samedi 7 avril 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 19 2e partie.

Avertissement : ce roman décadent paru à l'origine en 1890 est réservé à un public averti du fait de plusieurs scènes à caractère érotique et saphique.http://www.repro-tableaux.com/kunst/frank_holl/convalescent_cw13663_hi.jpg
Mademoiselle de Cresseville était douillettement anonchalie en son bureau de directrice, parée de ses atours de femme-enfant, en train de compulser le fac-simile d’un numéro du Mercure galant où était publiée la reproduction du madrigal précieux de Guillaume Bouzignac, Tota pulchra es. Cette œuvre ambiguë la fascinait grandement du fait que l’œuvre était uniquement écrite pour des voix féminines, ce qui lui conférait un caractère saphique turbide puisqu’il y était question d’un hymne d’amour biblique, d’une mise en musique du Cantique des cantiques connu pour son érotisme ardent et sa sensualité nonpareille. Cléore tentait toujours de composer son poëme à la gloire des corps de nymphes de ses pensionnaires adorées, poëme qui citait explicitement les Amica mea et autres…[1]
Nikola Tesla frappa doucement à l’huis. Il venait signifier son congé parce que Westinghouse le rappelait à son service. Ses travaux à Moesta et Errabunda étaient terminés, sa commande honorée. Il restait à régler la facture. Tesla n’était parvenu à joindre la comtesse que ce samedi, en fin d’après-midi, car elle se trouvait lors en congé de fin de semaine en tant qu’Anne Médéric. Face à l’éminent personnage incompris, Cléore hésita entre deux attitudes : serait-elle insincère ou, au contraire, apologétique, élogieuse et laudatrice ? L’obséquiosité de l’homme la subjugua : il s’abandonna au baisemain, ainsi qu’il seyait à une femme titrée. Mademoiselle n’aimait pas à commercer avec les membres de la gent masculine, quels qu’hypocrites ou francs qu’ils fussent. Elle espéra que cette manifestation galante du savant était purement platonique.
Cette scène d’adieu, qui eût pu émouvoir, fut interrompue par l’arrivée inopinée de Quitterie, les vêtements en désordre, son pied infirme dénudé. La petite fouine geignait et grognait. Sa bouche exhalait d’insupportables relents médicamenteux auxquels se mêlait sa mauvaise haleine due à sa dentition exécrable.
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« Cléore, ce n’est plus possible ! Je ne veux plus de cette cliente, la baronne de** ! Non contente de prendre le thé en ma compagnie, elle s’est prise d’une fascination éhontée pour ma bottine bote, que dis-je, pour mon pauvre pied !
- C’est la règle pour toutes, ici. Ces Dames payent ; les pensionnaires doivent condescendre à leurs désirs.
- Mais Cléore ! Certes, j’ai reçu deux pièces d’or, deux napoléons, pour ce qu’elle m’a demandé de faire, mais tout de même !
- Tu as encore beaucoup à apprendre, ma jolie.
- Elle…elle m’a imposé de poser mon pauvre petit pied sur un pouf et elle a enlevé mon appareil orthopédique ! Elle s’est livrée à un indécent déchaussage et a adoré mon malheureux membre bossu comme un fétiche, en se livrant sur lui à toutes sortes de baisers et de caresses immondes et infâmes ! Il en est tout baveux et tout rouge et il me fait grand mal !
- En effet mademoiselle, se mêla Tesla… Peut-êtrre s’agissait-il d’une folle ?
- Mieux eût valu que cette baronne s’adressât à Jeanne-Ysoline. La prochaine fois, Cléore…
- J’aviserai. Ce soir, pour te consoler, je t’offrirai une boîte-à-surprises. N’oublie pas de remercier ma munificence. Tu t’es montrée fort impolie en entrant sans prévenir. Allons, va… Je dois régler monsieur Tesla. »
Une fois Quitterie sortie, la conversation put entrer dans le vif du sujet.
« J’ai établi une facturrre que Madame la vicomtesse de**, je crrrois, doit acquitter.
- C’est cela. Mais, vous l’avez libellée en dollars !
- Calculez avec le taux de change actuel, cela fait…
- Six mille francs or ! Je m’attendais au double.
- Eu égard à la qualité de la prrrestation et à l’ampleur des trrravaux effectués à l’aide d’ouvrrrriers compétents, c’est bon marrrrché, Mademoiselle la barrronne. »
Cléore se laissa fléchir. Du moment que la vicomtesse paierait de sa bourse pansue… Après Elémir, c’était la deuxième fois de son existence qu’elle éprouvait une fascination sincère pour un homme. Elle s’était surprise à écouter Tesla comme les anciens Gaulois un eubage, en buvant ses paroles sirupeuses de savant. Lui-même, pouvait-il afficher des sentiments réciproques ? Que pensait-il d’elle, de ses pensionnaires, de la déhiscence de certaines, fleurs de venin fourbes, capables de circonvenir même un mâle, bien qu’elles fussent lors toutes converties au saphisme, de Quitterie aussi, troublant portrait vivant et contrefait d’une primerose estropiée à la laide beauté, juvénile orfraie qui se tourmentait pour un rien ? La désinence des organes de la fleur prouvait sa toxicité intrinsèque.
« Je transmettrai de sitôt la facture à mon amie, monsieur Tesla.
- Forrt bien.
- Le moment des adieux est venu, ce me semble ?
- J’ai fait porrter mes bagages, mes malles jusqu’à la voiturre… Je ne dois point rrater mon trrain pour Parrris.
- Le voyage risque d’être long. Vous devez vous rembarquer pour l’Amérique au Havre, n’est-ce pas ?
- J’ai fait rrréserrrver ma cabine pourr le steamer de New Yorrrk la semaine derrrnière. Télégraphe et téléphone sont forrrt pratiques pour ces rréserrrvations, et quel gain de temps !
- Vous avez modernisé les aîtres, et je vous dois beaucoup.
- Dans ce cas, adieu, Mademoiselle… »
L’ingénieur réitéra son baisemain, auquel il ajouta un effleurement des lèvres au chaton de la bague au cabochon d’améthyste que Cléore avait glissée à son majeur droit. Cela rappela à la comtesse ce paysan fidèle à la cause royale, qui, ayant reconnu Louis XVI avant que sa voiture arrivât à Varennes, grâce au profil monétaire bourbonien, ne le vendit point et embrassa son anneau. Elle accompagna Tesla jusqu’à la voiture, jà chargée de ses malles. Albert, l’un des acolytes habituels de Jules, conduisait. Cléore se retint de toute effusion, elle qui goûtait avec exagération aux plaisirs impudiques. Lorsque le véhicule fermé s’ébranla, ses roues grinçantes cerclées de caoutchouc soulevant un nuage de poussière, la main droite de Nikola salua une ultime fois Mademoiselle de Cresseville par la vitre abaissée de la portière du coupé. Elle-même agita un mouchoir de batiste, comme on le fait sur les quais lorsqu’appareille le navire de l’aimé pour un long et périlleux voyage, en un émouvant good bye farewell que connaissent bien toutes les femmes de matelots désespérant que leur Bonnie revienne. Un virage, et la voiture disparut du champ de vision de Cléore. Trois larmes, trois seulement, humectèrent ses joues rouges, en un triple filet ténu de ruisselet de tristezza, de Trauer évocateur. Elle s’en revint au perron, à pas menus, la poitrine secouée de sospiri annonciateurs d’un spleen fatal.
