vendredi 29 novembre 2013

Le Couquiou épisode 22.



D’autres minutes avaient encore fui. Les images mentales se bousculaient, désordonnées, dépourvues de sens, constituant des rêves sans queue ni tête qui déboulaient, invasifs et accapareurs, dans le cerveau de Lulu. Elle avait péché en répandant son sang ; elle s’était faite impure par la perte première, par l’éraillure pourprée de son sexe de vierge. Il fallait qu’elle demeurât en quarantaine. Si jamais on la libérait, quelle menterie échafauder afin que les siens pussent continuer à croire à la conservation de son enfance ? Un jour, tout se révèlerait, aux toilettes ou ailleurs… viendrait l’époque des aveux forcés, lorsque par exemple, sa mère ou l’un de ses frères constaterait la présence de taches suspectes sur ses draps, ou même son linge, sans omettre qu’il faudrait bien, qu’en douce, elle achetât ces viles serviettes périodiques, qu’elle en fît usage jusqu’à ce qu’elles gluassent de sa sanie cramoisie, puis qu’elle les jetât discrètement dans les ordures une fois ces dernières pourries. Elle craignit la trahison de celle à qui elle achèterait ces saloperies avec les sous de sa cachemaille. Pour ses culottes, peu lui souciait qu’elles devinssent sales et maculées, tachetées en leur mitan de cet ichor vermillonné particulier à la femme. Elle était accoutumée, nous le savons, à les savonner et lessiver elle-même. 
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Son sommeil s’agita…ses ovaires la lançaient encore… Le fait de coucher depuis plusieurs jours à la dure, sur cette litière préhistorique, sans matelas, lui occasionnait une légère lombalgie. Elle passait alternativement du chaud au froid, du frisson à la sudation, ne cessant de gigoter sous ses peaux préhistoriques. Elle s’éveilla, trempée, ayant le sentiment d’une présence indésirable dans le repère de Pierre. Toujours emmitouflée, drapée dans cette dépouille fourrée, Lucille se leva, hésitante. C’était l’heure la plus noire, la plus profonde de la nuit, et, à la maigre lueur subsistante d’un foyer rougeoyant et braisé, elle s’alarma : il s’était absenté.
« Monsieur ? Monsieur ? » appela-t-elle, en resserrant avec pudibonderie la pelisse bestiale autour de son corps nu nouvellement pubère. Elle ne sut ce qui la poussa à s’armer : elle ramassa une espèce de lame moustérienne facettée puis s’en fut, à tâtons, vers l’entrée de la bauge. Fille de Cro-Magnon ensauvagée et sale, les cheveux non coiffés depuis plusieurs jours, les cuisses devenues croûteuses d’un coagulum impudique, frémissante à la fois de peur et de fatigue, elle tira une espèce de tenture effiloquée de peau de daim, qui obturait le boyau d’entrée de la petite grotte ou de ce qui passait pour tel, car nous n’étions pas dans une zone karstique ou calcaire. Elle jeta un regard rapide, furtif, au dehors, constatant la présence de la brume, l’obturation de la voûte étoilée, l’impossibilité d’y lire l’heure nocturne. Lulu frissonna ; sa bouche exhala une fumée d’humidité, de froidure.
« Pierre, euh…Pierre ? » fit-elle encore.
La lueur d’une lampe-torche l’éblouit.
Elle comprit, et, résolument, bondit sur l’importun, son arme néandertalienne au poing. 
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L’homme inconnu, sous la surprise, lâcha la lampe, agressé par cette sauvageonne en peaux de bêtes, ce Mowgli femelle décoiffé au visage crasseux, qui puait l’ourse mal léchée. Il sembla à la jeune fille que l’inconnu arborait un képi.
Il eut juste le temps d’actionner un sifflet dont le son, désagréable, stridula aux oreilles de Lulu.
Cinq personnes et un berger allemand surgirent d’un fourré. Quatre hommes étaient coiffés du même képi que celui que la fillette venait de culbuter, tandis que le dernier portait un chapeau mou. Lulu eut très peur du chien-loup, qui sauta sur elle afin de la maîtriser, de la mordre peut-être.
« Les yeux rouges, luisants dans le noir…Ne regarde pas, ne regarde pas ! » pensa-t-elle.
Cette pensée se traduisit en un hurlement de terreur.
« Rex, du calme Rex ! », fit l’un des gendarmes au canidé fidèle qui grognait, montrait les crocs à la gamine terrassée et effrayée.
« C’est elle, c’est mademoiselle d’Arthémond, mais dans quel état ! » s’exclama le civil au chapeau.
L’émule de Rintintin relâcha l’enfant sans qu’il l’eût mordue. Lulu s’évanouit, commotionnée.
« Elle a eu une sacrée réaction en nous voyant ! Bigre ! Et pourquoi est-elle vêtue comme une femme des cavernes ? N’a-t-elle plus rien à se mettre ?
-          Parce que vous croyez, Bréjoux, que, quand le lascar l’a kidnappée, elle avait songé à emporter un pyjama ou une chemise de nuit ? » rétorqua une voix que nous connaissons bien.

Edmond Luc se pencha sur Lulu inconsciente :
« Faudra y aller mollo avec elle, pour lui faire comprendre que le cauchemar est terminé. »
Un gendarme auxiliaire dit :
«  Là-bas, il y a des traces plus fraîches qui s’enfoncent dans cette direction ! »
Le militaire, du bras, désignait le nord-ouest du bois.
« En plein vers les marécages ! Ce bonhomme n’a pas froid aux yeux ! observa Dullin.
-          C’est là-bas que le dernier acte va se jouer. En avant ! »
Tous obéirent au détective.

***************

Il ne s’était écoulé qu’une demi-heure depuis qu’il avait perçu l’approche des gendarmes. Ses facultés auditives, décuplées par l’existence naturelle qu’il menait depuis seize ans, lui avaient permis de ressentir l’arrivée de ses ennemis, alors qu’ils étaient encore distants de plus d’un kilomètre, dans le hallier proche de la lisière où les hiboux s’occupaient à chasser les mulots imprudents sortis des champs et des terriers.
