vendredi 20 décembre 2013

Le Couquiou épisode 24 : épilogue.



Epilogue.

Lucille venait de fêter son douzième anniversaire. En apparence, elle s’était bien réadaptée, ne conservant aucune séquelle physique ou psychologique de sa séquestration par cette espèce de dément. Il s’agissait désormais d’une vieille histoire, que la famille voulait s’empresser d’oublier.
Mais, du point de vue de Popaul, le petit frère, quelque chose clochait. Seul un enfant était à même de ressentir un changement chez celle pour laquelle il avait toujours prêté une attention quotidienne, fréquenté presque à chaque instant depuis le berceau, et qu’il connaissait sur le bout des doigts, comme si elle eût été sa sœur jumelle. Paul n’était pas naïf, et, lorsqu’il réclamait à Lulu qu’elle lui racontât sa mésaventure (pour lui, c’était comme un conte), elle se faisait violence pour ne pas le rabrouer, se résignant à lui fournir un récit tronqué, édulcoré, un peu comme Pierre l’avait fait pour elle. Il comprit qu’elle mentait, mais ne le rapporta à personne.
Lucille refusait désormais de jouer avec son petit frère. Elle choisissait la réclusion, l’intimité de sa chambre de préférence aux contacts collectifs avec sa fratrie. Elle ne parlait plus aux autres, y compris à ses parents, que lorsque c’était indispensable, ou quand ils lui adressaient la parole. Les préceptrices et répétitrices, plus psychologues, avaient bien constaté un relâchement de son assiduité, de son attention. Son travail scolaire, ses notes, s’en ressentaient.
Jean-Louis d’Arthémond voulut lui faire la leçon. Il frappa un grand coup, menaçant de la mettre en pension chez les bonnes sœurs si elle ne modifiait pas son attitude. Elle n’en eut cure.
Peut-être que cela passerait mieux, et qu’une mère, Julie, serait plus apte à recueillir les confidences de sa fille, alors que le baron se bornait à lui jeter :
« Trêve d’enfantillages ! Tu n’es plus une enfant ! »
Il ne croyait pas si bien dire. Julie avait essayé d’arracher à Popaul ce que Lulu avait pu lui conter, lui expliquer. Elle pensa que la fillette était devenue hypocrite, dissimulatrice, puis s’interrogea : « Peut-être est-elle amoureuse ? »
Même la tenue vestimentaire de Lulu s’était relâchée. Elle se mettait de moins en moins en jupe, préférant musarder en corsaires informes ou demeurant toute la journée en pyjama ou en chemise de nuit, décoiffée et à peine débarbouillée.
« C’est l’entrée dans l’âge bête, ça lui passera », se dit la maman.
Un soir du printemps 1961, après un dîner taciturne et glacial, Julie l’obligea à monter avec elle dans sa chambre, et referma la porte à clef.
« Maintenant, ma chérie, je vais te mettre les points sur les i ! »
Elle fit semblant d’écouter. Le flot de paroles de réprimandes et d’inquiétude glissa sur elle comme une anguille. La seule chose qu’elle capta de ce flux de papotages fut la constatation que Lulu chipait depuis quelques temps à sa mère des serviettes hygiéniques.
« Tu n’as pas à avoir honte. C’est la nature ; tu as atteint l’âge pour ces choses-là. Il fallait me le dire. »
Elle s’en fichait des sœurs, de la pension. Elle avait même évacué Dominique de ses préoccupations. Ce dernier, tout à la préparation de son bachot, n’avait plus guère le temps de se soucier de sa petite sœurette.
De fait, elle se sentait de plus en plus rétive au monde qui l’entourait. Elle en évaluait, en soupesait l’absurdité et la vacuité. La rébellion pointait en Lucille, parce qu’elle savait, désormais, parce qu’elle souhaitait être son héritière, qu’elle voulait prendre la relève, reprendre le flambeau, l’œuvre interrompue tragiquement de Pierre.
« Ma fille, ce n’est pas joli de mentir. Je suis là pour t’aider. Je ne veux pas me montrer trop sévère avec toi. »
Si comme Meursault au prêtre dans L’Etranger, elle eût eu l’audace de crier ses quatre vérités à sa mère, d’exploser de colère, elle l’aurait fait. Mais Lulu choisit la réserve, le mutisme. Elle se tut, obstinément. Elle ne répliqua ni aux diatribes, ni aux supplications d’une génitrice désespérée de voir sa seule fille s’éloigner ainsi. 
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La voix de Julie lui apparut de plus en plus distante ; désormais, son esprit voguait ailleurs, vers d’autres cieux incommensurables.
Elle mesurait diverses hypothèses, plusieurs éventualités et probabilités. Lucille appliquait une leçon philosophique, celle du Palais des Destinées de Leibnitz, énoncée dans La Théodicée.
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C’étaient des calculs mathématiques qui se bousculaient et fourmillaient dans sa tête. Elle pesait le pour et le contre, ce qui serait mieux, ce qui serait pis.
Trois choix, trois possibilités s’offraient à sa conscience, avec, chaque fois, de nouvelles bifurcations, des aiguillages inédits, des cheminements hardis et différents. Elle était consciente que chaque option constituait un écueil, une hypothèse négative et hasardeuse.
Le premier choix, le plus tentant qui se présenta consistait en une rupture de ban avec son milieu.
Ce serait une mise en marge de cette société, une existence précaire, de bohème, rimbaldienne, d’aventures, sans toit ni loi, sans feu ni lieu. Elle irait sur la route, nouvelle errante, vêtue de blue-jeans sales, d’une chemise crasseuse, bien différente de cette ridicule robe de chambre de popeline et de molletons à ramages bleu lavande qu’arborait en cet instant sa mère sermonneuse et casse-pied. Elle serait la Révoltée clocharde, la pouilleuse aux cheveux tombant jusqu’aux reins, chaussée de sandales. Elle se nourrirait des produits de la nature, de baies, de fruits, d’œufs, de coques, adoptant le régime alimentaire végétarien des hommes-singes Zinjanthropes. Elle coucherait à la belle étoile, s’abreuverait aux sources, aux ruisseaux, aux fontaines, à la pluie. Elle partirait avec une compagne expérimentée, Capucine en l’occurrence. Elle deviendrait un exemple pour les autres, prêchant partout sa bonne parole, fondant une communauté nomade obéissant au précepte du qui m’aime me suive. Elle prônerait la vie en collectivité, l’autosuffisance, l’autoproduction, l’autoconsommation, un peu comme le Mahatma Gandhi avec ses ashrams. Naturellement, la non-violence lui tiendrait lieu de religion. Elle serait « la » gourou. Elle imiterait ainsi des écrivains réprouvés qu’elle ne connaissait pas : Kerouac et Thoreau. Elle ferait de plus en plus d’émules, de disciples et serait perçue comme une révolutionnaire. 
