samedi 29 juin 2013

Le Couquiou épisode 10.



Il venait d’abandonner au chien une part négligeable de lui-même, sans que sa chair transcendantale fût mutilée. Une autre proie sacrée réparerait cela… La larve femelle haïe se retrouvait à sa merci. Mais il n’avait pas pour but de l’occire ; il voulait lui expliquer pourquoi il était ainsi, pourquoi il luttait en un inexpiable combat de quatre à cinq mille ans contre les trucideurs de la Terre-mère. Il avait repris le flambeau de ses pères, et des pères de ses pères, des vrais hommes, des connaisseurs de la pierre, de l’eau, de la terre, de l’air et du feu. Il lui conterait, lui serinerait, sa conception du monde, qui était la seule véritable. 
 
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Il scruta la cime obscurcie des arbres dépouillés ; ses commensaux étaient rentrés à bon port, ayant pris un havre, un gîte pour la nuit. Il était l’heure pour eux de céder la place aux prédateurs des ténèbres, aux rapaces armoriés qui s’enorgueillissaient de leurs quartiers de noblesse, petits, grands et moyens ducs aux grands yeux écarquillés. 
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Il émit alors deux, trois hululements, afin de vérifier si tout était en ordre. Les hiboux répliquèrent ; il vit que cela était bon et reporta son attention sur Lucille. Son intention était de l’emmener, tel le loup l’agneau dans sa tanière, mais il n’était point ogre. Elle témoignerait en sa faveur, diffuserait au monde honni des autres son message de Vérité, expliquerait que tous depuis des millénaires, avaient fait fausse route et qu’il fallait qu’ils se repentissent avant de comparaître devant les dieux de la Grande Chasse. Les divinités Aurochs,
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 Cerf, Renne, Bouquetin, Ours, Mammouth, Loup, Lion des cavernes, leur fulmineraient l’anathème de la Nature, de la Terre coléreuse, sans affabilité, sans commisération aucune, sans nulle pitié ni considération pour ces usurpateurs qui soumettaient et saccageaient le Grand Don de la Déesse Mère. Aucune circonstance atténuante (vivre ? nourrir les leurs afin qu’ils ne mourussent pas de faim ?) ne leur serait reconnue. Ils avaient tous violé la Terre ; ils mourraient.
Lucille était blême de peur. Ses cheveux détrempés, son visage sali de pluie, ses vêtements et ses bottes souillés témoignaient de l’âpreté de l’aventure et de la lutte, vécues tel un roman. Quelles iniquités ce monstre projetait-il ? Elle se retrouvait dépourvue de tout moyen de défense, petite fille faible, perdue dans le bois. Alors, elle espéra : Dominique, le père Martin informeraient les gendarmes de son égarement forestier, et ils partiraient à sa recherche de sitôt, organisant des battues jusqu’à débusquer l’être dans sa souille. Temporisant, elle hésita : les victimes de l’homme-cerf étaient adultes ou animales. Il ne s’en était pas encore pris aux enfants. Fallait-il qu’elle se laissât faire, emporter dans la tanière du fauve humain, du nouvel ogre ou loup-garou (cervidé-garou eût été le terme exact) ou, avec témérité, fuir jusqu’à la lisière ? La nuit empêchant tout repère certain, Lucille se contraignit à choisir : plutôt que de se perdre encore plus, elle accepta de faire amende honorable. Elle s’agenouilla en signe de soumission devant celui qu’elle pensait fou (la lycanthropie sous cette forme était une pathologie mentale, non un pouvoir surnaturel), et qui devait se prendre pour un animal-totem préhistorique ou pour la réincarnation d’un chasseur Cro-Magnon. 
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L’émule de Cernunnos magdalénien comprit son geste ; il lui prit la main et l’emmena.


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Ces événements dramatiques furent concomitants d’une avancée de l’enquête : les médecins légistes étaient enfin parvenus à découvrir un signe distinctif permettant d’identifier le premier mort : un tatouage en espagnol, dédié à la Santa Virgén, tatouage dont un fragment subsistait sur une partie du biceps droit épargné par les picoreurs célestes.
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 Il fallut se mettre en correspondance avec les services d’immigration, recouper les fichiers du ministère de l’Intérieur et ceux de l’inspection du travail. L’homme s’appelait Miguel Escobar. C’était un saisonnier espagnol venu d’Estrémadure en juin, un ouvrier agricole qui avait travaillé entre juin et septembre pour plusieurs métairies. Il était âgé de trente-sept ans. Il n’avait pas de casier judiciaire qui eût permis à la gendarmerie de l’identifier plus rapidement, si l’envie de commettre quelques rapines chez ceux qui l’employaient lui avait traversé l’esprit. Mais notre homme était un honnête travailleur espagnol.  Il s’apprêtait d’ailleurs à regagner son pays lorsque le destin l’avait frappé, son permis de séjour arrivant à son terme. Il devait rapporter sa paye à sa famille, demeurée au pays. Il était marié, père de quatre enfants. Rien n’expliquait la raison du choix du dresseur d’oiseaux criminel si ce n’était que Miguel Escobar apparaissait comme une proie facile à abattre, bien commode, un bon début avant de passer à la vitesse supérieure, c'est-à-dire les Consac. Le mode opératoire de l’assassin alliait le recours à la nature à la technologie des chasseurs d’il y avait quinze à dix-huit mille ans, la pointe de silex ayant été expertisée. Certes de facture récente, cette arme s’avérait cependant une réplique exacte de celles en usage entre le Solutréen et le Magdalénien, sachant qu’il ne s’agissait pas d’une feuille de laurier, l’usage de ce type de pierre taillée s’apparentant à une fonction de prestige social.
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 Aussi extraordinaire que cette affaire pût paraître, l’irrationalité de certains de ses aspects tendit à s’estomper au profit de la raison : elle avait cessé de sembler insoluble. Restait à dresser le profil du meurtrier, dont les connaissances en matière préhistorique rendaient plus que plausible la piste de l’archéologue dérangé. Cependant, comment parvenait-il à subjuguer la gent ailée ? Trop de zones d’ombre obscurcissaient l’enquête.

 A suivre...
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samedi 22 juin 2013

Le Couquiou épisode 9.



Juniper, Juniper, Juniper, ô noir caniche à l’hyalescente et rubescente brillance des prunelles !

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Lucille se souvenait des yeux luminescents et rouges du vieux Juniper, leur premier chien, leur caniche noir, qui luisaient dans l’obscurité d’un placard. C’était l’année de ses six ans, une farce stupide de Dominique, qui l’avait enfermée en compagnie du chien. Elle avait eu très peur de cela. Petite fille impressionnable, qui n’avait pas tardé à constater que Juniper était aussi terrorisé qu’elle, qu’il gémissait et pleurait comme tous ses frères caniches, réputés pour leur stupidité, leur sensiblerie trop grande.

 Puis, Juniper était mort, quelques années plus tard, et Dominique avait composé ce ridicule éloge funèbre au chien noir et frisé, cette ode iambique ampoulée et grotesque, inspirée, disait-il, des poésies peu recommandables, aussi interdites que celles de Baudelaire, d’une poétesse folle de la fin du XIXe siècle[1]. Et Dominique aimait à braver l’interdit.
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  La luminescence de rubis de ces yeux émergeant d’un enchevêtrement d’arbustes effeuillés avait quelque chose d’animal. Pourtant, c’était incontestable, cette bête des bois entrait dans l’acception, dans la définition humaine… mais celui qui, tel le loup des contes, sortait des ramées plus ou moins ébranchées et dégarnies par l’approche de l’hiver, de la sylve primitive dégradée, n’était déjà plus du monde des vivants, de ces vivants-là du moins, c’est-à-dire nous, les normaux de la civilisation. Nous, les gens ordinaires. Était-il extraordinaire ? Qu’est-ce qui semblait l’exclure du champ cultivé puis de l’urbanité ?

