret français dans l'autre. Outre sa poitrine menue et sa taille exagérément fine, un autre défaut de la jeune demoiselle lui donnait l'aspect d'une lapine effarouchée : les incisives de son maxillaire supérieur étaient un peu trop grandes. Mais, à défaut de lapine, dans le sens graveleux du terme, Jean contemplait présentement une authentique oie blanche! Elle prononça d'une petite voix timide quelques mots d'une confondante banalité :
" Monsieur Saintonge? Puis-je entrer s'il vous plaît?"
Elle aurait pu s'appeler Jenny, Abigaïl ou Mary. Ce serait donc Gaby!
- Avancez, mademoiselle, je ne vais pas vous manger!
Cette fois, Gaby n'hésita plus.
- Monsieur Saintonge, je me présente Gabrielle Marcoux-Benoist, premier prix de piano au conservatoire de Paris.
- Jean Saintonge, compositeur, pédagogue, pianiste et critique musical, professeur à la Schola Cantorum. Enchanté de faire votre connaissance.
- Enchantée, heu, maître?
- Mademoiselle, vous pouvez m'appeler monsieur le professeur. Vous savez que nous sommes cousins?
- Oui, certes.
- J'ai examiné attentivement la lettre de recommandation de Monsieur le directeur du Conservatoire. Au vu de votre "pedigree", j'ai du mal à saisir ce que mon enseignement pourrait vous apporter de plus! Vous avez déjà fait preuve en public de votre virtuosité!
- Je suis ici pour encore me perfectionner, pour disons mûrir mon style! Mais, soyons directs : la carrière de soliste virtuose ne m'intéresse pas. Je veux jouer seulement pour le plaisir.
- Bien. Je lis effectivement que monsieur Rabaud vous qualifie de surdouée dans divers domaines. Bachelière à 16 ans, vous entreprenez actuellement des études d'anthropologie auprès de messieurs Marcel Mauss, Paul Rivet et Lucien Lévy-Bruhl. Vous avez pour violon d'Ingres une discipline toute nouvelle dans laquelle vous rêvez de vous affirmer comme pionnière : l'ethno…
- L'ethnomusicologie, monsieur. Je me passionne pour les traditions populaires musicales, plus exactement celles de la Bretagne. Mon père, vous ne l'ignorez pas, a été l'exécuteur testamentaire de la succession Kermor-Ploumanac'h.
- Plutôt de ce qu'il en reste, ce me semble.
- Madame Adélie de Kermor-Ploumanac'h, veuve du député Théophraste de Kermor-Ploumanac'h et belle-sœur de feu le comte Gwendall a traité avec père en tant que dernière survivante de la famille.
- Cette succession a défrayé la chronique des commissaires-priseurs. Presque toutes les collections bretonnes ont été vendues à l'encan à l'exception de quelques lots que Gwendall, décédé en 1914, souhaitait expressément léguer à l'Etat.
- Quelques costumes traditionnels, une statue d'Ankou, des assiettes et surtout des instruments anciens. Le musée d'ethnographie du Trocadéro, leur acquéreur, recherche des personnes qualifiées pour cataloguer ce legs dans une section d'"Arts et traditions populaires" en gestation. J'ai entrepris mes études supérieures dans ce but.
- Votre détermination, mademoiselle, est fort louable, mais elle ne doit pas se métamorphoser en vaine prétention. En attendant, place à la musique! Vous m'avez apporté, à ce que je vois, un lot conséquent de partitions représentant un échantillon sans doute non-exhaustif de ce que vous savez faire. Démontrez-moi votre talent, s'il vous plaît!"
Gaby sortit diverses partitions, se demandant celle que Jean allait lui proposer d'exécuter.
- Chopin, Czerny, Liszt, Schumann, Moscheles, Scarlatti, Bach, Mozart…Diable! Il y a aussi des modernes! Fauré, Ravel, Debussy, Chabrier, Séverac! Vous-vous intéressez aux contemporains les plus récents aussi : un "Mouvement perpétuel", de monsieur Francis Poulenc, des pièces espagnoles de monsieur Manuel de Falla, de l'avant-garde germanique et d'Europe centrale et orientale : Hindemith, Kodaly, Bartok, Berg, Prokofiev…vous n'y allez pas de main morte, mademoiselle! Votre esprit est décidément très ouvert aux nouveautés…
- Je m'intéresse à la création musicale, monsieur, répliqua la frêle virtuose de sa petite voix timide.
- Hé bien, pour aujourd'hui, je me contenterai des "Jeux d'eau à la villa d'Este" de Franz Liszt! Evitez pour ce morceau de choix les travers romantiques outrés de Paderewski."
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Paris, boulevard Saint-Michel, 13 novembre 1943.
Le grand comédien Louis Salou s'était toujours appliqué, au cours de sa carrière, à ne pas confondre la composition et la caricature. Le moins que l'on pouvait dire ce jour là, c'est que le personnage trapu et ventripotent qui gesticulait en plein boulevard, sous l'œil amusé des camelots tentant de refiler des presse-purée ou des Panzer grenadiers à la tunique et au calot feldgrau, avait jeté ce sage prétexte par la fenêtre! Le vieillard, assez rubicond, s'était paré de toute l'ostension superfétatoire caractéristique d'un membre de l'Institut, commandeur de la Légion d'Honneur, en cela qu'il arborait la panoplie complète es-qualité d'académicien des beaux-arts, section peinture. Habit vert, bicorne, épée, même la fameuse cape conçue autrefois par feu son confrère Edouard Detaille, rien ne manquait au costume du vieil homme au bouc blanc broussailleux Second Empire, panoplie ostentatoire comme celle d'un torero. Ses gestes désordonnés, ses paroles incohérentes, donnaient à penser que les badauds avaient affaire à un gérontocratique noceur, vieille canaille comblée d'honneurs échappée d'un bordel de second ordre, dont l'abus (manifeste?) d'Himmerschnaps rendait la démarche titubante! Les paroles de l'Ecclésiaste n'affirmaient-elles pas que "Le bon vin réjouit le cœur des hommes?" Or, le comportement de l'impétrant n'était point celui d'un joyeux fêtard. Le vieux gonze était-il victime d'une crise de démence sénile? Il ne savait plus que crier à tue-tête cette onomatopée allemande rendue célèbre par le "professor Unrath" de "L'Ange bleu", reproduction foutraque du chant du coq : "Kikiriki!" L'infection syphilitique lui était peut-être montée au cerveau, comme chez Maupassant, Deschanel ou Feydeau! De plus, ce fol ne voyait pas grand-chose, ayant oublié ou perdu ses lunettes! Apostrophé par un Feldwebel qui le traita de "Schwein", de sale porc, il n'en eut cure.
Recouvrant un semblant de français et de raison, le sénescent pékin se mit à marmotter comme un poissard, d'une voix de Michel Simon aviné interprétant son rôle favori de clochard dans "Boudu" ou la fin de "La Chienne" :
" Sorcière! Putain! Salope de Gwenaëlle! Tu me tiens, ou tu crois me posséder! Mais on ne me la fait pas, à moi!"
Il parlait comme le vulgum pecus, ou plutôt, il s'exprimait à la manière d'un Schopenhauer misanthrope et gâteux passant son temps en promenades avec son ridicule caniche Atma, malheureuse bête qui n'en pouvait mais, sur laquelle le philosophe déversait sa haine fielleuse du genre humain! Postillonnant, il ne remarqua même pas qu'il marchait désormais en pleine chaussée, sur les pavés haussmanniens, faisant fi des coups de sifflet répétés de l'agent de police, bâton blanc brandi et pèlerine noire au vent. Un camion Citroën type 23 rappela le vieux barbouilleur d'"oil on canvas" à la réalité, trop tard pour éviter le choc! Le poids lourd, bâché d'un vilain vert, outil des maraîchers du marché noir du ventre de Paris cher à Zola, aux roues pleines, à la sinistre calandre à doubles chevrons accentuant la ressemblance du véhicule avec la Traction, écrasa le piéton. Il le renversa tel un hideux brontosaure abruti, broyant la vieille vie du peintre de septante-trois ans, sans avoir pu freiner. Ainsi mourut Maurice Denis, de l'Institut, bêtement. A moins que…
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Maurice Denis et Jean Saintonge… Deux amis de dix-neuf ans. Deux amis communs du comte Vincent d'Indy, deux catholiques bon teint, qui s'étaient mutuellement éloignés de l'Action française en 1927. Maurice Denis avait épousé en secondes noces Lisbeth, une élève de la Schola. En 1920, il avait concrétisé picturalement "La légende de Saint Christophe" de d'Indy, permettant, par la réalisation des décors, la mise en scène d'une œuvre dont seule auparavant existait la version pour piano. Manifeste catholique, nationaliste et antisémite, bien fait pour séduire un esprit traditionaliste comme Jean Saintonge. Subrepticement, il apprit la mort de son vieux maître, le 2 décembre 1931, alors qu'en lui se développait déjà avec acuité une platonique idylle pour sa fragile et juvénile cousine. Peu lui aurait importé qu'elle soit mineure. Adieu le risque de consanguinité! Jean ne comprenait pas ce qui lui arrivait, lui qui, au Sphinx, avait été porté sur les brunes bien en chair, à la limite de l'obésité, dignes des modèles de Renoir, Maillol ou Rubens! Il aurait tant voulu caresser ses joues roses, ses cheveux fins et ondulés, sa poitrine à peine marquée, échanger avec elle un baiser, la prendre par sa taille naturelle de jeune guêpe et lui avouer sa passion! La voix enfantine de Gaby, tantôt encore gauche et réservée, prenait au fil des jours, pour les oreilles mélomanes de Jean, des inflexions inattendues, quasi voluptueuses, presque lascives. Du point de vue d'un observateur neutre, l'intonation de la menue poupée aurait simplement paru snob, poseuse, ainsi qu'il sied à un côté "petite fille riche" bien élevée! Heureusement qu'elle avait passé l'âge des smocks, des socquettes, des chaussures vernies et des nœuds dans les cheveux, sinon, Jean aurait fait figure de satyre! Gabrielle délivrait une parole plus facile, plus spontanée qu'au début. Ainsi, elle lui conta un petit incident personnel, semble-t-il anodin, mais dont les conséquences pèseraient lourdement.
" Je suis entrée un beau jour dans le cabinet de père, voilà environ dix-huit mois, alors qu'il recevait madame veuve Adélie de Kermor… La réaction de cette dernière à ma vue n'a eu de cesse de m'intriguer. Elle s'est exclamée : "Ysoline! Seigneur! Tu es vivante!" Sans doute ma silhouette, ou mon allure générale lui ont-elles remémoré une personne disparue. J'ai jugé cet incident sans importance jusqu'au jour où père, connaissant mon intérêt pour le régionalisme, m'a parlé du legs ethnographique breton des Kermor et m'a permis de consulter l'inventaire après décès de Gwendall de Kermor-Ploumanac'h. J'ai appris qu'Ysoline n'était autre que sa fille, disparue en 1919 au carmel de Lisieux.
- Une légère ressemblance peut parfois suffire à troubler une personne éprouvée par le chagrin. Mais je me range à votre sage avis, Gabrielle : tout cela revêt peu d'importance."
Jean s'est concentré sur un autre centre d'intérêt, essayant de ne pas succomber au charme de sa cousine : le concert hommage à Vincent d'Indy, prévu salle Gaveau en février 1932. Il y dirigea des œuvres orchestrales parmi les plus prestigieuses du maître, éblouissant l'assistance : la symphonie "Sur un chant montagnard français", dite "cévenole", la seconde symphonie et le poème symphonique "Jour d'été à la montagne". Jean démontra avec brio combien l'opus du compositeur disparu constituait une synthèse pertinente entre l'esprit français, hérité du sursaut national issu de 1870, dont César Franck fut un des chefs de file, et le wagnérisme, un wagnérisme cependant tempéré, rafraîchi par le folklore et les modes grégoriens! A l'issue du concert, Saintonge en profita pour présenter à Gaby, assidue et ravie, son ami Maurice Denis, qui avait fait aussi le déplacement. Jean impressionna tant ce soir là qu'il fut qualifié par la critique de "chef parmi les meilleurs de sa génération" et salué comme l'égal d'un Monteux. Il s'absenta toute une année pour une tournée internationale en Europe, aux Etats-Unis et en Amérique latine, délaissant un temps son amour.
Ce fut durant ces douze longs mois que Gaby obtint un poste d'assistante auprès de Georges-Henri Rivière, alors qu'elle préparait sa licence en anthropologie et en ethnologie. Sa future et souhaitée orientation en direction de l'ethnographie celtique et de la musicologie bretonne étant connue, elle fut chargée par Paul Rivet et Georges-Henri Rivière du catalogage des collections léguées par les Kermor, en particulier les instruments de musique. Rivière, qui se sentait à l'étroit au sein du musée d'ethnographie du Trocadéro, planchait sur un projet de musée spécifique entièrement dédié aux arts et traditions populaires des terroirs français. La sanctuarisation des cultures populaires rurales traditionnelles dans un tel musée représentait cependant à terme un danger : la non-prise en compte des bouleversements socioculturels en cours avec son corollaire, la fossilisation muséographique. Le recensement effectué en 1931 ne venait-il pas de dévoiler que, désormais, la population urbaine l'emportait sur celle des campagnes, devenait majoritaire dans le pays? Pourtant, il y avait urgence à agir : il fallait recueillir, préserver, conserver ce qui était menacé d'une inéluctable disparition, y compris le patrimoine immatériel, les traditions orales. A ce titre, Gaby sut suggérer à Jean l'utilisation ou la citation de mainte mélodie, danse ou chanson traditionnelle dans ses compositions, procédé déjà employé entre autres par Albéric Magnard, Arthur Honegger ou Vincent d'Indy.
Épaulée dans ses recherches par Rivière, Gaby soutint à 19 ans, en 1933, un remarquable mémoire de licence consacré aux étapes de l'acculturation des musiques folkloriques, par l'introduction progressive d'instruments exogènes : violon, banjo, accordéon. Lorsqu' enfin, les techniques nouvelles pénétraient les campagnes - le phonographe, en tant que reproducteur des sons et des musiques "autres" et la TSF, en tant que diffuseur- on aboutissait à une uniformisation des goûts, à une unification culturelle. Aux cultures populaires, très localisées, mouvantes d'un terroir à l'autre, se substituait une nouvelle culture de masse, grâce aux médias modernes de communication. Mais la recherche de la restitution des anciennes traditions dans leur pureté originelle supposée, dans la négation de tout métissage ou enrichissement mutuel par emprunts réciproques, comportait le risque d'un glissement vers une affirmation en quelque sorte raciste de la culture du peuple, de type nazi : primauté du "Völkisch", du sang et du sol, le fameux "Blut und Boden", abrégé en "Blubo"!
Encouragée par ses premiers résultats, Gaby entreprit une maîtrise, toujours sous la direction de Rivière, exclusivement consacrée à "Une famille de l'aristocratie bretonne, mécène des études musicales celtiques : Les Kermor Ploumanac'h (1815-1914)", travail de recherche focalisé sur les investigations érudites de la lignée en faveur de la musicographie bretonne et celte. La dernière représentante des Kermor ne put l'aider : Adélie était morte le 16 mai 1933. Mais il restait l'ensemble des instruments et des écrits de Maël, Artus et Gwendall, catalogués par Gaby en personne. Elle mit ainsi la main sur le carnet intime du père d'Ysoline, dont le contenu, c'est le moins que l'on puisse dire, n'avait que peu de rapport avec le sujet de maîtrise de la brillante jeune femme.
Gwendall consignait minutieusement, le long des pages jaunies, d'une écriture serrée de plus en plus tourmentée au fil des ans, tous les événements survenus à "La Petite Bretagne" à compter de 1885, date de la mort de son géniteur Artus, le député légitimiste, emporté comme Morny par un squirre du pancréas. Le carnet prenait de l'intérêt vers 1898, à l'époque du mariage de Gwendall avec Mélisande de Kerguelen. L'attitude incompréhensible du régisseur Tugdual, au service de la famille depuis 1857, y était dénoncée : son hostilité marquée pour la jeune femme rousse apparaissait comme la manifestation de la superstition paysanne la plus bornée. Un sort semblait avoir été jeté au couple puis à sa progéniture, sort que Tugdual attribuait à Gwenaëlle. La légende de la sorcière celte ou supposée telle y était rapportée avec force détails qui dévoilaient l'obsession érotique d'un esprit frustré et maladif. Croqueuse d'hommes, nymphomane, Gwenaëlle passait son temps à ensorceler les mâles de tout âge afin qu'ils s'accouplassent avec elle. Tugdual accusait explicitement Mélisande et sa fille Ysoline d'être des réincarnations, des surgeons malfaisants de la Vénus pornographe, qui se livrait avec ses proies à des fornications tellement monstrueuses qu'elle leur pompait intégralement toute la vitalité! Ses pratiques contre nature s'apparentaient à du vampirisme sexuel! Elle vidait ses conquêtes de toute leur semence et de tous leurs fluides, les desséchant littéralement! Les horreurs consignées dans le carnet de Gwendall faisaient passer la littérature d'alcôve du XVIIIe siècle pour de simples attouchements prudes d'enfants de choeur! A la fin, bannie pour une mort de trop (le fils du chef du clan), la pseudo sorcière disparaissait, enlevée par l'antique dragon-serpent du roi du monde chthonien! Les Celtes étant apparentés aux peuples indo-européens, cette légende avait subi les influences des cultures rencontrées durant leurs pérégrinations dans la lointaine Asie centrale et sibérienne, quelque part entre la Mongolie, la Toungouska, le Taklamakan, la Yakoutie et l'Altaï. Tout cela rappelait un peu l'Agartha du "Roi du monde", mais aussi des peuples primitifs oubliés, rattachés à un substrat pré-humain antérieur au Cro-Magnon, sortes d'Hommes-singes asiates, métis improbables des Huns, de Gog et de Magog, petits, velus, noirauds et prognathes, au bourrelet sus-orbitaire proéminent, héritiers du pithécanthrope de Java et du sinanthrope que l'on venait de découvrir en Chine! Les morts anormales de Mélisande, de Tugdual et de Théophraste, le frère aîné de Gwendall, par un suicide spectaculaire, étaient autant de stations de ce nouveau calvaire d'une famille tombée sous la coupe de Gwenaëlle la maudite! Inconsolable de la perte de son épouse, Gwendall avait fini par faire siennes les assertions du régisseur fou. On comprenait pourquoi il avait tenu à éloigner Ysoline en la plaçant en pension. Une photo en couleurs de la fillette, âgée de 7 ans, était épinglée sur un des feuillets du carnet, précieux autochrome Lumière, dont le procédé venait d'être inventé. L'épreuve était signée de l'oncle Théophraste. Indéniablement, Adélie n'avait pas eu tort de ressentir un choc à la vue de Gabrielle : à l'exception des éphélides et des cheveux, un peu plus foncés, avec des reflets roux, Ysoline Marie Esclarmonde de Kermor-Ploumanac'h s'avérait un sosie quasi parfait de mademoiselle Marcoux-Benoist!