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Lucille réalisa le danger sectaire et incertain de cette supposition de destin. Elle n’était pas prête à ébranler à ce point les fondements mêmes de la société qui l’avait instruite.
Alors, elle se projeta dans le deuxième choix : simuler la folie.
Cela partirait d’une haine irraisonnée exprimée contre le responsable de la mort de l’homme-cerf, son désormais maître à penser. C’était un désir aigu de vengeance, une réclamation de justice, une loi du Far West ou de Lynch exercée à l’encontre des vainqueurs, de la brigade de gendarmerie d’abord, de ce détective privé ensuite, cet Edmond Luc dont le nom s’était étalé dans tous les journaux, avec des louanges. Les articles laudateurs qui s’étaient multipliés, flagorneurs au possible, lui paraissaient telles des vomissures parfumées au myosotis. Et Edmond Luc, modeste, refusant les honneurs, était reparti de Limoges, comme ce héros de bandes dessinées ou de Western, ce cavalier solitaire, cet homme des plaines, de Laramie ou d’ailleurs, monté sur son canasson pommelé, au soleil couchant, stetson sur le crâne, en train de fredonner une chanson nostalgique de country music qu’aurait pu entonner à l’harmonica un vieux chercheur d’or barbichu de 1848 (dans le genre Old Man River ou autre) ou à la voix seule a capella un de ces indénombrables (et médiocres) cow-boys chantants d’Hollywood émules de Gene Autry. 
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Elle savait par essence que la vengeance était un plat qui se mangeait froid, glacé, faisandé.
Elle connaissait par ouï-dire une foultitude de bons (les résistants) et de mauvais (les terroristes du FLN) exemples de vengeurs ayant, par des moyens radicaux et violents, entrepris de secouer le joug d’oppresseurs divers, nazis ou coloniaux. Elle n’avait pas encore lu Les Justes d’Albert Camus. Si jamais ça lui arrivait de poser une bombe chez les gendarmes qu’elle réduirait en miettes, si l’enquête menait à son arrestation, lors de son procès, elle plaiderait l’irresponsabilité, le déséquilibre mental afin d’échapper à l’échafaud.
Alors, on l’internerait à vie comme Camille Claudel. Devenue vieille et édentée, entravée dans une camisole craspec, elle continuerait à ruminer, à marmotter sa vengeance. Elle ressemblerait à un de ces portraits de fous de Géricault, à cette monomane de l’envie à la coiffe tuyautée paysanne, aux yeux torves.
On lui administrerait douches et électrochocs avec constance, des années durant. On la trépanerait, la lobotomiserait, comme une actrice américaine déséquilibrée, une Frances Farmer (qu’elle ne connaissait pas).
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 Son simulacre aurait été si parfait qu’elle finirait par se persuader de la réalité de son état mental, ce qui la ferait sombrer pour de bon. Elle demeurerait prostrée des heures durant, assise en position fœtale dans un recoin de la cellule capitonnée de la maison de force, assommée, abêtie par les surdoses médicamenteuses. Elle secouerait spasmodiquement sa tête échevelée (à moins qu’on l’eût rasée comme une déportée d’Auschwitz), balancerait son buste corseté par la camisole, bavant, ne cessant, dans son hébétude, de prononcer des mots sans suite pollués par la coprolalie, obscènes, excrémentiels, entrecoupés de « beuh-beuh », de « euh-euh » (comme cette actrice française célèbre  métamorphosée en sex-symbol par un certain Roger Vadim) ou de « hu-hu » ainsi qu’il en était dans Les Mouches de Jean-Paul Sartre avec le personnage du simplet, de l’idiot. Elle serait ravalée au rang des microcéphales congénitaux à tête d’épingle, à la configuration faciale et crânienne pareille à celle de l’Australopithèque de Raymond Dart et du Paranthropus de Robert Broom, de Sterkfontein, de Taung ou d’ailleurs, devenue un de ces freaks authentiques, genuine, de La monstrueuse Parade de Tod Browning.
Lorsque ses crises de folie la prendraient, furieuses (quel cliché évident, tautologique !) elle se jetterait contre les capitons de sa cellule, tête la première, en hurlant, éructant et crachant, cognerait son crâne contre ce mur matelassé des heures durant, dans le vain espoir obtus de l’y fracasser et d’y voir s’épandre et s’épancher la cervelle sanguinolente.
Elle baignerait, croupirait dans ses sanies, dans sa diarrhée et dans sa pisse, puant comme pas deux, objet de répugnance et d’exécration. Elle se trouverait éjectée hors de l’humanité.
Non, cette deuxième destinée était la moins envisageable, la moins souhaitable. C’était le pire choix qu’elle eût pris.
A cette autodestruction lente, elle pouvait opposer la troisième option, plus prompte : le suicide, pour débarrasser le plancher, mais aussi par refus d’assumer son héritage.
Oui, se suicider équivaudrait à un refus de poursuivre l’œuvre de Pierre, à une lâcheté, surtout lorsqu’elle aurait laissé aux siens une lettre d’explications, une autojustification de son acte suprême. Ce serait l’aveu à la fois de sa conversion manquée aux idées du Couquiou, de sa rupture avec son milieu et de sa lâcheté, de sa fuite devant ses nouvelles responsabilités. Elle s’imaginait s’enfermant dans sa chambre à clef, en chemise de nuit virginale, chlorotique, hagarde, l’œil charbonneux, préparer la chaise et la corde de chanvre, passer le nœud coulant à son cou maigre d’un incarnat de cachet d’aspirine (l’acte aurait été précédé par de longues semaines de dépérissement et de langueur anorexique), vérifier sa solidité, sa bonne suspension au lustre, puis faire basculer le siège avec ses mignons pieds nus évanescents. La strangulation provoquerait en elle d’ineffables transports doloristes et sadomasochistes, une jouissance-souffrance de volupté mortelle, des délices de Capoue d’agonie, de rupture des vertèbres cervicales (ça finirait en craquement osseux significatif), de privation d’air de ses poumons, d’étrécissement de ses côtes, de ses poumons, de sa poitrine creuse de meurt-de-faim, d’asphyxie, de bleuissement épidermique, de cyanose etc. Puis, ce serait la nuit définitive et la damnation éternelle, parmi les ombres des esprits préhistoriques bannis par le catholicisme.