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Là où Tesla avait pu installer l’électricité et améliorer le chauffage de l’Institution, là se tiendraient les cours et les conseils collectifs d’anandrynes. Pour la troisième fois, une réunion préalable des maîtres, initiateurs et dirigeants de Moesta et Errabunda, dont V** en personne, incognito sous un loup vénitien de velours noir, précéda l’assemblée générale des fillettes prévue le 3 mars, lorsque Cléore dévoilerait les nouvelles règles de conduite et de fonctionnement. Il serait convenu que la sévérité, la discipline, la rectitude, remplaceraient les aspects par trop permissifs des lieux, que la Mère officierait, que les tenues vestimentaires, les attitudes, les comportements privés des petites filles seraient régentés davantage. Fini le dortoir collectif orgiaque : des chambrées pour deux, et rien d’autre. Terminées les nudités abusives : il fut interdit aux enfants de se promener en dessous, torse nu ou dans l’appareil d’Eve comme elles le faisaient souventefois quand elles avaient grand chaud. Les pratiques furent contingentées, certaines prohibées (buccales, anales entre autres), surtout entre gamines, et punies sévèrement de toutes sortes de châtiments corporels dont Délie fut chargée de l’administration, le nerf de bœuf ayant sa préférence, et les corrections devaient être publiques. L’usage des godemichés devint strictement restreint et encadré. Au laxisme, à la tolérance des débuts de ce nouveau Saint-Cyr, Cléore en vint à instaurer un rigorisme à la semblance de celui imposé par Madame de Maintenon,
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qui avait conduit à l’évolution austère que l’on sait de sa célèbre Maison. Malgré tout, il y eut des exceptions à la règle, comme toujours, à cause des favorites : des privilèges furent conservés, d’autres, nouveaux, octroyés à Adelia et aux jumelles alors que se poursuivaient les enlèvements français et allemands. Il fallait atteindre un quorum de quarante pensionnaires pour une bien vaste propriété, tandis que la santé de Daphné et Phoebé nécessitait, voire imposait, une double transfusion mensuelle. Et Cléore, bien qu’elle se sentît quelque peu malade, poursuivit sa tâche d’Anne Médéric à Château-Thierry, alors que les polices des deux côtés du Rhin et des provinces perdues s’agitaient et se perdaient en conjectures face à l’augmentation des disparitions inexpliquées, sans toutefois qu’elles coopérassent, hostilité réciproque oblige.
La comtesse de Cresseville s’en expliqua lors de l’assemblée solennelle de toutes les petites filles du 3 mars 18**, où elle présenta le nouvel uniforme tropical suggestif destiné à la serre qu’elle fit lors inaugurer, à l’émerveillement des juvéniles tribades. Lorsqu’Adelia effectua une parade de démonstration sous ces atours ambigus, les frimousses et les regards des jeunes friponnes – pourtant complaisants d’habitude – affichèrent une certaine perplexité teintée de scepticisme. Cela semblait paradoxal et contradictoire qu’on restreignît la nudité d’un côté tandis que de l’autre, on autorisait de si excitantes toilettes, bien qu’elles fussent justifiées par la température moite et prégnante de la serre. Cléore fit procéder à la distribution des tenues, que les petites filles s’empressèrent de s’approprier en piaillant. L’uniforme en question était seyant et séduisant, mais plus apparenté à de la lingerie qu’à une toilette décente. Certes, chausser les pieds mutins de sandalettes tressées, un peu égyptiennes de style, n’avait rien de rédhibitoire et de répréhensible, mais, là où blessait le bât, c’était dans les étoffes censées dévoiler plus qu’elles ne couvraient les petites poupées catins. Cela jouait autant sur les dévoilements subtils que sur les transparences arachnéennes et diaphanes, sur la finesse de la dentelle, de la gaze et de la mousseline qui prodiguaient une allure plus-que-nue à ces tentantes gamines. La teinte de ce linge de dessus demeurait blanche, exclusivement blanche, d’une nuance virginale éprouvée et audacieuse. Le corsage s’étrécissait en une simple et mignarde brassière, lacée devant, couvrant juste ce qu’il fallait de la gorge des nymphes pour qu’elle suggérât des désirs ardents aux anandrynes. Les petits ventres et les petits nombrils enfantins demeuraient nus, appas fort tentants comme l’on s’en doute. Combien de lèvres et de doigts gantés de chevreau allaient-ils parcourir et caresser ces abdomens impubères ? La taille des fillettes devait être ceinte d’une espèce de long jupon de coton, de mousseline et de batiste, d’une translucidité évocatrice, tissu précieux et délicat qui jouerait de son pellucide aspect idoine. Il fallait qu’on devinât à travers ce pagne les pantalons de lingerie aux broderies anglaises allant jusqu’aux chevilles, ces torrides remparts de la pudeur de vierges effarouchées et évaporées, substitut et succédané de la ceinture de chasteté propre à assoiffer et échauffer ces Dames perverses. Malgré l’aporie que cette toilette représentait par rapport aux nouveaux règlements, les petites filles furent bien obligées de l’adopter, à condition qu’elles n’en usassent qu’avec modération, seulement dans la serre et si elles avaient grand chaud l’été. Ce fut lors un succès, pour ne point écrire un triomphe.
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En ce printemps 18**, Adélie O’Flanaghan souffrit d’une nouvelle lubie : elle demanda à sa mie qu’on la tatouât et exigea que ce tatouage fût exécuté par une professionnelle de Cipango, autrement dit, une geisha experte en la matière, lesbienne si possible. Elle demanda, afin que la séance fût encore plus torpide et excitante, que la tatoueuse officiât dans le sauna scandinave chauffé à l’hypocauste que Nikola Tesla venait de créer dans les caves du deuxième pavillon. Elle voulut être marquée à la cuisse et à la fesse gauches.
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Une seconde courtisane, musicienne de son état, devait accompagner cette séance de son chant gracieux et du pincement de son instrument traditionnel pentatonique à la semblance d’une harpe birmane. De cette harpe en bois de rose, d’une teinte délicate de corail, elle sortait des sons exquis et égrenait des arpèges et des gammes modales de Cathay à cinq tons. Cette hétaïre aurait pu opter pour une harpe japonaise ou encore un luth à trois cordes que l’on nomme shamisen. Sans doute jugea-t-elle les cithares de type koto trop encombrantes et les harpes du genre kugo trop rustiques.
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Quant à notre nymphe putain d’Erin, elle avait choisi comme tatouage le motif du dragon d’Asie ou Ryū, un dragon d’un jaune impérial chinois.