Décidée à en avoir le cœur net et horrifiée par ce qu'elle avait lu, Gaby décida de se rendre à "La Petite Bretagne", un beau jour de mai 1933. Le domaine abandonné n'était qu'à une trotte de l'étude de son père. Elle venait de recevoir une missive de Jean, lui annonçant son retour. Ayant repris ses cours à la Schola, il accueillit avec plaisir sa chère pianiste, renouant l'idylle interrompue. Gaby lui fit part de ses recherches, du carnet obscène de Gwendall, qu'elle lui montra, et de son intention d'enquêter sur le cas Ysoline.
" Votre ressemblance avec la petite fille est vraiment dérangeante! Admit le compositeur.
- Jean, accompagnez-moi à Saint-Cloud! Nous…nous devons savoir…"
A plusieurs reprises, Gaby avait résisté aux avances de son professeur, arguant qu'elle était encore mineure et bonne catholique comme lui.
- Attendons donc votre majorité.
- J'aurai 21 ans en août 35!"
Un baiser encore chaste suivit.
Un bel après-midi de la fin du mois de mai 1933, alors que la sépulture d'Adélie de Kermor était encore fraîche, Gaby et Jean effectuèrent leur escapade au parc de Saint-Cloud, dans ce qu'il restait de "La Petite Bretagne" : quelques pans de murs, des amas de moellons, un étang désolé, un jardin en friche et… un singulier biologiste, moustachu, assez échevelé, fumant la pipe et l'épuisette en main. Le coassement des grenouilles et crapauds, en pleine saison des amours, emplissait l'étendue d'eau sale et ses berges sauvages où bourdonnaient et bruissaient libellules, demoiselles, moustiques et autres cousins. L'homme plongea prestement l'épuisette dans le liquide stagnant et malodorant, capturant plusieurs batraciens pustuleux et répugnants! Beaux spécimens pour une sorcière!
Étonné par la présence des importuns, l'original naturaliste chaussé de bottes d'égoutier salua ceux qu'il prenait avec juste raison pour un couple d'amoureux en goguette.
- Monsieur Jean Rostand pour vous servir. Je suis biologiste.
- Mademoiselle Gabrielle Marcoux-Benoist, bientôt licenciée en anthropologie. Je dois soutenir mon mémoire dans la quinzaine.
- Monsieur Jean Saintonge, pianiste, compositeur et chef d'orchestre, professeur à la Schola Cantorum. Seriez-vous, par hasard, monsieur, le fils de l'immortel auteur de "Cyrano"?
- Vous avez vu juste. Mais je n'ai pas la vocation littéraire. Quel bon vent vous amène?
- Nous enquêtons sur le domaine qui se trouvait en ces lieux jusqu'en 1914.
- Il n'en reste rien, si ce n'est cet étang qui me permet d'étudier la biologie des batraciens. Savez-vous qu'il s'agit d'animaux des plus intéressants pour la science?
- Nous ne sommes pas spécialistes, rajouta Jean.
- Vous seriez surpris par le potentiel de ces petites bêtes, si mal vues par le commun des mortels. Par exemple, on peut expérimenter sur elles de nouveaux modes de reproduction.
- C'est-à-dire?
- Vous savez que les microbes, contrairement aux être supérieurs, ne connaissent pas la reproduction sexuée.
- Oui, les cellules se divisent, fit Gaby, sceptique.
- Hé bien, divers expérimentateurs ont envisagé de tenter de transposer sur les animaux supérieurs le mode reproductif des bactéries et des cellules.
- La division? Poursuivit Gaby, faussement candide. Vous savez, monsieur, je suis encore innocente. Ne rentrez pas dans des détails scabreux qui me feraient rougir!
- Les Anglo-Saxons ont forgé un néologisme pour désigner cela : le "cloning". Vous prenez une reinette, vous la fécondez, ensuite, vous manipulez ses œufs. Vous vous amusez à couper un œuf de reinette en deux par des moyens que je ne détaillerai pas, et au lieu d'un têtard, vous en obtenez deux parfaitement semblables.
- Des sosies, des jumeaux? Questionna Jean.
- Le même individu, dédoublé, avec les mêmes gènes : c'est cela le "cloning".
- Telle que vous me voyez, monsieur le biologiste, je suis une réplique d'une autre personne! Fit en plaisantant la jeune femme, avec un sourire resplendissant. En voici la preuve.
Elle tendit la photo d'Ysoline.
- Mouais, mais cette fillette de 7 ans, ce n'est ni vous, ni votre jumelle!
Les rayons d'un soleil déjà chaud illuminaient les merveilleuses boucles blondes de Gaby.
- Ysoline de Kermor! Bon sang, mais c'est bien sûr! s'écria, d'un ton presque bourru, Jean Rostand. Avouez que, sous couvert de promenade d'amoureux, vous recherchez cette gamine ou ce qu'elle est devenue!
- Vous nous avez percés à jour! Reprit Jean.
- Désolé de vous l'apprendre, mais, à l'heure actuelle, elle ne vit plus, tout comme l'ensemble des Kermor, d'ailleurs.
- Nous le savons, dit Gaby, puisque mon père, notaire, a réglé la succession!
- Mais il existe une personne qui pourra vous aider, si vous voulez en savoir plus sur cette fillette. Elle l'a bien connue et m'a écrit tantôt, sachant que je fréquentais ces lieux abandonné où Ysoline vécut son enfance. Voici ses coordonnées.
De mémoire, Rostand nota sur un calepin le nom et l'adresse de sa correspondante.
- Il m'a été facile de les retenir, vu l'histoire de Thérèse de l' Enfant Jésus!
- Une carmélite de Lisieux!
- Votre Ysoline y est morte voici plus de 10 ans.
- En 1919, si je me rappelle bien le dossier de mon père.
- Nous vous remercions pour vos précieux renseignements, monsieur Rostand! Au plaisir!
- Mais, c'est tout naturel. Savez-vous que vous formez un charmant petit couple?
- Au revoir, et encore merci!" Répliqua Gaby d'une voix gracieuse.
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Le dernier témoin à avoir connu Ysoline n'était autre qu'une condisciple du Carmel de Lisieux : sœur Jeanne de l'Immaculée Conception, autrefois dans le monde, Berthe de Gisors, présentement nouvelle quadragénaire. Il ne fut pas facile de négocier avec la Mère Supérieure une entrevue avec sœur Jeanne, mais la grâce de Gaby savait convaincre les plus réticents.
Il fallut attendre le mois de septembre pour obtenir l'autorisation de visiter la sœur, handicapée par un pied-bot. Encore jeune, sœur Jeanne avait conservé de beaux restes de sa beauté juvénile. Lorsqu'elle aperçut Gaby, ses yeux noirs marquèrent un léger trouble et ses lèvres tremblèrent. Elle balbutia :
- Je crois en la résurrection, mais pas en la métempsycose. Mademoiselle…vous ressemblez tant à sœur Marie-Ysoline que…c'est comme si le bon Dieu nous l'avait ressuscitée, comme Jésus-Christ Lazare!
- Ma sœur, est-ce que vous allez bien? L'interrogea banalement Gaby. Une lueur d'inquiétude parcourut fugitivement ses magnifiques yeux bleu-vert.
- Si vous n'êtes pas Ysoline, un signe indien pèsera sur vous! Votre ovale, vos yeux, votre silhouette gracile, votre morphologie! Seigneur! Ce n'est pas possible!
- Ne soyez pas ridicule, ma sœur, l'apostropha Jean. La réincarnation n'est pas un dogme catholique! Mademoiselle Marcoux-Benoist est d'ailleurs née en 1914, alors que sœur Marie-Ysoline a quitté ce monde en 1919! Vous le savez bien, vous qui fûtes témoin de ses derniers instants!
- Excusez-moi, monsieur Saintonge, de m'être laissée submerger par l'émotion! Je…j'ai eu des visions!
- Convenez-en! Gabrielle n'a pas d' éphélides et ses cheveux sont blonds et non roux clair!
- Une malédiction va planer sur vos têtes! Le malin s'apprête à vous subjuguer par l'entremise d'une sorcière païenne aux cheveux de feu!
- Vous êtes folle! Les privations de l'ascèse et l'exaltation mystique ont perturbé votre entendement! N'essayez pas d'imiter à tout prix sainte Thérèse d'Avila! reprit Jean, agacé.
- Non, sœur Thérèse de l'Enfant Jésus! Monsieur, ne succombez pas au blasphème! Au secours!
- Partons, Gaby, avant que la Mère Supérieure ne nous réprimande! Nous n'apprendrons plus rien de cette toquée!"
Il tendit son sac et son chapeau à la jeune femme. Quittant les grilles du couvent, remontant à bord de la Peugeot 301 bleu marine qu'il possédait alors, il ajouta :
- Gaby, je dois étudier de plus près le carnet de Gwendall de Kermor. Son contenu reflète un esprit dépravé, mais artistiquement, on doit pouvoir en tirer quelque chose! C'est un travail pour Maurice!
- Vous parlez sérieusement? Ce carnet appartient aux collections du musée du Trocadéro!
- A l'enfer de la bibliothèque nationale, plutôt, comme ce traité d'équitation pornographique de l'Arabe obsédé Al Roumi, que l'aïeul des Kermor immola en 1816!"
L'auto démarra en trombe, reprenant la direction de l'Ile de France.
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Cela faisait plus d'une heure que Catherine Marcoux-Benoist déblatérait son incroyable histoire. Zut Rebel n'en revenait pas! Ce récit enfonçait effectivement Ian Grown et ses couillonneries nostradamiques! Il ne cessait de noircir des notes avec son écriture de chat. Dommage qu'il avait oublié son caméscope!
"Votre sœur Jeanne, ex-Berthe de Gisors est une belle frustrée névrosée!
- J'en conviens, monsieur Lebel. Admettons qu'elle ait eu une attirance homosexuelle, saphique, pour Ysoline, attirance non assumée pour une poupée souffreteuse, comme la "Bonifas" du roman de Jacques de Lacretelle…Ce refoulement a produit sur elle…
- Et le carnet porno, quel usage Saintonge en a-t-il fait? Coupa le journaliste.
- Il l'a prêté à Maurice Denis, catho bon teint, certes, mais pas né de la dernière pluie. Son enthousiasme à la découverte de la légende de Gwenaëlle a été tel, qu'il s'est attelé à un projet artistique encore plus ambitieux que le Saint Christophe! Il associa à son dessein pictural et musical, outre Jean, deux autres compositeurs : Pierre Octave Ferroud et Claude Delvincourt, mutilé de guerre et futur successeur d'Henri Rabaud, en 41, à la tête du Conservatoire. Denis souhaitait mettre en sons et en images un pharaonique oratorio celtique, avec menhirs, druides et dolmens, double choeur, effets pyrotechniques etc. Son titre : "Gwenaëlle d'Armor"! Œuvre totale : scénique, symphonique, chorale, picturale…Du grand spectacle! Pour concrétiser le projet, il invita ses associés en Algérie! Denis se réclamait aussi de la tradition orientaliste comme son contemporain Matisse.
- Ouais! On en arrive au noeud de l'affaire : Tipasa, août 35!
- Gaby accompagna Jean à Alger pour hem…tenir sa promesse sentimentale!
- Capisco! S'écria, égrillard, Zut Rebel.
- Je passerai sur les péripéties touristiques : visite de la Casbah, promenades au front de mer, au jardin d'essai… Sans oublier les petits commerçants indigènes, avec leurs "couffret zouli, roumi!", ou "Zouli miroir, mam'zelle!" Lisez pour cela les vieilles BD colonialistes franco-belges des années 30-40, avec leurs poncifs, bien qu'elles préférassent montrer un Maroc de pacotille! Bref, la défloration de Gaby eut enfin lieu, dans une cabine de plage d'Alger!
- Ouaip, je vois. Zéro pour le romantisme! Le rituel de déshabillage préliminaire a dû se réduire à sa plus simple expression!
- Vous savez, monsieur Lebel, les maillots de bain de l'époque, ça n'était pas de simples strings!
- Autre chose : je croyais qu'avec sa peau de blonde, vot' tante pouvait pas bronzer!
- Effectivement! Le moindre rayon un peu ardent lui occasionnait des rougeurs, des plaques! Gabrielle attrapa un joli coup de soleil. C'est pourquoi elle dut garder la chambre, à l'hôtel, et n'accompagna pas Jean à Tipasa!
- Rétrospectivement, ça lui a peut-être sauvé la vie! Bref, nous en arrivons à la fatidique journée du 28 août 1935, dans cette espèce de villa orientaliste louée par Maurice Denis…"
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Tipasa la romaine, Tipasa la fascinante… La récente découverte du mausolée de Cléopâtre Séléné, fille de Cléopâtre VII la magnifique, avait renforcé l'intérêt des écrivains et des artistes pour ces ruines insignes. Pierre Benoît lui-même, disait-on, avait transposé l'histoire de la princesse Lagide dans celle d'Antinéa.
En cette fin du mois d'août, le jeune écrivain Albert Camus
se reposait en ces lieux enchanteurs, afin de ménager ses poumons défaillants. Il avait observé, amusé, le gardien des vestiges, le vieux Scaramello, képi crasseux vissé sur le crâne, avec son chien de garde qui ne faisait plus peur à personne. Scaramello ne cessait de réprimander sa bête galeuse, couverte de vilaines croûtes, qui n'était même plus fichue de japper à l'encontre des rôdeurs, trafiquants d'antiquités et autres touristes sans scrupule en quête de morceaux de pierre à voler, comme Malraux le conta au Cambodge dans sa "Voie royale". Il ne cessait d'invectiver le canidé, une espèce de corniaud, par des injures : "Pisseur, salaud!" A ces reproches, le toutou était pris d'un claudiquement cocasse. Un jour, dans "L'étranger", Scaramello deviendrait le vieux Salamano! Scaramello était un ancien légionnaire italien, un peu simplet, qui avait reçu un éclat d'obus dans le crâne durant la guerre du Rif. Il arborait une plaque d'acier, mal camouflée par sa coiffure militaire défraîchie.
Une villa "orientaliste" surplombait la cité antique et le bord de mer : de type hispano-mauresque à l'extérieur, elle s'avérait encore plus éclectique à l'intérieur en cela qu'elle comportait un patio et un atrium à colonnade étrusco-punique: les colonnes, fidèles à l'ordre toscan, ne comportaient point de cannelures! Les murs s'ornaient de faïences bleues dans le style des maisons des dignitaires barbaresques de la Casbah. C'était le point de rendez-vous du groupe d'artistes pour la mise au point du projet "Gwenaëlle d'Armor". Jean et Maurice s'étaient munis des écrits sulfureux de Gwendall de Kermor, à partir desquels ils avaient composé un livret pour l'oratorio monstrueux! Aucun écrivain de renom n'avait voulu s'atteler à la rédaction du livret d'une œuvre au parfum de scandale : Paul Claudel, Georges Bernanos, Jean Giraudoux et le poète Saint-Pol Roux avaient successivement décliné l'offre.
"Dommage! Médita Maurice. Saint-Pol Roux aurait particulièrement fait l'affaire : il nous aurait concocté un merveilleux livret en vers empreints de symbolisme celtique!"
Professoral et directif, assumant son rôle d'aîné du groupe, assis autour d'un plateau de pâtisseries orientales, l'ex-nabi distribuait les tâches tandis qu'un "turco" à fez écarlate servait aux convives un délicieux thé à la menthe.
- Merci, Achmed, tu peux disposer.
- Bien effendi Denis."
L'Arabe salua, obséquieux, puis se retira. Il ne fit pas cas de l'entrée d'Albert Camus, qui, désoeuvré, s'était présenté à la villa, espérant une invitation du grand peintre autour d'une bonne table, prétexte pour discuter des arts et lettres avec des figures tutélaires, même si leurs opinions politiques étaient opposées. Denis poursuivait :
" Messieurs, mes chers amis, je confie à chacun d'entre vous la composition d'un des trois actes de cet oratorio! Claude, je pense que l'acte premier t'est destiné.
- Je n'y vois aucune objection. La scène d'exposition entre Aël, le chef du clan, et l'assemblée des druides me va parfaitement. De même, pour l'entrée de Gwenaëlle, qui trouble la docte assistance… J'éviterai le debussysme au profit d'une esthétique plus tourmentée, à mi-chemin entre Honegger et le style actuel d'Igor Stravinsky, sans toutefois les plagier, bien entendu.
- Pierre Octave, à toi le second acte.
Le jeune compositeur de 35 ans, chef de file du groupe "Triton", moderne sans excès, ses éternelles lunettes au nez, se permit une petite observation.