Dominique (pourquoi lui et pas quelqu’un d’autre ?), forcerait la porte, la découvrirait oscillant, parfaitement suspendue, se balançant végétativement comme un anencéphale spinal dans son sac, la langue exulcérée et violette, la face bleuâtre avec des plaques noires, les yeux grands ouverts, écarquillés de stupeur exorbitante.
Il va de soi que le curé qu’elle aimait bien, qui lui avait enseigné le credo de Nicée et toutes les fadaises chrétiennes, refuserait qu’elle reposât en terre consacrée. Comme à son habitude, le papa, Jean-Louis d’Arthémond, obtiendrait des accommodements, des obsèques dans l’intimité. Ni fleurs ni couronnes. La famille ne reçoit pas. Il n’y aura pas de livre de condoléances.
Elle pensa à la crémation, comme chez les Anglais, à la dispersion de ses cendres, solution palliative à son péché mortel, puisque le Vatican n’avait pas encore accepté ce rite[1] pratiqué chez nous par les athées, les agnostiques et les libres penseurs tel Paul Léautaud. Mais des scrupules, un fond de christianité demeurait en elle, à la perspective de cet anéantissement radical : elle croyait encore en la résurrection de la chair et il fallait conséquemment que son cadavre demeurât inhumé, se décomposât normalement dans l’attente du Jugement Dernier. En fait, c’était pour Lulu un retour logique à la Terre-mère, tel que Pierre le lui avait professé.
Finalement, aucun des trois choix n’était bon. Elle dut échafauder, envisager une quatrième hypothèse de destin, plus sage, plus conforme aux règles de la sociabilité aussi.
Elle se fit sereine une fois sa décision arrêtée. Elle n’avait pas accepté la manière dont les journaux avaient relaté la mort de Pierre et sa défaite (car il avait bien fallu, sur son insistance, que le paternel se décidât à acheter la presse, eu égard  à l’importance des événements qu’elle avait vécus). C’était partial, subjectif. Elle n’avait pas reconnu l’homme-cerf dans ces relations minables, dans ce portrait à charge d’un criminel féroce. C’était la férocité de la traque dans les bois et le marais qui avaient dérangé sa conscience, parce que les procédés n’avaient pas été loyaux, et qu’on déplorait plus la mort de ce gendarme que celle d’un homme qui pensait en fait plus juste que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l’œkoumène.  On lui aurait certes objecté qu’elle s’était amourachée de son kidnappeur, parce que les victimes s’attachent toujours à leur bourreau ainsi que le définit fort justement le syndrome de Stockholm.
Un hoquet malvenu la saisit. La spasmophilie la guettait. Elle but un verre d’eau, à petites gorgées. L’accès lui passa.
Lucille en venait à se questionner sur les fondements de la Civilisation. Elle achèterait, lors de sa parution en 1963, ce bouquin d’un genre littéraire interdit, cet astucieux et pertinent roman, cette dérangeante Planète des Singes, fable moderne dissimulée derrière les procédés littéraires de la science-fiction, qui reprendrait une thématique swiftienne déjà utilisée dans la célèbre relation du voyage de Gulliver au Pays des Chevaux.
Qu’était-ce qu’une civilisation ? Pierre lui avait conté que le nazisme constituait à la fois un aboutissement et un déni. Une civilisation fondée par d’autres espèces était-elle possible et, si oui, serait-elle viable, voire meilleure que la nôtre ? Si on avait laissé leur chance aux singes, comme elle le lirait assidûment chez Pierre Boulle à deux années de là, ce qu’ils auraient accompli eût-il été pire ou meilleur ? Une civilisation simienne eût-elle été souhaitable, envisageable à la place de la nôtre ?
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Elle balayerait cette tentation du relativisme culturel d’un revers de main. De toute évidence, elle brûlerait de l’envie de rencontrer le romancier avignonnais et de l’interroger sur les bien-fondés de sa parabole, parce que cela la conforterait dans son nouveau mode de pensée.
Ici, maintenant, en 1961, une perspective vertigineuse s’offrit à Lulu. Pourtant, elle venait de faire son choix ; à l’activisme, elle préféra pour l’heure l’attentisme. Le temps de la Révolte n’était pas encore venu ; celui de l’autodestruction lente ou vive, avait été évacué. Le moment propice finirait par se présenter un beau jour, parce que d’autres personnes qu’elle en viendraient aux mêmes remises en cause.  Et elles seraient chaque année plus nombreuses… Une sève monterait, sourdement, lentement, une éclosion se préparerait, travaillerait souterrainement, ébullition graduelle avant l’éruption, l’explosion.
Après que cela serait survenu, on dirait : de toute façon, c’était ainsi, c’était écrit.
Il lui faudrait se camoufler ; il était obligatoire qu’elle se séparât, temporairement, de la part d’irrationnel, d’irraisonné, qui entrait dans sa nouvelle conception du monde, qu’elle la mît sous le boisseau, en latence, sans rien révéler, dans l’espérance presque eschatologique de temps nouveaux où elle s’exprimerait enfin, allègre, dans toute sa plénitude. Elle accepta d’exister dans l’hypocrisie, en pragmatique, en fille jésuite. « Pour vivre heureux, vivons caché », médita-t-elle. L’instant émancipateur, de la rupture, de l’ouverture du carcan qui l’oppressait viendrait, quand l’heure sonnerait pour l’Humanité tout entière de s’affranchir des entraves trompeuses et artificielles d’une civilisation fausse, fondée sur un malentendu, sur le génocide supposé d’autres frères humains plus proches de la nature, civilisation fourvoyée sur une fausse route conduisant la Terre elle-même à sa perte.
Sa réflexion se faisait disons…écologique, mais il s’agissait d’une écologie profonde, radicale, d’abandon d’un confort illusoire. Brusquement férue d’Histoire, elle s’était mise à dévorer tous les livres qu’elle pouvait piocher. Son don acquis en héritage lui avait permis de tout assimiler en quelques mois. Elle en avait conclu qu’il n’existait aucun progrès linéaire, évolutif, technique ou moral, aucune ascension nette du mauvais vers le bon, mais, au contraire, des hasards, des aléas, des incertitudes, des contingences qui brusquaient, réorientaient, remodelaient sans cesse les destinées individuelles et collectives, spécifiques aussi. Des époques qu’on disait soi-disant avancées pouvaient s’avérer, au fil de la publication des études historiques et archéologiques, plus barbares et violentes, plus inégalitaires que d’autres pourtant plus anciennes. Toutes ces constatations aboutissaient au remplacement de l’échelle ascensionnelle du Progrès et de l’Evolution par un buissonnement indistinct, sans but, sans finalité, non téléologique. Un monde-dieu qui se cherchait lui-même, socratique au fond. Elle prenait conscience de la radicalité de sa nouvelle pensée, de sa modernité visionnaire : elle était en avance sur son époque.