Il arborait une espèce de déguisement le rapprochant de la nature ; il ne faisait qu’un en elle.  Il portait une peau de cerf, écorchée toute d’une pièce, d’un seul tenant, sans coutures, comme la dépouille herculéenne du lion de Némée. Sa figure, sauf ses yeux de braise, se dissimulait derrière un masque d’écorce et de boue séchée, d’une adhérence intégrale épidermique, comme s’il s’agissait de la face même d’un crâne sur-modelé papou. Tout en lui rappelait le sorcier de la grotte des Trois Frères, en Ariège, tel que l’abbé Breuil l’avait minutieusement décrit et interprété dans le sens d’un magisme paléolithique. Une ramure adulte, emberlificotée, digne d’un fabuleux Cernunnos celtique, surmontait ce chef extraordinaire de sauvagerie, mêlée à des branches desséchées de cornouiller. Il mugissait, bramait presque. Il était surnaturel, mi-homme, mi-animal, hybride vrai ou factice. L’être, ou le monstre anté-antique, plus ancien que les centaures, que les faunes, que Pan lui-même, que le Minotaure, que les dieux de l’Egypte, que les seigneurs Bélier et Serpent, empestait. Il musquait en son entier des effluves d’une drogue chamanique hallucinogène sourdant et exsudant du moindre poil de sa vêture. Détail trivial : un sexe séché d’animal pendait comme un boyau de son déguisement. Du mufle de cette créature sylvestre hybride s’épanchait un souffle ardent et malodorant de forge.  
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La peur de l’inconnu cloua Lucille au sol, un sol tourbeux, détrempé, où, si elle n’y prenait garde, ses bottes inadaptées pouvaient s’enliser.

 Alors, comme pour contrer cette vision de cauchemar, Lucille sombra dans le délire d’une mémoire introspective. L’impulsion scripturale qui la saisit, la posséda, la poussa à dessiner dans la boue des schémas dérisoires, expliquant qui elle était, d’où elle venait, ce qu’elle voulait, comme pour supplier la chose de l’épargner tout en tentant un contact, un dialogue non verbal impossible avec elle, car elle subodorait que son langage n’était pas humain, non articulé, que les échanges vocaux se réduiraient à des grognements dépourvus de signification. C’était aussi vouloir communiquer avec une divinité du fond des temps afin qu’elle l’épargnât. Cela fut vain. Il ne comprit pas ses dessins, ou refusa plutôt leur déchiffrement, cette tentative d’amadouement, cette supplique grossière. Cependant, du fait des émanations de la créature, la pensée électrisée de Lucille se fit hallucinatoire.

Elle s’abandonna alors dans un outre-monde semi inconscient, où son délire de paradis artificiel la conduisit en un maelstrom, au cœur d’un cyclone où s’entremêlaient, s’entrechoquaient des centaines d’images, d’illustrations littéraires. Elle essaya de se raccrocher à ce qu’elle connaissait du monde magique, de l’enchantement. Elle se crut prisonnière au sein même d’une gravure de Gustave Doré, incarnée en Petit Chaperon Rouge de Charles Perrault rencontrant le loup de la fable. Cette gravure devint plurielle, multiple, un vrai kaléidoscope prismatique, mosaïcal, compartimenté, où s’ajoutaient, composites et incohérents, les styles de Riou, de Tenniel, et d’autres encore auxquels, malgré la signature, elle n’avait jamais prêté attention, ignorant tout de l’art des graveurs et illustrateurs du XIXe siècle. 
Son cerveau se repliait, se refermait sur une position défensive ; il brassait des fragments éparpillés de milliers de références écrites et iconographiques, de tous les récits qu’elle connaissait, qu’elle avait lus, qu’on lui avait contés depuis la petite enfance, dont elle avait parfois collectionné les belles images comme des bons points de l’école maternelle, œuvres qui constituaient l’essence même du monde de l’écriture post-agricole. Hugo, Dickens,
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 George Sand, Lewis Carroll, la comtesse de Ségur,
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 Dumas, Zévaco, Ponson du Terrail, Daniel Defoe, Jules Verne, Cervantès, Molière, Mark Twain, Voltaire, les frères Grimm, Alphonse Daudet, Jules Renard, Andersen, Erckmann-Chatrian, Rabelais… tout se mélangeait, se mixait, sur fond d’eaux-fortes, d’estampes, de lithographies, de gravures à la pointe sèche, d’illustrations fameuses de livres pour enfants du siècle dernier. Elle était Robinson,
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 Cosette,
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 Blanche-Neige, la Petite Sirène, le capitaine Nemo, Gargantua, Ulysse, Renart, Grippeminaud, Raminagrobis, la petite marchande d’allumettes, Oliver Twist, la petite fadette, François le champi, le vaillant petit tailleur, une des fées à la mode, David Copperfield, Tom Sawyer, la petite Nell
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 et la petite Dorritt, Phileas Fogg, Riquet à la houppe, Don Quichotte, Pantagruel, Pierrot, Colombine, Sganarelle,  Till l’espiègle, le Petit Chose, Poil de Carotte, Boucle d’Or, Sophie, d’Artagnan, Cadichon, Camille et Madeleine, Cendrillon, le Capitan, Rocambole, Zadig, le conscrit de 1813, Micromegas, Alice… Elle devenait toutes et tous en même temps, héros, héroïnes de l’enfance devenus universels. S’invitèrent à cette danse endiablée de personnages de la littérature les acteurs de l’Histoire, issus d’une imagerie d’Epinal coruscante : Jeanne d’Arc, Charlemagne, Napoléon, Saint Louis, Vercingétorix, Jeanne Hachette, Clotilde, Du Guesclin, Sainte Geneviève, Richelieu, Madame de Pompadour… L’éducation, tenir, survivre par l’éducation…
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 Cette expérience éprouvante constituait un conjungo, localisé quelque part aux frontières communes de l’onirisme et de la folie, une sorte d’accommodement frontalier, d’alliance, de gentlemen’s agreement et de modus operandi conjuguant génie et aliénisme si proches l’un l’autre. Lucille ambitionnait de se tirer de là, sans séquelles. Elle espérait que la créature se montrerait magnanime, qu’elle renoncerait ; elle escomptait son abandon d’une proie dérisoire qui l’encombrerait et finirait par la mener à sa perte. Elle comprenait désormais que le responsable de toutes ces péripéties sanglantes était suprahumain, et qu’une brigade de gendarmerie ne disposait que de moyens insuffisants pour le mettre hors d’état de nuire. Le cas de cet être ne relevait même pas de la justice des hommes, mais de celle, rémanente, de dieux oubliés, antérieurs au substrat catholique.  Paganisme celtique, arverne, ou encore plus ancien, du temps de Cro-Magnon ? 