- Comment va-t-on suggérer sur scène l'épisode capital où Gwenaëlle tue Dal'Moël, le fils d'Aël, en lui faisant l'amour? Il ne faut pas tomber dans la gaudriole! Je sais bien que cette Gwen n'est qu'une catin, mais tout de même!
- Gaby la qualifierait de chamane, corrigea Jean. Disons qu'à défaut de sorcière, elle représentait une rivale pour les druides : c'est pour cela qu'ils l'ont bannie. La mort du fils du chef a dû être naturelle. Derrière la légende transparaît la question féministe, du moins si l'on se réfère à l'interprétation de mon amie ethnologue!
- Très bien! Pour ne pas tomber sous les ciseaux d'Anastasie, je propose de suggérer tout cela : faisons tomber Dal'Moël en pâmoison à la première étreinte de l'héroïne et le tour sera joué! Suggéra Maurice Denis.
- Je me range à ta vue, Maurice, se contenta de rajouter Ferroud.
- Jean, l'honneur du dernier acte te revient : c'est le plus fantastique!
- L'exil de Gwenaëlle, sa longue errance dans un désert de glace peuplé d'esprits où gisent des dépouilles et momies de guerriers aux armes de cuivre et de bronze, le rapt du dragon et l'arrivée de la chamane dans l'espèce d'Agartha breton! Pas mal! Cela vaut les Nibelungen ou le roi d'Ys! Je sens que je vais me régaler! Maurice, as-tu déjà réfléchi aux interprètes idéaux?
- Vous avez deux mois pour mettre au point vos partitions. Vos esquisses musicales sont déjà prometteuses. De mon côté, je me suis attelé aux décors. Je prévois une exposition de préfiguration au musée d'art moderne du palais du Luxembourg pour janvier 36. Nous commencerions les répétitions après la trêve des confiseurs pour une première vers avril-mai au Châtelet ou à Pleyel. En cas de succès, nous aurions Garnier à l'automne pour la reprise. Henri Rabaud et l'Institut appuient à fond le projet. Comme c'est un oratorio, il y a des parties jouées par des comédiens, d'autres chantées comme les chœurs des druides et ceux des guerriers, des ambacts ou des "rix". Charles Dullin m'a dit être intéressé par le rôle d'Aël. Jean Galland et Roger Karl
sont aussi sur les rangs. Nous aurons Maurice Schutz pour le grand druide Penmac'h et Claude Dauphin pour le personnage de Dal'Moël. Le rôle chanté du roi dragon Dan-El reviendrait à Georges Thill. C'est le choix de Gwenaëlle qui s'avère problématique. Aucune actrice française ne me convient : ni les jeunes premières du cinéma, ni les tragédiennes chevronnées, trop âgées pour le rôle. Gwen est une jeune femme de tout juste vingt ans. Madeleine Ozeray, la seule jeune comédienne à peu près convenable, a déjà décliné l'offre.
- Pourquoi ne pas tenter une étrangère, une Anglaise ou une Irlandaise, proposa Delvincourt.
- Il nous faudrait une rousse aux yeux verts, et baragouinant à peu près le français!
Albert Camus fit à l'instant son entrée.
- Veuillez m'excuser, messieurs. Je cherche monsieur Maurice Denis, le peintre. Je suis un jeune écrivain d'Alger et je souhaiterais lui proposer mes services, s'il a besoin d'une plume, toutefois. Nous pourrions en discuter devant une bonne table.
- Entrez donc monsieur, vous êtes le bienvenu. Vous ne nous importunez aucunement.
- Je m'appelle Albert Camus, et je me lance dans la littérature et dans le journalisme.
- Vous êtes débutant : je le constate à votre jeunesse.
- 22 ans, messieurs. Je pense pouvoir vous aider. Il y a actuellement de jeunes comédiennes anglaises qui recherchent des rôles en France, et nous pourrions lancer de petites annonces dans la presse d'Algérie et de métropole.
- Je suis critique musical au "Temps", rappela Jean. Faire insérer dans le journal une annonce de "casting" à l'anglo-saxonne ne me dérange pas.
Camus remarqua quelque chose :
- Vous avez un drôle de carnet : on le croirait phosphorescent! Il émane de ses feuilles un parfum bizarre. Ne sentez-vous pas cette odeur d'herbes et de fleurs fanées? Une fragrance de lande altère l'atmosphère.
- Le carnet de Gwendall! Regardez-le! Il irradie comme s'il était enduit de radium ou de je ne sais trop quoi et on dirait…Diable! Le voilà qui échappe aux lois de la pesanteur! S'exclama Pierre Octave.
- Le papier est ensorcelé! Seigneur!
- Maurice, c'est une mauvaise farce!
- Non, un coup de la sorcière!"
Le calepin de Kermor joua les filles de l'air, planant successivement au-dessus des têtes des hôtes de la villa. Etait-ce un tour d'illusionniste? Il arrêta son vol à hauteur de regard du vieux peintre. Une voix sépulcrale se mit à parler en une langue apparentée au gaélique.
Jean, par réflexe, nota dans un journal qui reposait près des pâtisseries les paroles émises par la "voix" incongrue. Gaby lui avait appris des notions de langue bretonne. Lorsque le "fantôme" se tut, le carnet retomba sur les cornes de gazelle et autres gâteaux arabes, se maculant de miel. Jean, nullement effrayé, traduisit les sentences d'outre-monde. Si Denis eut franchement peur, les autres crurent à une fumisterie, pensant qu'Albert Camus était le farceur et avait effectué le tour avec des fils très fins, tout en usant de ventriloquie! Ferroud apostropha l'écrivain débutant :
" Monsieur Camus, avouez que votre petit tour…
- Désolé, messieurs, mais je n'y comprends rien! Au risque de vous décevoir, je ne suis ni ventriloque, ni prestidigitateur, et je ne sais pas un mot de breton!
- Ce jeune homme n'y est pour rien, s'exclama Jean. Écoutez! Je vous traduis approximativement les paroles de l'"esprit". Il s'agit d'une…malédiction ou d'une prophétie!
"Mortels ici présents qui importunez mon repos et médisez sur ma personne, je vous adjure de renoncer à votre projet! Si ne le faites, chacun de vous, au fil des ans terrestres, subira mon juste châtiment! Du péril de la route, de la roue sans cavale surgira l'instrument de votre trépas!"
- Billevesées! Éructa Maurice. Nous n'allons pas porter naïvement crédit à cette comédie du dernier mauvais goût! Je ne crois pas au surnaturel, mais uniquement en Dieu! Si Satan compte mener le bal, il aura affaire à moi, que dis-je, à nous!
Jean répondit :
- Gaby, dans ses recherches ethnographiques, m'a parlé de la théorie du juge originel, du "shaitan" rattaché au paganisme agraire néolithique puis sumérien. Il ne s'agirait pas d'un tour du démon, mais d'une sentence, d'un jugement émis par les forces de la nature sollicitées par l'esprit de la chamane celte, que nous aurions offensée en la considérant comme une simple putain préhistorique, esprit libéré de son enveloppe corporelle, capable d'embrasser l'ensemble du parcours du temps!
- Dites qu'elle est devenue omnisciente en accédant à l'Agartha! fit Camus, incrédule. Messieurs, je me vois contraint de vous laisser à vos communs errements. Désolé de vous avoir dérangés, et au revoir!
- Toutes nos excuses, monsieur Camus. Nous sommes navrés, vraiment! Conclut le peintre.
Camus parti, il s'adressa à ses amis en ces termes :
" Oublions cela. Nous avons été victimes d'une hallucination collective. Accomplissons notre tâche jusqu'au bout! Achmed a dû mettre une drogue dans le thé! Je le congédierai, comme il se doit!"
C'était oublier qu' Albert Camus n'avait rien pris…
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Achmed fut renvoyé. Il n'appartenait à aucun groupe nationaliste comme l'étoile nord-africaine, à aucune confrérie religieuse, oulémas, frères musulmans et autres. Ce n'était pas un comploteur qui aurait souhaité nuire à des occupants colonialistes européens. Si ses collègues finirent par négliger l'incident, ce ne fut pas le cas de Jean. Il raconta tout à Gaby le soir même. Revenus d'Afrique du Nord, tous deux connurent les premières disputes.
Jean commençait à croire à la légende de la sorcière et aux assertions délirantes de sœur Jeanne. Un soir, il jeta à Gaby :
- Tu n'es pas un simple sosie d'Ysoline! Je te crois à la fois sa réincarnation et sa parente cachée! Le sang des Kermor et des Kerguelen coule dans tes veines! Avoue que ta mère a couchaillé avec Gwendall et que tu es sa fille illégitime!
- Tes insinuations sont odieuses! Gwendall était un obsédé, mais il ne fricotait pas dans les bordels comme son frère! Il n'avait pas de maîtresse!
- Après la mort de sa femme, il a bien fallu qu'il soulage ses pulsions avec quelqu'un!
- Ne dis pas de sottises!
- Je me suis intéressé aux religions orientales. Il existe au Tibet et au Népal des bonzes et des Toulkous qui se prétendent des réincarnations d'autres saints hommes. Pense au Dalaï-lama! Certaines conceptions de la métempsycose vont très loin : d'aucun prétendent que les réincarnés peuvent changer de sexe voire revenir sur terre sous la forme d'animaux, s'ils ont eu une vie imparfaite! Ils peuvent même brouiller le cours linéaire du temps, en optant pour le corps d'une personne d'une époque antérieure!
- Jean, par pitié!
- Gaby! Restons ensemble! Tu demeureras mon amour!"
Nous étions à la fin de l'hiver 1936 et Gaby commençait à douter. Elle prit quelques distances avec Saintonge en effectuant, à son tour, une tournée de concerts pour financer sa thèse de doctorat. Elle se montra éblouissante dans Chopin, Ravel et Schumann. Ses pièces de prédilection étaient "l'oiseau prophète" des scènes de la forêt du compositeur allemand et la mazurka opus 33 n° 2 du Polonais. Quant à Jean, absorbé par l'oratorio, il parvint à recruter sur annonce une jeune comédienne britannique, la Gwenaëlle idéale selon lui. Elle se nommait Lilian Hartley.
Née en 1913, auburn aux yeux verts, le corps frêle, mais le jeu passionné, très romantique. Elle parlait français couramment, avec un léger accent snob so british, grâce à une nannie parisienne qu'elle avait eue aux Indes. Son père était un colonel réputé de l'armée des Indes. Son nez retroussé, spirituel, enchantait ceux qu'elle rencontrait. Charles Laughton et Laurence Olivier, qui avaient joué au cinéma et au théâtre avec elle, la recommandaient chaleureusement. Au cours des répétitions, nonobstant ses inflexions de voix qui trahissaient ses origines, elle convainquit doublement ses partenaires et les auteurs. A défaut de Gwenaëlle, dont on ignorait l'aspect, si elle eût effectivement vécu, elle ressemblait à Mélisande de Kerguelen, dont le portrait par Carolus-Duran avait été acheté par le musée du Luxembourg. Lilian paraissait littéralement habitée, possédée par le rôle. Son interprétation se faisait extatique, passionnée. Ses yeux, hagards, avaient l'éclat de la folie mystique. Elle était Gwenaëlle. C'était comme si son corps ne lui appartenait plus, n'était qu'une enveloppe creuse investie par l'essence extrinsèque ou le pneuma antique de la chamane. Dédoublement de la personnalité? Schizophrénie? Un cas de "folie" semblable avait été signalé au début du XIXe siècle chez le tragédien Olibrius van de Gaerden, qui avait vécu les dernières décennies de sa vie à la romaine, drapé en toute saison d'une toge laticlave.
Le jeu exalté de Lilian nuisit paradoxalement à l'œuvre, qui eut le malheur de connaître sa première en mai 1936, en pleine vague des grèves sur le tas consécutives à la victoire électorale du Front Populaire. La critique, Emile Vuillermoz en tête, descendit l'oratorio, "boursouflé, insane, rhétorique et pesant comme une mauvaise pâtisserie de plâtre maquillée en délices de Capoue!" ainsi que l'écrivit Henry de Montherlant. Le four fut total, et le spectacle, au grand dam de ses concepteurs, sombra à la quatrième représentation. La pyrotechnie avait mal fonctionné, et la faiblesse du livret avait été mise en exergue avec juste raison, tant on y sentait la plume d'écrivains amateurs empêtrés dans un galimatias folklorique et érotique. Seuls Lucien Rebatet et le jeune Robert Brasillach, proches de l'extrême droite, émirent des avis plus nuancés. La folie de Lilian Hartley fut confirmée quelques jours plus tard : la presse titra cinq colonnes à la une sur un attentat déjoué contre le président du conseil Léon Blum. La comédienne, présentée par "L'Humanité" et "Le Populaire" comme un agent des fascistes britanniques de la clique d'Oswald Mosley, avait tenté d'abattre le chef du gouvernement avec un petit pistolet pour femme. Réfugiée dans un cirque, elle s'était suicidée en se jetant du haut d'un mât. Gwenaëlle venait de faire une nouvelle victime.
Le 17 août, elle récidiva : Pierre Octave Ferroud, premier à tomber sous les coups de la malédiction de Tipasa, se tua sur une route, quelque part en Europe orientale. L'accident fatal eut lieu en Hongrie, près de Debrecen. Ferroud était fasciné par l'école hongroise de Kodaly et de Bartok. Il n'avait que 36 ans, et son décès choqua tous ses amis, surtout ses associés de "Gwenaëlle d'Armor". Fortement commotionné par la nouvelle, Maurice Denis, qui tentait de digérer l'échec grâce à une nouvelle commande pour le nouveau palais de Chaillot en construction adressa un mot à chaque survivant, leur conseillant dorénavant de ne plus se rencontrer, de couper les ponts!
Tout autant impressionné, Jean officialisa sa rupture avec Gaby, qu'il laissa poursuivre son chemin. Il se tourna vers de nouvelles fréquentations, notamment vers Marcel Déat, le néo-socialiste à la cuti virée, dont la devise "ordre, autorité, nation", avait épouvanté Léon Blum au congrès de scission des néo avec la SFIO en 1933. Il délaissa "Le Temps" au profit de "l'Oeuvre", le journal de Déat, offrant aussi sa plume aux odieux "Gringoire" et "Je suis partout". Démissionnaire de la Schola en 1937, il se consacra entièrement à la composition, y compris pour le cinéma. Il dirigea également les orchestres qui exécutaient les musiques de films, arrangeant de même certaines partitions et orchestrations de compositeurs moins doués que lui, leur apportant une touche personnelle. Par modestie, il refusa toujours d'être crédité au générique. A cette époque, devenu pacifiste, puis munichois, il reçut une incroyable lettre d'invitation en Allemagne signée du Reichsführer Himmler en personne, au nom de la SS Ahnenerbe. Himmler avait lu la traduction allemande du livret de "Gwenaëlle d'Armor", y voyant une nouvelle Walkyrie. Jean préféra réserver sa réponse, puis finit par décliner l'invitation, mais l'engrenage le prit car il manifesta une admiration croissante pour les réalisations culturelles du chancelier Hitler. Il entama une correspondance avec des musiciens pro-nazis, en particulier Carl Orff, dont il commença à copier la manière. Jean commanda en Allemagne les partitions des dernières créations du IIIe Reich. Dans le même temps, il fit une nouvelle rencontre sentimentale alors qu'il aidait l'auteur de la musique du "Joueur d'échecs" de Jean Dréville, Jean Lenoir, plus connu dans le monde de la chanson, à parfaire l'orchestration de la partition de ce film avec Françoise Rosay et Conrad Veidt. L'heureuse nouvelle élue se nommait Evelyne Lancret, une jeune élève de Fernand Ledoux.
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Au printemps 1939, doctorat d'ethnologie bretonne en poche, Gaby fut embauchée par le tout jeune CNRS, crée par le Front Populaire. Elle fut chargée d'une campagne de recherches en Bretagne sous la férule de l'abbé Guiorvac'h. Il s'agissait de recueillir les traditions musicales orales, les anciennes mélodies menacées de déshérence, chez leurs derniers connaisseurs, musiciens et chanteurs, dans une zone particulièrement mise en danger par l'avancée du front d'acculturation gallo et français, en pleine Armorique centrale.
L'abbé Guiorvac'h représentait un compromis parfait entre ces prêtres de patronage de papier croqués par Joseph Gillain ou, plus littérairement parlant, par Irène Némirovsky, et les hommes d'Eglise de tradition scientifique comme les abbés Breuil et Lemaître ou encore le père Teilhard de Chardin, jésuite. L'ecclésiastique était loin du modèle des curés de campagne chers à Georges Bernanos. L'été 39 vit Gaby et l'abbé sillonner les villages isolés du massif armoricain, matériel d'enregistrement en mains.
Dans le même temps, Jean fut du plateau de "La charrette fantôme" de Julien Duvivier, parmi l'équipe technique (conseiller musical pour les effets sonores fantastiques), long métrage destiné au premier festival de Cannes, où Evelyne Lancret, on ne sait par quel piston, avait décroché le rôle féminin principal. Son jeu était encore juvénile, approximatif : elle fêtait à peine ses vingt ans. En 38, dans "Le joueur d'échecs", elle récitait encore de travers. Jean voulut l'aider à perfectionner son jeu, sa diction, pour qu'elle fasse moins écolière. Il faut dire que la petite n'était franchement pas mal! Son ovale régulier, ses grands yeux de madone tristes et doux, ses cheveux châtains soyeux, sa petite taille, sa minceur, lui conféraient un air de fragilité à peine moindre que celui de Gaby. Les producteurs ne s'étaient pas trompés en lui accordant, sur son seul physique, le rôle de sœur Edith, la salutiste poitrinaire amoureuse du vagabond perdu, David Holm, interprété par Pierre Fresnay. Le chef opérateur et le directeur de la photographie accentuèrent à dessein l'aspect évanescent de la sœur, qui ressemblait à un "bébé Bru" de la Belle Époque. La caméra s'attardait quasi affectueusement sur le regard profond d'Evelyne.