De toute façon, étant son héritière, elle le ferait savoir à l’âge adéquat. On écoute mieux certains adultes, même des prêcheurs dans le désert, que des mioches, surtout lorsqu’il s’agit de filles.
Maman était sortie de la chambre sans qu’elle y eût prêté la moindre attention.
Elle se leva de sa chaise et s’approcha du miroir de la coiffeuse. C’était le soir, l’heure où l’on a fermé les volets, où l’on se résout à l’éclairage artificiel. Elle éteignit la lampe, plongeant la chambrée dans le noir absolu. Seul un fin filet de lumière passait encore à travers le chambranle de la porte.
Alors, elle contempla son reflet, qu’elle voyait avec la même netteté qu’en plein jour, identique à celui des heures diurnes, si ce n’était la teinte des prunelles. Deux escarboucles rubéfiées se reflétaient sur la glace, signe qui ne la trompa pas. Elle était désormais comme lui.

Ainsi soit-il.

A Stephen Jay Gould (1941-2002).

A Jean Mahaux (1933-2013), auteur méconnu de bédés humoristiques des années soixante, créateur des aventures du commissaire Finemouche et de l’agent Fiasco.

Orange, 30 juin 2010-05 juillet 2013.



[1] L’Eglise catholique n’admettra la crémation que deux ans plus tard, en 1963.

jeudi 12 décembre 2013

Le Couquiou épisode 23.



Ayant remarqué plusieurs vols lourds, isolés, de rapaces rescapés, il commença à paniquer. Il avait beau renouveler ses coups de sifflet, d'appeau frénétique, aucune corneille, aucun grand corbeau, aucun geai, aucune pie grièche ne risquait d’accourir à son secours en plein brouillard de l’approche des marais, en pleine nuit de prémices hivernales. 
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Le plus redoutable se produisit lorsque ses yeux perçants captèrent, à une distance qu’il évaluait à seulement quatre cents mètres, le rais pourtant discret d’une lampe-torche émis par un gendarme éclaireur.
Nos militaires n’illuminaient qu’imparfaitement une zone brumeuse, opaque, vague, indistincte, gorgée d’une humidité folâtre, surnaturelle, lugubre, zone qui marquait l’entrée redoutée dans le saint des saints des marécages.
Ce n’était certes pas là le marais poitevin. La vastitude des lieux était moindre, moindres l’étendue, la profondeur. Mais la nuit n’était que tromperie, fourberie, sauf pour celui qui y vivait en symbiose : tromperie des distances, des dimensions, du relief, des dénivellations, des éminences, des irrégularités du terrain, de sa nature, de son degré aqueux, de sa consistance ferme ou molle (c’était-à-dire traîtresse aux aventuriers, aux imprudents violeurs de la sacralité du domaine isolé du bétail et des hommes issus du monde agraire) ; tout cela donnait, prodiguait l’impression que ce territoire de piège et de ruse de la nature était plus étendu qu’il n’y paraissait. Dire qu’il connaissait cet endroit comme sa poche était dénué de sens. La mémorisation du moindre recoin, de la sinuosité de chaque sente, des contours de chaque clairière, de chaque trouée, de toutes les lisières, de tous les dénivelés, tous les escarpements, était chose impossible tant l’endroit s’avérait mouvant, changeant, non permanent, parce que, même sans intervention humaine, les sites naturels évoluent, bougent, selon leur propre dynamique, leur propre logique indéchiffrable. Rien n’est fixe ; rien n’est figé. La forêt, le marécage d’il y avait un mois ne correspondaient déjà plus à ceux de cette nuit, et, d’ici quelques jours à peine, d’autres transformations, ténues, progressives, graduelles, se produiraient encore. C’était une loi de l’Evolution. Evolution permanente et universelle, comme si le principe se fût proclamé trotskyste sans le « r ».
En son cheminement, Pierre écartait des sortes de rideaux feuillus de saules pleureurs gouttant d’humidité, des troncs de jeunes bouleaux si verdâtres et suintants qu’ils semblaient constituer une bambouseraie chinoise artificielle, poussée là par caprice, encombrée d’antiques souches à vesses et à lichens vergées d’une mousse d’olivine. Et ces veinures, ces vergeures, abritaient l’antre d’innombrables insectes hivernants, des types variés de guêpes polistes aiguillonnées y ayant nidifié, y ayant édifié des constructions complexes alvéolées comme des boîtes d’œufs frais, quoiqu’elles revêtissent parfois des formes cellulaires hexagonales. Chacune de ces cellules abritait œuf, larve ou nymphe. Ces nymphoses larvaires pouvaient être perturbées, contrariées, frappées d’aléas climatiques exogènes, ou d’accidents endogènes de la duplication désoxyribonucléique, de la  morphogenèse et de l’organogenèse, engendrant ainsi, par un hasard intelligent sans cesse innovant, des monstres prometteurs, des mutants mendéliens, des Adams-hyménoptères fondateurs d’espèces nouvelles inconnues d’Henri Fabre
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 et non encore inscrites dans le Grand Livre de la taxinomie linnéenne. Et la mortalité infantile de ces larves potentiellement inédites serait effroyable : beaucoup d’appelés, peu d’élus. On dénommait cela la sélection naturelle.
Il se souvint : quelques vieilles barques, pourrissantes, gorgées d’une eau croupie, étaient attachées à la berge d’ajoncs. Il devait y aller. Ce serait son salut, sa manière de s’estomper au nez et à la barbe de ses poursuivants.
Mais l’ennemi était tenace, parce que commandé par un chef à sa mesure, un adversaire venu d’ailleurs, qu’il n’avait jamais vu, étranger à la contrée et empreint de la culture du pays le plus évolué de cette civilisation dont il souhaitait qu’elle pérît : les Etats-Unis d’Amérique. Dullin et ses hommes, sans l’aide de cet inconnu dont il parvenait à percevoir voix et souffle, si ce n’était la pensée, n’eussent pas fait le poids.
« Un sorcier de la technique, du progrès, les guide. » pensa Pierre.
Adonc, il vit, comprit et ressentit que tout était perdu.