Pierre sortit, vêtu de pied en cap, exhiba le happeau de bois et d’os gravé d’une tête d’aurochs qui lui servait à héler ses amis rapaces. Il se savait vulnérable à cette heure sépia, ne pouvant agir sur la gent ailée diurne, terrée dans ses frondaisons de repos sépulcral, en attente de la résurrection du jour pâle de pré-hiver.
Il faisait froid, humide. Ses mains nues souffraient. Si la température poursuivait sa baisse, l’onglée les atteindrait. Des bancs vaporeux montaient du sol jusqu’au ciel d’encre, le colonisaient.  Il examina ce qu’il pouvait appréhender de la voûte céleste, la scrutant au-dessus des ramées squelettiques. Tout là-haut,  par-delà ce qu’il restait des frondaisons effeuillées, la lune, presque pleine, revêtait un aspect déroutant : une éclipse brumeuse la phagocytait en partie, l’avalant presque toute, tel un serpent goulu à la mâchoire démesurément écartée, dilatée, absorbant un œuf d’autruche.     
Il redouta cette brume ; certes, elle faciliterait son camouflage, mais ralentirait l’action de ses commensaux et féaux armoriés. Les rapaces nocturnes avaient beau être dotés d’une vue perçante, adaptée, cette purée de poix de saison entraverait, ralentirait, leur habileté proverbiale de grands prédateurs devant l’Eternel.
« Si mes alliés échouent, je devrai attirer ces salauds vers le piège marécageux. Ce sera ma dernière chance de leur échapper », médita-t-il.
Alors, il s’aventura hors du repaire, laissant Lulu dormir, s’enfonça dans les ténèbres boisées, jetant sporadiquement des appels, happeau aux lèvres. Cela faisait comme des hululements d’outre-nulle-part, spectraux, fantomatiques, des appels d’outre-temps du Grand Esprit de l’Empereur à plumes ancestral à l’origine de la Race des Ducs de la sylve.
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Les serviteurs des ténèbres ne tardèrent point, appâtés par le signal. L’homme-cerf pratiquait couramment leur langage ; il n’eut aucune peine à leur faire comprendre ce qu’il attendait d’eux.
Une escadrille aux vastes yeux perçants et phosphorés s’envola à la rencontre de l’adversaire qui cheminait en s’enfonçant dans les sentes des sous-bois obscurs, noyés d’encre d’ébène. Tous ces prédateurs étaient fiers de leurs titres. Ils arboraient leurs aigrettes avec vanité. Ils étaient huppés, empennés, emplumés de barbelures, ocellés afin de susciter l’effroi en leur proie choisie. Les gentes Dames, hulotte, effraie, escortaient les trois catégories de ducs. Dès qu’ils les eurent rejointes, ils assaillirent les vareuses confondues avec l’outremer forestier.
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Cependant, sur les conseils d’Edmond Luc, les gendarmes, sachant qu’ils avaient tout intérêt à éventer l’effet de surprise d’un assaut venu du ciel, s’étaient équipés des outils répulsifs nécessaires à la prévention de ce péril aviaire, parce que le malin détective avait prévu qu’en cette situation, le criminel recourrait à la seule aide des rapaces nocturnes. Les Ducs formaient une aristocratie de la nuit : ils ne pouvaient conséquemment tolérer la lumière. La maréchaussée avait donc transporté un groupe électrogène permettant d’actionner non seulement des spots lumineux éclatants, violents, mais aussi des sirènes assez puissantes pour épouvanter les oiseaux. De plus, chaque militaire brandissait une lampe-torche à l’éclairage blanc propre à vous éblouir. 
Alors qu’on se fût attendu au triomphe aisé des hiboux,
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 à leurs attaques en piqué dignes des buses et balbuzards et autres Stukas sifflants, à l’arrachage de lambeaux d’uniformes, aux lacérations multiples des corps humains via les becs acérés, ce qui se déroula en cette forêt plongée dans la nuit releva non seulement d’une dramaturgie riche en coups de théâtre, mais aussi de la tactique astucieuse imposée par Edmond Luc aux préposés de l’ordre. La pyrotechnie du XXe siècle brisa net l’élan des alliés de Pierre. Assourdis par les sirènes tonitruantes, assommés par le déchaînement démesuré des torches électriques et autres éclairages de pistes dignes d’un atterrissage après un vol de nuit, les hurleurs hululant paniquèrent et battirent en retraite, à tire d’ailes, en jetant des houhou où se mélangeaient le désappointement et la peur. Croyant parachever l’œuvre, un des gendarmes fit feu de son arme de poing, et la détonation retentit dans les fourrés. Sans doute l’homme voulait-il marquer spontanément le triomphe du soldat, comme lorsqu’en une fantasia, les cavaliers marocains des temps orientalistes déchargeaient leurs pétoires. Luc l’engueula : il avait gaffé, et ce geste inconsidéré donnerait l’alarme : la survenue des hiboux constituait une preuve irréfutable de l’acuité des sens de l’ennemi, du fait qu’il était sur ses gardes et doté de la faculté de ressentir le danger sur des distances plus grandes qu’un humain ordinaire.
« Je vous rappelle que nous avons affaire à quelqu’un d’extraordinaire, d’exceptionnel. », opina Dullin.
On pouvait comprendre l’impatience et l’exaspération des membres de la brigade, leur impatience d’en découdre face à face, d’homme à homme, à coups de poings s’il le fallait,  avec celui qui s’était fichu d’eux trop longtemps. Plusieurs étaient fatigués par cette mission en pleine nuit, par le malaisé transport du groupe électrogène avec sa dynamo, en pleines ramures et sentiers grouillants de racines noueuses et d’amas de feuilles pourrissantes, avec une température avoisinant le zéro, par la perspective de ne goûter qu’à l’aube au repos tant mérité du guerrier dans les bras d’une épouse pour eux aussi belle que B.B. (même s’il s’agissait d’une matrone, d’une maritorne, d’une bobonne ou d’une mégère).