Elle avait pris une position explicite et familière, d’odalisque lascive intégralement nue à l’exception du rubis sexué de Golconde que l’on sait – ô parure suprême ! - et d’un ruban lilas noué avec art en ses curls d’un cuivre roux brûlant, anonchalie sur le ventre, les fesses impudiques offertes afin qu’on la fessât. C’était là une attitude d’invite, d’offre, de sollicitation, d’attente, de quête, de mendicité éplorée de tous les transports inversés. Délia adorait les fessées prodiguées par Cléore, qu’elles fussent directement assenées sur la chair blanche dévêtue ou sur l’ouate douce des bloomers brodés ; c’était son châtiment préféré et elle faisait tout pour que la comtesse de Cresseville la corrigeât, pour qu’advînt souventefois cette punition jouissive et voluptueuse qui la mouillait d’abondance d’un plaisir orgasmique. Là, cependant, en ce sauna torpide, la bravoure à afficher était moindre, moins périlleux l’enjeu. Il s’agissait avant tout de supporter la douleur de l’opération de coquetterie érotique. La queue écailleuse et jonquille du dragon devait être fort longue, se prolonger jusqu’à la vulve, contourner en une boucle serpentine l’anneau précieux, l’hymen gujrati érubescent, le chaton gemmé hindou, l’opercule sanctuarisé et sacro-saint de la maharani putain, de la vierge brun-roux épilée, et la bête fabuleuse, une fois tracée, colorée, indélébile, irrémédiable, irréversible, donnerait l’impression de jaillir de la caverne occulte du sexe-joyau de la petite catin auburn. Il était inutile d’épiloguer sur la nécessité et l’envie qu’avait éprouvées l’enfantine perverse d’ajouter absolument cet élément iconique à sa beauté vénéneuse de Bilitis-sylphe des temps modernes. C’était pour la petite grue une séduction supplémentaire, exotique, originale, une parure décadente et intime de la peau, rien de plus, bien qu’elle fût poëtique. Afin d’être fin prête, Adelia avait dû épiler toute son intimité, dont les régulières résurgences pubescentes l’embêtaient chaque mois davantage, le moment redoutable et sanglant approchant. Il fallait qu’elle restât petite fille… Des cassolettes d’encens, de myrrhe et d’eau mentholée enfumaient ce tepidarium ou caldarium suédois en engendrant une brume collante qui saisissait et épreignait les trois femmes d’une transsudation et d’une perspiration irrépressibles.
La couche de Délie était spartiate, en pierre de taille, sans nulle fioriture. Elle s’agrémentait toutefois d’un vaste drap de bain de mer rayé bicolore rouge et blanc, sur lequel s’étalaient complaisamment les chairs d’un âge encore tendre, la nudité ostentatoire de la pré-nubile prostituée de Gomorrhe aux boucles anglaises ardentes. Le fort doux coton indien dont cette serviette était constituée, était doté de vertus absorbantes ; il permettait de boire, telle une éponge, tous les vils produits aqueux corporels, toutes les sanies de sudation surabondante qui exsudaient des pores de la petite diablesse de boxon saphique, dilatés par la touffeur ambiante, vidant notre pucelle d’une substance insane.
Les deux courtisanes marchaient à pas menus, juchées sur leurs cothurnes traditionnels du pays du soleil levant. C’était comme si leurs pieds avaient été étrécis tels ces arbustes minuscules conservés ainsi en de microscopiques jardins en pots, comme si on les eût enveloppés de bandelettes odoriférantes aux parfums prenants d’une putridité de moisissure, mais il ne fallait point confondre les us et coutumes de Cathay et ceux du Mikado. Leurs silhouettes graciles étaient drapées dans des soieries polychromes brodées de dessins complexes rappelant les estampes d’Hokusai et d’Hiroshige,
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vêture unique, exclusive, sans laquelle on aurait tout dévoilé de ces Salomé Mousmé. Un énorme nœud dorsal refermait le kimono sous lequel chacune ne portait rien, ce qui facilitait la prestesse de leurs gestes, l’aisance de leurs mouvements, et leur permettait d’affronter la chaleur suante de cette bouilloire. Leurs visages de Pierrots invertis enfarinés paraissaient impassibles et d’une ambiguïté confinant à l’androgynie tant on sait qu’il est d’usage au Japon que les hommes se travestissent en femme afin de jouer au théâtre. De fait ces faces de carême prenant étaient enduites, plâtrées, d’une pâte de beauté à la composition secrète les rendant plus blêmes que le lys. C’était l’incarnat idéal de la femme selon les canons de beauté ayant cours depuis des lustres à Cipangu. Par contraste, les contours de leurs yeux étaient charbonnés et leurs lèvres peintes d’un écarlate violent et sanguin. Leurs cheveux de jais lustrés, brillants d’un feu d’alabandine bleutée, étaient noués en lourds chignons attachés par de longues épingles effilées comme des stylets propres à percer le cou. Ce couple anandryn d’une excitante et roborative beauté – vivaient-elles donc ensemble ou n’était-ce que leurre ? – embaumait le styrax, la poudre de riz et la fleur de lotus. Chacune se positionna soigneusement à sa place assignée et codifiée : la musicienne à la tête de Délie, la tatoueuse à ses pieds. Puis, elles vaquèrent à leur tâche d’artistes.
Il fallait à Délia combattre la douleur de l’aiguille de l’officiante traçant les arabesques compliquées du légendaire reptile sur son fin épiderme ; conséquemment, elle s’était abrutie d’une pipe de haschisch. Comme si ce stupéfiant n’eût point suffi, la favorite de quatorze ans passa l’entièreté de la séance à mâchouiller des feuilles de coca amérindiennes, manducation de drogue qu’elle alterna avec des suçotements de pastilles de bétel fortement aphrodisiaques, le tout s’entrecoupant de jeux buccaux réservés à la belle musicienne. Son joli corps souple suait jusqu’en ses orifices et paraissait imbibé, enduit, d’une eau lustrale sacrée ou d’un émollient cérat. Cette diaphorèse bienvenue avivait et vivifiait encore plus la sensualité saphique de la scène. Tout cela excita les mains lestes de la fillette, demeurées libres, mains qui en profitaient pour taquiner l’hétaïre musicienne. Ses longs doigts de pianiste et de dessinatrice attouchaient la soie douce du kimono aux motifs floraux complexes, arabesqués, cette étoffe humectée de benjoin, d’anis et de néroli. Ils s’insinuaient dans l’entrouverture et palpaient, caressaient, lissaient lentement la peau d’albâtre des frêles seins de la geisha, si blancs et purs qu’on les eût crus passés au kaolin. Imperturbable, accoutumée à ces tâtonnements de plaisir, les mamelons blêmes tumescents, notre musicienne chanteuse plâtrée de chlorose synthétique poursuivait l’exécution de son morceau orientaliste, d’une archaïque modernité art pour l’art, alors que les mains d’Adelia, poursuivant leur exploration, descendaient jusque sous la ceinture du vêtement nippon soyeux, la dénouaient et faisaient tomber le kimono sur les jambes de la belle Japonaise. Le torse entièrement dévoilé au regard concupiscent de la pré-nubile lesbienne enfant, son triangle intime d’un velours d’obsidienne jà devinable, la geisha aguichante mêla lors à son chant hermétique et à ses pincements de cordes des gloussements ravis de poule d’Inde faciles à interpréter par les profanes non au fait des subtilités linguistiques japonardes. Aux paroles mystérieuses du chant hiératique de théâtre kabuki prolongé comme à l’infini, paroles magiques égrenées telle une antienne primitiviste, telle une cantilène ou une églogue obscène, ne tardèrent pas à se mêler les frémissements et les ravissements du plaisir éruptif de la belle Asiatique du fait qu’Adelia l’entreprenait désormais de sa bouche poupine et purpurescente. C’étaient des vapeurs d’Eros, des transports d’un saphisme lascif. Plus la sève du plaisir des deux huppes montait, davantage chaque note paraissait s’étirer en un point d’orgue au terme aléatoire. Tandis que l’affairement artistique de la seconde geisha enlumineuse de peau continuait, le chant ondula, serpenta, s’épandit, mélopée du Fuji-Yama, rivière mélodique interminable, ornementée deçà-delà de la surrection d’une éructation, d’une scansion, jetée tel un cri jaillissant d’éventration rituelle, figure de la mort d’amour prodiguée par le plaisir du sabre-godemiché dont Adelia supposait que la catin d’Orient connaissait ses semblables et qu’elle en avait déjà usé en des ébats confondants avec ses partenaires. Malgré la drogue abrutissante, çà et là, un léger hoquet mêlé à un frisson doloriste saisissait miss Délie, lorsque l’aiguille de l’autre y était allée un peu fort. Mais le travail de la tatoueuse progressait ; son ouvrage turpide avançait, virtuose, coruscant, fameux, merveilleux, ravissant, désirable, alors que la langue de la catin d’Irlande, gluante et empoissée, s’épuisait toute en des lèchements inconsidérés et immondes du corps désormais intégralement dévoilé et offert de la musicienne putain dont les gloussements de rut l’emportaient lors sur l’exécution de la musique nippone. Le fondement même de la goule irlandaise s’humecta de mouillures d’accomplissement du but recherché pouvant mettre en péril l’impression de ce dragon de jade jaune. Au fur et à mesure que les pigments pénétraient en sa peau, la jolie enfant d’Eire éployait son corps de sylphide câline en des frémissements et des trémulations de volupté. L’artiste-peintre officiante essayait de la solliciter, de quémander à son tour caresses et attouchements de la part de miss Délie, car elle avait grand’envie de partager son plaisir, et de le lui bien rendre. Elle feignit d’apposer ses lèvres écarlates sur le sexué rubis enchâssé au mitan du mignard entrefesson, lors bien humidifié, cette pierre précieuse des Indes anglaises fort tentante et connotée dont s’enorgueillissait la petite salope auburn. Pour toute réponse, la tatoueuse entreprenante reçut un soufflet qui marqua sa joue de Pierrot inverti d’une trace à la fois rubescente et noirâtre.