« Ils ont libéré Lucille, je le sens. »
Il n’avait plus le choix : mourir pour mourir, il décida de les attirer dans le piège suprême, sa tâche facilitée par le seigneur Ténèbres. Tous périraient engloutis au tréfonds, en l’épicentre du marais ; lui de même, mais qu’importait… Il se savait l’ultime représentant d’un monde crépusculaire qui disparaîtrait avec lui. Eteinte avec lui la race des chamanes paléolithiques, mort un mode de pensée… peut-être pas. Il avait inculqué à Lucille sa conception du monde afin qu’elle devînt son héritière.
« Je l’ai convertie ; ils ne s’en doutent pas. »
Certes, il aurait pu leur faire face, car doté de l’avantage certain d’une vision nyctalope. Le développement chamanique de ses sens l’avait pourvu de la faculté de percevoir l’infrarouge. Pourtant, ç’aurait été malaisé de viser les gendarmes avec un propulseur, ou d’user contre eux d’un arc archaïque, à cause des embroussaillements et des emmêlements de branches mortes ou dépouillées. Bien qu’il fût équipé de tous les impedimenta nécessaires à la survie préhistorique en milieu hostile, quoique d’une bravoure certaine, il n’était plus assuré de la victoire en l’absence de ses alliés naturels plongés dans le sommeil.
Désormais, sa fourrure suintait, se trempait d’égouttures. Cela le pénétrait, le glaçait. Cette humidité de brouillard, par l’effet de la condensation et de la chaleur animale dégagée par son déguisement, presque irradiante, sourdait de lui telles les eaux fromagères d’un clayon. Il ruisselait, et ce ruissellement, d’apparence pluviale, le rapprochait encore davantage d’une créature fabuleuse, l’esprit du Miracle de la Pluie, 

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 homme-onde jupitérien de la colonne de Marc-Aurèle qui autrefois avait sauvé les légions de l’Empereur stoïcien des assauts des barbares Quades et de la soif. Le Seigneur Gel lui-même, comme empressé en ses œuvres afin de lui nuire, s’amusait à transfigurer tous ces ruisselets pluviaux, à les transmuter et sublimer en autant de stalactites de glace. Elles finissaient par former sur lui un second manteau, une cape tressée de centaines de cristaux pendouillant, tintant, tintinnabulant comme les pampilles d’un lustre oscillant lors d’une secousse sismique. Cela alourdissait sa démarche d’autant plus que ses mocassins s’enfonçaient dans une gadoue mixée de fumures animales et de terre détrempée. Avec pareilles traces et pareil tintement cristallin, ses ennemis n’avaient plus aucun risque de s’égarer.
http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/5b/Olifant_Louvre.jpgBréjoux s’était porté en avant, tenant la laisse de Rex qui ne lâchait pas la piste. Il se tenait prêt à toute éventualité, à dégainer son calibre dont il avait ôté le cran de sûreté, au moindre geste de menace du Couquiou, sans même respecter les sommations d’usage. C’était comme si la haine, une haine profonde, ancestrale, éprouvée par le civilisé contre l’Autre, le sauvage, eût dominé ses sentiments. Il se riait des obstacles, volant presque par-dessus les sentes obscures et bourbeuses. Rex l’entraînait, jappant, flairant, jetant des abois. Le chien captait les infrasons des appels spasmodiques et stridulants des appeaux de l’homme-cerf, et tout cela résonnait en sa cervelle canine comme un buccin ou un olifant des légions romaines.

Pierre, haletant, atteignit la berge alors que le faisceau de la lampe du gendarme paraissait le frôler, effleurer son échine pelissée chamanique parfumée de liqueurs oléifiantes et hallucinogènes. De fait, Bréjoux était encore à trois cents mètres. Il se frayait son propre chemin parmi les entrelacs treillissés de ce bayou d’Oc.
Deux barques étaient là, attachées à des poteaux grossiers. Elles avaient près de deux siècles. Elles avaient connu, traversé, bien des vicissitudes. Leurs coques formaient une constellation de pruine, de nodules, de nœuds et d’écaillures. Les poteaux d’amarrage eux-mêmes apparaissaient lépreux ; il ne leur manquait que ce mucus, cet épiderme de byssus, cette carie saline, ces concrétions coquées de moules et autres mollusques enkystés dans la matière ligneuse semi-pourrie caractéristiques du voisinage marin. Les cordes servant à amarrer la première chaloupe étaient si blettes, si pourries, qu’elles s’effilochèrent dans les mains du Couquiou. Ses lèvres serraient toujours un de ses sifflets d’os, de bois et d’ivoire, jetant, çà et là un appel de désespoir aux complices volants encore dormants.
Il y avait un aviron dans l’embarcation, si usé lui aussi qu’il pouvait se briser. Avant de monter, Pierre détruisit la seconde barque, dont il rompit le fond à coups de biface. L’étendue d’onde sombre devant lui, parsemée de plantes aquatiques stagnantes, se pelliculait de brume. Les narines de Pierre respiraient la fragrance soufrée de ces eaux putrides à la sans pareille fétidité. C’était une exhalaison lagunaire, stagnante, saumâtre, de celle qu’on respire en bordure des mers mortes, des bras et méandres abandonnés de fleuves et de deltas, des cornes portuaires barrées en voie d’évaporation et d’ensablement comme la Marseille mérovingienne,  Bruges ou Aigues-Mortes.  Des cadavres divers devaient y poursuivre depuis des années leur fermentation pré-charbonneuse, pré-pétrolifère ou pré-gazeuse. C’était proprement suffocant. L’eutrophisation triomphait. Il savait qu’en plein jour, toute cette étendue scintillait au soleil d’une verdeur évocatrice de jadéite et de viande avariée. Un odorat exercé pouvait y identifier les émanations typiques fermentescibles des charognes domestiques et sauvages. Il y avait des bulles grisâtres remontant des tréfonds, crevant aussitôt par-dessus la vase, explosant parfois en geysers de pourriture. De temps à autre, par places, des lueurs flammées fugaces de follets s’exprimaient à la surface de ces eaux originelles de jais obscurci, semblables, songeait-il à celles de la terre informe et noire de la Genèse par-dessus lesquelles l’Esprit du Créateur planait. Il se surprit à murmurer :
« Et spiritus Dei  ferebatur super aquas »
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C’était une des rares choses qui subsistaient de ses humanités, enfouies sous des couches d’oubli volontaire. Il scrutait l’horizon de nuit, faisant fi des feux follets du marécage, essayant de se rappeler la distance entre les deux berges. Il défit ce qui restait des amarres. Il monta dans la barque qui, aussitôt, émit des craquements inquiétants. Aviron en main, vêtu de peaux de nécromant sauvage, masqué d’écorce, coiffé et ramé d’andouillers, il ressemblait à un nocher des Enfers, un Charon, un passeur des morts antédiluvien prêt à mener les lémures des damnés parmi les méandres dédaléens du Tartare et des Champs Phlégréens jusqu’en l’antre de Pluton. Il se faisait naute, nautonier, utriculaire, à la tête d’une confrérie immémoriale de navigateurs fluviaux et lacustres, dont les embarcations, qu’elles fussent monoxyles, constituées de vessies gonflées d’air ou de roseaux, flottaient le long des veines de la Terre, parcouraient son réticule d’eaux douces ou dormantes plus ou moins viciées. Il était surnaturel, allégorique, démon, Shaitan paléolithique cornu de bois de cerf, Bélial magdalénien ou périgordien des ans 30 000 à 15 000 avant la Nouvelle Alliance. La main empoignant et serrant l’aviron, émergeant de la fourrure, paraissait velue, griffue, bestiale et satanique. L’aura de brouillard qui enveloppait sa silhouette dressée et surmontée de ramures arborées achevait de lui conférer une allure plutonienne d’épouvante. La nuit déformait sa stature, le faisant paraître plus grand, plus farouche, plus irréel encore. Ses prunelles, rubis ardents, escarboucles d’Asmodée, luisaient et perçaient l’épaisseur de la poix. Son apparence accréditait les légendes et superstitions paysannes tenaces, parce qu’elles portaient à faire croire qu’il incarnait l’origine du mythe de l’homme-loup, garou, galoup, loup-brou de nos provinces.