Les techniciens suivirent les recommandations officieuses de Jean. Au final, on obtenait l'image d'une icône, d'un chromo saint-sulpicien, proche d'Ysoline en ses derniers moments. Evelyne Lancret incarnait pour Jean un idéal de beauté, dont la coiffure tressée en couronne mettait en valeur l'ovale pur. Elle fut ce qu'il nomma "une poupée de porcelaine christique", prompte à arracher des larmes aux spectateurs les plus émotifs. La séquence où elle recevait sans broncher en pleine figure le verre d'alcool de la brute de la taverne, pour ensuite essuyer de ses mains fines et blanches l'odieux liquide et montrer son doux visage de jeune Vierge en gros plan se passait à ce titre de commentaire.
Jean assista au tournage, figurant dans la scène de l'inauguration du dispensaire de l'Armée du Salut. Le soir même, Evelyne se donnait à lui, boutonnée jusqu'en haut dans son uniforme!
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" Mais comment ce mec-là a-t-il pu tomber dans les rets de cette pétasse coiffée comme Dounia Kirilenko? S'esclaffa Luc Lebel. Quant au rituel de déshabillage, cette fois, il a dû être corsé et fort prolongé!
- La beauté d'Evelyne était encore plus envoûtante et intemporelle que celle de ma tante! Plus qu'une poupée de porcelaine Jumeau ou Bru, son visage évoquait un de ces modèles diaphanes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, chers à Greuze, Elisabeth Vigée-Lebrun ou Boilly à ses débuts. Cela s'était avéré particulièrement frappant lorsqu'elle avait joué le rôle de la patriote polonaise Sophie dans "Le Joueur d'échecs!"
- Elisabeth Vigée-Lebrun savait aussi rendre la beauté des brunes, ce me semble! A ce titre court une légende ayant trait à un portrait disparu d'une lady, présenté au salon de 1783, peinture possédée par Napoléon, qui se serait peu à peu effacée!
- "La comtessa aux pieds nus?" Son existence tient de la conjecture! Les descriptions faites à l'époque et les reproductions lithographiques du portrait nous montrent une "grande dame" dont le physique, d'après les exégètes, se serait apparenté à celui d'une star de cinéma, chose assurément impossible! Un expert à moitié fou l'aurait identifiée avec un "sosie" d'Ava Gardner en personne, ce que sous-entendait d'ailleurs le titre de la toile!
- Si nous en revenions à Gaby et à Jean?
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La déclaration de guerre surprit Gaby et l'abbé Guiorvac'h alors que tous deux faisaient halte à Morlaix. Leur mission de recherche courait normalement jusqu'au 30 septembre. Contrainte de rentrer à Paris, la jeune ethnologue put cependant rassembler ses notes et ses enregistrements phonographiques, en nombre suffisant pour effectuer un catalogage et entreprendre la rédaction d'articles présentant les résultats de la campagne ethnographique.
Quant à Jean, qui préparait un voyage à Cannes pour la première de ″La Charrette fantôme", présentée en compétition, il apprit l'annulation du festival pour cause de conflit. Il ne fut pas plus mobilisé qu'en 14, arguant cette fois-ci, outre ses poumons, sa position au sein des instances artistiques de l'hexagone. Il passa la drôle de guerre puis la campagne de France au calme à Neuilly, où il s'était installé en 1937, tandis que des condisciples es composition tombaient au champ d'honneur : Maurice Jaubert et Jehan Alain notamment. Pacifiste munichois, Jean n'éprouva même pas le besoin de fuir la débâcle de juin 40, pensant que l'Allemagne incarnait "la civilisation" et qu'il n'y aurait fichtrement rien à craindre du chancelier Hitler, sur le plan culturel du moins. Dès le 23 juin, il signa pour Marcel Déat un article présentant l'armistice et l'arrivée des Allemands comme une opportunité à saisir pour "régénérer" les beaux-arts et la musique française, par trop polluée par le jazz et le swing!
Gaby, par contre, fut de l'exode. Elle se retrouva au fin fond de l'Auvergne, où elle resta jusqu'au 15 août 40. De Saint-Flour, elle écrivit à Jean, lui demandant de l'aide, car elle se retrouvait sans le sou. Son ex ne répondit pas, trop occupé par sa maîtresse, elle aussi sans travail et enceinte de lui de surcroît! Evelyne accoucha d'un petit garçon, Rémy, le 3 septembre 1940, que Jean reconnut aussitôt. Enthousiasmé par la prise de pouvoir du Maréchal Pétain, notre musicien se rallia à la Révolution nationale et vint, sans scrupule, s'installer à Vichy, en résidence secondaire, au moment où fut proclamé le premier statut des juifs, pris par l'Etat français sans aucune pression ni sollicitation de l'occupant. Il applaudit à Montoire!
Gaby rentra à Paris pour reprendre son travail dans un petit bureau du nouveau palais de Chaillot, qui abritait le tout neuf musée de l'Homme. Comme elle, maints chercheurs et intellectuels du musée ne pouvaient accepter la situation présente. Elle s'engagea dans le réseau de résistance qui essayait de se monter, courageusement, dans une France attentiste. Parmi ces héroïques pionniers, des femmes comme Gaby, qui compteraient parmi la fine fleur de l'ethnologie française : citons Gasparine Million, la grande spécialiste de l'Afrique saharienne et des Touareg, ou Gervaise Esterling, qui elle, se vouait à l'AOF et serait l'amie et l'associée de l'ethno-cinéaste Yann Vourch!
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A l'énoncé de ces noms, Catherine eut des trémolos dans la voix.
" Mazette! Elle est humaine! Elle chiale! Songea Zut Rebel.
- Excusez mon émotion, monsieur Lebel. Yann fut un très grand ami. Il a résisté jusqu'au dernier moment pour empêcher le démantèlement des collections africaines du musée! Il…il est mort sur scène : sa Range Rover a versé dans un fossé, sur une de ces pistes du Mali qu'il affectionnait tant!
- Je ne pense pas que Gwenaëlle ait à voir dans cet accident là!"
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Un beau jour de novembre 40, Jean débarqua à l'improviste au musée de l'Homme. Il venait faire amende honorable : il avait besoin de renouer avec Gaby, de se faire pardonner sa conduite des quatre dernières années. Evelyne élevait leur bébé, et ne parvenait pas à retrouver du travail du fait de la désorganisation de la production cinématographique consécutive à la défaite. Gaby arborait désormais un aspect plus sévère, bien que son exceptionnelle beauté soit toujours aussi fascinante : chignon tiré, qui mettait en valeur sa nuque fine et racée et tailleur strict. Elle prit fort mal le retour du mâle prodigue.
" Tu sais, Gaby, ma chérie, j'ai changé et j'ai réfléchi. Evelyne m'a embobiné! Elle n'a pas ton talent et ton intelligence. C'est une grue, une dinde, et rien d'autre! Elle ne fait rien de ses dix doigts!
- Je doute de la sincérité de ton revirement. Avoue que tu assumes mal ta paternité! Tu n'es qu'un immoraliste opportuniste. Tu te dis que ta situation manque de la respectabilité nécessaire pour te faire adouber par le nouveau gouvernement! Tu te tournes vers moi dans l'espoir que je te fournisse ce certificat de vertu tant recherché, en conformité avec le nouvel ordre moral qui s'installe!
- Je… ce n'est pas cela, Gaby, chère Gaby! Souviens-toi de Saint-Cloud, d'Alger, de la Schola! Tu faisais moins la difficile! Tu te moquais du qu'en dira-t-on, de notre différence d'âge, de cette liaison illégitime et pourtant longtemps pure…
- Parlons-en! Ton Evelyne, qui vaut si peu selon toi, a vingt-cinq ans de moins que toi, et tu ne trouves rien à redire! Elle est à peine majeure! Il est vrai que les actrices sont des femmes faciles, surtout quand elles jouent à merveille les rôles de composition! Qu'a-t-elle de plus que moi? Ses yeux? Sa voix? Sa croupe? Garde donc pour toi ta spécialiste des interprétations de sainte nitouche phtisique, et va-t-en! Tu es définitivement pour moi un étranger!"
La réaction de Saintonge ne se fit pas attendre : son geste revêtit cette violence phallocrate typique d'un mélodrame flamboyant à la Douglas Sirk!
Il administra à Gaby un camouflet dans le vrai sens du terme! La jeune femme gémit, rougit, mais ne plia point. Avant de claquer la porte du bureau, le compositeur eut ces mots menaçants :
" Puisqu'il faut en finir, reste avec tes costumes bretons bouffés par les mites et tes binious pourris! Si tu veux m'ensorceler comme Gwenaëlle, c'est raté! Tu entendras bientôt parler de moi et, surtout, de mes nouveaux amis! Crains leur puissance!"
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La révolution nationale du Maréchal ne pouvait effectivement accepter, selon Jean, qu'un de ses plus fervents partisans demeurât un concubin notoire. Hypocritement, il régularisa sa situation. L'Eglise accepta un mariage religieux, en blanc, dans les formes. L'union eut lieu en février 1941, tandis qu'un orage terrible, sournois, s'attaquait au réseau de résistance du musée de l'Homme, provoquant son démantèlement précoce. Tout cela sentait la trahison : Million, Esterling, Vourch, Gaby elle-même, qui servait de boîte aux lettres, furent arrêtés. Interrogée par la Gestapo, Gaby pensa que son heure était venue. Inexplicablement, les Allemands la libérèrent au bout de deux jours. Elle ne sut quoi penser, jusqu'à ce qu'un officier SS, grand et raide dans son uniforme noir, vienne, un après-midi d'avril 41, dans son laboratoire d'ethnographie bretonne. Il se présenta, au nom de l' Ahnenerbe. L'Obersturmführer Horst van Furstenbuhrg venait, sur ordre du Reichsführer Himmler en personne, en tant que chef suprême de l'Ahnenerbe, solliciter la collaboration du laboratoire d'ethnographie celtique et bretonne du muséum afin d'effectuer des fouilles sur plusieurs sites mégalithiques armoricains susceptibles de livrer des preuves de l'appartenance des civilisations préhistorique puis celte d'Armor à l'aire culturelle des hyperboréens et aryens indo-européens, afin de corroborer la thèse raciale archéologique favorite du Reich de mille ans. Gaby comprit à l'instant pourquoi on l'avait épargnée : les Allemands souhaitaient l'instrumentaliser à leur profit, car ils savaient qu'elle jouissait déjà d'une certaine réputation parmi la nébuleuse des chercheurs et spécialistes des civilisations celtiques. De nombreux historiens, ethnologues et archéologues pervertis par le nazisme œuvraient outre-Rhin au service de l'Ahnenerbe, et les articles de la jeune femme avaient tous été traduits dans la langue de Goethe. Elle dut finasser, prudemment, sachant qu'un refus signerait son arrêt de mort. Ne se mouillant aucunement, elle déclara :
" Je n'ai pas une formation d'archéologue, mais d'ethnomusicologue. Je n'appartiens à aucun mouvement celtisant officiel. Mes travaux ressortent plutôt de l'enquête orale, et de la classification muséographique. Cependant, je puis vous orienter vers des personnes plus compétentes, comme l'abbé Guiorvac'h ou les militants de la cause bretonne, qui nous envoient parfois des articles d'érudition locale, souvent excellents."
Gaby voulait parler des érudits nationalistes bretons, engagés dans des mouvements autonomistes comme "Breiz Atao", certains collaborant même à une revue fort orientée destinée au jeune public, "Ololé". L'officier SS la remercia, sans doute impressionné par sa beauté anglo-saxonne, quoiqu'elle fût petite pour une pseudo-aryenne. Gaby pensait au sort de ses amis, chercheurs en civilisations soi-disant inférieures, méprisées par le racisme absolu de l'occupant, mais aussi, des colonisateurs obtus! Certains étaient en prison. D'autre étaient partis un beau matin dans des convois de chemin de fer, pour une destination improbable, "Nacht und Nebel", dont peu reviendraient. Il lui fallait sauver sa peau et résister, à sa manière.
Quant à Jean, ses multiples petites lâchetés et compromissions avec Vichy puis le nazisme en faisaient, chaque jour davantage, un pleutre, puis un salaud. Ainsi, il participa en septembre 1941 à l'exposition odieuse "Le juif et la France",
supervisant la partie consacrée à l'emprise supposée des juifs dans la production musicale française d'avant-guerre. Il s'encarta au RNP de son ami Marcel Déat. Remarqué dès 1941 pour son zèle militant par Xavier Vallat, il fut engagé par le commissariat général aux questions juives au poste d'attaché, chargé de l'aryanisation de la musique française. Il devint une sorte de Torquemada de la musique, censurant, épurant, interdisant. Le plus naturellement au monde, il poursuivait sa carrière de critique, de professeur et surtout de compositeur, multipliant les œuvres de circonstance, mêlant dans ses opus l'influence de "La danse des morts" d'Honegger, de "La symphonie des psaumes" de Stravinsky ou des "Carmina Burana" de Carl Orff : le sextuor "Nouvelle jeunesse", dédié à la fois au "Jeunesse" de Pierre Octave Ferroud et au général de La Porte du Theil, qui dirigeait les chantiers de jeunesse, l'oratorio anti-bolchevik, en l'honneur de la LVF, "Iekaterinbourg", le poème symphonique "Révolution nationale", véritable dithyrambe au maréchal Pétain et l'opéra manifeste pro-germanique "Clovis Rex Francia". Le style de l'auteur se faisait de plus en plus boursouflé, ampoulé, rongé par l'emphase et par la fatuité.
Un beau jour de 1942, il reçut le compositeur d'origine bordelaise Henri Sauguet,
qui lui montra un nouveau morceau, pour l'instant réduit à une partition purement pianistique, projet évocateur à la gloire de Paris. Jean connaissait les idées de Sauguet, attaché à la France chrétienne, monarchique et traditionnelle, comme lui avant-guerre.
Après que Sauguet lui eut joué les principaux thèmes de ses futurs "Tableaux de Paris", Jean, ému, lui déclara :
" Henri…votre "fil conducteur" ou leitmotiv est proprement bouleversant…Cet art de mêler en un seul thème le post-impressionnisme et le jazz, avec une touche d'arabesque orientaliste! Une mélodie à la fois nostalgique d'un Paris 1900, révolu, et évocatrice du prochain milieu de siècle… On dirait que vous vous référez à la "Belle Époque", mais une "Belle Époque" plus vaporeuse, suggestive, diaphane, que trépidante comme aux caf'conc'! Plutôt Monet que Toulouse-Lautrec… Je dirais même que nous sommes plongés avant 1900, au temps des robes à tournure, des portraits de groupe chers à Henri Fantin-Latour.
- Il est vrai que chez moi, la nostalgie se vêt davantage d'éléments feutrés que d'affirmations brutes. Je ne suis pas comme ces musiciens bolcheviks, dits motoristes… Je n'enfonce pas le clou, j'évoque discrètement, avec pudeur.
- Parmi les tableaux de Fantin, il en est quelques-uns, au musée du Jeu de Paume, représentant la belle-famille de l'artiste, notamment sa belle-sœur, Charlotte Dubourg.
Voulez-vous que je vous dise : le fil conducteur des "Tableaux de Paris" me fait puissamment songer à cette jeune femme blonde d'un autre temps. C'est comme s'il existait une correspondance à la fois baudelairienne (le poète ne fut-il pas peint par Fantin?) et disons, "trans-temporelle" -excusez ce barbarisme- entre les toiles du maître, incarnations du monde enfui qu'elles représentent et votre morceau. C'était le temps des expos universelles de 1878 et 1889, avec le fameux "gâteau" du Trocadéro. Une ancienne amie y a travaillé juste avant sa démolition, avant d'être affectée à l'actuel palais de Carlu qui l'a remplacé. C'est comme si la destruction du Trocadéro avait refermé définitivement une porte temporelle, un accès entre deux mondes, deux époques… Si j'avais pu la franchir, j'aurais couru à la rencontre de cette femme d'une confondante beauté."
Parallèlement, Jean poursuivit son activité de critique dans la presse collaborationniste, surtout dans "Je suis partout". Il agonit d'injures avec zèle les musiques dites dégénérées, "enjuivées", "nègres" ou "moscoutaires", réclamant l'immolation solennelle des partitions. Il se prétendit le véritable auteur de la musique de "Symphonie d'une vie", ultime film d'Harry Baur (1942), se vantant d'avoir remis à plat le travail pour lui peu satisfaisant de Norbert Schultze, traité d'auteur de chansonnettes, comme "Lili Marlène".
"Je pense avoir commis là une splendide partition, post-wagnérienne à souhait, bien spectaculaire, romantique attardée, avec quelques licences deçà-delà, quelques tolérances et concessions à notre magnifique musique impressionniste française, horizon du génie gaulois qu'il nous est interdit de dépasser sous peine de décadence de la race. Cela devrait amplement satisfaire les goûts musicaux de nos amis allemands", écrivit-il à Robert Brasillach.
Contre un auteur d'opérettes et de musiques de films, il nota :
"Monsieur Henry Verdun n'a que la manière, le procédé, pas la science. Ce qu'il a composé pour le film "L'assassinat du père Noël"
est proprement confondant, confit dans la médiocrité. Sa musique devrait se contenter d'illustrer discrètement les images se déroulant sur l'écran. Au lieu de cela, elle affiche sans vergogne sa redondance proliférante, envahissante, écrasante, qui noie le film sous un flux sonore saoulant. Il y a un terme anglais pour qualifier cela : "overwhelming".