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Enfin, s’acheva le travail de l’artiste en peau illustrée, enluminée, alors que la favorite de Cléore venait de plonger dans un sommeil de stupéfaction réparateur d’après coït. Le chef-d’œuvre nippon, l’estampe épidermique fabuleuse, la lettrine érotique, l’apologue légendaire reptilien, la miniature d’un Prospero Daïmio venue d’un sacramentaire païen voué au Serpent tentateur, était terminé…à vie. C’était une accrétion picturale, une adhérence iconodoule sur une peau encor d’enfant d’une caressante blancheur de rousse, le marquage honteux d’une imagerie pieuse hérésiarque vouée au culte d’un Baal-Moloch, une peinture corporelle sauvage, un totem pornographique du dieu dragon bienfaisant, du bienveillant Ryū né de l’origine vulvaire et gemmée du monde, une parure ostentatoire primitive et païenne, animiste et polythéiste de la fécondation, à peine extirpée de l’animalité. Et Cléore adora…
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En avril, une nouvelle recrue, la petite Bénédicte, sept ans et huit mois, mourut par accident. Elle était campagnarde et venait de l’Aunis. Sa présence remontait à seulement huit jours et aucune cliente n’y avait goûté. Elle n’aimait que l’air libre, pur, et promener sur les toits. Nulle ne sut la mater. Le décès inopiné de cette innocente petiote s’inscrivit dans une série fatale révélatrice de dysfonctionnements dans la garantie de la qualité des pièces de biscuit et dans les choix hasardeux de ceux qui les enlevaient.
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Certes, Bénédicte ne souffrait d’aucune difformité propre à susciter le dégoût et le rejet des clientes, mais son caractère turbulent joua en sa défaveur. Elle vadrouillait continûment sur les toits et sur le belvédère, passant ses journées en escalades à tout crin, musardant, s’absentant des cours, sautant les repas et j’en passe. Cette enfant aux cheveux châtain clair et aux prunelles noisette était si menue et jolie qu’elle parvenait à se faufiler entre meneaux et traverses de fenestrons comme chatte par un étroit vasistas. L’après-midi fatal, à la mi-avril 18**, elle s’amusait à jouer les équilibristes de cirque Barnum et les danseuses de cordes de Romanichels, de comprachicos et de saltimbanques, perchée sur les balustres du belvédère moucheté de mousse, en plein soleil, vêtue de ses seuls dessous festonnés, afin qu’elle fût bien aise de sa gymnastique de poupée folâtre. Elle ne cessait d’enjamber ces balustres verdis et de s’y jucher crânement en riotant. Elle dansait sur chaque piédouche en imitant chat perché. A ce jeu, la mignonne pécore mit sa vie en péril, glissant çà et là sur la pierre cariée par les intempéries et les injures des ans. Se prenant pour une fillette de la balle, elle avait surestimé ses capacités grevées par sa juvénilité, quoiqu’elle fût spontanée et impulsive et qu’elle eût été dotée d’un sens atavique de l’équilibre, puisqu’elle aimait à escalader à mains nues les greniers et silos à grains de son village natal. Si Dieu avait accordé plus de vie à notre mignarde casse-cou, elle serait devenue la plus grande alpiniste du début du prochain siècle. Mais le destin, impitoyable en décida autrement. Ses petites jambes, bien qu’à l’accoutumée, elles tinssent parfaitement et se redressassent avec promptitude, cessèrent de soutenir notre Bénédicte en pantalettes de dentelles sensuelles et en chemise de lingerie affriolante. Ses petons nus crottés d’ensauvagée miniature de sept années et quelques mois lui manquèrent en buttant et glissant sur une protubérance de lichens pourris et notre désobéissante Sophie bouseuse tomba toute, par-dessus la balustrade, en jetant un petit cri poupin de détresse qu’on eût pu confondre avec le glapissement d’une effraie chassant un mulot. Elle chuta tête la première dans le bassin croupi et expira, son crâne d’enfant fendu tel un Charles VIII heurtant une poutre basse dans une galerie de château servant de latrine aux seigneurs et gentes dames de ces temps renaissants. Il n’y eut nul exeat funèbre pour la petite paysanne : plutôt que de restituer sa dépouille de poupée de chair morte à sa terre natale, on l’inhuma à quelque distance de la fosse de Sophonisbe alias Ursule Falconet. Elle n’eut point droit à l’églogue d’hommage bucolique. Elle reposa au pied d’un phytéléphas mal adapté au climat de la Brie, palmier qui se mourait faute qu’on l’ait replanté en la serre bien plus appropriée à son épanouissement. On la remplaça par une autre, les petiotes étant interchangeables, et les anandrynes ne voyaient aucune différence entre petites filles, du moment qu’elles pourvoyaient à leurs plaisirs égoïstes.
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La procession calendaire des saisons s’égrenait sur Moesta et Errabunda. Le printemps s’avançait, ne trahissant point les promesses des fleurs déhiscentes qui s’épanouissaient tout leur soûl. Les charmilles bruissaient de mille insectes pollinisateurs. Tout embaumait la renaissance de Dame Nature, et toutes les pensionnaires s’en réjouissaient, leurs sens plus avivés que jamais, ivres de luxure juvénile. Trente-six fillettes logeaient désormais en ces aîtres de stupre. Nous étions début mai ; il faisait jà bien doux. C’était le mardi après-dîner, le jour de la leçon de piano qu’en parfaites petites filles modèles, Délia et les jumelles prenaient sous la houlette de Donna Maria Rompolli, professeur de musique et cliente assidue de l’Institution, s’affranchissant à l’occasion de la tutelle pesante de Cléore, trop prise en ces heures par sa tâche de petit trottin. Cette leçon avait lieu au salon. Sauf Sarah, tous les adultes étaient absents, en chasse de nouvelles pièces de biscuit. Phoebé était parvenue à apprivoiser un héronneau, qu’elle préférait aux hommes car, lui, au moins, ne la lutinerait pas puisqu’elle conservait un mauvais souvenir de Charles Dodgson. Le jeune échassier assistait aux leçons pianistiques, trônant tel un roi des oiseaux sur une pile de coussins de velours bordeaux à glands dorés. Les trois gamines jouaient le mieux qu’elles pouvaient, vêtues de leurs plus beaux atours organsinés et enrubannés, parce qu’à chaque fois, Donna Maria les récompensait par des caresses et des baisers à leurs extrémités fessues, ou par l’offre de sucres d’orge phalliques spiralés de fraise, de coco et d’anis, presque aussi hauts qu’elles, qu’elles suçotaient ensemble, en trio évocateur, comme si c’eût été quelque godemiché comestible. Pour rappel, nos petites Dioscures excellaient aussi à la harpe.