Mais la situation s’était retournée, quoiqu’ils pensassent, à la manière du matador songeant à son vedettariat, à son triomphe annoncé avec la perspective d’une citation, d’une lettre de félicitations du ministre des Armées et d’une décoration au bout du chemin.
Pourtant, ils craignaient que ce civil, ce détective, ne leur volât la vedette, un peu comme Pablo Picasso s’aventurant en pleine arène de la feria de Nîmes, demi-nu comme dans le fameux film de Clouzot, afin de dessiner ou de peindre, non pas le torero en pleine action (Luis Miguel Dominguin
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 en l’occurrence comme il le vit, éblouissant, en 1959), mais les nettoyeurs introductifs de la corrida, ces picadors un peu méprisés montés sur leurs chevaux de réforme.
Et Picasso croquerait la première boucherie, celle où El Toro l’emporte encore, encorne les caparaçons matelassés, ne reçoit que des piqûres excitantes sans gravité, bien qu’annonciatrices de la pose des banderilles par le banderillero à l’habit de lumière ajusté et scintillant sous le Phébus ardent. Parce que la corrida ou plus exactement cogida,
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 c’est un peu la Passion du Toro, du descendant du noble aurochs de Lascaux. Les banderilles représentent sa couronne d’épines, la mise à mort sa crucifixion de dieu bovidé païen, paléolithique, vaincu et effacé par la Civilisation que Pierre Desportes combattait.
Comme en écho de Guernica où le cheval figure en bonne place, Pablo Ruiz Picasso
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 valoriserait de fait l’agonie des carnes, des cavales pourfendues, transpercées par les attributs du Minotaure camarguais ou espagnol à la virilité profuse, les flots de sang chevalin se déversant des matelassures déchiquetées, l’épandage des tripes et des fressures des rossinantes et haridelles bonnes pour l’équarisseur. Picasso saisirait l’instant exact de l’hémorragie des chevaux, leur hémoglobine d’éventration s’épanchant en l’arène sablée qui boirait les giclées de cinabre. Il tiendrait compte aussi des nuées grainées de poussière soulevées par les sabots. Le grand peintre s’attellerait à la restitution du spectacle dans sa totalité synesthésique et confuse : il traduirait tout à la fois picturalement les odeurs de sang, de crottin, de pissat équin, de sueur des picadors engoncés dans leur lourd costume,
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 les exhalaisons hircines et de suint des robes équestres pommelées ou unies, du pelage d’ébène moiré et lustré d’El Toro. Il rendrait l’ambiance, l’atmosphère de la feria le plus fidèlement possible. Il n’omettrait pas les sons, les hennissements de souffrance et d’agonie des plus nobles conquêtes de l’homme terrassées et pantelantes, les Olé !, les clameurs des spectateurs, les applaudissements des spectatrices à chignon banane, en robes fleuries à coroles signées Dior ou griffées Yves Saint-Laurent, son successeur. Il en rajouterait ; par exemple, un fond musical de Manuel De Falla,
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 quintessence de l’hispanité sublimée, avec ses Nuits dans les Jardins d’Espagne. Une voix off (celle d’Orson Welles,
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 pourquoi pas ?) réciterait en castillan le chef-d’œuvre tauromachique de Federico Garcia Lorca
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 La Cogida y la Muerte : A las Cinco de la Tarde etc., en prenant soin de bien mouiller les sonorités à la façon ibérique. Le grand Orson égrènerait ces vers immortels. Il les scanderait et les psalmodierait. Et Picasso peindrait tout cela à gros traits pourpres et ocres symboliques.  Ce spectacle constituerait une anthologie muséale absolue.
Fernandel et Henri Colpi sauraient s’en souvenir dans l’ultime film du comique marseillais : Heureux qui comme Ulysse.
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Après cette digression baroque, force est au narrateur de reprendre le récit de la progression des gendarmes dans le bois : ils se guidaient comme des trappeurs, des scouts ou des pisteurs indiens aux traces laissées par le Couquiou, éclairant celles-ci de leur lampes-torches : empreintes de pieds chaussés de mocassins de peaux, brindilles écrasées, branches cassées, écartées, herbes foulées. Le berger allemand les secondait magnifiquement, humant le musc humain, car s’étant exercé à partir du fameux fragment expertisé arraché par Brisquet bien qu’il eût été  contaminé par les multiples manipulations d’analyses scientifiques sans fin. Mais l’odeur d’un homme préhistorique ou se prétendant tel est trop originale, hors normes, pour qu’un brave toutou limier ne l’oublie pas.
On sait qu’ils parvinrent jusqu’à la « grotte » terrier, qu’ils libérèrent Lulu. 

A suivre...

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dimanche 17 novembre 2013

Le Couquiou épisode 21.



Elle reposait, de nouveau nue, sous les couvertures de fourrure. Elle avait accepté ce retour à la nudité originelle, utérine, sécurisante, sous la chaleur douillette des peaux, sa pudeur enfouie au sein des poils réchauffants et rassurants de ces dépouilles mortes pour le confort de l’humanité ancienne. Il avait entrepris de lui coudre des vêtements antédiluviens mais seyants, d’une élégance de fillette solutréenne ou autre. Elle dormait d’un sommeil innocent, apaisé.
Il contemplait, admiratif, cette quiétude, cette faculté qu’ont les enfants de récupérer leur sérénité au plus dur de l’épreuve. Les événements transformaient Lucille, son mental, son jugement des choses et des êtres. Il avait raison ; elle ne pouvait le blâmer. Il y avait quelque chose de pourri en notre civilisation moderne, vouée à la course incessante au progrès. 
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Désormais, Lucille se fichait pas mal qu’on ne la libérât pas plus vite. Non point ensauvagée pourtant, elle abandonnait ses inhibitions bourgeoises, acceptant cette nouvelle vie naturelle, digne au fond de celle des Esquimaux. Elle avait jeté aux orties ses vêtements avant même qu’ils tombassent en lambeaux, passant son temps emmitouflée dans du cuir de biche ou de sanglier. Elle envisageait de vivre d’eau fraîche et de baies sauvages, libre comme le vent, tout comme Capucine. Les jours s’égrenaient, la Noël approchait, mais elle savait que cette fête ne signifiait rien pour l’homme préhistorique.