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En ce printemps 1942, alors que l'occupant avait imposé le retour de Laval au gouvernement, Gaby eut la désagréable surprise de constater que, loin de prendre en compte son avis mitigé sur la requête de l'Ahnenerbe d'effectuer des recherches en Bretagne, son supérieur, Georges-Henri Rivière, avait donné son blanc-seing au dossier de demande soumis pour accord. Le reste, c'est à dire les autorisations de fouilles, relevait des monuments historiques et des antiquités nationales. Les Allemands obtinrent satisfaction, et, avec des archéologues français engagés dans leur cause, entreprirent une campagne de prospections près du site de Carnac. En juillet 42, en pleine rafle du Vel'd'hiv, ils trouvèrent une tombe chalcolithique, au mobilier funéraire abondant, où reposait une dépouille féminine. Le crâne du squelette avait conservé quelques touffes de cheveux séchés, rougis par l'oxyde de cuivre. Les archéologues SS présentèrent la défunte comme "la momie de la chamane hyperboréenne Gu-en- A-El" ainsi qu'ils l'avaient rebaptisée. Ladite momie fut exposée dans une vitrine du Musée de l'Homme en compagnie de ses comparses : l'inca sans visage, aux longs cheveux noirs, l'enfant gallo-romain des Martres d'Artières
et la prétendue courtisane repentie Thaïs. Concomitamment, à Lisieux, alors qu'elle priait sur la tombe de sœur Marie-Ysoline, une bigote atteinte de la cataracte annonça sa guérison miraculeuse! Coïncidence ou facétie de la "sorcière"?
Pendant ce temps, Evelyne, qui cherchait toujours du travail, reçut la visite d'une consœur, maîtresse d'un scénariste qui venait de passer derrière la caméra : Suzon Belayres. Cette brune pétillante, extravertie, pleine de bagout, venait offrir un contrat en or à Evelyne. Alfred Greven, le patron de la nouvelle compagnie cinématographique "Continental", engageait Evelyne pour une série de films!
" C'est comme j'te dis, Evy! L'Alfred, il est copain avec mon homme, Henri-Georges, et y t'fait une faveur! Ton premier film depuis 39! Ce sera un polar! Exposa-t-elle, avec son accent parigot gouailleur. Suzon portait des jupes franchement trop courtes! La pénurie de tissu due à la guerre n'expliquait pas tout!
- J'accepte de tout cœur, Suzon. Accompagne-moi chez Greven et je signe tout de suite. Jean n'y trouvera rien à redire et Rémy est sevré!
- Okay! Tu verras, les studios de Greven sont très bien équipés!"
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" Si je vous suis bien, c'est la poule de Clouzot qui est venue en personne offrir un job à Evelyne Lancret! Suzon Belayres, surnommée par Michel Simon "Suçon mammaire" ou "Jambes en l'air"! dit Luc Lebel. A ce sujet, permettez-moi une petite anecdote sur les célèbres collections érotomanes du grand comédien, ajouta-t-il, de la malice dans le regard..
- Faites donc, puisque vous y tenez.
- Michel Simon détenait sa propre collection d'anthropologie physique "très spéciale". Imaginez une série de bustes féminins, dépoitraillés, échantillons représentatifs des "races" et ethnies. Leur inspiration se réclamait du sculpteur du XIXe siècle Charles Cordier. Ces bustes avaient une particularité : leurs seins, en caoutchouc, contenaient divers alcools typiques. Il suffisait, comme le déclarait l'acteur, de "les traire", de presser les mamelons, pour qu'en jaillisse le spiritueux ou le vin désiré. Le buste de la Martiniquaise vous délivrait du rhum, l'Ecossaise du scotch, la Portugaise du porto, la Provençale de l'anisette, la Beaujolaise le vin équivalent, la Nippone du saké, la Mexicaine de l'aguardiente, la Congolaise du vin de palme etc. Parfois, Michel Simon suçait directement les mamelles de ses bustes, se régalant des lampées prodiguées par ces "bouteilles" d'un nouveau genre! Il possédait pire : des bassins masculins, eux aussi de diverses ethnies, avec des pénis de caoutchouc qui fournissaient des liqueurs…
- Arrêtez, monsieur Lebel! Vous en devenez obscène!"
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Désormais décolorée en blonde, Evelyne tourna plusieurs films d'intérêt secondaire, "contemporains" ou en costumes, pour la "Continental". Ce fut en 1943 que Clouzot la choisit, afin de "casser son image trop sage", pour le rôle délicat mais mature de Laura Vorzet dans "Le Corbeau",
dont il devait partiellement tourner les extérieurs à Montfort-L'Amaury, sur la suggestion personnelle de Jean, pour qui la bourgade évoquait le souvenir de Ravel. Clouzot exigea expressément qu'elle adoptât une seconde fois la coiffure en couronne de poupée iconique nordique ou slave déjà arborée dans "la Charrette fantôme". Evelyne avait pour partenaires Pierre Fresnay, qui osa la même moustache que son cher Jean, Ginette Leclerc, égale à elle-même, Pierre Larquey, mari "putassassier", âgé et roublard et Héléna Manson, dans le rôle de la sœur infirmière qui manquait se faire lyncher par la foule vindicative dans une séquence spectaculaire filmée en décors naturels. Au grand dam de Jean, qui, fasciné par les sorcières, avait pris comme singulière garniture de bureau une corneille noire empaillée, Evelyne emprunta l'accessoire. Le prétendu corbeau se retrouva dans les mains de Pierre Fresnay dans une des scènes "inquiétantes" du long métrage. Comme Bela Lugosi abusé par un faux film de vampires, Clouzot roula un peu la comédienne, qui croyait au départ incarner un rôle sentimental normal. Son amour pour Fresnay demeurait rentré, sous-entendu, étouffé, tandis que Pierre Larquey, le véritable coupable, parvenait à faire accroire à la responsabilité et à la folie de son épouse, bientôt internée. Jamais Evelyne n'avait joué rôle plus risqué. Elle se remit difficilement d'un tournage éprouvant, d'autant plus que le film suscita à sa sortie, au mois de septembre, un scandale sans précédent. Clouzot, pour les résistants, faisait l'éloge hideux de la délation pétainiste et des collabos, tandis que pour l'autre camp, ragaillardi dans ses convictions honteuses, il montrait le climat délétère et étouffant d'une France provinciale et décadente que l'Europe nouvelle sous la férule nazie se devait de régénérer en urgence! Attirant l'attention de la Résistance sur Evelyne, "nouvelle putain de l'Etat vichyssois", "blondasse voulant jouer les Brunehilde de lupanar nazi", puis "pouffiasse à Barbie, le tortionnaire de Jean Moulin" et autres compliments bien tassés, le film atteignit Jean par ricochet. Artiste et intellectuel "engagé" dans le mauvais camp, il devint l'objet de menaces sourdes et anonymes à compter de l'automne 43.
Il est vrai que jamais le zèle militant du musicien n'avait si bien fonctionné, surtout depuis l'invasion de la zone libre en novembre 1942. Inlassablement, sous la férule de Darquier de Pellepoix, qui avait remplacé Vallat en mai 1942, en pire, il redoubla d'efforts dans l'épuration, l'extirpation des "impuretés" et autres "éléments" non-aryens qui polluaient le milieu musical hexagonal. Compositeurs, chanteurs, interprètes d'origine israélite, quel que soit leur genre de prédilection, furent interdits, pourchassés, déportés, gazés, grâce à l'efficace bureaucratie montée par Saintonge. La censure s'abattit sur les œuvres passées et présentes, y compris slaves et tziganes. Les orchestres furent "nettoyés" de leurs "métèques". Un beau jour, Jean éprouva un semblant de retour à la raison, lorsque, après un ordre d'interdiction d'interpréter désormais Mendelssohn dans tout le territoire, il reçut des directives contre les écoles nationales d'Europe centrale et orientale, Bartok notamment. Il ne comprit plus : pour lui, Bela Bartok était l'un des plus remarquables compositeurs folkloristes contemporains, qui avait régénéré les musiques traditionnelles magyare et roumaine! En plein bureau, il déclara à un sous-fifre :
"Cette nouvelle directive qu'on me demande d'exécuter est proprement scandaleuse! Interdire Bartok, tout de même! Je m'en plaindrai à Cathala et je solliciterai une entrevue avec le Maréchal! Je vais écrire à Philippe Henriot et à Claude Delvincourt pour qu'ils m'appuient!"
Renouant le contact avec Delvincourt, directeur du Conservatoire depuis deux ans, qui rusait avec l'occupant en soustrayant ses jeunes élèves au STO, Jean, inévitablement, retrouva aussi Maurice Denis sur son chemin. Le fil fatal de Gwenaëlle s'était rattaché à eux! Nous étions en septembre 1943. Delvincourt s'empressa d'adresser une réponse négative. Non seulement la "censure" n'était pas de son ressort, mais, de plus, il avait juré depuis la mort de Pierre Octave Ferroud de respecter la décision de Maurice de couper les ponts avec les participants de la réunion de Tipasa, quel qu'en soit le prix à payer. Rongeant son frein, Jean eut pourtant la surprise de recevoir un second courrier, cette fois-là positif, de Philippe Henriot. Au vu des services rendus par le compositeur à la cause de la Révolution nationale et de l'ordre nouveau, le chef de l'Etat français, grâce à l'intercession du redoutable propagandiste de Radio Paris, bientôt ministre, acceptait de recevoir Jean à l'hôtel du Parc de Vichy pour la mi- octobre.
Inutile de dire qu'il ne sortit rien de concret de l'entrevue entre Saintonge et Pétain!
Le vieux maréchal, somnolent, ne réagit guère à la plaidoirie de Jean en faveur des musiciens folkloristes d'Europe centrale, dont la grande valeur artistique se devait d'être honorée. Saintonge en vint à évoquer les problèmes soulevés par "Le Corbeau" : depuis quelques semaines, sa femme et lui-même étaient l'objet de lettres anonymes dans le style de celles du film. Calomnieuses, elles menaçaient le couple de représailles et condamnaient la complicité de Jean avec l'occupant. Les termes en étaient violents et injurieux. Ce qui choquait intimement Saintonge, c'était le fait que le nouveau corbeau paraisse parfaitement au courant de l'affaire Gwenaëlle : il assimilait Evelyne à la nouvelle sorcière, héritière de Gwen la catin bretonne et de sa pseudo descendante, Ysoline la perverse. Pétain réagit enfin aux paroles de son invité. Pour lui, le calomniateur était un résistant bolchevik, un salopard en casquette avec un couteau entre les dents, mutin digne de ceux de 17, à fusiller d'office - et dans le dos qui plus est!- si on l'arrêtait! Le nom d'Ysoline lui rappela sa rencontre en 1907 au Chabanais avec la fillette, espiègle et rien de plus selon lui!
" Quelle extraordinaire petite fille, vraiment! Si vous l'aviez vue, monsieur Saintonge! Imaginez une improbable alliance entre l'espiègle Lili et la Sophie de la comtesse de Ségur! Sacrée attraction pour une maison close! Et mignonne, avec ça!
- Sauf votre respect, monsieur le Maréchal, cette gamine est tout de même la cause indirecte du suicide de son oncle!
- Je ne vois dans ces événements regrettables aucune malédiction, eût-elle été jetée par un mauvais plaisant qui se complairait dans la culture de la peur! Vous m'en voyez désolé, monsieur Saintonge, mais je ne puis rien faire pour vous. Seul le commandement allemand, à la rigueur… Les méthodes utilisées par votre adversaire ne correspondent même pas avec celles des rebelles que nous combattons, ces "partisans" du tsar rouge, ou de De Gaulle, ces agents stipendiés d'Albion et de Roosevelt, de John Bull et de l'oncle Sam…"
Celui que certains thuriféraires avaient considéré comme le bouclier, alors que le chef de la France Libre aurait été l'épée, comme pour se faire pardonner son impuissance crasse, offrit à Jean un cadeau inattendu. D'une boîte d'acajou au couvercle tout en marqueterie précieuse, chef-d'œuvre d'un de ces compagnons du Tour de France que le système traditionaliste des corporations, tant rêvé par un Charles Maurras et restauré par Vichy, encourageait en haut lieu, le vieux "Précis Le Sec", ainsi surnommé par certains contempteurs, sortit une odorante gâterie tabagique. Tandis que Pétain s'empressait de refermer d'un coup sec avant de le ranger le délicat réceptacle qui avait coûté des heures d'ouvrage à ce gavot ou dévoirant attaché au culte d'Agricol Perdiguier,
Jean huma le cigare vert, authentique et rarissime produit d'importation cubain que quelques années plus tard le grand Zino Davidoff en personne
n'aurait osé toucher par respect du "Bel Art". Il imprégna son nez des essences rares du tabac roulé de luxe. C'était pour Saintonge comme la résurgence d'une fragrance antique oubliée, extraite d'un balsamaire de verre bleuté du temps de Pline l'Ancien,
une vapeur cosmétique révolue surgie d'un aryballe ou d'un lécythe à fond blanc,
péan composé à la gloire d'un Apollon des senteurs, épithalame versifié à l'occasion d'une improbable noce entre saveurs et odeurs, pantoum baudelairien, iambes de Chénier, néméennes de Pindare, lais de Marie de France, odelettes de Gérard de Nerval, tropes d'Amaury de Saint-Flour, prosopopée odoriférante écrite exclusivement en septénaires trochaïques par l'un des derniers tenants chenus de la littérature grecque versifiant sous Gallien. Un Paul Valéry eût-il accepté une si raffinée métaphore? Même la muse Polymnie aurait éprouvé des difficultés à traduire en mots les impressions olfactives de Saintonge. La réputation d'un tel produit n'était d'ailleurs plus à faire : une seule boîte de ces cigares devait représenter trois ans de salaire d'un manoeuvre et, disait-on, des personnalités comme Louis Renault, J. P. Morgan junior, décédé en cette année 1943, ou Marcel Boussac, aussi riches fussent-elles, auraient parcimonieusement pesé les conséquences sur leur portefeuille avant d'acheter en quantité cette nouvelle manne ou "épice des Grandes Découvertes". Ce Dodo des cigares, cette Rhytine de Steller de la tabagie, espèce en voie d'extinction à cause de son coût des plus prohibitif, ne pouvait être consommée que chichement, à la manière d'un Harpagon! Un bonze tibétain, improbable converti au matérialisme, aurait qualifié le susdit produit de "Rimpoche", c'est-à-dire très précieux.
Jean, qui se contentait depuis toujours des gauloises bleues, malgré ses poumons médiocres, n'eut pas le courage de couper le bout de la friandise et de la consommer. Il laissa là la vieille baderne qu'une nouvelle crise de somnolence ne tarda point à reprendre. Il avait emporté le cigare, en souvenir…
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Puisque Pétain ne ferait rien, Jean opta pour une reprise de contact avec Maurice. Il débarquerait comme une fleur, dans son atelier, à Saint-Germain-en-Laye! De retour à son domicile de Neuilly, il surprit Evelyne, qui avait décacheté une nouvelle lettre anonyme, tissu supplémentaire d'ordures!
"Jean, mon Jean! Cela devient intolérable! Lis donc ces horreurs!"
Il arracha la feuille des mains de sa femme.
"Impossible de donner ce torchon à un graphologue, bien sûr! Que des caractères découpés et collés de je ne sais combien de feuilles de chou!
' Saintonge, salaud! Le CNR aura ta peau! Tu croupiras dans un in-pace septique, la merde liquide jusqu'à la bouche. Tu te blaseras de cette liqueur qui ne suffira pas à assurer ton prompt trépas! Ta pute de femme subira le châtiment du pétard bien placé dans son intimité, elle qui adore les godemichés boches! Crève donc, chien! Partisans, vengeons nos fusillés! Tu paieras l'arrestation des Tobie Goldenberg et autres Aaron Zylberstein, ces virtuoses de la grande musique dont tu as brisé les ailes!'
Ce n'est plus possible! Il y a un "traître" dans mes services, quelqu'un qui joue un double jeu et renseigne les rebelles et maquisards! Goldenberg et Zylberstein ont été exclus effectivement de l'orchestre de l'opéra de Vichy l'an dernier, sur ma recommandation!
- Jean, tu dois demander la protection de Darnand et de ses miliciens! Mais, un doute m'assaille. Que deviennent tous ces musiciens juifs que tu fais exclure, dis-le-moi, s'il te plaît! J'ai le droit de savoir! Il paraît qu'il y a des convois de chemin de fer qui partent tout le temps pour l'Allemagne ou la Pologne, des wagons à bestiaux où on entasserait des gens…
- Une fable que tout cela! Une rumeur colportée par Londres ou Alger! Intoxication!
- Jean, je ne te reconnais plus! Tu as changé!
- Depuis "Le Corbeau", tu m'as porté la poisse! Tu aurais dû refuser ce rôle!
- Il faut bien vivre, pouvoir manger tous les jours! Et avec le marché noir…
- Evelyne, arrête!
- Jean, pour notre fils, nous devons…
- Tu me dégoûtes! Cesse donc de te maquiller ainsi et de te décolorer le cheveux en blond! Cela te vieillit! Je vais finir par croire que tu le fais exprès!
- Jean, calme-toi! Un rien t'emporte!
- Tu appelles ça un rien! Des menaces de mort, des insultes! Je vais finir par croire que tu es de mèche avec le calomniateur, et que derrière ces ignominies se cache Gaby en personne, qui veut se venger!
- Mais vous avez coupé les ponts depuis trois ans!
- Cette femme a la rancune tenace!
- Tu dissimules un lourd secret la concernant, je le sens! C'est cette histoire de sorcière bretonne! Tu crois qu'elle est sa réincarnation et qu'elle a juré ta perte!
- Je suis moins superstitieux que Maurice! Justement, je pars demain à Saint-Germain. Je vais lui mettre les points sur les i! Et s'il y a une réincarnation d'Ysoline ou de Gwen, c'est peut-être toi-même!
- N'importe quoi!"
Jean parti, elle pleura doucement….