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On attendait avec impatience le retour des écumeurs avec leurs nouvelles proies-recrues. Le soleil dardait et inondait les larges vitres et baies du salon débarrassé des tapisseries empesées et fanées qui l’obscurcissaient. Afin de peupler cet après-midi attentiste, Donna Maria demanda à ce que chacune exécutât en solo ou en duo à quatre mains son morceau préféré. Miss O’Flanaghan commença. Adelia réussissait bien dans Chopin : sa maestria précoce séduisait dans la mazurka opus trente-trois numéro deux. Son toucher était fin, son doigté harmonieux. Cela fut bon, sans plus. L’œuvre favorite de Daphné et Phoebé était la gavotte de la suite anglaise numéro trois de Johann Sebastian Bach, qu’elles sublimaient sous leurs doigts ivoirins, échangeant à diverses reprises les voix en cours d’exécution tant leur gémellité était interchangeable et prêtait à confusion. Le contrapunctus du Cantor atteignait en leurs mains de fées blondines la régularité d’un balancier d’horloge. C’était par elles l’expression absolue de la sublimité vraie, incarnée, quasi incantatoire. Les rubans chamoisés de leur longue chevelure d’Yseult paraissaient flotter au sein de l’irréalité. Le Génie de Leipzig les habitait toutes. La mélodie métronomique et contrapunctique sonna comme un carillon de cristal égrenant ses notes magiques, et résonna à la manière d’un passereau mécanique chantant en une cage d’or. Dans la section médiane, cette doucereuse musette du royaume de l’Enfance, elles délaissèrent de conserve la scansion de piano mécanique, carrée, pour un tempo plus étale, de nonchaloir bienvenu, presque compassé, choisissant un toucher plus feutré, une nuance moindre. C’était comme si les yeux inquisiteurs d’une Anna Magdalena Bach
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les eussent observées, afin que la seconde épouse du Cantor,
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souffrant quant à lui de cécité croissante, rédigeât ou composât une espèce de chronique austère, ascétique, rigide quoique cependant apologétique, favorable à cette manière nouvelle, ce stile nuovo fin-de-siècle par lequel Daphné et son double adoré interprétaient cet air jà archaïque. Cette musette se faisait musardine, s’abandonnant, s’égarant hors des sentiers battus, s’aventurant en d’insoupçonnés chemins de traverse. Elle devenait sinusoïde, musardait donc, clopinait, vagabondait, baguenaudait, galopinait, serpentait, arpentait, trottinait, erratique, telle une merveilleuse à la vêture mousselinée, à la gaze légère et pellucide, vendant son corps révélé, ouvert comme un grand livre, aux grilles du Palais Royal, fille fin-de-l’autre-siècle aux boucles blondes, au visage encor enfantin malgré sa silhouette d’une grâce anadyomène épanouie, beauté sans chemise ni corset ni pantalons à la gorge mutine moulée dans une robe à l’antique, gréco-pornographique, les plissures de l’étoffe translucide à l’entrecuisses, à la fente du sexe aux lèvres jà ouvertes, les seins d’une sphéricité coruscante à demi émergeants du décolleté tout en drapé virginal, adressant un regard candide et innocent au micheton paillard venu la lutiner et la trousser, le vit proéminent et les génitoires insolentes plus que moulées dans les collantes culottes de ce temps, les mollets galbés dans des bas de soie d’antiphysique, la bouche gourmande, le bicorne canaille et de travers, l’œil lubrique, le nez crochu, la peau exhalant musc et civette, tous protagonistes de la bamboche et du relâchement des moeurs tels que Louis Léopold Boilly sut les peindre avec un constant bonheur vers l’an 1800.
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Ce siècle, notre siècle, n’avait nul an, comme l’aurait écrit le grand poëte Hugo.
Tout comme Délia, Daphné et Phoebé pratiquaient la musique en pures hédonistes et en épicuriennes. Elles gâchaient leur don dans une insondable paresse. Pour toute autre chose que l’Art, leur comportement était digne des Philistins et des Vandales, du fait qu’elles s’étaient persuadées que leur titre de baronnes leur conférait des droits exclusifs et exorbitants, et les plaçait au-dessus de l’humanité tout entière. D’habitude, elles jouaient mal exprès, dans un objectif de débauche superbe. Là, avec Donna Maria Rompolli, c’était le contraire ; elles palliaient leurs insuffisances à merveille et Délie le savait bien, ne les mésestimait pas, ne présumait aucunement de leurs capacités : mieux le morceau serait exécuté, plus somptueuse et voluptueuse la récompense serait.
Le jeu n’était donc point à l’erreur, mais à l’éloge ; l’enjeu non point qu’elles se déshabillassent en multipliant les bourdes, comme elles avaient coutume de le faire en l’honneur des Dames de qualité que l’on sait… elles demeurèrent l’entièreté de leur exécution vêtues de pied en cap, adonisées de leurs atours raffinés et proprets, l’esprit trop occupé, habité, possédé par la musique sublime de Bach pour qu’elles pensassent au sexe. Pourtant, de manière prédictible, évidente, quasi téléologique, naturelle dirions-nous, tout ceci, aussi insigne que cela fût, enflamma le désir anandryn passionnel de la « professeur » (comme Mirabeau avait un confesseur féminin attitré) à leur encontre, au grand dam de Délia qui croyait pouvoir partager tout cela mutuellement à quatre.
Le clavier lors se tut… Elles rabattirent le couvercle vernissé… L’instant de la gâterie échangée était arrivé. Donna Maria, forte femme de quarante ans au lourd chignon brun et au visage grêlé de petite vérole, qui n’y voyait mie sans son face-à-main, applaudit et s’exclama : « Bellissime ! Care mie ! » C’était l’invite. Phoebé, Daphné, leurs énormes nœuds de cheveux et de robe chamois toujours aussi flottants et débordants, exécutèrent leur courbette aulique et aristocratique en un parfait ensemble, bien coordonné. Adelia s’y joignit, avec un léger décalage, toutefois. Ne sachant pas ce qu’il fallait qu’elles fissent, elles relevèrent conjointement jupes et jupons, révélant leurs pantalons, se questionnant, s’attendant à ce que Donna Maria les caressât d’un doigt joyeux et gaillard en leur entrefesson. Adélie trépigna de déception lorsque Donna Maria déclara :
« Non voi ; voglio solamente le gemelle. Venite, carissime. »
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Elles obéirent en un parfait ensemble, leurs cerveaux de poupées usant de toutes leurs ressources afin de mobiliser leurs rudiments d’italien et de les bien traduire et comprendre.
« Va bene ! Voi siete molto belle ! »
Elle les flatta en caressant et en pinçant leurs maigrelettes joues de petites chlorotiques, puis, passant au français :
« Qué désirez-vous dé moi ?
- Nous serions fort aise que vous nous fessassiez, signora. » fut la réplique attendue dans les bouches fruitées des deux gourgandines.
- A mains noues, ou avec oune triqué ? Les fessés noues, ou en gardant vos coulottes ?