 Elle se remémorait une petite valse, une musique lente, nostalgique, triste, un peu soviétique eût dit son père. Petite musique, indicatif d’une émission radiophonique culturelle qui chroniquait la littérature enfantine, signal de la rentrée scolaire en cela qu’elle chômait l’été et reprenait son cours didactique après les grandes vacances. Elle s’imaginait en rechercher l’auteur, écrire à l’office de radiodiffusion, rédiger une lettre maladroite quémandant le nom du compositeur, recevant une réponse inespérée, demandant à le rencontrer, obtenant l’interview. Lucille découvrait avec stupéfaction qu’il pouvait s’agir d’une femme, d’une grand-mère presque contemporaine de Sophie Rostopchine, prenant des collations à l’anglaise dans un vieil appartement sans prétention meublé de bibelots hors d’âge, aux meubles couverts de napperons, de cannetilles, de perses. Cette antique vieille dame, les yeux abrités derrière de grosses lunettes à double foyer, les mains gainées de mitaines de filoselle noire, lui offrirait le thé, lui expliquerait qu’elle ne faisait que de l’illustration musicale mal rémunérée, sans prétention, puisant, çà, là, dans les thèmes populaires, traditionnels, des folklores fredonnés, copiant, collant, sans réclamation de droits d’auteurs des mélodies de Béranger, de Méhul, de Paër, une Berceuse de Jocelyn, une Ariette oubliée, une Lettre à Elise, du d’Indy, du Chostakovitch, du Prokofiev, du Morton Gould, auteurs actuels  qui ne s’offusquaient pas des emprunts, ce dont d’ailleurs la RTF n’avait cure.
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 Et elle soupirerait en apprenant cette vérité de la vieille bouche au dentier jauni, et elle sentirait quelques larmes goutter de ses prunelles embuées par l’émotion intense d’enfin savoir de qui était cette musique mystérieuse de l’émission qu’elle appréciait tant, sans attendre qu’elle fût l’ultime à le savoir, à en pouvoir encore chatonner l’air, lorsqu’elle mourrait bien des années plus tard, qu’elle rejoindrait, chenue, le ventre fécond de la terre humidifiée par l’humus des tombeaux, comme présentement le sol de la futaie par l’ondée crépusculaire, longtemps, très longtemps, après la disparition de la mère-grand, après qu’à jamais se fut tue cette émission de la radio lorsque la culture décadente dominant désormais tout par sa faconde factice et stérile, aurait dégénéré sous les assauts d’une prétendue modernité momifiée dans l’éternel présent.     
Lucille s’arcboutait donc, s’accrochait aux signifiants quintessentiels identitaires du monde moderne d’avant la chute prédictible, d’avant le naufrage de la culture, comme pour conjurer le sort que l’homme-bête lui jetait afin que s’effilochât, lambeau par lambeau, tout le vernis occidental, tout l’héritage qui la façonnait, la constituait, en faisait une enfant française de l’an 1960 d’après le Christ. Elle recelait en elle cette culture lamarckienne, hérédité des caractères acquis par l’école, transmission enrichie de génération en génération, inconscient collectif aussi, issu de plus de cinq mille années civilisatrices. Lui était darwinien, sélectionné par la Nature, par la Terre, pour une mission fondamentale, transcendantale : combattre ce qui la défigurait, lui nuisait.

 Ce furent ensuite les images religieuses, les références au catéchisme, en un détricotage patient, couche après couche, qu’instillait le Pouvoir atroce de celui qu’elle avait face à elle, qui manquèrent s’en aller, fuir sa cervelle. Son subconscient fut sollicité : l’être s’attaquait au tréfonds de sa pensée sapiente, la forçant à renoncer à tout ce qui l’avait extirpée du monde anté-agraire. Elle résistait, vaillante. Elle retenait ses savoirs, ses connaissances. Elle voyait comme des chromolithographies voulant s’échapper contre sa volonté, effiloquées, de sa tête, une iconographie saint-sulpicienne de bon curé du village de toute la Bible, Ancien et Nouveau Testament, miracles du Bon Pasteur, Passion, Résurrection et Ascension, Esprit Saint aussi ; et elle tentait de contenir tout cela en un filet virtuel, de contrer les assauts de l’homme-cerf. Il voulait la forcer, qu’elle se réduisît à un cerveau limbique, primitif, limité à l’instinct, à la peur, à la souffrance primale, aux réflexes, d’avant l’Homme, d’avant la conscience. Boire, manger, dormir, déféquer, fuir le prédateur… Il l’espérait régressée bientôt à une intelligence fœtale, intra-utérine, élémentaire, végétative, car antérieure au raisonnement, à la pensée. Il irait en deçà, jusqu’au retour au néant de l’œuf primordial à peine fécondé s’il le fallait, s’il le trouvait bon.

 A l’étonnement sidéré de l’être, Lucille tint bon. Elle combattait vaillamment les effets de la drogue barbare. Elle ne succombait toujours pas. Il la sentit exceptionnelle. Elle récapitulait toute sa vie, toute sa culture en un grand refus de ce qu’il manœuvrait. Il faisait définitivement obscur ; c’était la nuit. Des doigts noirs, décharnés, aux ongles griffus, tentèrent une approche, s’aventurèrent vers le visage, les joues d’enfant, comme pour en discerner la forme, le contour, comme pour s’assurer de la nature exacte de celle qui ne capitulait pas. Lucille en eut des frissons ; elle pensa que la main du démon allait la toucher pour la défigurer, la déshumaniser, la métamorphoser à la semblance du dieu cerf ancestral. Les yeux rubescents de l’être phosphorèrent. Elle crut sa dernière heure venue. 