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Comme promis, Saintonge parvint chez Maurice le lendemain, en début d'après-midi, à la stupéfaction du vieux peintre qui le prit fort mal. Il lui raconta tout : les menaces ordurières, la vaine entrevue avec le Maréchal, la fâcherie avec son épouse…
L'atelier de Maurice était à son image : un vrai reniement de saint Pierre, mais inversé, puisqu'il avait rejeté l'avant-garde nabi de ses débuts au profit de cette "ligne claire" chrétienne, aux couleurs vives, lumineuses, spirituelles... Cependant, à la place, tout témoignait désormais, depuis peu, il était vrai, d'un nouvel ascétisme monacal de trappiste ou de carme déchaussé, surrection inattendue d'une ultime tendance stylistique. Maurice vivait presque comme un reclus médiéval. Ses toutes dernières esquisses tournaient à l'obsession théosophique, à ce profond et fanatique mysticisme espagnol du Siècle d'Or, rappelant ces sinistres hommes en noir, à l'étroit pourpoint, étranglés par leur fraise, les joues émaciées, la barbe en pointe,
qui se pâmaient en prière, les genoux endoloris, manifestant leur idolâtrie iconodoule tridentine, face aux peintures et retables maniéristes ou ténébristes d'un Berruguete,
d'un Greco ou d'un Zurbaran.
En son art se dissolvaient, se mélangeaient, la couleur, le fond et la forme, devenus indiscernables, ainsi qu'en témoignaient quelques ébauches qui rappelaient l'ultime style, quasi abstrait, du Titien. Cette abstraction proto ou néo-caravagesque (si l'on veut) se rapprochait curieusement du principe d'incertitude de Werner Heisenberg! D'où provenait le coup de pinceau? Où allait-il? S'il avait davantage vécu, Maurice Denis aurait-il fini par faire sienne l'abstraction lyrique d'un Mathieu, artiste monarchiste d'avant-garde, ou opter pour l' "action painting" d'un Jackson Pollock? Dans une autre uchronie, peut-être…
"Misere mei Deus! S'écria le peintre. En entrant subrepticement dans mes pénates, Jean, tu réveilles le monstre Gwenaëlle! Tu attires son attention!
- Pas Gwenaëlle, mais sa réincarnation par le biais d'Ysoline, Gaby ou Evelyne!
- Comment? Ta femme aussi? Mais c'est elle qui subit et partage avec toi les menaces! D'ailleurs, sais-tu qu'en adhérant à la métempsycose, tu te fais hérétique? Discutes-en avec un théologien, ou plutôt, un savant, un biologiste, que sais-je? Tiens, par exemple, va voir Alexis Carrel, fiche-moi la paix et oublie-moi! Lui saura et te comprendra peut-être!
- Je veux bien, Maurice, mais tu te fais par trop de bile. Ce n'est pas toi qui reçois ces menaces de mort! De plus, Saint-Gildas, où réside actuellement cet illustre savant, n'est pas la porte à côté. Dans le contexte actuel, avec l'essence rationnée et les risques d'attaques et de bombardements de ces salauds d'Anglo-américains, me rendre en Bretagne s'avère des plus risqué!
- Il suffit! Pourvu que l'ire de Gwenaëlle ne nous tombe pas dessus! Agnus Dei, qui tolis peccata mundi…
-Voilà sa crise mystique qui le reprend!
- Tu as assez commis d'actes peccamineux dans ta vie pour craindre le Jugement Dernier! Jean, repens-toi tant qu'il est temps! Confiteor…
- Puisque tu joues les fous de Dieu, je pense que nous n'avons plus rien à nous dire! Adieu, Maurice!
- De la fureur de la sorcière, délivrez-nous, Seigneur! Liberate nos, Domine!"
Jean quitta l'atelier en haussant les épaules. Ce fut l'ultime fois qu'il vit Maurice Denis vivant…
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Alexis Carrel, ce scientifique d'une ambiguïté extrême, pour ne pas dire plus…
Encore un catholique traditionaliste, comme Jean et Maurice, un homme bien entouré par un moine, Dom Alexis Presse, et une conjointe, Anne, épousée à 40 ans, qui lui mangeait les cheveux (qu'il n'avait pas). N'était-ce pas lui, ce grand chirurgien réputé évoqué dans "La main du diable" de Maurice Tourneur, autre film légendaire de la « Continental »? Maurice aurait dû recommander à Jean une entrevue avec Paul Claudel ou Monseigneur Saliège. Mais voilà, le pape de l'eugénisme à la française, bien que déjà malade du cœur, restait incontournable, et sa collaboration passée avec le tout aussi dangereux Charles Lindbergh démontrait son attachement à un "ordre nouveau" pour lequel Jean payait de sa personne. Entre partisans du mauvais camp, Saintonge et Carrel n'auraient pu que s'entendre dans une communauté de pensée.
C'est pourquoi le savant perverti n'exprima aucune surprise lorsque, après un long et fatigant voyage, Jean se présenta dans la propriété de Saint-Gildas, sur la recommandation de Maurice Denis, tint-il à préciser. Sans toutefois insister sur les menaces dont il était l'objet et sans citer les noms, Jean expliqua à Alexis Carrel les troubles que lui et Maurice ressentaient au sujet d'une supposée "sorcière" et l'idée de réincarnation de celle-ci en Evelyne, ou en Gaby, impossibilité biologique que l'on sait. Autour d'une petite collation arrosée de chouchen Saint-Mamert cuvée 1913 (la dernière), les deux "éminents" personnages conversèrent.
- Si je vous suis bien, monsieur Saintonge, vous pensez être tourmenté par un "esprit" malfaisant qui se serait incarné dans une femme de votre connaissance, mais vous ne parvenez pas à trancher la question : de laquelle s'agit-il? Avouez donc que vous abandonnez là tout rationalisme au profit d'une vision obscurantiste, païenne, des choses!
- Cependant, je suis tout aussi bon catholique que vous, ou que Maurice. Je ne cède pas à une vieille superstition de paysan breton borné…
- la métempsycose est un système de croyances inhérent aux religions orientales, du moins le pensais-je comme vous, jusqu'à une date récente. Avez-vous entendu parler des codex gnostiques?
- Pas du tout! Les gnostiques n'étaient-ils pas des hérétiques, issus de Simon Le Magicien et condamnés par les Pères de l'Eglise? Leur système était fondé sur la gnose ou connaissance…
- Ces codex étaient réputés disparus, notamment les Evangiles gnostiques[5], à de rares exceptions près. Or, il a existé d'autres écrits, bien présents dans des collections privées, quant à eux, du moins jusqu'à voici trois ans.
- Quelle révélation!
- Les codex dont il est particulièrement question ici se rattachaient à la mouvance alexandrine du IIe siècle, mais aussi à Marcion de Sinope. Vous savez, ce singulier personnage qui refusait d'intégrer l'Ancien Testament dans le futur canon et se voulait plus paulinien que Saint Paul. En bref, jusqu'en 1940, à Londres, une illustre famille de lords anglais, les Percival, était en possession de différents traités qui auraient été dévorés par les flammes lors du blitz, lorsque le manoir excentrique du dernier lord du nom a subi les bombardements que l'on sait. Or, Dom Presse, mon grand ami, m'a révélé ceci : la Compagnie de Jésus aurait pris soin de ces vénérables parchemins, les récupérant à temps, et les confiant à la garde d'un de leurs plus illustres membres : le père Teilhard de Chardin! Tout ceci au grand dam du Reichsführer Himmler, qui les convoitait!
- Ces préliminaires ne me disent aucunement en quoi des écrits hérétiques de l'Antiquité seraient liés à mes "persécutrices".
- Les textes ainsi dérobés par les jésuites sont connus des seuls théologiens spécialistes du christianisme primitif. Il s'agirait de la Tétra Épiphanie de Cléophradès d'Hydaspe, un gnostique gréco-indien, influencé par le bouddhisme et l'hindouisme, qui vécut sous Antonin le Pieux, et de la Tétra Sphaira de son dernier disciple, Euthyphron d'Ephèse, de la fin du IIe siècle, assassiné par les hommes de Septime Sévère, qui disputait la pourpre impériale à d'autres prétendants.
- L'Inde, Bouddha… Je commence à entrevoir le rapport avec mon affaire…
- Cléophradès d'Hydaspe a formulé une théorie très particulière de la réincarnation, attachée à une étude embryologique plus qu'en avance sur son temps. Il fut le premier à décrire avec exactitude les différents stades de l'embryogenèse humaine, plus de 1500 ans avant nos scientifiques chevronnés bénéficiaires du microscope. Sa théorie se résumait en ceci : la détermination du moment où l'âme, la psyché ou le pneuma du Logos divin, selon sa théologie fumeuse sur laquelle je ne suis pas compétent pour entrer dans les détails, pénètre l'être en gestation. Au Moyen Âge, on parlait du quarantième jour. Pour Cléophradès, c'était au cours de la neurulation, qu'il fut le premier à décrire, que l'âme s'incarnait dans l'être en devenir, alors que s'ébauche le système nerveux, soit entre le quinzième et le vingt-et-unième jour de la gestation, lorsque le disque embryonnaire prend la forme d'une raquette puis d'une gouttière, qualifiée de neurale.
- Incroyable!
- Les écrits de cet illuminé affirment que l'âme peut se réincarner à n'importe quelle époque, aussi bien passée que future, car pour le Pan Logos qui gère le Tout, il n'y a point de temps. L'âme a intérêt à choisir un corps qui vivra longtemps, car cette époque, dois-je vous le rappeler, était marquée par une forte mortinatalité. Rares étaient ceux qui atteignaient un an, encore plus pour l'âge adulte. D'où parfois des délais de plusieurs années entre deux incarnations… Mais Cléophradès puis Euthyphron sont allés encore plus loin : ils ont précédé Haeckel et sa théorie de la récapitulation.
- Eclairez-moi, je ne suis pas biologiste.
- Pour eux, comme pour Haeckel, l'embryon humain récapitule, de stade en stade de développement, toute l'histoire du vivant : cellule unique, puis boule indifférenciée, poisson, batracien… Dois-je vous préciser que les embryons ont une queue et des fentes branchiales?
- Je l'ignorais.
- La bonne formule est : l'ontogenèse récapitule la phylogenèse. L'évolution de l'individu reproduit celle des espèces. L'opus de Cléophradès induit une théorie encore plus sidérante : l'opportunité, chez l'embryon encore indifférencié, de plusieurs choix, de divers itinéraires de développement possibles, le conduisant vers l'être achevé de l'une ou l'autre espèce. Notons qu' Etienne Geoffroy Saint-Hilaire a effleuré cette idée au début du siècle dernier. Cela est absurde : il y a en chacun de nous un programme chromosomique et, s'il y avait choix d'espèce, cela ne se ferait qu'avec un "créateur" qui modèlerait toutes les formes de vie hors de toute matrice ou œuf, dans des "cuves" ou des "éprouvettes", un improbable Deus ex-machina, qui n'est point notre Dieu qui a permis à la vie de croître et de multiplier, mais par les voies, les matrices naturelles! J'y vois là malice, ou plutôt une mauvaise interprétation de la réincarnation hindouiste, où l'homme qui a fauté subit, et non pas choisit une renaissance dans une forme inférieure…
- Tout à fait fumeux! s'exclama Jean, incrédule. Le "choix" de l'embryon équivaut à une sorte de libre arbitre, sinon, c'est de la prédestination.
- Plutôt du déterminisme. La prédestination et le libre arbitre sont des questions théologiques liées au salut. Déterminisme ou incertitude sont de l'ordre de la science. En tant que croyant fervent, j'opte pour la première option : l'Homme est le but de l'évolution.
- Et mes réincarnations, dans tout cela?
- Pour le savoir, voyez l'état civil. La date de la mort de la supposée personne qui se serait réincarnée, et les dates de naissance de chacune des candidates à la réincarnation. Retranchez la durée de gestation - si elles sont nées à terme ou pas, cela change le calcul - plus les 15-20 jours de la neurulation, et vous aurez la date à laquelle l'"âme" de la candidate a intégré l'embryon. Vous aurez ainsi la réponse à votre énigme."
Ces paroles firent sur Jean l'effet du fer rouge sur la plaie. En une seconde, il comprit.
" Gaby ne peut être Ysoline réincarnée. Elle avait raison!" pensa-t-il.
Il rajouta une question :
- Si le "Pan Logos" du gnostique existe, qu'en est-il de notre libre arbitre?
- Monsieur Saintonge, répliqua Carrel, j'ai le regret de vous dire que nous sommes tous manipulés. Nous sommes des pantins. Même le Führer Hitler et le Maréchal ne sont que des pantins.
- Bigre! Excusez-moi, mais, sans indiscrétion, d'où tirez-vous autant d'informations sur ces textes hérétiques qui ne relèvent pas de votre domaine?
- J'ai mes "informateur" et mes relations, comme Dom Alexis. Je ne puis vous en révéler davantage.
- Puisqu'il en est ainsi, je crois qu'il est temps que je prenne congé.
- Frère Philippe vous raccompagnera jusqu'à l'embarcadère."
Les deux hommes se serrèrent la main. Dommage que Jean ne fit nul cas de la chevalière que Carrel portait à l'annulaire droit. Le compositeur n'éprouvait aucun intérêt pour la sigillographie. Or, cette chevalière d'or natif était bel et bien une espèce de sceau. Le dessin représentait un chrisme, mais hétérodoxe. Au milieu d'un symbole fait d'un cercle de flammes, une sorte de dieu du panthéon hindou trônait. De lui irradiaient quatre rayons à chaque point cardinal, à l'extrémité desquels étaient gravés des mots en grec, tous porteurs du préfixe "pan" : Logos, Phusis, Zoon et Chronos. La facture du dessin était très hiératique, très "Bas-Empire".
Un étrange moine raccompagna Jean jusqu'au bateau pour le continent. Impossible d'apercevoir le visage du Frère, parfaitement dissimulé par la capuche. Par contre, Jean crut distinguer sur le dos de ses mains une abondante pilosité rousse. De lui émanait une forte odeur, un peu fauve. La bouche de l'homme demeura scellée tout au long du chemin. C'est tout juste s'il exprima un grondement sourd, inarticulé, en guise d'au revoir, quand Jean rembarqua de Saint-Gildas.
Lorsqu'il rejoignit son véhicule, la fameuse Renault Vivasport, ce fut pour constater qu'un inconnu l'avait partiellement vandalisé : les deux pneus avant étaient crevés et un vilain papillon placé sur le pare-brise. Une nouvelle lettre d'insultes, que Saintonge prit soin de manipuler avec des gants, estimant qu'elle pouvait receler un indice, autrement dit des empreintes digitales. Bien qu'il perdît du temps à la réparation de l'auto, Jean se hâta de rejoindre directement Paris, le Quai des Orfèvres plus précisément. Non, il n'avait pas porté plainte en Bretagne, ni à la police, ni aux gendarmes. Oui, même le Maréchal était au courant des lettres de menace, mais l'Etat français ne pouvait rien faire. La lettre devait être marquée d'empreintes. La police scientifique en détecta, en effet. Mais aucune n'était répertoriée dans les fichiers. Mieux : elles n'avaient pas l'air humaines… Estomaqué, Jean tenta un ultime recours : il écrivit à Joseph Darnand pour solliciter une protection rapprochée de miliciens.
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Evelyne constata que son mari lui posait trop de questions indiscrètes au sujet de sa venue au monde. Il avait écrit à l'état civil afin d'obtenir un extrait d'acte de naissance. Il se souvenait que sœur Marie-Ysoline était décédée au début de juin 1919. Or, la mère d'Evelyne était accouchée un 8 décembre 1919. Sauf impossibilité, ou erreur, Evelyne n'avait pu naître après six mois de gestation. Elle aurait été gravement handicapée, ou pis, non-viable! L'accouchement s'était certes produit avant terme, mais au huitième mois de grossesse. Toute la théorie d'Alexis Carrel s'écroulait, du moins si on raisonnait selon un temps linéaire et fléché. Pourtant, pour les "âmes", l'essentiel était de frapper à la bonne porte, c'est-à-dire d'opter pour la bonne neurula, celle qui ne présenterait pas d'anomalies, de malformations, de pathologies, empêchant la survie du futur bébé. Dans ce cas, le facteur temps ne comptait plus et la réincarnation pouvait s'effectuer n'importe quand dans le passé ou dans l'avenir! Cela remettait Gaby en selle!
Evelyne finit par s'alarmer : début novembre, elle commit une escapade à Chaillot et parvint à rencontrer Gaby qui aidait discrètement les résistants de la capitale. Gaby menait une double vie : celle, publique, de chercheur et celle, clandestine, de soutien à la France Libre et au CNR. Evelyne reconnut la grande beauté de la jeune femme de 29 ans. Toutes deux se concertèrent : Jean était un collaborateur notoire, qui mériterait que justice soit un jour rendue, mais selon des voies légales. Il fallait donc prévenir tout règlement de compte prématuré. Evelyne jura le secret : elle n'avait jamais été convaincue par les idéologies ambiantes. Ce qui lui importait, c'était son gagne-pain. Elle savait qu'un jour ou l'autre, le cauchemar s'achèverait. Pour Jean, elle plaiderait la clémence.
" Jurez-moi, Gabrielle, que la cause que vous défendez en sous-main, qui doit être la bonne, saura pardonner les errements de mon mari, l'heure venue. Je pense qu'il existe des cas pires que le sien.
- Je ne vous promets rien, madame Lancret. J'ai bien connu Jean. Pour excuse, il est issu d'un milieu conservateur, qui ne pouvait penser autrement. Vous m'objecterez que je raisonne à froid, en pure anthropologue. Moi aussi, pourtant, je viens de ce milieu de notables bourgeois catholiques, mais les épreuves m'ont ouvert les yeux. J'ai su renoncer à mes anciennes convictions grâce à mes fréquentations professionnelles et je sais que le racisme et la haine doivent être bannies à jamais de nos sociétés qui se prétendent civilisées."