- Nous souhaiterions conserver nos pantaloons, signora. Nous préférons la badine, aussi. Nous demeurerons debout, également.
- Certo, certo… Allora, jé vais prendre une féroule pour vous battré ! Et jé vais vous chanter ouna canzone d’amour dou XVIIe siècle, La bella gran’donna, la bella ragazza nera, vorrò ben sposare lei…
- Oh, oui ! Nous sommes ravies ! »
Avant de frapper les fesses des fillettes, Donna Maria y apposa un doux baiser, tandis qu’Adelia s’en vint bouder dans un recoin, comme si elle eût été consignée au piquet. Le professeur constata la présence d’une protubérance étrange sous l’ouate du linge de Phoebé. Cela formait une tournure qui surprenait chez une si jeune enfant. En fait, c’était la sorte de coussinet au rembourrage duveteux de polochon qui protégeait la poche anale de la pauvre petite fille, qui en avait grand besoin depuis l’affaire du baguenaudier que nous vous contâmes tantôt. La malheureuse enfant renouvelait chaque soir avant coucher sa vessie anale en caoutchouc médicinal, une fois celle-ci emplie et enflée de ses défécations quotidiennes ignobles. Phoebé achevait sa journée telle une stéatopyge, bossue comme une Vénus hottentote. La tournure-coussinet qui maintenait l’appareillage sanitaire avait grand mal à prévenir que des miasmes excrémentiels se répandissent. Il fallait bien aussi que Phoebé jetât quelque part les poches usagées et se débarrassât de ce déchet fragrant, de ce trop plein. De grands tonneaux, tels qu’en usaient communément les gueux des bas fonds de New York, faisaient l’affaire, et des vidangeurs venaient récupérer ces atrocités empestées. L’atmosphère de la chambre des jumelles était parfois si suffocante que Daphné se contraignait à coucher dans le couloir, refusant de partager le lit de sa sœur, avec l’abstème conséquent de sexe qui s’ensuivait. Cela frustrait Phoebé qui en restait marrie.
Nos souffreteuses de soufre s’allèrent disposer à proximité d’une paire de volumineux vases de Sèvres à la vague forme d’amphore, bien pansus, d’une glaçure bleu-outremer, au col chargé de sphinges polymastes,
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c’est-à-dire aux fort nombreux tétins, vases qui s’ornementaient de saynètes agrestes ou de vènerie toutes en tableautins pompéiens. Les coloris en étaient criards et d’un mauvais goût de chromolithographie. Phoebé et Daphné se mirent debout, dos face à Donna Maria. Au lieu de se délester de leur robe, elles choisirent de la retrousser, puis demeurèrent ainsi, pantalons à l’air, jupes sur la tête, accolées l’une l’autre, bras droit à bras gauche, telles des siamoises vicieuses attendant que les coups de férule leur fussent assenés. La professeur débuta son office, alternant sa frappe d’un postérieur à l’autre, comme les tirant au sort. Elle entonnait sa canzonetta baroque tout en les fustigeant. A chaque coup répondit un petit cri de satisfaction. Dès qu’eurent retenti les premiers pouf pouf de la règle de fer sur les fesses enfantines parées de leur lingerie et rembourrées (du moins, pour Phoebé), bruits émerillonnants entrecoupés des glapissements de ravissement des Dioscures putains, l’attitude de miss Délie changea. Son attention, un moment distraite par sa bouderie, fut attirée par cette scène tragi-comique. Elle jeta aux orties l’ataraxie et l’apathie que lui causait la jalousie.
Cependant, Adelia avait grand’soif et la chaleur précoce n’arrangeait point les choses. Elle joignit l’utile à l’agréable et se désaltéra. Une Vierge ouvrante de Prusse polychrome en chêne et en bronze doré, œuvre d’un sculpteur rhénan anonyme de l’époque de l’Empereur Habsbourg Frédéric III, avait été convertie en bien laïc réceptacle à boissons.
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Elle reposait sur un bonheur-du-jour tarabiscoté. Ne nous étonnons pas de la bibeloterie disparate de ce salon ; elle obéissait à un seul mot d’ordre : le savoir ornementer dans la lignée de l’éclectisme esthétisant Art for art’s sake, ce qui avait pour conséquence une surcharge du décorum. Cela métamorphosait les lieux en musée et sanctuaire à la Des Esseintes, musée du tout et du n’importe quoi pourvu que cela garnisse et décore, même si cela dépare, alourdit et jure.
Mais foin de digressions malencontreuses : nous devons revenir à notre statue médiévale et gothique, dans son acception anté-maximilienne. Sous la douce figure blonde et la gorge pudique de notre Vierge de l’Avent allemande, gravide de Notre Seigneur, une portière s’ouvrait au niveau du ventre tumescent de promesses, ventre censé contenir le fœtus en cire du Petit Jésus en personne. Cette figurine avait été perdue, peut-être dès la guerre des paysans que fustigea Luther, à moins que le zèle d’Ulrich von Hutten y fût pour quelque chose. Toujours était-il qu’en lieu et place du fruit des entrailles de la Vierge Marie, cet utérus de bois sec, craquelé et envieilli, contenait des bouteilles emplies de liqueurs de prune et de réséda ou d’alcools divers opiacés rafraîchissants aux reflets grenadins. Adélie se servit dans une petite timbale où elle déversa un liquide brunâtre épais et liquoreux, qui s’épreignit du col empoussiéré de la bouteille d’eau-de-vie de prune. Puis, enfoncée dans un fauteuil crapaud Louis-Philippe au velours bordeaux, elle sirota sa boisson forte en se délectant du spectacle sadique de la récompense de ses camarades. Afin que son plaisir fût prodigué de manière optimale, la vicieuse petite poupée caressa et tripota son entrefesson durant toute la séance de correction, ainsi que le font les clients bourgeois voyeurs des boxons de Paris lors de l’accouplement d’un couple de tribades tarifé cinq cents francs or.
Un coup, un couinement, un cri de souffrance voluptueuse ; un coup, un couinement, un cri de souffrance voluptueuse. La scène manqua devenir monotone. Délia commençait à bâiller, lorsque ses prunelles observatrices perçurent un changement. Il sembla à l’avertie péronnelle que la résistance du pouf de Phoebé faiblissait. Il était indubitable que la fameuse poche allait céder d’un instant à l’autre et notre huppe d’Erin se régala par avance de cette scatologie. Daphné et Phoebé encourageaient Donna Maria à poursuivre sa petite correction-cadeau ; elles la galvanisaient par des « Encore ! Encore ! » ressassés comme une antienne lamaïste de Tâthâgâta birman. Cependant, elles avaient dit la cause, mais point encor n’en avaient-elles révélé la cessation. Après un coup un peu plus fort que les autres octroyé au fondement de la petite souffre-douleur, un bruit à la semblance de l’éclatement d’une baudruche retentit. Le coussinet-tournure venait à la parfin de céder, et une pluie de rembourrage duveteux issu de centaines d’eiders ennuagea la place où officiait le trio sadique. Ce fut un effilochage, une dislocation, une mise en lambeaux d’un caoutchouc qui prit une consistance loqueteuse, pelucheuse et floconneuse, tandis que des tachetures d’un ocre brun allaient s’élargissant le long du postérieur. Alors, le liquide pernicieux goutta, puis s’exsuda sans retenue, sans rétention, sans contenance ni canalisation. Nul ne pouvait plus l’endiguer. Cela revêtait l’aspect d’une coulure néphrétique, d’un flux diarrhéique terre de Sienne immonde, tout en liquéfaction putride, qui s’épanchait de la fistule de fosse septique humaine du cloaque à jamais mutilé de la petite lesbienne incestueuse. Un effluve d’épouvante submergea tout le salon tandis qu’Adelia, jouissant enfin, applaudissait.