Alors, il y eut un aboiement, un surgissement : Brisquet attaqua, enfin, après d’incalculables minutes d’inertie, d’atermoiements. Sans doute le chien était-il parvenu à surmonter sa crainte de la créature. Avec résolution, il bondit sur l’homme-cerf, crocs dehors. La pluie forcit, se fit glaciale. Elle vous pénétrait, se riant des ramures dénudées. Brisquet sentait le chien mouillé. Cela exhalait une senteur rance, une sorte de suint de malpropreté, d’une bête jamais toilettée, rétive au bain. Cette offensive canine, du fait de la surprise éprouvée par l’inconnu sylvestre, comme si une panthère lui eût sauté dessus, était bien plus brutale que la restructuration, la recomposition d’une roche métamorphique, si tant était qu’à l’échelle lente et graduelle des temps géologiques (telle que la fratrie l’avait lue dans les schémas illustratifs de l’encyclopédie de Père, émaillés de mots bizarres et compliqués, que Popaul estropiait, disant par exemple jure-à-sec au lieu de jurassique), on pouvait mesurer sans méjuger le taux et la vitesse des phénomènes évolutifs de la planète. Cela serait réservé à de nouvelles théories dans l’avenir, destinées à bousculer le landerneau scientifique conservateur des partisans de ce même gradualisme progressif des temps longs de l’Histoire du globe, telle une École des Annales se mêlant de ce qui ne la regardait pas et brassait les millions d’années : l’évolutionnisme[2].  
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L’emprise de l’être fabuleux se fit déliquescente. Elle se relâcha. Sa force surnaturelle périclitait-elle grâce à la vaillance de Brisquet ? Il fallait voir le brave canidé suspendu au bras de la créature, le remuement de son corps, l’étau pugnace de ses mâchoires refermées sur la putridité de cette peau de cerf antique. Il défendait sa jeune maîtresse, mais celle-ci n’osait déguerpir, sortir du bois pour rejoindre le groupe : elle s’était tant attachée à sa bête qu’elle ne voulait pas qu’elle se sacrifiât pour la sauver. Elle ne pouvait laisser tomber son compagnon à quatre pattes, plus fidèle d’entre les fidèles qu’un grognard de la Garde. Lucille encouragea Brisquet par des « Vas-y, mon chien ! Tiens bon ! Tiens bon ! ». Elle espérait l’arrivée des autres à son secours, soulagée à la perspective que cette aventure éprouvante prît fin, et que la gendarmerie coffrât ce monstre.
Or, l’être inconnu avait de la ressource ; malgré la surprise et la douleur occasionnée par la morsure de Brisquet, il ne succombait pas, accoutumé à une vie de sauvage. Ses jambes demeuraient libres, son autre bras aussi. Il extirpa de sa peau de bête une espèce de coup de poing antédiluvien, facetté d’éclats comme un de ces bifaces néandertaliens d’une symétrie remarquable, témoin d’un sentiment esthétique chez ces hominiens supposés idiots, biface plus élaboré que ceux des Pithécanthropes, en cela qu’il avait bénéficié de perfectionnements que les préhistoriens définissaient sous le terme d’industrie du débitage Levallois ou levalloisien.
Il s’acharna à la réplique, assenant des coups aigus, impitoyables, à la tête du chien, à ses flancs, à ses pattes, à hauteur de son foie, de ses côtes, malgré l’agitation quasi tourbillonnante et grognante du meilleur ami de l’homme. Alors, Brisquet lâcha l’être avec des gémissements de douleur, un fragment velu de dépouille dans la gueule, et s’en fut, blessé, la queue basse, la patte avant droite fracturée, à l’orée de la futaie, rapporter son dérisoire trophée, abandonnant Lucille.
Lorsqu’il fit irruption à la lisière de la clairière bourbeuse, traînant la patte et gémissant, la nuit avait achevé de tomber alors que l’ondée s’attardait encore. La valeureuse bête fut accueillie par des cris, des exclamations où se mêlaient surprise, déception, alarme et chagrin. Tous étaient demeurés circonspects, à cause de la mise en garde du père Martin, alors qu’ils eussent dû porter assistance à Lulu, du moins, la suivre. L’état pitoyable de Brisquet prouvait que quelque chose lui avait cherché noise, et qu’il avait fait preuve d’une vaillance et d’une endurance propres à sa race. Sa gueule devrait lâcher l’indice, le haillon bestial, le gibier inédit, la proie peu goûteuse, sous l’insistance de Dominique. Ce dernier avait manifesté sa nervosité en ne cessant de fredonner le choral du veilleur de Jean-Sébastien Bach, un de ses thèmes favoris. Il ne se pardonnait pas sa pusillanimité, alors qu’il aurait pu aider Lulu. Où était-elle à présent ? Comment interpréter le langage de Brisquet, qui tentait de raconter, en de timides jappements, en de faibles battements de la queue, les événements qu’il venait de vivre et dont il portait les stigmates ?
« Ah, malheur ! Pourquoi vous avoir écouté, père Martin ? s’exclama-t-il.
- Y’ a des tourbières traîtresses dans les trouées du sous-bois, jeune homme ! (il prononçait ces mots à la manière d’un professeur traitant un élève de blanc-bec).
- Là, là, mon bon toutou ! Donne ce que tu as…fit Dominique en caressant doucement le brave animal souffrant qui lui confia de bon cœur ce qu’il avait rapporté de l’être comme il l’eût fait d’un faisan.
- C’est un vétérinaire qu’il lui faut, à c’tte bête… glapit Capucine, pour une fois sensée. L’a du sang ! S’est battue…
- Un sanglier ? interrogea Dominique.
- Qu’que chose de pas ben naturel, renchérit le métayer. Maint’nant, il fait trop nuit pour s’aventurer dans la futaie, et l’obscurité accroît les risques.
- Viel imbécile ! » marmonna Dominique.
Le paysan ne fit pas cas de l’insulte, mais, au fond de lui-même, il éprouvait des remords de ne pas avoir osé entraîner le groupe à la rescousse de la fillette. Brisquet lui faisait honte. Un fond de superstition transformait chez lui le moindre terrain périlleux en espace répulsif peuplé de légendes. Point téméraire pour ce qui concernait les fantasmes naturels locaux, alors qu’il avait connu des résistants, les avait cachés pendant la guerre, avait su finasser avec les Allemands, les gruger, avait même tué un Feldwebel en 44 avec son bon fusil…parce que l’Allemand, c’était l’autre, le Prusco de 70 et de 14, le barbare étranger qui dérangeait l’ordre immuable de la campagne limousine. A Tulle, à Oradour, on avait jaugé et vu de quoi ces salopards étaient capables, déshumanisés qu’ils étaient. Des Huns contemporains, et sacrilèges en plus ! Il dit :
« Faudra aller chez les gendarmes, les prév’nir de la disparition de vot’sœur dans l’bois. On leur apportera l’indice. Mais d’abord, allons chez monsieur le baron l’informer en premier. Y doit se faire un sang d’encre. Ça risque d’barder.
- C’est une fourrure, ce truc ? interrogea Dominique
- Pas une peau de sanglier, ni de laie… C’est du cerf adulte, j’y mettrais ma main au feu…Un gros gibier qu’est là-bas… qui a sa tanière, son territoire en zone interdite. Un cerf humain, qui a le pouvoir sur les oziaux et les abeilles… Pas bon, ça ! »
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Il n’en dit pas plus, bougonnant des imprécations dans sa moustache jaunie. A regret, les autres se plièrent à la volonté du vieil expérimenté, tremblants à l’idée de la réaction des géniteurs. Ils rejoignirent la 203. Dans ce noir d’encre, dans ces sentes détrempées cachant mille pièges, il n’était plus possible de débusquer Lucille. Brisquet et elle avaient rencontré la chose. La suite se présentait mal : c’était de mauvais augure. Faire soigner Brisquet puis demander au brigadier Dullin d’organiser des recherches, des battues… Tel était le devoir (une manière de se racheter ?) du vieux Martin. Comment les parents, les Arthémond, prendraient-ils cela ?

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A suivre...

[1]  Allusion à la poétesse parnassienne Aurore-Marie de Saint-Aubain (1863-1894), dont l’œuvre, bien vieillie, bien que mâtinée d’une aura de scandale, ne pouvait être que réprouvée et censurée par la morale gaulliste et exclue de toute étude dans les manuels de littérature des lycées, comme celle des décadents.
[2]  Allusions à la théorie des équilibres ponctués émise en 1972 par Stephen Jay Gould et Nils Eldredge, introduisant dans les rythmes de l’évolution les concepts de stase et de saut, et à l’École des Annales, fondée en 1929 à partir de la revue du même nom par Marc Bloch et Lucien Febvre, qui révolutionna l’épistémologie historique en y introduisant le temps long, l’Histoire sociale, économique, des techniques et des mentalités, au détriment de l’Histoire événementielle, de la chronologie. Elle fut qualifiée de nouvelle Histoire.  Fernand Braudel (1902-1985) fut un de ses plus illustres représentants.

vendredi 7 juin 2013

Le Couquiou épisode 8.