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Tout à la contemplation de Lulu, il ne voyait pas passer l’heure. Celle-ci le rattrapa ; il se surprit à bâiller. Certes, Pierre n’avait plus besoin de montre, sachant lire dans le ciel, dans la course des luminaires naturels, dans la position des étoiles lorsque le temps le permettait, le moment diurne ou nocturne. Il tenait un comput particulier, digne d’un calendrier de chasse, avec traits, encoches, cupules, entailles, sur des morceaux de bois, tel qu’il le supposait chez les néandertaliens du Moustier qui en avaient déjà usé il y avait cinquante mille années de cela. Alors, il se coucha à son tour, après avoir soufflé la lampe de graisse. Les heures poursuivirent leur ronde, s’égrenant une à une.
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Elle s’éveilla sans crier gare, alors que la nuit n’en était qu’à mi-temps. Une douleur, une inflammation, un lancinement, sourdaient en elle, fermentaient en ses entrailles. Cela était chaud, voire brûlant, interne, mais pas tout à fait au niveau abdominal. Elle gémissait. Lucille se dressa, hors de sa litière de peaux, nue, fiévreuse. Elle tâta son ventre et sa poitrine. Elle avait mal au tréfonds de ses fressures intimes. Ses mamelons étaient durs, enflés, redressés. Echauffée, bien que dans le plus simple appareil, au plus profond d’une nuit froide où brasillait avec peine le foyer ancestral préhistorique qu’il fallait raviver en cet hiver proche, Lulu avait l’impression qu’une métamorphose se produisait en elle. Quelque chose d’inconnu, de redoutable, couvait, bouillait, se développait, était prêt à surgir, à sourdre du sein de ce qui n’était pas encore sa matrice. Etait-ce un accouchement ? Cela ne se pouvait.
Toujours plus malade et geignarde, Lucille se mit à croupetons, comme si elle souffrait de coliques. La partie la plus secrète de son corps paraissait entrer en ébullition et la douleur atteignit bientôt une telle intensité qu’elle cria.
Il s’éveilla, surpris par ce cri qu’il interpréta comme un appel de détresse. Lucille se tenait toujours accroupie. D’abondantes sudations rendaient son épiderme luisant.
« J’ai mal monsieur, j’ai très mal ! Aidez-moi ! »
Il sut ce que c’était. Il connaissait cela, chez sa défunte femme. Ce ne pouvaient être les douleurs de l’enfantement. Cela survenait, périodiquement chez Clémence, bien que moins douloureusement. Il dit :
« Laisse-toi faire, petite. Ne crains rien. Je vais t’aider ; ça va passer. Obéis-moi. »
Il s’empara d’une espèce de torchon en peau de bouquetin.
« Ecarte tes cuisses ; n’aies pas honte. C’est juste un mauvais moment à supporter. »
Elle frémit lorsqu’il plaça en son intimité, entre ses jambes, cette dépouille misérable tannée. Elle eût voulu le morigéner ; même son petit frère n’aurait pas osé lui faire ça. Elle regretta n’avoir plus de culotte à se mettre depuis trois jours. Il l’avait effleurée malgré lui, sentant l’intensité échauffée de sa peau en l’entrejambes, à l’emplacement de la génération, que l’on ne nomme pas. Sa main lui brûla presque. Il la retira, constatant que l’afflux coloré ne tarderait plus à s’épreindre, à se déverser hors de la fillette.
« C’est la première fois que ça t’arrive, n’est-ce pas ? »
Elle ne répondait pas. Il positionna une coupelle grossière de terre crue, mal façonnée, une céramique d’avant la céramique, d’avant l’invention du tour de potier, modelée à la main avec l’argile qui avait servi à pétrir Adam et tous les hommes après lui de manière qu’elle fût exactement dans l’axe secret de la pudicité.
Ce fut alors que Lucille ressentit l’optimum du mal. C’était comme un flux de lave, une ponte de poix coulant le long des canaux les moins convenants de son jeune organisme, s’extrayant, s’extravasant d’elle, de ce qu’elle savait être son sexe, mais dont elle ne parlait jamais. La peau placée en l’entrecuisse ne tarda pas à se détremper toute, à s’empoisser d’un liquide épais, rouge, affreux, qui s’égoutta promptement jusqu’en la poterie primitive, empois de vie, empois de mort, sang conceptuel, premières menstrues de la surrection de la nubilité. Lucille venait de s’extirper à jamais de l’enfance, bien qu’elle en eût encore conservé les formes. L’épreuve avait hâté de plusieurs mois sa maturation. Le rite de passage était accompli, achevé, sans que nulle transgression n’eût eu lieu.
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Le contrechoc surgit, la secoua, bien qu’elle se sentît soulagée d’un seul coup, la douleur fulgurante et chaude s’estompant, s’évanouissant aussi vite qu’elle était apparue. Lucille eut froid, grelotta, frissonna, tressaillit, réalisant qu’elle demeurait intégralement nue, son moi intime poisseux du premier sang de la femme, s’égouttant encore en filets nauséabonds le long de la face interne de ses cuisses. C’était comme si elle venait d’expulser une monstruosité difforme et déjà putréfiée. Son ventre blême était mouillé par une sueur glacée.
« Mon enfant, tu es femme désormais, fit-il. Les nouvelles générations sont réglées plus tôt qu’avant. Tu n’as même pas encore fêté tes douze ans. C’est bien jeune. »
Lulu avait compris. L’enfant venait à jamais de mourir, de s’enfuir outre-ailleurs, dans le passé, en un monde révolu pour toujours, où elle ne pénètrerait plus.
« C’est cela être femme » pensa-t-elle, osant contempler, malgré elle, le contenu répugnant, épais et écarlate qui emplissait la coupe paléolithique.