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Matinée du 13 novembre 1943, Saint-Germain-en-Laye. Depuis un mois, Maurice Denis attendait de pied ferme la réaction de Gwenaëlle. Il ne se laisserait pas occire sans résister. Plus question pour lui d'emprunter le moindre véhicule roulant autre que le train. Même une bicyclette s'avérait dangereuse. Tout à son obsession paranoïaque, il demeurait des heures entières dans son atelier, ne se sustentant que de loin en loin. Il développait vis à vis de son art une distanciation blasée. Il doutait de la postérité et ne parvenait plus à poursuivre le moindre travail créatif. Il occupait son désoeuvrement en reprenant inlassablement la lecture des "Propos sur la peinture" de Dong Qichang (1555-1636), sorte de Vasari chinois. Les pages de l'ouvrage en devenaient graisseuses et sales à force d'un feuilletage forcené et répétitif.
Délaissant Qichang, il passa à un recueil de reproductions de peintures de Wang Yuanqi (1642-1715),
un artiste qualifié de Cézanne chinois, car déjà pré-cubiste, contemporain de l'Empereur Kang Xi . Il en avait désormais la conviction : développer davantage ses dernières esquisses jusqu'à l'opus finalisé ne le mènerait qu'au syndrome de la création de trop, comme ultérieurement E.P. Jacobs pour "Les trois formules du professeur Sato" ou Chaplin pour "La comtesse de Hongkong". A quoi bon? Son heure était passée, et il n'avait même pas été un nabi japonard! De lui, ne resterait qu'un petit maître, un de ces Josépin, de ces Hannibal Carrache, de ces plus tardif Utrillo, qui ne comptent plus en histoire de l'art, puisque passés de mode. Trop "bien arrivé", jamais crève la faim, donc soustrait à l'étiquette d'artiste maudit, la seule satisfaisante. Trop d'honneurs tuent la gloire pour la postérité. On écrirait en épitaphe : "Ci-gît Maurice Denis, principicule, cacique, fantoche, roitelet de la peinture". On le restreindrait et l'abandonnerait aux querelles picrocholines de spécialistes ultra pointus, auteurs de thèses d'Etat nombrilistes et narcissiques lisibles par moins de dix personnes. Il ne serait ni "Duke", ni "King", ni Count", comme quelques princes du jazz.
Puisque démodées, plus aucun musée n'accepterait bientôt d'exposer ses œuvres. Elles seraient condamnées à l'enfouissement dans les réserves ad vitam æternam, à un lent pourrissement, une corruption, un empoussièrement graduels. Peut-être finirait-on par les vendre à l'encan au premier offrant qui les utiliserait comme engrais ou comme combustible? Ou encore aurait-on l'autorisation de les vandaliser, de les profaner, les marteler, les immoler, les démanteler, les détruire jusqu'à la dernière écaille de pigment afin qu'il n'en restât nulle trace pour les siècles des siècles. "Yahvé fera de Ninive…" Maurice ne pouvait imaginer un instant son fameux "Hommage à Cézanne", par exemple, traité pis qu'un chancre coloré, un tréponème, un microbe, voué aux gémonies, au cul de basse-fosse, à l'ergastule, la léproserie, les latomies pour les esclaves, les intouchables et les parias…
Maurice sentit une odeur nauséabonde, animale, envahir l'atelier. Il comprit : Gwen ou un de ses avatars était là, enfin! Il remarqua, fugace, une silhouette simienne, ombre chinoise incongrue, brusquement apparue, sur le mur maître. Un démon tibétain de l'Agartha? La vision s'estompa, mais Denis prit la pire résolution de sa vie : il s'attela à la destruction de toutes ses dernières ébauches mystiques hispanisantes et quasi abstraites. Il lacéra les toiles, déchira les feuilles de dessin, brisa les cadres et chevalets, puis jeta le tout dans la chaudière de la cave, activée au charbon de bois, qui dégagea une âpre et nauséabonde fumée noire. Puis, il marmotta, comme une antienne :
" Je dois me rendre au Quai Conti, à l'Académie des Beaux Arts pour la séance hebdomadaire… J'ai été élu à l'Institut au fauteuil de Forain en 1932. J'ai succédé à Forain, j'ai succédé à Forain".
Il récita cette mélopée en vidant une bouteille de rosé. Perdant ses lunettes, qu'il brisa d'un coup de talon, il se vêtit de ses parures académiques, épée comprise, et sortit, ne saluant même pas sa famille, se dirigeant vers la gare de Saint-Germain à pied, afin de prendre un billet de troisième pour Paris. Nous connaissons la suite : perdant toute sa raison, le vieillard erra dans les boulevards, ne prenant même pas le métro, à la rencontre de la camarde.
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La nouvelle de la mort de Maurice aggrava chez Jean le sentiment de proie traquée par des chasseurs sournois. Les six mois qui suivirent devinrent pour Evelyne un enfer, d'autant plus que les soutiens de Saintonge se détachèrent de lui. Darnand, devenu secrétaire général au maintien de l'ordre, refusa d'accorder une escorte au compositeur, qui n'était pas un dirigeant politique. Son isolement s'accentua. Le nouvel ordre mondial dont il avait rêvé se délitait au fur et à mesure de l'avancée des troupes alliées en Italie et sur le front de l'Est. Un débarquement en France s'annonçait, imminent. La Résistance marquait des points, au prix d'un douloureux martyrologe, tandis que la communauté juive poursuivait son mortel calvaire. Tout à ses obsessions, Jean ne recevait plus personne. Il ne composait plus, ne rédigeait plus d'articles, ne venait plus à Vichy, négligeait Darquier et ses sbires qui le prirent pour un déserteur de leur cause. Il passait son temps en imprécations contre le monde entier. Sa femme se résignait. Rémy lui-même se réfugiait perpétuellement dans ses jupes car il avait peur de son papa. Le gamin était très perturbé pour ses trois ans et demi. Peut-être eut-il fallu le recours d'un psychologue pour le père et d'un pédiatre pour le fils, à moins que le divorce…
Evelyne venait de tourner un nouveau film, sous la direction de Jean Dréville, avec Noël- Noël, long métrage qui mettait en scène les Petits Chanteurs à la Croix de Bois. Dréville avait dans ses cartons, depuis 1938, un scénario dont aucun producteur ne voulait. Il s'agissait des aventures d'un voyageur du temps surgi de la fin du XXe siècle qui tombait amoureux d'une ancêtre du XVIIIe siècle. Voulant empêcher sa mort prématurée, notre "tempsnaute" fantaisiste modifiait le cours de l'Histoire. Au final, ni la Révolution ni l'Empire n'avaient lieu. En 1808, Louis XVII régnait sur la France et Napoléon n'était qu'un simple bonnetier! Le réalisateur et Noël- Noël, co-auteur du projet, l'avaient qualifié du beau néologisme de "julesvernerie moderne" Le titre en serait "Le voyageur des siècles".
Exaspérée par l'attitude schizophrène de son mari, Evelyne osa, à son insu, farfouiller dans ses papiers intimes. Elle y découvrit des notes prises sur le carnet de Gwendall de Kermor, ainsi qu'une espèce de journal, ouvert depuis septembre, lorsque la "persécution" avait commencé. Jean y confessait sa trahison de 1940 envers Gaby et avouait être écartelé entre ses amours passé et présent. Les deux femmes de sa vie l'obsédaient en cela que chacune pouvait être la réincarnation d'Ysoline, donc l'avatar de Gwenaëlle. Tous les événements douloureux enchaînés depuis le mois d'août 1935 avaient la chamane celte pour unique responsable. Jean était tombé dans les rets de cette nouvelle sirène, dédoublée en deux personnes ou hypostases, selon la terminologie des tétra-épiphanes! Son dilemme amoureux avait obéré sa santé mentale. Il priait pour que s'accomplisse la malédiction, pour que son calvaire s'achevât enfin, comme celui de Maurice. Ce qui frappa le plus Evelyne fut la consignation de la théorie de la métempsycose telle qu'elle était réinterprétée par Alexis Carrel. Elle conclut : "La réincarnation de Gwenaëlle, c'est moi!"
Malheureusement, Jean s'aperçut qu'elle avait fouillé ses affaires. Le pleutre collabo lui fit une scène, menaçant de la battre. Alors qu'il s'apprêtait à assener les coups, Evelyne, rouge de ses sanglots, lui cria :
" Arrête-toi, fou que tu es! C'est Gwenaëlle que tu tourmentes en moi! Je suis sa réincarnation! Ne me frappe pas! Noli me tangere!"
Elle s'effondra, s'étouffant de son chagrin.
- Gwenaëlle! Grâce! Grâce! Hurla l'aliéné. Pardonne-moi!
Elle ne réagissait pas, tétanisée par ses propres paroles, proférées afin d'éviter l'irréparable. Evelyne avait entendu parler de ces femmes battues à mort, le corps et le visage meurtris, atrocement marqués, chose hélas courante et souvent tue dans la société encore patriarcale de l'époque. Elle murmura, après deux interminables minutes :
- Va! Rejoins…ta…Gaby! C'était un ange! Tu l'as trahie ; tu as … voulu la livrer aux troupes de la mort! Repens-toi de ta forfaiture! Dis-le lui! Confesse-toi! Elle est ta dernière chance…de vivre!"
A ces mots, elle tomba en pâmoison.
La pensant moribonde, achevant de perdre le peu de sang-froid qui lui restait, Jean s'enfuit, ameutant le voisinage par ses cris :
"J'ai tué ma femme! Au secours! Ma femme se meurt!"
Il ne reparut jamais au domicile conjugal. Nous étions le 23 mai 1944.
Evelyne se remémora la dernière phrase du journal de Jean, écrite la veille :
"Je laissais s'accomplir la malédiction de Gwenaëlle."
Cependant, la pluie de lettres s'était interrompue, comme si la mission du persécuteur était terminée.
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Paris, 25 mai 1944. Domicile de Gabrielle Marcoux-Benoist, rue de Courcelles. La jeune ethnologue de trente ans accueillit l'ancien amant prodigue sans esprit de vengeance. L'heure de la compassion avait sonné. Elle devait tenir la promesse faite à Evelyne.
Gaby n'arborait plus que des tailleurs noirs, d'une extrême simplicité, comme si elle portait le deuil de ses amis chercheurs disparus dans les camps.
Seule une broche, de style chinois, épinglée au revers gauche, côté cœur, égaillait cette ascétique mais élégante tenue. Le col d'un chemisier blanc dépassait, contrastant avec l'anthracite de l'étoffe. A cause de la guerre et de ses privations, Gaby paraissait plus fluette que jamais. Ses grands yeux bleu-vert, abrités derrière des lunettes, examinaient d'une manière inquisitoriale l'ex-amoureux, échevelé, vêtu à la diable, la moustache mal taillée, le menton bleu et piqueté car non rasé depuis deux jours, qui venait s'humilier à Canossa ou passer sous les fourches caudines. Si elle ne pouvait oublier la duplicité du triste sire, Gaby, charitable, se devait cependant de lui porter assistance.
"Fugue du domicile conjugal, médita-t-elle. Evelyne a dû le fiche dehors. Cela se voit à son allure négligée. Jean, tu es à moi parce qu'aux abois!"
- Gaby! Pardonne-moi (il n'osait abandonner le tutoiement malgré les années de séparation). J'ai des choses à t'avouer. Ne sois pas choquée, ne me chasse pas! Tu peux me secourir!
- Oui, Jean. Que me voulez-vous?
(le vouvoiement se voulait à la fois méprisant, attentiste et précautionneux).
- Ceci est ma confession. Je suis un assassin. Je viens de tuer ma femme. Je ne l'ai certes pas frappée, mais elle est tombée…Je me suis enfui! C'est moins la police que je crains que cette foutue Gwen, ses chiens et ses Erinyes!
"Il est mûr, pensa-t-elle. Je peux repasser au tutoiement."
- Et ce n'est pas mon seul crime!
- Que souhaites-tu avouer? Es-tu prêt au rachat?
- Gaby, rappelle-toi mes stupides menaces, à l'automne 40, dans ton bureau. J'ai été violent. Je suis un pourri, un saligaud. Rends-moi coup pour coup!
- Abrège! Je ne vais pas te manger!
- Je… ces menaces indignes, je les ai mises à exécution. J'ai envoyé une lettre anonyme de dénonciation aux Allemands, t'accusant, avec tes amis du Musée de l'Homme, de fomenter un complot visant à assassiner des officiers de la Wehrmacht, afin de poursuivre clandestinement la guerre. J'ai donc vendu ton réseau de résistance, à la fois courageux, pionnier et prématuré dans cette France alors quasi unanimement maréchaliste. Maintenant, je le paye. Je n'ai plus d'amis, plus guère d'appuis. Maurice est mort et les résistants veulent se venger de mes péchés! J'ai fait exclure des dizaines de musiciens juifs. La police et les Allemands en ont même arrêtés!
- Pas que les exclure. Tu n'étais pas à Paris, voilà presque deux ans, lorsqu'il y a eu cette rafle générale des israélites, qu'on a entassés au Vel' d'Hiv. Ils partent en trains de marchandises vers l'Est, pour une destination sans retour, pour des sortes de camps où ils meurent du travail forcé, voire sont assassinés par des méthodes pseudo scientifiques dont je n'ai pas les détails. Je comprends l'allemand. Un jour, j'ai écouté un officier SS, en douce. Il me pensait ignare, et ne se gênait donc pas pour déblatérer avec un collègue. Il a parlé d'un gaz que l'industrie du Reich fabriquerait afin d'appliquer une "solution finale" au problème juif! J'ai retenu le nom : "zyklon B." Ils parlent de "matériel humain", ces nouveaux esclavagistes! Peu leur chaut, à ces ignobles bureaucrates de la mort, le quantième de la valeur d'une vie humaine, qui, par définition, n'a pas de prix! Alors, ne me prend plus pour une sotte! Quant à ta femme, elle vient de m'appeler au téléphone : elle était juste évanouie. Son intuition lui a dicté que tu étais venu te réfugier chez moi! Plus de peur que de mal, n'est-ce pas?
- Gaby, j'implore ta clémence! Je suis un fugitif, un traqué! Trouve-moi une planque!
- Si la France se libère de l'occupation, ce dont je ne doute pas, il va y avoir des règlements de compte, une épuration sauvage. Or, je suis partisane de la légalité. Tu es bon pour la justice, le tribunal, les assises, pas pour le meurtre arbitraire au coin d'une rue! Par conséquent, quelles que soient tes fautes, que tu devras payer, j'accepte de t'éviter l'ignominie d'une mort anonyme et sauvage. Je connais quelqu'un qui pourra te cacher un moment, jusqu'à ce que les choses se calment. Cela pourra durer quelques mois, voire un an. Tout dépendra de la vitesse des événements. Mais n'oublie pas ceci : mes amis trinquent aussi. Ton camp, y compris de soi-disant bons français ralliés au monstre immonde, continue de semer la mort et d'assassiner ceux qui veulent avec juste raison libérer le pays et ceux dont le seul crime est la "race". La bête traquée, poussée dans ses derniers retranchements, va donner ses coups de boutoir les plus innommables. Tiens, voici l'adresse.
Jean lut le morceau de papier que Gaby lui tendit.
- Maître Remigius, préposé à l'entretien de l'horloge astronomique de la cathédrale de Beauvais!
- Un vieil excentrique, mais un homme fondamentalement bon. Il joue aux érudits locaux, s'intéressant aux arts et traditions populaires de l'Oise et de la Picardie. Il vit habillé comme au seizième siècle et porte une barbe à la Michel de l'Hospital, que certains pensent à tort taillée comme celle du roi des Belges Léopold II. Il cache résistants et Anglais en mission.
- Me réfugier sous le toit d'un érudit local fou, ô dérision! Quêter l'hospitalité d'un maître Ponocratès attardé, d'un Rulandus ou d'un Ingolsteterus chers au Fontenelle sarcastique de "La dent d'or!" Je suppose que je n'ai pas le choix?
- Tout à fait. C'est ton ultime planche de salut. Accepte-la.
- Bien, puisqu'il le faut. Adieu, donc, Gaby, et merci quand même. Je prends la Vivasport, et je me rends illico presto à l'adresse de ce Remigius.
- Adieu, Jean."
Dans sa hâte de rejoindre le havre salvateur, Saintonge ne prêta aucune attention à la femme de ménage de Gabrielle, une souillon sans âge qui faisait penser à Pauline Carton. Or, cette anodine personne n'était autre que la supérieure de la scientifique dans le réseau de résistance. Le musicien était suivi à la trace, filé depuis son escapade de Neuilly, et ne le remarquait pas. Une vive discussion se produisit entre les deux résistantes, alors que Jean, quittant l'immeuble, s'empressait de remonter dans la Renault, dont il releva la capote, voulant profiter du radieux soleil de cette fin de mai. Le véhicule démarra. Une discrète camionnette bâchée Peugeot 202, d'un vert sale, prit également le départ, à quelques mètres de l'immeuble. Connaissant la teneur de la proposition de Gaby au fugitif, épié depuis des mois, sa chef avait décidé qu'une embuscade lui serait tendue sur la route Paris- Beauvais, itinéraire que l'homme prendrait assurément. Ce n'était pas le premier solliciteur menacé issu du mauvais camp qui tombait dans le piège, abusé par la position de l'ethnologue, apparemment jamais inquiétée par l'occupant, au sein du Musée de l'Homme. Mais cette fois-là, Gaby ne pouvait être garce, quoiqu'endurcie par la guerre. La naïve oie n'était plus, remplacée par une Messaline d'acier, impitoyable. Jean représentait pour elle autre chose qu'un salaud pétainiste de plus. Elle se comprit impuissante, devant sa supérieure, encore plus dure qu'elle, car forgée dans l'airain et membre du "parti des fusillés", qui serait sans doute très puissant après la guerre. Elle plia. Une discrète larme, même pas remarquée par sa chef, coula sur sa joue gauche. Et Jean Saintonge partit pour son destin….