Il était Baal, Pazuzu, Loki,
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 Ebliss, Lucifer, Moloch et Cernunnos en personnes, tout ce substrat de divinités de la nature nomade dominée par la Chasse, par la Cueillette et par la Pêche, épipaléolithique, protohistorique, déformé, trahi et dénaturé par les prêtres des religions agraires et sédentarisées qui, des êtres animaux-hommes hybrides protecteurs bienfaisants de la provende des chasseurs-cueilleurs œuvrant depuis l’apparition du genre Homo, en avaient fait des monstres négatifs, des démons, des incarnations du Mal, alors qu’ils étaient Bien et Prospérité. Il fallait que tous les postulats s’inversassent pour que l’Homme recouvrât la conception première de la Terre et de la Nature. L’Histoire avait été énoncée, écrite, par les vainqueurs agriculteurs et éleveurs, rejetant toujours plus profondément dans l’inconscient collectif jungien et limbique ces dieux protecteurs fabuleux devenus des objets de crainte et de terreur.
La chaloupe commençait d’appareiller, de filer, de fendre par la proue l’onde fragrante stagnante d’un sillon épais.
Mais Bréjoux et Rex déboulèrent dans ce biotope. Le gendarme cria : « Arrêtez-vous ! »
N’écoutant que son courage, Bréjoux se propulsa à bord de la barque, sans que les boues immondes eussent entravé son avancée fulgurante. Les deux hommes s’empoignèrent. Une lutte incertaine commença. Le canot partit à la dérive le long de l’onde puante en laissant son sillage, tandis que les deux pugilistes s’échangeaient les coups. C’était un duel sophistiqué dans l’obscurité, digne du noble art et du catch. L’homme-cerf tenta de jeter le soldat par-dessus bord, mais ce dernier, résistant, se cramponnait au bastingage de l’esquif. C’était méjuger, sous-estimer sa fragilité : la puissance de la prise de Bréjoux commença à disjoindre les planches rongées et écaillées. Pour mieux se défendre, pour aussi préserver sa vie mise en péril, le gendarme se décida à tirer sur Pierre. Il brandit son automatique de service. Tout cela se déroulait au sein d’une onde méphitique, alors que le chien, gémissant, avait renoncé à rejoindre son maître, demeurant sur la rive bourbeuse. Les autres arrivèrent, mais n’osèrent se jeter dans cette eau épaisse et fangeuse, mêlée d’herbes décomposées et malaxées. Ils ne songèrent guère à défendre leur camarade en faisant feu sur l’adversaire : le corps à corps des deux hommes, dans ces ténèbres d’encre que perçaient avec difficulté les torches, était parfois si confus qu’ils auraient risqué de blesser Bréjoux. De même, ils eurent tôt fait de constater le sabotage du second canot. Rongeant leur frein, les autres gendarmes se contraignirent à l’expectative.
Afin que Bréjoux lâchât son calibre, Pierre le frappa d’un coup d’aviron au bras, mais le bois se brisa, se morcela comme il était à craindre, éclatant en échardes multiples intumescentes d’humidité, sans que l’autre lutteur eût fait tomber son arme de poing. Alors, il se résolut à user de ses pouvoirs chamaniques. Il concentra son esprit sur le mental de l’adversaire, qui ploya le bras. Il semblait qu’une tonne eût pesé sur ce membre, que Bréjoux se voyait imposer un mouvement involontaire, contraint. Pierre allait parvenir à ses fins : le gendarme était à deux doigts de déposer le pistolet sur le fond de la barque lorsqu’il se ravisa.
Alors, l’homme-cerf recourut aux coups, une fois de plus : un uppercut bien assené projeta la tant convoitée arme à feu jusqu’à la poupe du canot. Bréjoux, aussitôt, s’élança pour la ramasser, mais Pierre lui écrasa la main droite avec maestria, usant d’un pied pourtant chaussé de simples mocassins magdaléniens, mais dont l’emprise, multipliée par la seule concentration mentale chamanique, était à la semblance de celle d’une roche !
Ce fut à cet instant qu’il poussa son avantage d’une manière décisive : parvenant à une intromission complète dans la pensée du militaire, il le persuada de se ressaisir de l’automatique afin de le retourner contre lui-même. La main demeurée libre du gendarme s’exécuta.  Ce suicide contraint par viol de la pensée rappelait celui d’un film Le Village des Damnés, où des enfants maléfiques imposaient à un homme armé d’un fusil de retourner le canon contre lui.