« Tu frissonnes. Je vais te nettoyer, puis te couvrir. N’aies pas peur. Tu es comme ma fille. »
Il s’exécuta, lavant avec soin toute la souillure de l’adolescence. Il l’emmitoufla dans ses plus belles peaux, puis la recoucha, la borda. Lucille ne tarda pas, exténuée, à recouvrer son sommeil d’innocence.
Brusquement, ses oreilles exercées perçurent une clameur encore distante.
« Eux ! Comment ont-ils fait ? Mes oiseaux ! Mes oiseaux ! Vite ! »
Si Pierre avait encore possédé une montre, il aurait su qu’il était deux heures du matin. Il allait se préparer pour son combat ultime. 
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A suivre...

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samedi 9 novembre 2013

Le Couquiou épisode 20.



En théorie, après un rapt d’enfant, demande de rançon ou pas, les chances de retrouver la victime vivante s’amenuisaient de jour en jour. L’affaire de l’enlèvement de Lucille d’Arthémond, qui se greffait sur celle des meurtres en série du Couquiou, était la seconde à défrayer la chronique répétitive et ennuyeuse des faits divers de cette année 1960, après celle du jeune Eric Peugeot,
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 demeurée célèbre. Toute la maréchaussée redoutait une issue dramatique, au même titre que pour le bébé Lindbergh dans les années 1930. Ce fut pourquoi, après avoir obtenu le feu vert de la hiérarchie, de la préfecture et du parquet, Dullin, se refusant à toute procrastination commode, agissant en quelque sorte dans l’urgence, s’ empressa de retourner en grand arroi à la métairie des Martin, fort de son mandat en règle, en compagnie du providentiel mais hétérodoxe Edmond Luc. Il alla jusqu’à lui déléguer la tâche ingrate de ce contre-interrogatoire, dans l’espoir que le paysan craquerait face aux preuves irréfutables et dérobées à son insu, et qu’il cracherait le morceau : oui, il connaissait l’identité réelle du diabolique homme-cerf, et il l’avait planqué à la Libération, avant qu’il ne se métamorphosât en ce criminel chamanique redoutable. Le reste sortait des sentiers battus, avec sa part d’irrationalité. Aux soins des experts de déposer lors du futur procès du bonhomme : préhistoriens, psychiatres ou anthropologues. Ils trancheraient sur la responsabilité et la lucidité du tueur.  Neutralisé, il aurait enfin cessé de menacer l’ordre établi gaullien, pour ne pas dire la Civilisation tout entière ! Et c’est ce qui comptait avant tout pour le gouvernement : peu importait que le Couquiou fût timbré.
Le vieux matois commença à grommeler dans ses moustaches jaunies, reprenant ses vieilles habitudes de ruse dont il avait usé avec maestria avec les collabos, les miliciens ou les vareuses feldgrau, faisant son beurre de la situation de guerre. Il ne put nier longtemps devant les évidences brandies par le détective placé sous l’autorité de la gendarmerie, d’autant plus que Dullin lui fit miroiter (miroir aux alouettes ?) la possibilité de toucher une récompense, comme s’il eût agi à la manière des chasseurs de prime du Far West. Mais la tête du Couquiou n’était pas mise à prix, et les avis de recherche de la fillette ne faisaient aucunement allusion à ce procédé d’appât à l’américaine. En fait, notre brigadier ne faisait que calquer officieusement les méthodes d’investigation des romans noirs qu’il réprouvait ; le déni d’avoir agi de la sorte transparaîtrait plus tard, sans risque de préjudice pour sa carrière de militaire. Tout cela s’apparentait aussi à de la délation : vendre, dénoncer l’homme-cerf, désormais identifié sous son vrai nom de Pierre Desportes, ce n’était pas comme trahir la Résistance au profit de l’occupant, parce que Pierre Desportes n’avait jamais été affilié au moindre mouvement de lutte antiallemand. Au contraire, il était de notoriété publique qu’il avait penché en faveur de Pétain, au même titre que la famille de l’actuel baron d’Arthémond, de tradition maurrassienne.
« Je refuse de m’exprimer sous la menace ! » commença le vieux pingre. La cupidité campagnarde était cependant son point fort et ses oreilles souvent encrassées de cérumen réagissaient de manière pavlovienne au doux froissement d’un billet de mille (en anciens francs) ou au tintement des pièces de cinq NF en argent.
Sachant ce qu’il faisait en toute connaissance de cause, sans que les gendarmes en fussent surpris, le détective sortit son portefeuille de la poche intérieure de son trenchcoat et en tira une coupure à l’effigie du cardinal de Richelieu.[1] Puis, il commença à palper ce billet de banque, à en faire craquer le papier entre ses doigts, à en humer l’odeur caractéristique, à en éprouver la texture. Le vieillard tressaillit ; ses lèvres eurent un frémissement. Allait-il céder ?
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Mais cette première étape du manège d’Edmond Luc ne suffit pas : ce n’est pas avec seulement dix NF qu’on achète une conscience. Le père Martin était de la race des fesse-mathieux à l’ancienne, presque balzacien dans ses mœurs, excessif dans sa ladrerie. Fort près de ses sous, il avait fallu le tancer pour qu’il renonçât enfin à sa primitive carriole attelée d’une haridelle rhumatisante coiffée d’un chapeau de paille effrangé digne d’un épouvantail à moineaux ou à martinets, pour qu’il acquît enfin une vraie bagnole, la fameuse 203 bâchée, dont le modèle commençait à dater, bien que le véhicule fût réputé pour sa robustesse et pour son endurance. De plus, le paysan possédait encore de vieux chéquiers remontant à Albert Lebrun, qu’il n’utilisait pas et qu’il planquait. Econome jusqu’à la pire avarice, il lui arrivait de dissimuler de la monnaie dans la doublure de son matelas.
Notre détective passa à une coupure plus conséquente, sachant que l’Etat le dédommagerait : il prit cinquante francs.