On entendit une voix féminine assez haut perchée et jeune, assez bécasse aussi, enguirlander les chiens :
« La paix ! »
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Elle apparut au chambranle. Dix-sept ans au plus, les cheveux blonds trop longs, semés de brins de paille, dépassant d’un méchant foulard de mémère se rendant à la messe du village, les jupes traînant à terre, chaussée de galoches, l’œil bleu bêta, les joues et le tarin grêlés de son, une gabardine informe enfilée par-dessus sa vieille robe chiffonnée sans plus de couleurs que l’épiderme d’une cocotte exsangue de l’autre siècle atteinte de chlorose. Elle puait le bleu d’Auvergne viré et la saleté des porcheries. C’était Capucine, la simplette et rigolette du coin, dont on disait que, si elle ne savait ni lire ni écrire, elle connaissait par contre les mille et une manières de se faire basculer dans les ajoncs par tous les garçons qui passaient, au risque de multiplier tout un sillage d’anges. Elle était l’enfant naturelle de Gustave le porcher, sa fille de ferme aussi. Elle avait la triste réputation lui collant à la peau d’être plus stupide que ses propres cochons et de n’avoir jamais porté la moindre culotte de sa vie. Les gens du village clabaudaient à tout propos contre elle et médisaient à tout crin, notamment parce que les gamins qui la guignaient dès que leurs hormones se déchaînaient disaient d’elle que, certes, elle faisait fort ben la chose, mais qu’elle empestait comme carcagne, comme certains de ces cadavres des hameaux les plus isolés du plateau de la Creuse ou de la Corrèze (de Millevaches donc) qui, l’hiver, à cause des congères qui bloquaient tout, devaient macérer dans les remises de l’habitant jusqu’au temps de la débâcle permettant enfin qu’on se débarrassât sous terre de leur pestilence chancie et insane. Dans la porcherie, elle avait pour habitude de faire tous ses besoins avec ceux de ses bêtes. Lorsque ses humeurs écarlates périodiques la surprenaient, elle les laissait s’écouler sans gêne aucune le long de ses jambes crasseuses jamais gainées de bas, cette sanie se mélangeant avec le lisier. Cela fertilisait la terre de bien étrange façon.
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Il était visible que Capucine paraissait plus craintive que de coutume. Son regard azur de demi folle la trahissait. On ne savait pas pourquoi, mais on trouvait que les iris bleus conféraient aux femmes une personnalité insolite d’aliénées ou d’aveugles. De plus, elle se tenait obstinément le bras gauche, comme si elle l’eût rompu. Elle balbutia avec ses mots simples, son langage propre, expliquant sa venue inopinée.
« Népo, Népo (elle était incapable de prononcer son nom entier) l’est disparu ! J’ le trouve point ! J’me suis tordu l’bras en maniant la fourche…pour qu’le fumier y soit rentré. Alors, ça a fait mal et j’sais que Népo, y peut m’remettre ça en place. J’suis allée l’voir. L’ai point trouvé. Sa porte, l’est fermée. J’ai crié, j’l’ai appelé ; l’a pas répondu. Alors ben, j’viens ici pour qu’on l’cherche… J’irai pas l’dire aux gendarmes, hein j’irai pas, pa’ce que j’veux point qu’y disent que j’travaille pas ben ! »
Tous crurent qu’elle allait s’effondrer. Des narines encroûtées de morve sèche de son long nez tacheté de son s’écoulait une humeur de sinusite. Mais elle se redressa et éclata d’un rire inattendu, illogique, comme en exutoire, en compensation des émotions incompréhensibles qu’elle avait ressenties. Il était inutile de lui demander depuis combien de minutes elle avait constaté cette disparition, ni le temps qu’elle avait mis pour venir jusque chez les Martin, si elle avait marché, ou couru, parce qu’elle ne paraissait nullement essoufflée et qu’étant plutôt maigre, aucune surcharge pondérale n’impliquait qu’elle se fatiguât vite à la course. Capucine ne connaissait du temps que ce qu’elle en voyait, percevait ;  elle faisait à peine la différence entre hier, demain et aujourd’hui et l’idée de semaine ou celle d’heure précise lui étaient indifférentes. Elle se basait sur le soleil, sur la longueur des ombres, c’était tout,  et, lorsque le temps était mauvais, la météorologie capricieuse, elle perdait ses seuls repères chronologiques.
« On va la suivre. Y’a un truc grave ! » se contenta de dire Martin.
Cette fois, pour parvenir plus vite à destination, il opta pour la 203 où on se serrerait un peu, les gosses avec Brisquet, sous la bâche de l’arrière, Capucine montant au siège passager de l’avant. Elle craignait l’auto et glapit pendant tout le déplacement. De plus, ses remugles mal contenus de sauvageonne empuantirent tout l’habitacle.

 A la descente du véhicule, on vit un spectacle indicible. La première chose qui frappa les esprits, ce fut le silence, un silence sépulcral, à peine troublé par le bourdonnement des abeilles. Capucine n’avait pas tout dit ; ou alors, n’avait-elle pas prêté attention à la situation des entours de la masure du rebouteux-sourcier. Si les mouches à miel étaient libres, volaient sans nulle attache, c’était parce que leur toit n’était plus. Il semblait que le rucher de Népomucène avait été dévasté par le piétinement d’un géant. Tout était saccagé, sens dessus-dessous, aussi bien les archaïsantes ruches de paille antiques, coniques, comme venues du fin fond de l’apiculture gallo-romaine ou médiévale, éparses sur le sol, écrasées, répandant des coulées poisseuses ambrées empouacrant l’herbe, coulées se gâtant à l’air et exhalant une senteur d’olla-podrida que celles, de conception plus récente, niches à hyménoptères aux toitures de bois pentues pourvues de rayons amovibles. Ce vandalisme était inexplicable, sauf à accepter une manifestation surhumaine. Aucun scribe hiérogrammate n’était présent pour décrypter ce message de dévastation et de ruine suprême d’une partie de l’œuvre et de l’activité du guérisseur. Car il s’agissait bien d’un message en forme d’avertissement, adressé aux humains de cette campagne. 
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Le temps, velléitaire, se mettait à changer ; sans doute était-ce dû à l’approche du soir. On s’acheminait au nadir. L’ondée devenait prédictible. Le ciel s’ennuageait, météo variable, averses éparses de l’automne, vent frisquet rabattant les feuilles mortes des vieux rouvres là-bas, au sous-bois ronceux, roussies, jaunies, desséchées, au-delà du terrain emblavé et de la parcelle écobuée. Les narines humaient déjà une odeur de pluie caractéristique, avant même qu’elle tombât. La clarté baissait, rendant plus incertaine, plus fantastique, l’observation de la scène de désastre. Deux heures plus tôt, on eût mieux perçu certains détails, qui auraient alerté les arrivants – mais il était illogique de remonter ces deux heures car rien n’indiquait depuis quand les ruches étaient comme ça. A fortiori, rien n’informait du moment de la disparition de Népomucène. L’attention de Capucine, focalisée sur la nécessité de faire soigner son bras, avait été détournée de facto.
Ces détails, quels étaient-ils ? Les abeilles…trop étaient mortes, mutilées de leur dard. Elles étaient indiscernables dans l’ombre grandissante, ennoyées, empoissées dans leur propre miel, ou cadavres minuscules zébrés d’ocre semés, çà, là, tripes arrachées par la perte de l’aiguillon, sur tout le territoire du marginal. Si elles avaient péri, c’est qu’elles s’étaient montrées violentes, qu’elles avaient attaqué, s’en étaient prises à on ne savait trop qui ou quoi, assurément à la chose qui avait détruit leurs ruches – ours affamé (y en avait-il en Limousin ?), chemineau, monstre ou autre.  Portant, des survivantes demeuraient agressives. Bien qu’elles n’attaquassent point franchement et ne s’en prissent pas explicitement aux nouveaux importuns, quelques unes s’aventurèrent, tournant autour de Lulu, de Popaul, de Capucine (parce qu’elle puait), avec une insistance gênante.
« J’ai peur qu’elles me piquent… marmotta Paul, paniqué.
- Elles ne te feront rien si tu ne bouges pas », répliqua sa sœur protectrice.
Plaçant ses mains en porte-voix sur sa bouche, le père Martin héla :
« Ohé ! Ohé de la masure ! Népomucène ! C’est l’Martin ! »
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Il fallut mettre Brisquet à contribution pour qu’enfin, il se montrât utile. Capucine, comme le trio, approcha avec circonspection de l’espèce d’agglomérat de cabanes sommaires qui servait de demeure au radiesthésiste apiculteur. Elle était craintive, superstitieuse, d’une de ces superstitions d’arriérée, en enfance, comme si Népomucène incarnait une espèce de sorcier, de nécromant, de matagot moyenâgeux. Des rumeurs couraient depuis des lustres sur ce marginal, ce solitaire. On le disait jeteur de sorts, engrosseur ou avorteur de bestiaux, noueur d’aiguillettes, empoisonneur de récoltes, de vergers, collectionneur de secrets immondes et de poisons. Un gamin, adepte de l’école buissonnière, il y avait quelques temps de là, était parvenu à pénétrer dans une des remises secrètes du sourcier-sorcier. Il avait observé ce qui s’y cachait, qu’on y camouflait, puis s’était enfui à toutes jambes, contant ensuite son aventure à ses copains, brodant beaucoup, rapportant qu’il s’était retrouvé chez un ogre qui conservait des réserves horribles de nourriture humaine. Il disait avoir vu de ses yeux vu des théories de bébés morts pourris, tumescents, noirs comme la suie, entassés pêle-mêle dans des sortes de clapiers aux grillages crevés, exhalant des senteurs plus musquées les unes que les autres, comme s’il s’agissait d’une espèce de garde-manger où se faisandait un bien spécial gibier infantile.