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Tous, sur la berge, virent la scène et s’en horrifièrent, quoiqu’ils distinguassent mal les mouvements des silhouettes embrumées et floutées par le brouillard. L’éclat de la détonation fut indéniable, concret, net. La balle de sa propre arme avait frappé Bréjoux à bout portant, en plein cœur. Ce fut une perte cruelle, injuste, pour la gendarmerie, pour la famille du défunt aussi. Les discours ministériels aux funérailles, la Légion d’honneur accordée à titre posthume, la citation à l’ordre de la Nation de ce soldat victime du devoir ne le rendraient jamais au monde des vivants. Tout serait dérisoire. Il y en avait eu bien d’autres en Algérie ces dernières années contre les wilayas de l’ALN, et il était à craindre qu’un gendarme décédé sur le territoire français dans des circonstances aussi déconcertantes que celles-là intéresserait moins la presse sérieuse que celle à sensation. Cette mort risquait de passer inaperçue, dans l’indifférence de l’opinion publique blasée par les interminables événements quotidiens de l’autre côté de la Méditerranée et par les « exploits » audacieux accomplis par le grand banditisme. Il n’y avait même pas eu de triomphe français aux jeux olympiques de Rome (une bérézina du coq sportif gaulois plutôt) et sur le Tour (en témoignait la chute de Roger Rivière) pour donner du baume au cœur du peuple.  
En s’affaissant, le défunt disloqua davantage l’esquif qui prit ouvertement l’eau. Une masse abattue par un casseur de pierres ou la projection d’un roc par un émule de Polyphème n’eussent pas mieux fait. La barcasse pourrie venait d’être fracassée par la bagarre et la mort de Bréjoux. Ç’avait été son coup de grâce. S’il ne tentait rien, notre Couquiou sombrerait avec sa victime. Il observa au ciel la lune ennuagée, réduite à un halo jaunâtre pâle, puis jeta un coup d’œil à la rive où les gendarmes l’invectivaient, le hélaient, lui criaient leur impuissance. Il vit l’onde mêlée de bris d’ajoncs et d’ordures organiques commencer à se cristalliser de glace avec l’avancée du froid et de la nuit. De la bouche d’écorce du masque de démon magdalénien s’extrayait une fumée d’haleine des mois du repos de la terre. Alors, il entendit une détonation. Une balle siffla, le frôla, lui arrachant quelques poils de sa fourrure. Pierre ressentit le souffle d’une brûlure, se croyant touché par le projectile. Le brigadier, là-bas, venait de le viser. Il devait en finir.
Tandis que la barque antique, vermoulue, achevait de se disloquer et de couler, il se débarrassa du poids mort que constituait le cadavre de Bréjoux, puis sauta, résolument, au sein de l’eau saumâtre, de la vase aux efflorescences putrides. La chance lui souriait : il se savait à un endroit, un secteur du marécage où il avait encore pied sur plus de dix mètres, bien que l’épais liquide, quasi de la consistance d’une mélasse, lui arrivât à mi-corps. Il avait appris à nager dans cette huile de fange.
Les balles pleuvaient désormais autour de lui, sans toutefois qu’elles l’atteignissent. Dans ces ténèbres phosphoreuses de décomposition soufrée, nos gendarmes ne parvenaient pas à ajuster correctement leur cible mouvante. L’un des projectiles, toutefois, fut assez proche pour briser l’extrémité d’un de ses bois de cerf. Il s’éloignait, narguant les forces de cet ordre usurpateur de huit mille ans, en direction d’un monticule bourbeux environné de racines entrelacées et épaisses, au-delà duquel il pourrait aborder et s’évanouir dans la nuit. Cependant, Pierre demeurait sur ses gardes, pas seulement à cause des balles. Il atteignait la zone du marécage où il n’avait plus pied, endroit difficile à délimiter car mouvant selon les saisons et les aléas climatiques, susceptible de receler des pièges, des boues traîtresses où l’on pouvait s’enfoncer sans coup férir, être aspiré par de brusques siphons dus aux remous et courants en eaux plus profondes, remous causés par le ruisseau qui allait jeter son flux dans l’étang même et mélanger sa clarté propre à la pourriture du liquide croupi. Il commença à déceler des remuements d’onde en surface. Il y avait aussi des hauts fonds dans ce lieu, des accrétions d’amalgames, d’agrégats d’eau, de fange et d’organismes en putréfaction, végétaux ou animaux, parfois des troncs d’arbres entiers, comme dans ces lagunes carbonifères moites, fourmillantes de libellules géantes, où s’abattaient et dérivaient prêles et cycas pourris. Une tempête violente s’était produite en juillet, avec son lot d’orages diluviens, phénomènes qui avaient dû abattre, arracher, foudroyer, déraciner aussi, quelques essences du coin. Pierre avait évalué les dégâts, chiffré le nombre de victimes arbustives à neuf, dont un rouvre. Ils étaient encore là-dedans, sous l’eau, c’était sûr, sans oublier les victimes animales plus ou moins grosses qu’il n’avait pu compter. De même, il ne devait pas négliger le péril de l’hypothermie : l’eau sale dans laquelle il se déplaçait était glacée, chose normale en cette saison. La température du liquide poursuivait sa baisse au fur et à mesure que filait la nuit. La cristallisation du gel s’y confirmait davantage à chaque minute, glaçure certes encore fine, discontinue, troublée par la saleté, mais qui pouvait l’emprisonner et l’immobiliser s’il s’attardait.
Soudain, alors qu’il ne lui restait que quinze mètres à nager, quelque chose l’entrava. Ses jambes venaient de se prendre dans un débris innommable, remonté du fond vaseux, bloquant son avancée. Et cette chose accentuait son étreinte chaque seconde écoulée, comme mue par sa volonté propre de refaire surface, de revenir à l’air libre, au détriment de celui qu’elle instrumentait pour parvenir à ses fins. C’était vivant, quoique mort depuis plusieurs mois. Ça avait soif de surgir, de se révéler aux hommes, dans sa splendeur longtemps occultée. C’était comme la Vérité toute nue surgissant du puits. L’objet défunt se comportait à la semblance d’une goule, étreignant les membres postérieurs de Pierre, puis, par un mouvement ascensionnel provoqué soit par l’onde remuante elle-même, soit par l’agitation de la victime piégée, soit par l’énergie propulsive dégagée par ses gaz délétères de putridité, s’emberlificotant autour du bassin puis de l’abdomen de l’homme-cervidé. La poitrine fut rapidement atteinte.