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 Le Martin reconnut la tête du vert-galant, mais là encore, Henri IV ne suffit pas à le faire fléchir. Edmond Luc eut beau s’échiner en ses froissements sensuels du papier-monnaie, en sa luxure sadique exercée à l’encontre d’un argent signé alors du gouverneur de la Banque de France, Monsieur Wilfrid Baumgartner,
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 devenu par la suite ministre des finances, le vieux roublard se fit immobile comme une statue de marbre. Alors, sur un signe oculaire du brigadier, Luc se contraignit à sortir du portefeuille non pas un seul, mais trois billets de cent francs, trois Bonaparte. 
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 Là, l’effet fut enfin probant. En 1960, trois cents nouveaux francs représentaient déjà une sacrée somme. Les mains avides du campagnard se portèrent en tremblotant, saisies d’envie et de convoitise, vers les signes monétaires colorés fiduciaires. Martin était de fait un drogué, un toxicomane du pognon.
Jusqu’à présent, le tort de la majorité des enquêteurs avait été, au pis, de considérer l’assassin comme une fable, un être mythique, une construction mentale des habitants eux-mêmes, volatil et manquant de substance, de consistance, et au mieux, de penser qu’il s’agissait d’un anarchiste préhistorique voulant défier l’ordre établi et assouvissant son côté provocateur par une série de meurtres hétérodoxes. Désormais, il avait une identité, et ce que le père Martin, succombant à l’appât du gain, non pour le dépenser, mais pour le thésauriser, allait déclarer aux gendarmes marquerait l’aboutissement de longues semaines d’investigations.
« Vous aurez droit à l’argent une fois que vous nous aurez tout dit », lança Edmond Luc tout de go.
Cette phrase résonna dans la tête du vieil homme telle une objurgation. Or, il représentait une espèce de mémoire vivace de la contrée. Son cerveau était empli de fécondes promesses de renseignements, œuvé comme un poisson femelle de futurs alevins prometteurs. Pourvu qu’il ne fût pas trop tard pour retrouver Lucille vivante ! Alors, le métayer se lança, tout en jetant un regard réprobateur en direction du détective, à cause de la manière dont il venait d’agir pour lui extorquer des aveux, à cause aussi des petits larcins qu’il avait constatés dans ses affaires personnelles, larcins dont il avait le responsable en face. La maréchaussée complice d’un pur voleur ! C’était machiavélique ! Mais qui veut la fin veut les moyens.
« C’est un bizarre bonhomme que j’ai aidé à se planquer quelques temps à l’approche de la Libération, commença-t-il. Non pas qu’il fût coupable d’un crime contre la bonne cause, non pas, non plus, qu’il ait forcément mal agi. Il avait tué utilement un salaud, et ça, de toute façon, un autre que lui aurait fini par le faire, alors, peu m’importait du moment que la justice s’était exprimée…
- C’était pourtant un étranger au pays… répliqua Luc.
- Etranger, étranger, vite dit ! Ce Pierre Desportes s’était fixé dans la région depuis quelques années, et j’puis déclarer qu’il était ben intégré ! Sa femme et lui, ils étaient entrés dans les faveurs du père de l’actuel baron, au point d’être présents aux noces de Monsieur…
- On sait ! coupa sèchement le détective. J’ai enquêté sur les relations des Arthémond.
- Fallait ben comprendre ce gars. Il était totalement déboussolé, parce ce qu’il venait de subir contredisait totalement les fondements mêmes de ses idées, de ses convictions. C’était un acte de haute trahison accompli par ceux avec lesquels il avait partagé des idées…sales. Il ne fit que trahir à son tour les traîtres en éliminant Louis Brunel. Alors, tous ces collabos, ces maréchalistes et ces schleus en déroute, en pleine débandade estivale, ils pouvaient lui régler son compte alors qu’il appartenait pas au moindre mouvement de résistance, même de manière passive. Ouais, ça a été assez facile de le planquer pendant toutes ces semaines. Non seulement il a pu échapper aux représailles du camp des vaincus, mais également à l’épuration sauvage des cocos avec leurs milices patriotiques qui tinrent le haut du pavé jusqu’à ce que le Général ait ordonné qu’on les désarme. La justice expéditive, qui a eu le temps de faire des dégâts dans les consciences, c’était pas digne de la nouvelle République et de la philosophie de la Résistance.
- Veuillez abréger, mon vieux. Pas de digressions politiques. »
Pour mieux se faire comprendre, Edmond Luc s’amusa à tripoter la liasse de Bonaparte, ce qui impatienta le paysan.
« Puisque vous l’entendez comme ça ! Ce Pierre Desportes, il n’a même pas acquitté sa dette ! Il a passé son temps à grommeler, à réclamer vengeance, à accuser la civilisation de tous les maux. Il ne voulait pardonner à personne, n’excuser personne. Son ressentiment allait ben au-delà de ce que les boches avaient commis à Oradour. Le massacre lui avait brisé le ciboulot. Il faut dire que je le comprends. Comment j’aurais réagi à sa place si ma Martine et mes enfants avaient subi ce sort atroce ? Toujours est-il qu’un beau jour, il a décidé de fiche le camp, de s’évaporer dans la nature. Il a signé le papier de reconnaissance de dette et puis, il est parti sans laisser de trace. Au début, j’ai supposé qu’il avait quitté la région, changé de nom, refait sa vie. Puis, j’ai pensé que, vu les idées délirantes qu’il s’était mis à professer sans trêve, il avait opté pour la marginalité d’un homme des bois, et s’était mis à vivre sauvagement, du côté des marais. Mais tout ça n’explique pas pourquoi il a mis plus de quinze ans pour commencer ses crimes, parce que j’ai vite compris que le tueur aux oiseaux, c’était lui.
- Alors, pourquoi ne nous avoir pas fait part d’emblée de vos soupçons ? interrogea le brigadier.