Parvenus au seuil de ce qu’on pouvait nommer, faute de mieux le corps principal de bâtiments (cela, toutes proportions gardées, vu le gourbi insane dont il s’agissait), tous s’immobilisèrent. Brisquet lui-même se comporta tel un chien d’arrêt, patte en l’air, avant de commencer à grogner. Cela voulait dire que quelqu’un ou quelque chose d’indésirable nichait là-dedans. Alors, ils craignirent que l’absence de Népomucène s’expliquât autrement, qu’il fût dérangé par leur intrusion en pleine préparation secrète d’une mixture de sorcier-guérisseur. Il aurait pu apposer un panonceau grossier devant l’espèce de cloison qui tenait lieu de porte avec inscrit dessus : ne pas déranger, je travaille. Mais Népomucène était un analphabète patenté, qui tirait ses connaissances de tout autre chose que les livres et les journaux. En ce cas, s’il était bien à l’intérieur, si la présence flairée par Brisquet était effectivement la sienne, il n’y avait plus disparition mystérieuse, mais réclusion volontaire. Dans un autre cas, ce n’était pas lui que Brisquet avait flairé, mais un autre… humain ou animal.

On disait Népomucène acariâtre, acrimonieux, atrabilaire. Mais on prétendait aussi qu’il souffrait d’accès d’hypocondrie. Cet asocial, infréquentable, à l’écart des autres hommes, effrayait ceux qui pouvaient par hasard croiser son chemin, l’apercevoir ou capter son regard. Les yeux seuls avaient de quoi générer le frisson, épouvanter les plus endurcis : d’une noirceur d’abîme, leurs paupières s’encroûtaient de chassie. Cependant, le père Martin, qui l’avait toujours connu, répondait de lui et l’avait défendu devant les gendarmes qu’un fugace soupçon avait caressés. Il était parvenu à les dissuader d’aller fourrer leur nez dans ses activités mystérieuses. Alors que ce trublion de l’ordre rural normal, qui prétendait descendre d’une antique lignée de druides arvernes, n’avait absolument commis aucun délit durant des décennies, même pas celui de jeteur de sort, rien n’eût pu expliquer un brusque revirement de sa conduite de bienfaiteur irrationnel, de rebouteux de toute la communauté, au profit d’une conduite criminelle de dresseur d’oiseaux à tuer.
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Les mauvaises langues véhiculaient force ragots et calembredaines, maintes clabauderies irrationnelles et déraisonnables au sujet de celui qu’elles considéraient comme une sorte de croquemitaine qui, les nuits de pleine lune, venait gratter à l’huis des personnes sensées demeurées en des fermes isolées, en hululant et en les menaçant de les emporter chez le diable, et de venir les tirer par les pieds pour ce faire. Il leur annonçait que les divinités réclamaient leurs enfants et petits-enfants afin de les dévorer tout crus. Les paysannes les plus madrées et les plus sèches, tavelées de leurs emblavures épidermiques, toutes tachetées de vieillesse, prétendaient qu’à chaque lune rousse, le sorcier partait avec une besace ou une musette de mauvaise toile cueillir des simples et capturer diverses bêtes immondes du sous-bois et de la tourbière proche (réputée avoir englouti des dizaines d’imprudents – sans omettre la faune – depuis les temps arvernes d’Ambicat) afin de concocter ses potions, ses sucs et ses soupes curatives, vêtu d’un sayon rustique, de braies et d’un court manteau gaulois à capuce. Il effectuait un rituel rigoureux, autour d’un pentacle, y jetant au mitan où grésillaient des braises de brindilles, une poudre mystérieuse qui scintillait. Il y prononçait des implorations, chantait, demandait dans la langue de Vercingétorix l’intercession des dieux oubliés au maillet, au caducée ou aux vingt-quatre cors.
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Le père Martin frappa à la pseudo porte, s’annonçant. Comme rien ne semblait vouloir lui répondre, il se résolut à forcer le passage, défonça l’huis branlant et invita Capucine et les enfants à entrer dans la tanière le plus prudemment qu’ils pussent. Il n’était de toute manière pas normal que Népomucène, s’il s’était bien cadenassé chez lui, n’eût pas perçu le tohu-bohu des ruches ou les appels de la simplette qui le cherchait. Donc, s’il se trouvait quelque part dans la masure, était-il encore en vie ?
L’intérieur de la bicoque s’avéra tout à la fois une infection et un capharnaüm. C’était une pullulation inexprimable de hiboux et de chauves-souris empaillés, de carcasses d’oiseaux décapités de toutes les espèces locales, au bréchet saillant et jauni, suspendues à des cordelettes depuis des poutrelles qui servaient d’étançons au toit de la saloperie de torchis servant de bauge au marginal. Ces spécimens dégageaient une puanteur innommable de charogne. Naturellement, en dehors de ces squelettes et dépouilles de plumes et de cuir, les aîtres semblaient désertés de toute présence humaine. 

En un bel ensemble, tous, même Capucine, prononcèrent, d’une voix mal assurée, quasi chevrotante, la question prosaïque : « Est-ce qu’il y a quelqu’un ? » Bien qu’ils s’en défendissent, ils ressentirent la peur. Celle-ci paraissait imprégner les parois suintantes de saleté du bouge du rebouteux, s’insinuant dans les consciences à la semblance d’une vapeur méphitique maléfique. Elle imbibait le moindre ustensile grotesque, la moindre parcelle de carcasse d’oiseau, planait comme une brume d’épouvante, mist de mauvais roman gothique terrifiant d’Outre-Manche, écrit par un esprit d’opiomane tourmenté par les goules, les brucolaques et les lamies, évocation sinistre tout droit sortie d’un cauchemar pictural de Füssli.  
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Brisquet devenait nerveux ; il s’agitait, grondait, tirait sur sa laisse que Popaul avait du mal à tenir. Le groupe tenta de fouiller, d’inspecter les lieux, les recoins obscurs où un soleil déclinant n’entrait guère que par des espèces de jalousies mal bricolées, tendues sur des pseudo-fenêtres faites d’un papier huilé si vieux qu’il en était tout ratatiné et ridulé, laissant à peine passer un jour chiche lorsqu’il daignait faire beau. En réalité, ce « papier » était constitué de peau de fœtus de veaux avortés et de vessie de porc.
Avec une moue de dégoût compréhensible, Lucille manipula dérisoirement les objets et ustensiles gluants, posés sans aucun ordre sur de vieilles tables et coffres sales, les pots d’où sourdaient des substances épaisses, poisseuses, semi-liquides, aussi putréfiées semblait-il qu’un empyreume (du moins en évaluait-elle ainsi la qualité, la substance et la consistance), plus répugnants et repoussants qu’une scolopendre ou qu’un gras cafard noir intumescent d’humidité. Elle soulevait des couvercles de terre cuite ou de cuivre mal embouti, inspectant avec circonspection l’intérieur de marmites, les mains gantées par sécurité, comme si elle s’attendait à y dénicher tout au fond, blotti, le guérisseur indésirable réduit à une taille d’homoncule frankensteinien. Tout en fredonnant une chansonnette pour se donner du courage, elle dérangea des trépieds de guingois, des guignons bancroches de batteries de cuisine vert-de-grisées, non rétamées depuis des lustres. Tout cela chut avec fracas sur le sol.
« Pristi ! jura le père Martin. Vous v’lez donner l’alarme ou quoi ! »
Lucille s’empourpra de honte, puis reprit ses investigations. L’ensemble de ces ustensiles émaillés d’une pellicule de crasse, d’un dépôt solidifié de vieille soupe, de breuvage ou de potion de sorcier ne valait pas trois francs six sous, même si on eût fait l’effort de les nettoyer.