Daphné, devant le péril dans lequel était plongée sa tendre moitié, prit à partie la maîtresse de musique. Elle la griffa, l’écorcha violemment à chaque joue, en lui criant sa détresse et sa haine :
« Madame, vous me rendrez compte de ce que vous avez fait à ma pauvre petite sœur ! »
Elle se considérait par erreur comme l’aînée – s’il a lieu de parler d’aînesse dans la gémellité – du fait qu’elle s’était extirpée la première de l’utérus de sa maman. Alors que sa langue avide de vengeance persiflait puis se repaissait des excoriations sanguinolentes de la coupable, dans un air vicié plus qu’alcalin qui rendait nauséeux, Sarah fit irruption dans le salon. Adelia, en enfant dissipée, était aux premières loges pour affronter la diabolique judéo-gitane. Elle ne put réprimer un frisson de terreur. Elle et Sarah se regardèrent à la dérobée.
« Michel, Jules et Julien sont de retour, et ce qu’ils nous ramènent n’est guère reluisant. Adelia… » chuinta-t-elle, avec son accent si particulier.
La petite friponne comprit qu’il lui fallait descendre à la rencontre de la voiture. Elle devait assurer le comité d’accueil. La cour s’encombrait jà de la patache bâchée, et l’attelage soufflait et maugréait dans son langage chevalin. Pourquoi donc s’étaient-ils mis à trois pour cette expédition ? Pourquoi avaient-ils tous abusé de la dive bouteille ? Visiblement grisés par l’abus d’alcools de tavernes borgnes, Michel, Julien et Jules entonnaient des refrains paillards. Leurs bouches avinées crachotaient et leur haleine fortement alcoolisée incommoda Adélie O’Flanaghan dont la moue explicite signifiait l’écœurement.
En titubant et hoquetant, Michel fit descendre les deux nouvelles pièces de biscuit, encore prisonnières de leurs liens et leur bouche obturée par un bâillon malpropre, sorte de vieux chiffon effiloché et incolore ayant passé le stade du simple détritus. Jamais, au grand jamais, Moesta et Errabunda n’avait accueilli plus misérables petites filles, plus dépenaillées loqueteuses. C’étaient deux sœurs, deux vagabondes, glaneuses, errantes, brassières, manouvrières, aussi miséreuses qu’au temps des frères Le Nain. Elles avaient été prises, appréhendées, capturées, dans la région de Vézelay. C’étaient deux pauvresses vivotant dans les champs ou les ornières, que même Millet ou Bastien-Lepage eussent refusé de peindre. Elles se nommaient Jeanne et Léone Archambault.
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« Les erreurs de la nature que voilà ! s’exclama Adelia. Quelle bévue de butors avez-vous donc commise, messieurs ?
- Ah, on fait c’qu’on peut et on prend c’qu’on pioche ! » se justifia Julien entre deux rots.
Léone, neuf ans, était l’aînée. Vêtue de hardes raides de bouse, les pieds, la face, et les bras nus noirâtres, chaussée d’infâmes sabots grossiers dégorgeant une paille pourrie qui les bourrait, elle puait un suint si ranci qu’on se demandait si elle ne débarquait pas d’une planète où l’eau était inconnue. Son châle n’avait plus ni couleur ni forme. Sous la couche de crasse épaisse gainant son corps, on soupçonnait plus qu’on devinait un épiderme blanc, chlorotique, qui contrastait avec le noir corbeau de ses cheveux fous, emberlificotés et pouilleux, tombant jusqu’à ses reins. Ses yeux étaient gris et reflétaient un profond abêtissement de bête de somme accoutumée et résignée au mauvais sort qui l’accablait et aux coups de trique. On devait la houssiner quotidiennement pour qu’elle fût tombée dans un tel degré de crétinisme.
La cadette, Jeanne, sept ans, n’était pas mieux lotie. Certes, une fois lavée et bien adonisée, elle eût pu faire illusion à cause de ses beaux cheveux roux valant ceux de Cléore. Las, elle était desservie par une bosse qui la déformait toute, la frappant d’une telle disgrâce physique qu’on croyait à une malédiction divine. De cette bosse kysteuse et rosâtre perlait une humeur qui rappelait la bile et suintait sous ses fripes en lambeaux. Ses traits, quant à eux, s’avéraient d’une laideur extraordinaire. Son visage était aplati, de cet écrasement de la face de brute caractéristique des dégénérés ataviques. Ses yeux porcins s’enfonçaient profondément dans ses orbites et son front d’attardée, fuyant comme celui d’un idiot congénital ou d’un homme archaïque, antédiluvien, de la vallée de Néanderthal, s’ornait d’une malgracieuse visière sourcilière. Son nez camard de singe Tamarin aux narines écartées n’arrangeait pas son allure farouche, peu engageante, de créature déshéritée digne de l’hospice de la Salpêtrière. Elle apparaissait pis qu’une gargouille, plus hideuse encore qu’un succube ou qu’un tarsier de Sumatra. Elle vaquait nu-pieds depuis la nuit de ses temps personnels, et ces pieds, justement, qui depuis fort longtemps n’avaient plus trempé en quelque salvatrice et lustrale rivière d’eau fraîche, n’étaient plus que plaies noires, enflées, marbrées de croûtes encore sanglantes, exhalant un compromis de miasmes entre la gangrène et le purin. De manière générale, Jeanne et Léone Archambault étaient si loqueteuses et sales que leurs nippes paraissaient adhérer, s’agréger à leur peau, tandis que des mouches insatiables ne cessaient de les harceler et de bourdonner autour d’elles.
Michel se contraignit à ôter leur bâillon. Aussitôt, Léone émit des gémissements, des cris animaux et des borborygmes, tout en bavant comme une épileptique. Une haleine de mort, due à une dentition intégralement gâtée et brunâtre, d’où s’écoulait sans trêve une purulence de pyorrhée, asphyxia presque la raffinée Délie, qui jà venait de subir l’épreuve olfactive de tantôt. Sans gêne, notre poupée irlandaise dégobilla sa liqueur sur la terre de caillasse qui ne parvint point à la boire et à l’absorber. Léone Archambault était à première vue à la semblance d’une enfant sauvage, d’une enfant-loup, d’un Victor de l’Aveyron, malgré ses semblants de hardes effiloquées lui donnant un vernis de civilisation. De fait, la malheureuse enfant était sourde-muette de naissance. Jeanne parla donc pour elle, en un patois à peine compréhensible, tel que le pratiquaient les morvandeaux. Tous ces dialectes, succédanés intermédiaires entre le bon français de notre siècle et les langues d’oïl médiévales, étaient incompréhensibles aux oreilles d’une jeune fille habituée à ce qu’on lui parlât soit en langage parisien populaire, enflé de gouaille, soit dans la langue compassée d’Ancien Régime que pratiquait Cléore et s’efforçaient d’imiter ses petites catins précieuses. Sarah venait d’accourir sur le perron. A la vue de ce spectacle affligeant, elle récrimina Michel et Julien.
« Vous vous êtes emparés des premières venues, avouez-le ! Vous êtes en état d’ébriété ! Combien de verres avez-vous bu ?