- Parce que j’avais peur.  J’ai pensé qu’il avait acquis durant toutes ces années des pouvoirs surnaturels oubliés, qu’il s’y était initié…qu’il était plus comme nous. C’est un fou, messieurs, un fou dangereux doté de facultés nouvelles…ou qu’on sait plus utiliser…
-…depuis que nous avons perdu le contact direct avec l’esprit des choses de la nature, dirais-je, compléta Luc. Je comprends en ce cas que l’apprentissage de ces facultés préhistoriques réveillées ait pris quinze ans à l’assassin. »
Au fond de lui-même, le détective appréhendait avec exactitude la psychologie du Couquiou, et ce qui, dans les mentalités paysannes (du point de vue anthropologique), avait déterminé cette sorte de loi du silence, y compris chez le rebouteux Népomucène, qui, le premier, eût été à même de deviner la triste vérité. Il fit le rapprochement avec la légende du Grand Veneur de la forêt de Fontainebleau, évoquée par Michel Butor dans son roman la Modification, qu’il venait de lire. Comment délivrer la fillette sans risques ? Par quels moyens débusquer la bête fabuleuse, le fauve humain, le monstre de la sylve profonde, faire sortir le loup du bois (loup, y es-tu ?), ce cerf-garou légendaire qui s’y tapissait depuis la Libération, et qui n’avait eu toutes les cartes en main pour nuire aux autres que tout récemment ? Son apprentissage avait été long, progressif, pour qu’il parvînt à accomplir sa vengeance à froid.
D’autre part, le Couquiou était suffisamment retors pour souhaiter entretenir sa réputation sanglante et fantastique, pour qu’elle ne fût entachée d’aucune défaillance. Il prendrait soin de sa légende et ne se laisserait pas compter, prendre comme ça, ainsi que l’avaient éprouvé funestement nos gendarmes voilà quelques semaines. Recommencer la même erreur, ratisser pareillement le terrain, la zone, les champs, les halliers, les marais répulsifs…impensable. Ils avaient eu tort d’agir en plein jour. A moins qu’il eût également commandé aux rapaces nocturnes, l’homme-cerf devait prendre en compte les rythmes biologiques de ses acolytes volants. Un oiseau, ça a aussi besoin de goûter au repos nocturne, ça a aussi sommeil, il paraît même que ça peut rêver ! Autrement dit, l’idée d’Edmond Luc était que Dullin et ses hommes traquent et capturent Pierre Desportes (puisque c’était lui, pas un autre) aux heures de sa plus grande vulnérabilité : au plus fort de la nuit, bien longue en cette saison d’au-delà de Samain.
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Le détective continua à fantasmer sur la figure du Grand Veneur, du Veneur noir qu’il connaissait aussi par un roman de Ponson du Terrail : La Baronne trépassée.
Il mêlait les deux êtres, le néo-paléolithique et celui du siècle de Louis XV, en une créature sinistre hybride et impossible, presque cryptozoologique, propre à faire les délices d’un Bernard Heuvelmans. Son imagination vagabonda tant qu’il perdit le fil des propos du père Martin, qui ne faisait plus que confirmer des évidences. Il visualisait un homme-hamadryas, non pas pris dans le sens simien mais dans la signifiance antique, nouveau Bélial forestier païen se livrant à des bacchanales obscènes avec des satyresses aux formes turgescentes de volupté. Il matérialisait un homme-sylvain, un homme-bouc digne de Goya ou de Böcklin, un chèvre-pied où les habits de chasse du XVIIIe siècle auraient pris corps avec la chair et la fourrure de cervidé ou de caprin, auraient fusionné avec la peau de bête du sorcier de la grotte des Trois Frères. Ce faune-Cernunnos-Bélial rappellerait le dépravé maréchal de Richelieu, cet adepte des soupers adamiques de sinistre réputation, avec ses culottes pestilentielles de bouc en rut. De la perruque poudrée à doubles rouleaux, du bicorne empanaché, émergeraient les vingt-quatre-cors du cerf bramant. Le visage, irréel, serait constitué de buis, sculpté, taillé comme à la serpe, tavelé de veinules, de nœuds, tel un masque inhumain digne du fameux invalide à la tête de bois. 
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Il surgirait des troncs morts ou vifs, effeuillés ou fournis, telle une apparition, s’extirpant de la ramée comme d’une matrice, plus épouvantable et magique que le char d’Ezéchiel, plus apocalyptique et destructeur qu’un Jaggernaut indien.
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 Chacun de ses pas de titan ébranlerait la terre, résonnant d’un grondement sinistre annonciateur de fin des temps, ses bottes immenses s’enfonçant au plus profond de la croûte, de la lithosphère, en semant un sillage éruptif de lave en fusion. Son chant retentirait, surgissant de sa gorge cuivrée, plus profonde qu’une combe immémoriale, de ses cordes vocales vibrantes d’outre-monde, d’abord semblable à l’appel strident et assourdissant de l’hallali des cors de la chasse à courre, puis grave comme une corne de brume ivoirine sonnée par un guerrier viking hirsute au casque cornu en forme de lyre, triomphal, déterminé à semer la désolation. Sa silhouette champlevée d’émaillures, jaspée, parée et vermeille de tout le sang sacrificiel primitif des bêtes de la vénerie épandu afin de satisfaire l’ennéade assoiffée de vengeance des dieux magdaléniens, s’avancerait en ébranlant les fondements de la Terre-mère, réveillant le dragon noir sommeilleux depuis des millions d’années autrefois dompté et endormi par Çiva en personne, le dragon sur lequel repose le monde. Il serait le Grand Juge, le franc-juge des hommes, prêt à prononcer la sentence les condamnant à l’extinction totale, parce qu’ils auraient multiplié non seulement les crimes contre l’humanité, mais contre Gaïa elle-même.
Il serait l’homme-Phœnix, le Lazare emmailloté d’un suaire ressuscité déjà puant de décomposition, l’étoffe du deuil le recouvrant tachée de-ci, de-là, de l’épanchement des humeurs, des sudations morbides, le Vengeur, Frédéric Barberousse éveillé d’un sommeil millénaire, estoc brandie, hors du caveau moussu en grand appareil, aux pierres cancéreuses et verdâtres, casqué du heaume conique à nasal. 