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Ortebello, province de Grosseto, route de Rome. 5 avril 1954.
Claude Delvincourt, 66 ans, directeur du conservatoire de Paris, était en route pour assister à la première audition de son quatuor à cordes. Son véhicule roulait prudemment, ce qui énervait son suivant immédiat, une Alfa Romeo écarlate pilotée par un rastaquouère qui jouait les Fangio ou les Nuvolari.
Lorenzo Peperoni était un « fou du volant » professionnel. Producteur de cinéma connu pour ses fanfaronnades, il rivalisait avec les pires chauffards : ceux qui tuent les autres sans subir un seul dommage! Ainsi, le grand auteur de bandes dessinées André Franquin aurait pu le comparer à un fameux émir daltonien de papier qui, lui aussi, rêvait d'égaler Fangio. Il était bon de se rappeler qu'en France, à l'époque, avec un parc automobile encore restreint, nous avions 12000 morts annuelles sur les routes -chiffres de 1956! A l'école primaire, on tentait bien déjà de sensibiliser à la sécurité routière nos têtes blondes en culottes courtes ou robes à smocks. Prévention bien inutile jusqu'à présent, malgré un manuel richement et naïvement illustré de ce que le préfacier dudit bouquin appelait les « voitures antiques et modernes », avec de spectaculaires reproductions d'accidents, comme celui de cette Traction Avant prise en sandwich entre deux véhicules, dont tous les occupants avaient péri carbonisés.
Ah! Si notre Lorenzo s'était contenté d'une 2 CV pépère à toile arrière, au protège poussière de calandre en simili-cuir avec les deux chevrons peints en blanc dessus, le modèle avec malle arrière bombée ne devant sortir en option que pour 1955! A moins qu'une vieille Topolino... Mais voilà! Il fallait de grosses cylindrées à notre « surmâle » italien! D'ailleurs, Lorenzo Peperoni aurait pu être l' alter-ego d'un personnage de « L'Affaire Tournesol » d'Hergé! Sans commentaire...
Cette caricature, ce cliché, ce poncif, cette idée reçue de l'Italien dont le fils, baptisé Olympio, deviendrait à la fin du XXe siècle un fameux condottiere de la politique et des médias, allié inconditionnel du non moins célèbre leader américain TQT, extrayait de son recueil personnel d'invectives toutes les injures qu'il pouvait projeter à l'encontre de son prédécesseur qui pour lui se traînait! Il klaxonnait et insultait ad libitum :
« Cornuto! Coglioni! Brutto! Mascalzone! Tu as eu ton permis dans une pochette surprise? Gradasso! Fregoli de mes deux! Lazzarone! Prosciutto di Parma bouffé par les vers! Pousse-toi de là, que je m'y mette! Canaglia! »
Constatant que l'auto poursuivait son bonhomme de chemin comme si de rien n'était, il jeta un avertissement :
« Puisque tu le prends ainsi, pirata mal dégrossi, tu vas tâter de ma légendaire manoeuvre de dépassement qui flirte avec Za la Morte! »
Poussant le champignon, l'Alfa Romeo Giulietta effectua une magistrale queue de poisson qui s'avéra fatale au véhicule du directeur du conservatoire de Paris. Avant de perdre le contrôle, de quitter la route, d'effectuer des tonneaux et de se fracasser, le conducteur eut l'impression qu'une créature aux cheveux flamboyants était assise à ses côtés et que cette même personne, dédoublée, était à bord de l'auto du chauffard. Etait-ce l'ectoplasme de Gwenaëlle, ou une hallucination produite par le cerveau de celui qui va mourir?
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4 janvier 1960, route de Sens à Paris, dans l'Yonne. Albert Camus avait quitté Lourmarin pour la capitale, reconduit gracieusement par Michel Gallimard, accompagné de sa femme Janine et de leur fille Anne. Tandis que Francine, la bien aimée épouse du grand écrivain, avait opté pour le train, Camus s'était décidé à ce long voyage routier qui devait s'effectuer sur deux jours, avec une étape du côté de Mâcon. Michel Gallimard, au nom de son standing et pour assumer le prestige de son patronyme, avait opté pour la bagnole de luxe « made in France » : la fameuse Facel Vega, dernière de sa race après la disparition de Delage et de Delahaye. La marque était une création de Jean Daninos, le frère du non moins fameux auteur des inénarrables « Carnets du Major Thompson », Marmaduke de son petit nom, ce Pierre Daninos auquel on ne poserait jamais la question de son appartenance à l'Académie française...
Autant Gustave Flaubert avait écrit qu'il fallait dénigrer tant que faire se pouvait l'auguste compagnie tout en tâchant malgré tout d'en être, autant Albert Camus ne s'y intéressait guère, auréolé de son surprenant prix Nobel, soufflé à Malraux selon de mauvaises langues, au contraire d'un Paul Guth
à qui de nombreuses personnes demandaient s'il était immortel, et dans le cas contraire, pourquoi ne l'était-il donc point! L'illustre fâché recalé maintes fois avait fini par répliquer de sa plume rageuse avec un « Discours de déception à l'Académie française ».
Dans la Facel, il y avait un chien.
La bête joua-t-elle les porte-malheur? Toujours est-il que, vingt-quatre kilomètres après Sens, la Facel se fracassa contre un arbre, pour une cause inconnue. Si Janine et Anne Gallimard s'en sortirent, Albert Camus fut tué par le coup dit « du lapin » et Michel Gallimard, le chauffeur, le suivit au tombeau cinq jours après. Quant au chien , il s'était évaporé. Pulvérisé? Enfui?
Devant la gravité de l'accident, la célébrité des victimes et surtout les répercussions possibles sur son entreprise, Jean Daninos s'empressa de diligenter une enquête en plus de celle de la gendarmerie. Il mandata un expert, un ancien militaire, qui lui présenta un rapport.
Daninos reçut l'expert automobile tandis qu'il dégustait une tasse de chocolat chaud. Le breuvage était bu sans sucre, ce qui rapprochait son goût de l'ancestrale boisson aztèque. L'Empereur Moctezuma était au centre d'un culte particulier, de la cérémonie d'absorption de cette boisson corsée et divine aux fèves de cacao amères, broyées et mélangées d'épices fortes. Une célébration cultuelle commune à bien des civilisations amérindiennes, même dans des temps parallèles.
Ainsi, la dégustation du cacao, rite sacré, avait été également instituée en « Mexafrica ». La réussite de l'expédition de pirogues entreprise en Atlantique en 1311 par le souverain mandingue Abou Bakari II avait engendré cette sans pareille uchronie où c'est l'Afrique qui avait découvert et colonisé l'Amérique. Au rituel s'ajoutait la nécessité de la diplomatie. Aussi, lorsqu'il s'agissait de se concilier les bonnes grâces des voisins, de conclure la paix ou de s'assurer des alliances, le Moro Naba de Texcoco invitait à la cérémonie théocratique du chocolat les chefs des autres puissantes cités afro-américaines, à savoir l'Almamy d'Uxmal,
l'Amenokal de Tlatelolco ou encore le Makoko de Tlaxcala.
N'oublions pas que le divin cacao avait ses sycophantes dans notre propre cours de l'Histoire. Le regretté Jean-Paul Aron était de ceux-là. Cet historien et philosophe hédoniste avait pondu un fameux ouvrage sur « Le mangeur du XIXe siècle », qui aurait plu à Carême et Brillat-Savarin, mais aussi au gourmet Viel-Castel, celui qui, au cours d'un mémorable souper d'huîtres et d'ortolans chez Tortoni, avant la grande vogue des services à la russe, dupa et pluma le faraud Saturnin de Beauséjour, pigeon de première, certes, mais avant tout grand ami d'Alban de Kermor et du justicier Frédéric Tellier. Viel-Castel jouissait d'une autre célébrité, non usurpée : il avait osé rencontrer à Francfort le vieillard daguérréotypé Schopenhauer, avec qui il avait eu de mémorables entretiens philosophiques et misanthropiques du genre : « Savez-vous comment Chateaubriand soignait ses aphtes? ». Atma, le stupide caniche déjà évoqué plus haut, ne savait plus à l'adresse de qui gronder et aboyer, lorsque la conversation entre les deux humains prenait un tour animé et polémique.
Pour en revenir à Jean-Paul Aron,
ce dernier avait accepté de participer à un inoubliable reportage télévisé voué au culte cacaoyer. Dans ce reportage, la petite Quitterie-Ombeline avait payé de sa personne, faisant ses premiers pas dans le grand monde. Blonde comme une gamine maléfique des « Coucous de Midwich », la fillette aux tenues Passy-Auteuil, encore à l'âge des couches, des sucettes et de la poussette, babillant sa satisfaction gourmande, s'était non seulement barbouillé les mains et le visage de la gourmandise de luxe fondue venue d'un bon faiseur du XVIe, mais également, pillant allègrement tout le ballotin, le dévorant en son intégralité jusqu'à satiété, avait totalement gâté sa superbe et mignonne robe à smocks et manches ballon gris perle. Bilan pour la petite fille modèle : des chocolats à 500 francs de 1985 le kilogramme dans l'estomac, une première crise de foie et une robe taille deux ans à 700 francs de 1985 fichue.
Après cette petite digression, un retour à notre affaire s'impose. Ayant pris soin au préalable de terminer sa tasse chocolatée et de déposer soigneusement celle-ci, vide, sur un plateau à part, afin de ne pas tacher le fameux rapport d'expertise, Jean Daninos s'empara avec une impatience non feinte du tapuscrit et le feuilleta quasi fébrilement. Il alla droit à la conclusion. Une petite nuance d'incrédulité marqua son regard lorsqu'il questionna laconiquement son interlocuteur :
« Paille dans l'acier? L'interrogea-t-il, comme s'il doutait du travail de l'expert.
- Affirmatif! Répliqua l'ex-soldat. Paille dans l'acier! »
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« Je constate que nous en arrivons à la conclusion, se contenta de déclarer Luc Lebel. Je reste dubitatif sur le cas Albert Camus. A son époque, il n'y avait pas de limitation de vitesse, et les conducteurs ne portaient pas de ceinture! Ce sont les 16000 morts de l'année 1972 et la démonstration spectaculaire faite par la population de Mazamet qui ont enfin décidé les pouvoirs publics à agir. Au fait, qu'est-il arrivé pendant tout ce temps à votre tante et à Evelyne Lancret?
- Je ne reviens pas sur la « damnatio memoriae » qui frappe Saintonge, tombé dans un total oubli, au point que certains ont cru qu'il se cachait derrière le pseudonyme de Jean Sautreuil. Mais Sautreuil aurait été un prête-nom commode pour Maurice Yvain, qui ne se souvenait même pas d'avoir adopté cette fausse identité! D'autres exégètes mal renseignés ont carrément confondu Jean Saintonge avec Jean Lenoir, disparu seulement en 1976. Quant à ma tante, rassurez-vous. Bien que connue des seuls spécialistes, elle a poursuivi une brillante carrière scientifique au sein du CNRS comme de notre département d'arts et traditions populaires, jusqu'à sa retraite en 1980. Dois-je vous avouer que Saintonge fut son unique amour, et qu'elle porta son deuil au fond de son coeur tout le restant de sa vie?
- Ça, je m'en doutais!
- Comme j'étais la seule héritière, intellectuellement parlant, de Gaby, c'est elle qui m'a poussée à entreprendre le même type de carrière. Et d'achever celle-ci par le démantèlement de l'oeuvre de toute une vie, que dis-je, de deux vies, c'est pour moi fort pénible! Toujours est-il que ma tante n'est morte qu'en 1990. Quant à Evelyne Lancret, elle a écopé à la Libération d'une interdiction de studios pour un an, à cause du « Corbeau ». La malheureuse s'est certes remariée, mais sa carrière n'a pris qu'un tour assez quelconque, mis à part un ou deux titres. Jean Dréville a tenté de la relancer à la télévision : il la contacta pour le rôle de la soeur du « Voyageur des siècles », enfin accepté. Le destin s'acharnant, elle est morte brusquement en 1970, quelques jours avant le tournage du feuilleton.
- Ouais... Au fait, oserais-je vous dire?
- Quoi, encore?
- Y'avait un gamin à Tipasa, le fameux jour, un fils de touristes anglais qui jouait près de la villa de Denis.
- Quel rapport?
- Le minot en question, hé bien, il est devenu un des plus grands coureurs automobiles des années soixante, un authentique champion!
- Et il s'est tué dans un rallye, c'est cela?
- Pas du tout! L'mec s'est crashé en avion en 1975, à bord de son Piper! Une fin conne, quoi!
- Comment s'appelait-il?
- Graham Hill!
- Là, vous affabulez!
- On a bien l'droit de déconner, non? Je.... »
Tout se mit brusquement à tourner, à s'étirer, à fondre, dans un maelström, une multiplication d'effets mosaïcaux multicolores du plus bel effet, une discordance d'harmonies sonores et visuelles : nos deux interlocuteurs émergèrent dans une nouvelle réalité, dans la vraie réalité.
Une voix désincarnée d'Intelligence Artificielle retentit :
« Orang Gaarvanaack! Orang Puurumat! Fin de simulation! »
Les deux grands singes roux intelligents, vêtus de combinaisons neutres criblées de capteurs, émergèrent de la salle de simulation historique, quelque part dans la cité de Suppilumpatmanrûti, sise au centre de la province de Gobi du supercontinent Laurasch. Nous étions bien sur Terre, mais sur une Terre dominée par le grand anthropoïde roux, pacifique et savant, fils de Rama, troisième planète du système Sol, qui avait accédé à la conscience, à la civilisation et aux sciences et techniques après une évolution de plus de soixante-dix millions d'années.
« Je me suis régalée! Déclara Orang Puurumat à son époux, le Grand Hiérophante Majeur de Suppilumpatmanrûti.
- Dommage qu'Orang Gluump s'est amusé à intervenir, à peine déguisé, dans la simulation holo-temporelle. Les « personnages » virtuels on failli se douter de quelque chose!
- Gaarvanaack chéri, avoue que ce temps alternatif simulé était invivable et violent!
- Et pourtant, il faisait si vrai! Te rends-tu compte de notre chance : si nos vociférants et noirauds cousins de la province d'Ifriquy du supercontinent Gondw avaient abouti à ces êtres, Rama aurait grandement souffert! Heureusement pour nous, les Orang Outans, les Orangs Lords, élus de Rama, le cours réel de l'Histoire a été tout autre!
- Ces sauvages velus, grogneurs et crasseux ne savent que se disputer, hérisser leurs poils, comploter, se faire la guerre, chasser leurs frères inférieurs colobes pour les manger, marquer leur territoire en déféquant et pissouillant à tout-va, balancer leurs fèces malodorantes en pleine gueule de ceux dont la tête leur revient pas, casser des noix à coups de cailloux, copuler dans des positions honteuses et fouailler les termitières avec des branchettes! Seuls la faim, le sexe et le pouvoir les guident! Ils sont franchement stupides, à tel point qu'un milliard d'années ne suffiraient pas à les conduire ne serait-ce qu'au stade du galet taillé et de la découverte du feu!
- Au fond, tant mieux pour nous, ma Puurumat adorée! Au vu de ce que leurs descendants virtuels donnaient, beurk!
- N'oublie pas ton discours pour ce soir, mon chéri!
- Je commencerai par les classiques invocations : « Gloire à Rama au plus haut des cieux! Que soit honorée Winka, la déesse, fille de Gentus, par laquelle fut engendrée notre chronoligne sans égale! Que la théophanie des psalmistes sacrés soit commémorée pour les siècles des siècles! Que le divin pergamen révélé par l'aède suprême au poil chryséléphantin pourvoie de sa sapience et ses munificences notre cité radieuse! Ô Toi, géniteur du Grand Ancêtre Roux d'Insulindrâ et Patalmarûti, les dioscures au troisième oeil de jade, fasse qu'à jamais retentisse en la sylve première de Cipangurumnak le cri sacré du Migoupithèque, le soir, au-dessus des jonques de lianes de la canopée... »
Puurumat interrompit son docte époux :
« Gaarvanaack chéri...Tout cela est sublime, mais, un doute m'assaille...
- Oui, mon trésor des trésors.
- Et si nous n'étions nous-mêmes qu'une virtualité, une simulation?
- De quoi? Engendrée par qui?
- Je ne sais pas, moi, par exemple, par le grand dragon Dan-El de cet Agartha de légende, qui avait enlevé la « sorcière » de notre fable en quatre dimensions.
- Qu'est-ce qui est réel? Qu'est-ce qui ne l'est pas? Les voies de Rama sont impénétrables, ma toute douce! »
En haussant les épaules, le Grand Hiérophante Majeur se rendit au vestiaire synthétiseur de vêtements afin de se parer de la robe et de la chlamyde cérémonielles en poils de yack et en plumes de calao teintes aux douze couleurs du nouvel arc-en-ciel, emblématiques de sa fonction pontificale.
Christian Jannone.
[1] Joseph Darnand, secrétaire général au maintien de l'ordre du gouvernement Laval, successeur de René Bousquet à ce poste, et sinistre chef de la Milice.
[2] Le plus petit grade de la Milice. Une main égale cinq hommes.
[3] Pierre Drieu La Rochelle, l'écrivain, qui fut directeur de la NRF, et Marcel Déat, le ministre du travail de Vichy, leader du parti collaborationniste RNP (Rassemblement National Populaire).
[4] Philippe Henriot, secrétaire d'Etat à l'information et à la propagande et redoutable orateur sur "Radio Paris".
[5] Ces Évangiles ne seront retrouvés qu'en 1945, deux ans avant les rouleaux esséniens de la Mer Morte.
mardi 2 décembre 2008
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