Dominique remarqua une quantité phénoménale de champignons ; la saison s’y prêtait et ils étaient sans doute indispensables à la concoction des mixtures ou emplâtres (nous n’osons ici écrire le mot adéquat de médicaments) : pleurotes, girolles, trompettes des morts, bolets, cèpes, morilles, chanterelles, vesses… aussi terreux de leur souillure originelle les uns les autres. 
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« N’y touche pas ! dit l’aîné au benjamin. Ils sont peut-être vénéneux. »
Mais Lucille, elle, se permettait de renifler tout cela, comme si elle eût humé quelque fumet exquis émanant d’une bonne potée aux choux.  Elle se sentit aussi courageuse et brave qu’un aventurier évadé de la prison des Plombs de Venise, incarcéré là à cause de quelque aventure galante avec la dogaresse, personnage extirpé d’un de ces mauvais romans de cape et d’épée qu’elle avait coutume de lire en cachette.
Le père Martin déclara :
« Y a personne ici. Allons fouiller à côté. »

Ils s’attelèrent à l’inspection des diverses cellules composites, rattachées plus ou moins à la souille qu’ils venaient d’examiner, sortes de « chambres » dolméniques en encorbellements hétérogènes, constituées de matériaux aussi hétérodoxes que diversifiés. Si on avait pu dresser un plan de cette habitation, on lui eût trouvé en son agencement déraisonnable, mais d’une logique cependant primitive, quelque chose de préhistorique ou de troglodytique. Toute notion d’hygiène était absente des lieux : il eût été inaccoutumé d’y sentir une bonne odeur. Ils découvrirent l’endroit qui servait de litière au guérisseur (on n’osait le qualifier de chambre à coucher), puis celui où il prenait ses repas, son petit déjeuner. Paul respira un fumet fragrant de saleté soufrée qui s’extirpait d’une espèce de bol grossier : c’était un fond de lait tourné qui achevait de pourrir. Le benjamin hoqueta, prêt à vomir. Des amas informes, duveteux de moisissures, jonchaient coins et recoins de la pièce barbare : restes de poires de crésane, viande séchée ou salée manifestement vieille de plusieurs années, entrailles dépecées diverses de volatiles ou de lapins de garenne partant en un jus innommable. Et toujours pas âme qui vive.
Restait à voir ce qui devait tenir lieu de sanitaires…
Les oreilles de Lucille entendirent quelques bourdonnements. Ceux-ci n’étaient pas équidistants des ruches renversées. Ils mêlaient mouches et abeilles et ne trahissaient pas que la présence des résidus immondes de ce qui tenait lieu de fosse septique. Par une crainte fondée d’une nouvelle atrocité subreptice, les lèvres des fouineurs es-rebouteux, comme paralysées par une peur instinctive de ce qu’il fallait bien qualifier de formidable et de surnaturel, n’émirent que de menus et convenus : « Ohé, quelqu’un ? » prononcés entre les dents, tandis que les deux mâles plus ou moins adultes s’affairaient à ouvrir ces water-closets en déplaçant le panneau de bois grossier et mal façonné par on ne savait quelle varlope, panneau de planches qui faisait office de porte au lieu d’ordures qui servait de trou d’aisance au sauvageon créchant dans cette masure. Subséquemment, bien que tous s’attendissent au tréfonds de leur conscience à la découverte d’une horreur sans nom, notre groupe marqua son étonnement à la vue redoutée de celui dont ils soupçonnaient qu’il fût la nouvelle victime du dresseur d’étourneaux et autres oiseaux maléfiques.
Le réduit était opaque, fort puant de toutes ces sanies naturelles de fumier humain. Cette opacité était bienvenue pour les âmes sensibles juvéniles de Paul et de Lucille, bien qu’elle n’atténuât aucunement l’ignominie de ce nouveau crime. Elle permettait de masquer les détails les plus horribles. Pourtant, La fillette rendit presto les bonnes productions de la mère Martin qu’elle avait tantôt consommées tant les miasmes dégagés autant par les latrines improvisées que par le cadavre aux prémices de la putréfaction  étaient encore plus fragrants que les relents de l’innocente Capucine. Cette dernière ne put marmonner qu’un « hé ben ! » marquant sa complète stupéfaction avant de dégobiller à son tour puis de se sentir mal.
Le corps roidi de ce qui avait été Népomucène rutilait de sanguinolence et de boursouflures violâtres et verdâtres. La rigor mortis marquait depuis un certain couple d’heures la misérable dépouille. Abeilles, oiseaux, sagaie fichée en plein cœur afin de l’achever : tel se composait le cocktail létal qui avait mis fin aux jours du guérisseur. Il était affaissé sur le trou, non point déculotté cependant. Le meurtrier ne l’avait pas frappé lors d’une grosse commission mais plutôt acculé là, à la dernière extrémité de sa bauge, peut-être après que les abeilles l’eurent poursuivi en essaims encolérés et haineux, excités par les pouvoirs de ce mage ou sorcier.  L’invraisemblance de cette posture détonnait. Pose ridicule, inattendue, inexplicable quoique triviale : il eût été plus clair de retrouver Népomucène cloué, telle une chauve-souris par un campagnard superstitieux, contre le chambranle de cette prétendue porte. Les mouches commençaient à y pondre, à se repaître de toute la saleté de ce prochain Quia pulvis es hugolien. Le Grand Putréfacteur était le maître d’œuvre.  
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La face du mort paraissait grotesque, déshumanisée par le harcèlement des aiguillons et des bouches cornées. Cette difformité, toute en tuméfactions, eût provoqué l’ébahissement d’un médecin légiste obsédé par l’altération post-mortem des figures. C’était à la fois un badigeon d’hémoglobine et un piquetage de vésicules, qui, si elles n’étaient point emplies de venin, rappelaient cette défiguration typique des varioliques, ressemblance accentuée par le noircissement pré-putride des chairs, désormais grêlées de tumescences dignes du visage gonflé et noir d’un Louis XV mourant. A ce masque s’ajoutaient les arrachements de lambeaux de joues, les cavités énucléés des yeux, rappels évocateurs des pendus de Villon et Potocki.