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Les visions erratiques de Luc se poursuivirent : il imaginait un embryon indéfinissable, appartenant à une espèce indéterminée, non darwinienne, non linnéenne, se développant en parasite à l’intérieur de la tempe pulsatile et translucide du Grand Veneur-homme-cerf, colonisant son cerveau, l’acculant à la démence. Alors, l’être fabuleux sylvestre se déchaînerait en une rage destructive décuplée par la douleur occasionnée par ce parasite tumoral lui vrillant l’hémisphère gauche, dévastant toute la forêt qui l’avait fait vivre, mourant bientôt, son œuvre d’anéantissement accomplie. Il aurait agité sa ramure colossale en tout sens, hurlant son mal inextinguible, s’acharnant sur les réseaux de branches, éparpillant en des millions d’éclats de bois, sur des centaines d’hectares alentours, les frondaisons broyées par sa tête couronnée d’homme-mégacéros. Impuissant, il expirerait enfin, vaincu.
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Dullin le rappela à la réalité ; il évacua ces mauvaises pensées effrayantes comme le vent dissipant les nuages ou le soleil la brume.
« Nous tenons le suspect, c’est indéniable. Monsieur Luc, toutes mes félicitations ! Comment vous êtes-vous douté que… »
Il avait interrogé beaucoup de témoins de la guerre, de l’Occupation, épluché en long en large et en carré la liste des victimes d’Oradour, de ce massacre tautologique (puisqu’on dit que parler de la barbarie nazie est une tautologie), ayant eu l’intuition du limier d’y déceler un indice déterminant. Il la connaissait par cœur, cette liste, et y avait retenu les noms d’une Jeanne Desportes, cinq ans, et de sa mère Clémence. Il avait longuement arpenté les ruines dévastées du village, laissées en l’état au nom du témoignage. Il s’était enquis du père, de l’époux, s’étonnant qu’il ne figurât pas parmi les morts, pensant d’abord qu’on n’avait pu l’identifier, qu’il était demeuré un reste anonyme carbonisé, puis apprenant son absence sur les lieux de la tragédie lors des heures cruciales. Il avait recoupé tous les indices, dérobé sans vergogne ceux qui lui serviraient à étayer ses hypothèses. Les témoignages concordaient : Pierre Desportes, certains s’en souvenaient encore, parfois vaguement, d’autres de manière précise. On le disait disparu de la région, comme Martin venait de le déclarer ; sans doute avait-il eu à se reprocher son attitude tiède, voire maréchaliste. On n’allait pas plus loin, mais Luc avait fini par comprendre, après un interrogatoire sec et inutile du baron d’Arthémond, que le père Martin découvreur du premier crime, dont le choix par l’assassin n’avait pas été fortuit, du moins en ce qui concernait le lieu du forfait, détenait la solution de l’énigme.
Alors, il fantasma encore, imaginant la découverte des cadavres horribles des siens par le futur Couquiou, revenu sur place, son choc suprême, l’homme se culpabilisant de son absence puis rejetant la faute sur les autres, tous les autres depuis des millénaires, comprenant ce qu’il avait ressenti : il en fallait moins à certains esprits fragiles pour qu’ils deviennent fous.
D’instinct, Pierre avait identifié les siennes parmi l’amoncellement de dépouilles informes, noirâtres, indiscernables. Edmond Luc revivait la scène aussi nettement que s’il en eût été le spectateur direct, pour ne pas dire l’acteur principal. Cette fusion mentale avec la personnalité de celui qu’il avait démasqué le surprit. C’était comme s’ils eussent été jumeaux, partageant le même cerveau à deux, les mêmes schémas communs de pensée, les mêmes comportements. Il rapprochait cela de la descente du Christ de la croix de Rubens, œuvre baroque, sous l’orage du Golgotha. Pierre Desportes incarnait un homme-Pietà, une Mater dolorosa masculine, pleurant sa perte du Sacrifice de la Femme, de la Fille, Passion inverse et hérésiarque. Il aurait longtemps serré ces pourritures noires contre son corps sous la pluie diluvienne, invectivant l’Humanité, au milieu des tas obombrés dans l’église encore fumante, exhalant des miasmes méphitiques, des senteurs fétides de chairs humaines brûlées, dont les restes graisseux, comme en une fusion alchimique, un précipité organique, auraient commencé à fondre sous l’action pluviale, se mêlant bientôt aux ruissellements de nouveaux rus d’eau-cendres-graisses humaines noircies. Il savait qu’il était Lui, comme en une faculté parapsychique, fantastique, une substitution, un échange de personnalités. Luc avait capté à distance les pensées du Couquiou, parce que, pour la première fois, son cerveau s’était ouvert aux mêmes facultés étonnantes recouvrées. Il comprit tout, il sut tout, convaincu de gagner, de refermer ce cauchemar comme la dernière page d’un mauvais livre. Il était parvenu à raisonner exactement de la même manière que le coupable, ayant décelé tous ses points faibles. Comme en une photographie géologique, topographique et cadastrale d’une précision extrême, il visualisa l’ensemble de la forêt et des marais, bauge de l’homme-cerf incluse. Sa perception des lieux, sa planification du territoire de chasse, s’étaient faites intégrales, telles qu’elles le furent chez les hommes de Cro-Magnon ou de Neandertal, telles qu’elles l’étaient encore parmi les peuples traditionnels, Aborigènes d’Australie, Bushmen, Lapons ou Maquiritares.
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 Ces peuples qui n’avaient rien oublié de leurs liens à la Terre étaient en fait supérieurs à nous, les « civilisés ». Il jeta négligemment les billets de banque dans les mains du père Martin qui s’empressa de les plier et de les mettre dans la poche de sa vieille veste, comme il aurait lancé en guise de récompense une cacahuète à un chimpanzé de cirque obéissant. Ensuite, il déclara, sur un ton presque anodin, badin :   
« Messieurs, je vais vous exposer mon plan pour délivrer la jeune captive, mademoiselle Lucille d’Arthémond. »   

 A suivre...
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[1] Dix nouveaux francs de 1960.