C’était à la fois animal et végétal, charognard et vif, brassée d’herbes pourries mêlée, amalgamée à un organisme de nature mammalienne. Ça rompait et dispersait sans vergogne la peau cristalline, le fin vélin de gel non encore consolidé. C’était englué par les boues des fonds, presque stratifié de couches fangeuses qui déformaient et grossissaient cet organisme, le rendant plus indéfinissable et indéterminé encore, couches qui, tels des sédiments, s’agrégeaient sur l’être mort au fil des semaines. Ça avait atteint le stade préparatoire de la fossilisation, de la solidification, de la pétrification, les prémices de la gangue préservatrice de l’empreinte paléontologique. Cela prenait consistance, devenait substantiel, sculpté et décharné dans la tradition de l’équarrisseur, de la viande de boucherie dépouillée suspendue aux étals qui jouxtait le gibier aux approches de Noël, ressemblant à la statuaire des transis du bas Moyen Âge à la cage thoracique saillante. C’était tourbeux, gainé d’un galuchat de sphaignes, odoriférant de fermentations multiples et alchimiques, digne d’http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/44/Tollundmannen.jpg 
une momie d’homme sacrifié de Tolund.
 Ça semblait confit de pourriture, grossier, stuqué d’ocre de Sienne, incroyable et vrai. C’était une alliance assouvie, assumée, du Grotesque et du Sublime, telle que l’avait rêvée, désirée le Poète.
Plus tard, ça passerait peut-être du solide au pâteux, du pâteux au liquide, du liquide au gazeux. Ça serait huileux, poisseux, liquescent puis carbonique, hydrocarbure ou charbon de terre, gaz de Lacq d’une version limousine, schisteux aussi, énergétique, contribuant à la pollution de Gaïa mais aussi à l’indépendance et à l’autosuffisance de la France du futur, si toutefois elle existerait encore dans des millions d’années.
En attendant cet avenir hypothétique, radieux et prometteur, cette nonpareille destinée de cadavre cynégétique, ça étreignait, serrait, oppressait, embrassait peu à peu Pierre en une danse intriquée de la Mort, du noyé putride vengeur avec son assassin présumé.
Il vit ; il vit la remontée de l’être, de l’animal-plante, du cadavre composite, symbiote, pluriel, son exacte nature. Cette horreur était née du marais ; elle était son enfant, sa créature, son produit, et le dieu marécage, son père, souhaitait que la proie Pierre lui revînt, lui fût sacrifiée pour son fils.
Ô dérision ! Prosaïsme ! C’était la carcasse d’un daguet, même pas encore un un-cor, un cerf juvénile d’un an, ce qui suivait après le faon, mort par noyade, par le déluge orageux, l’été dernier. Ses bourgeons de bois, ses pivots au sommet de son crâne, dont les velours avaient disparu du fait de l’œuvre de la décomposition, formaient d’étranges protubérances pédonculées, des troncatures bizarres de gréements, rappelant aussi des moignons desséchés de doigts de momies incaïques
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 ou égyptiennes que des pillards auraient coupés pour en voler les bagues enchâssées dans les chairs durcies. Des épines acidifiées, urticantes, produits de l’amalgame à la fourrure d’urticacées sauvages diverses du précédent été, adhéraient à ce trophée formidable. La dépouille puait, atroce. Cette senteur douceâtre ressemblait à de l’œuf pourri mélangé de poisson avarié. Les orbites vides de la bête, de cette caricature colossale de Bambi Disneyien
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 outrée de putrescence, difforme et engrossée d’enflures, proche de l’éclatement, ainsi humanisée, anthropomorphe, paraissaient examiner, jauger et toiser celui qu’elle tuait. Sa mâchoire à demi disloquée, où se mélangeaient des restes de chair et de fourrure avec des ébranchures et des feuillées brunâtres, se gaussait de lui en un rictus de revanche. Il était en train de mourir, car plus la charogne remontait, allégée par ses propres vents de noyé, plus elle l’enfonçait dans la vase, par une loi non écrite, naturelle, des correspondances, des réciprocités et des mouvements contraires, par un principe mécanique indu, presque végétatif, accomplissant un prodige chamanique d’échange des vies et des corps. C’était comme si son double juvénile ancestral l’eût puni pour son usurpation. Il pensa à son père sans trop savoir pourquoi ; peut-être les protubérances du daguet diabolique lui rappelaient-elles les casques à pointe de ces boches de 1914 dont la puissance du feu avait fauché son paternel, avant qu’ils se décidassent à limer cet attribut viril, sauvage, ithyphallique, sexe de crâne qui les métamorphosait à leur tour en cible des Poilus vengeurs de leurs frères. Cette émasculation, cette castration nécessaire à la tactique du Kaiser, n’avait pas empêché leur défaite de 1918.  Dans sa détresse, il appela les siens.
Ce furent des jaillissements, des stridulations tressaillantes, aiguës, toujours plus fortes, plus retentissantes, plus intenses, plus hurlantes, des cris de détresse, de panique, émis dans les différents parlers et dialectes vernaculaires aviaires issus du fond des âges farouches, de la glaciation de Würm. Même Neandertal avait connu, su traduire ce langage des becs. Il parlait alternativement du appeau d’os ou de bois, puis du fond de la gorge, croassant, pépiant, jacassant, hululant, jabotant, caquetant, alors que les pattes antérieures racornies et noirâtres du un-cor putrescent commençaient à immobiliser ses bras en jaillissant entièrement des eaux. Cela fut vain ; nul oiseau n’arriva. Séléné régnait encore pour trois heures.
Alors, il commença à disparaître, à s’estomper, à s’enliser intégralement, à être tout à fait englouti par l’étreinte écrasante du cadavre de celui, dieu-cerf ou démon-cerf, qui, ricanant, lui réglait son compte. Les sons sifflés et jacassés allèrent s’affaiblissant, s’atténuant. Il étouffa. Il eut l’eau pourrie au cou, au menton, à la bouche. Il se tut, réduit à l’impuissance, au silence, à la désespérance du vaincu piégé par cette nature même qu’il avait voulu défendre contre l’Humanité. Ses yeux rouges s’exorbitèrent d’angoisse derrière le masque d’écorce de sorcier. Il se voyait mourir. Il était en train d’échapper à la justice des hommes.
Enfin, n’émergèrent plus qu’un front velu coiffé de cervidé puis une main gantée de fourrure, s’agitant, frémissant. Tout disparut en un ultime remous, scalp de peau bramante, entrelacs de bois de Cernunnos, doigts fourrés tremblotants en un fulminement terminal d’anathème antédiluvien, d’imprécation, de malédiction ancestrale. Sa mission eschatologique accomplie, remonté un bref temps, le jeune cerf putréfié coula de nouveau, promptement, telles ces îles volcaniques temporaires surgies pour quelques mois avant d’être englouties pour plusieurs siècles, ainsi qu’on en voit en Sicile. Il n’y eut plus rien du tout, plus rien d’autre qu’une onde noire désespérément close. 
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L’affaire du Couquiou était terminée.

A suivre...
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