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 Il n’y avait point d’Alphonse Van Vorden y Gomerez, des gardes wallonnes, pour contempler cela, ce spectacle d’un corps réduit à des lambeaux, à des haillons carnés, à des oripeaux clownesques de fressures mêlées de guenilles, avec, en outre, cette affreuse lance, venue du fond des âges lithiques, projetée par quelque propulseur magdalénien ou gravettien, fichée au bon emplacement de la poitrine, comme un coup de grâce de peloton d’exécution de golpe latino-américain. Ledit projectile, dont l’outil de jet était alors, à tort, qualifié de bâton de commandement, selon une théorie erronée émise par des préhistoriens antérieurs à la nouvelle école, ajoutait à la singularité de cet épouvantail cadavérique dégorgeant sa pourriture comme une paille, odoriférant à la fois de la fosse d’excréments et de lui-même. Il était ouvragé, gravé de cupules et de traits, sculpté de reliefs d’aurochs et de chevaux de Prjevalski. Il demeurait quelques abeilles mortes, émergeant de flaques de fange et de sang, à la circonférence du trou où le rebouteux s’était figé à croupetons en passant de vie à trépas. Le meurtre était signé : il y avait bien un homme derrière tout ça, mais il restait à le démasquer, et l’assassinat délibéré de Népomucène le disculpait quant à lui d’office. Notre assassin dresseur d’animaux contondants aurait pu escompter qu’on soupçonnât ce marginal et que les gendarmes l’arrêtent et concluent que l’affaire était close. Pourquoi donc l’avait-il tué ? Une pensée traversa le fruste père Martin : le coupable venait de commettre une première erreur. Notre criminel était peut-être un préhistorien fou. A moins qu’il eût éliminé un rival lui faisant de l’ombre.
Les enfants détournèrent le regard. Dominique était vert. Capucine, sans gêne, laissa dégoutter de ses jupes pourries une urine de frousse. Cela lui fit de mal seyantes rigoles jaunâtres de mauvaise fille incontinente.  Le vieillard, quant à lui, ne cella rien, ne laissa rien transparaître des cogitations agitant ses méninges. Au fond de son esprit, il avait presque deviné l’identité du responsable.
Brisquet fut alors pris d’une agitation plus conséquente que de coutume. Cette viande humaine exposée dans toute sa crudité cadavérique n’était pas la cause du trouble canin. C’eût été différent s’il se fût agi de l’étalage d’un charcutier ou d’un boucher, du fait même qu’on eût pu écrire que l’assassin avait excellemment charcuté sa victime. Mais c’était le cadet des soucis de Brisquet, plus accoutumé à marquer l’arrêt, à traquer, pister et rapporter des proies mouvantes de vénerie à poils ou à plumes qui faisaient les délices de ses maîtres et qui, aussi, l’affriandaient. Il gémit, jappa, comme un vieux labrador à l’estomac creux excité par le fumet d’une fricassée de lapin aux petits oignons ou par un quartier de bœuf bien découpé et bien sanglant. Puis, il fila comme le vent, aimanté, magnétisé par quelque chose, par son instinct de chasse, de limier hors pair, sans demander son reste.
« Ici, Brisquet ! Ici, mon bon toutou ! » s’écria Lulu.
Elle ne put s’empêcher de partir à la poursuite du chien, oubliant toute prudence, omettant que le meurtrier pouvait être tapi encore dans la masure. A ses risque et péril, la fillette, dont les bottes d’écuyère s’étaient crottées sur le chemin tantôt (on serait de corvée pour les nettoyer, les essuyer et les cirer), parcourut en sens inverse tout le dédale du gourbi et se retrouva à l’air libre. Elle entendit un aboi distant, vers la futaie de trembles et la chênaie. Elle y courut, résolument, comme dans la gueule d’une bête du Gévaudan. Pour elle, c’était son animal qui était en danger. Il lui fallait le secourir contre le malfaisant monstre qui tuait sans discernement les bons paysans de la contrée, le bétail et les hyménoptères. Ses jambes enfantines foulèrent une sente gorgée d’humidité, bordée, à la diable, de limoselles témoignant que le sous-bois où elle se dirigeait, guidée par les appels distants de Brisquet, était imprégné des mouillures de l’automne.
Le soleil s’en allait vers le couchant ; le crépuscule pointait ses roseurs violines. Les autres tentèrent de suivre l’imprudente, la hélant, l’avertissant, mais le père Martin claqua un muscle, renonçant.
« Ah, p… ! jura-t-il. Y a bien des tourbières là-bas ! C’est très dangereux ! Mademoiselle est folle ! »
Un ramasseur de champignons s’y était égaré encore l’an passé ; malgré les battues des gendarmes, on ne l’avait jamais retrouvé. Et Luc, de la métairie Saint-Pront, y avait perdu voici deux ans son meilleur bœuf, enlisé parmi les sphaignes malodorantes. 
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Comme annoncée, une ondée arrosa encore davantage cette terre repue. La tremblaie, la futaie et les vieux rouvres plusieurs fois centenaires avaient leur utilité : leur absence eût causé des ravines, des coulées boueuses dévastatrices en cas d’épisode pluvial limougeaud diluvien. La sagesse prévenante des anciens savait qu’il ne fallait ni déboiser, ni construire trop près de l’indisciplinée butte qui surplombait ces lieux hercyniens rehaussés. C’eût été la catastrophe, le châtiment de Mère Nature contre les hommes qui l’avaient trahie, un Pompéi, une Montagne Pelée, une destruction locale, un ravage de Yahvé digne de l’effacement de Ninive, de Sodome et Gomorrhe. Ce fut la quasi nuit, d’un coup, dès que Lucille pénétra dans le lieu boisé, obombré. On entendait le clapotement de la pluie du soir. Elle appela :
« Brisquet ! Brisquet ! »
Les semelles de ses bottes s’enfonçaient dans le sentier pentu, lorsqu’elles ne faisaient pas craquer les brindilles mortes. Elle craignit la mauvaise rencontre d’un animal sauvage, sanglier, cerf, elle ne savait trop quoi, s’alarmant, un peu tard, de sa hardiesse. Elle voulut rebrousser chemin lorsqu’un jappement, plus fort, là-bas, enfoncé en pleine pénombre branchue de ramures en phase presque finale de dépouillement, retentit. Brisquet tenait la piste. Les troncs étaient moussus ; les vesses de loup y poussaient, et il faisait de plus en plus humide et glaçant. Elle boutonna soigneusement son duffel-coat, déjà imprégné de pluie. Des éclats d’eau pluviale, ruisselants, filtraient à travers le grillage ramifié du sous-bois. Les gouttelettes tamisées par le réseau de ce caillebotis de frondaisons dénudées, divisé jusqu’à l’indénombrable, s’épandaient sur les mousses, les ébranchures, les écorcements, les squelettes arborescents qui constituaient autant d’écaillures diaprées de pluie et colorées qu’il y avait d’essences poussant en ces lieux mornes, comme désertés par les espèces qui les peuplaient d’habitude ; peut-être se terraient-elles en vue du repos hivernal ? La montée de l’obscurité troublait la perception de Lucille, l’empêchant de distinguer tous ces coloris d’écorce qui, désormais, se fondaient, se confondaient, miscibles, en un camaïeu d’incertitude, d’indétermination aux nuances ocre, mauve, grise et noire. Elle appelait Brisquet, elle le sifflait, en vain. Ses aboiements devenaient distants. Lucille ne percevait aucun bruit de pas à sa suite, pas rassurants de son groupe, de ses frères, de Capucine et du vieux métayer. Aucune voix amie ne s’enquérait d’elle, afin qu’elle rebroussât chemin à sa rencontre.
Plus elle s’enfonçait dans les soubassements forestiers, plus elle avait le sentiment d’une présence indésirable, sournoise, inconnue, inamicale, hostile, tapie dans les fourrés, attendant de jaillir. L’angoisse montait en elle, irrépressible, une angoisse ancestrale, de terreur enfantine, de vieux conte souventes fois lu ou écouté raconté par les lèvres de grand-mère, où le loup, le fauve gris aux prunelles jaunes, vous attend pour vous capturer et vous dévorer tout cru. Elle se rappelait trop Le Petit Poucet, craignant qu’elle se perdît comme une gamine espiègle et imprudente, désobéissante, ou qu’elle fût, tels le personnage de Perrault et sa fratrie, abandonnée par les siens qui ne la suivaient toujours pas. Mais l’âge de la fessée était passé et avec lui celui des punitions corporelles puériles. Si elle retrouvait son chien sain et sauf, si elle le ramenait hors du bois, on se contenterait de la morigéner verbalement et de la priver d’argent de poche pour le mois prochain. Depuis longtemps, elle aurait dû entendre les autres approcher, mais il n’y avait rien, rien à part cet égouttement, ce clapotement de la pluie. C’était bien inquiétant.  
Alors, elle vit les yeux rouges.  

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A suivre...

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