- Juste du bon bourgogne, juste ! On était pas loin des vignobles, vous s’vez, ma belle Sarah ! Vézelay, l’Auxerrois et le Morvan, ça touche de près la Bourgogne, alors, Michel et moi, on s’est dit : pourquoi pas en profiter, puisqu’y ont de fameuses caves chez eux ! On a fait la tournée des sacrées beuveries et on a lutiné de belles Morvandelles très mamelues ! »
Julien adressa un rot aviné à la figure de la vieille juive, rot dont l’odeur était à peine plus soutenable que celle de la bouche pourrie de la petite Léone Archambault.
« Jamais Cléore n’acceptera de telles loqueteuses ! jeta Adelia. Elle va vous sacquer ! »
Tandis que Julien dégoisait son compte rendu de l’expédition, face à une Délie fulminante dont la morgue et la repartie se déchaînaient contre l’adulte soiffard pris en faute, se méprenant sur leur apparente résignation de bestiaux, de bétail conduit à l’abattoir, surestimant leur soumission passive, la jaugeant mal, Michel commit l’erreur tactique de débarrasser les deux sœurs dépenaillées des cordes qui les entouraient, alors que d’habitude, on ne déliait les nouvelles venues qu’une fois introduites à l’intérieur du pavillon de l’office. Cependant, hébétée, habitée par la panique, Léone Archambault roulait des yeux épeurés dans toutes les directions. Elle ne cessait d’émettre des glapissements de bête des bois prise dans un piège.
« Faites attention ! La muette essaie de prendre le large ! Retenez-la ! » avertit Sarah.
Jules empoigna la sauvageonne aux noirs cheveux pouilleux. Elle se débattit en éructant des hurlements inhumains. Cela interrompit net la loquacité de Julien. Léone s’exprimait comme une fille-louve. Elle émettait des arrh arrh sonores, inarticulés, des bruits de gorge hideux de fille-bête de conte de fée monstrueux, comme arrêtée à mi-chemin d’une métamorphose qui l’eût extirpée toute de l’animalité, fille-garou légendaire rejetée de la mémoire des hommes surgie d’un bois obscur, inexploré, d’une sylve répulsive issue du fond des temps. Léone mordit rudement Jules à la main gauche ; sous la douleur, il lâcha son emprise. Elle cavala, quasi à quatre pattes. A cette délivrance, Jeanne, sa face simienne et écrasée de platyrhinien roux brusquement réveillée, réagit et courut sur les pas de sa sœur.
« Mon fusil, mon fusil, tudieu ! jura Michel. Elles ne doivent pas sortir de la propriété !
- Fou que vous êtes, cracha Sarah. Vous risqueriez de blesser voire de tuer ces pièces !
- Seront bonnes à rien ! Ces f…tues bougresses ! Si elles s’échappent, elles iront retrouver les gendarmes !
- Si toutefois la rousse bossue peut parler en bon français. A l’ouïe de son dialecte d’analphabète patentée, j’en doute », objecta Délia.
Michel se fit apporter par Julien un fusil de chasse qu’il chargea de plombs.
« La putain qui t’a mordu et fait saigner à blanc, mon Julot, elle va payer !
- Ne manque pas cette marie-salope ! Ma main est amochée ! L’en a pour un mois à se remettre, si elle se gangrène pas !
- Allons, courons les rattraper et tirons les à vue comme de sales lapines ! Z’auront affaire à moi, l’vieux grognard de Ménilmuche ! En avant, sus ! »
Ce fut une chasse à l’homme, une chasse aux jeunes fugitives, impitoyable et barbare. Les bottes des poursuivants écrasaient les ramilles, bousculaient les broussailles. Les deux gamines gambadaient, éperdues, en quête d’une sortie qui se dérobait sans cesse à leur vue en ce parc en friche dont elles évaluaient mal les dimensions et la surface. Leur petite taille aggravait leur perception et impression d’immensité démoniaque, de démesure fantasmée d’un terrain si abandonné, désolé et envahi de futaies qu’il en paraissait presque infini. La bosse et les pieds nus meurtris de Jeanne handicapaient et retardaient sa sœur, qui haletait et soufflait, sa course freinée par les indénombrables obstacles, ornières et trous de ce sol dégradé. Toutes deux entendirent les pas des chasseurs se rapprocher.
Elles rejoignirent lors un long mur moellonneux, qui délimitait la frontière entre leur bambocheuse prison de prostitution enfantine et la liberté miséreuse extérieure. Cela courait, interminable, comme une muraille de Chine en réduction, trop haut pour qu’elles pussent le franchir d’un bond hardi, trop surmonté aussi de diverses garnitures contondantes propres à meurtrir voleurs et intrus désirant voir de plus près la mystérieuse cuisine qui se concoctait là. Léone et Jeanne s’affolaient, longeaient ce rempart, cette fortification, en quête d’une ouverture, d’une brèche qui les eût sauvées.
« Elles sont à portée de fusil, dépêche-toi ! Elles approchent de la section où le mur s’est écroulé.
- Jules, j’peux pas à la fois courir et ajuster précisément mon tir ! Ah, les sales vaches ! C’qu’elles nous font voir !
- Par le saint mot de Cambronne, blasphéma Jules, grouille-toi ! Elles viennent de trouver l’ouverture. »
A la révélation de la brèche salvatrice, Léone Archambault redoubla ses grognements :
« Mrrrr ! Mrrrr ! »
Elle désigna à sa petite sœur l’échappatoire providentielle. La section de ce mur, plus moussue et cariée qu’ailleurs, verdâtre et liserée d’un lierre fané et croupissant, semblait s’être effondrée d’un seul tenant, minée par une sape imaginaire qui avait pour origine l’absence d’entretien et la négligence des gardiennes de l’Institution, confites en leur impunité.
« Ah, attendez, vilaines biquettes ! V’s’allez goûter à mes grains de plomb premier choix ! les admonesta et menaça Michel en épaulant sa pétoire à gibier.
- Tu vas les avoir ! Tire ! Tue ! Tue ! Taïaut ! »
Lorsque les coups de feu retentirent à distance, répercutés par un écho sinistre suivi d’une envolée de canards et de corneilles noires, Délie, qui attendait avec Sarah, ressentit une secousse de plaisir turpide, comme lorsque Cléore jouait avec elle.
« Ils les ont eues… » se contenta-t-elle de commenter, laconique.


Le duo féminin, en compagnie d’un Julien guère dégrisé mais désormais penaud, patienta un quart d’heure, le temps que Jules et Michel ramenassent leurs dépouilles cynégétiques de chair humaine. Ô, mauvaise surprise : un seul gibier avait été inscrit au tableau de chasse, la pauvre bossue rousse. Quand on vint lui rapporter le petit cadavre contrefait et criblé de plombs de la misérable Jeanne Archambault, plus simiesque et laide encore morte que vive, le visage d’Adelia, bien qu’elle fût à demi déçue, eut une expression de félicité scandaleuse. C’était comme si des rabatteurs et chasseurs nègres lui avaient rapporté quelque dépouille sanglante de cercopithèque destinée à être empaillée et exposée dans un muséum d’Histoire naturelle.
« M’excuse, mais l’autre, la muette, là… elle a pu s’enfuir… La brèche, là-bas… rendit compte Jules.
- C’est de ma faute. J’pouvions point tirer deux sales bêtes en même temps ! se justifia Michel.
- Ce n’est pas grave ! Même si, par hypothèse, cette vagabonde parvenait à rencontrer les gendarmes, ils ne comprendraient rien à ses grognements ! reprit Jules.
-   A moins qu’elle eût été dotée de la faculté de s’exprimer par gestes, par le langage de l’abbé de l’Epée, reprit Délia.
- Aucun risque à mon sens ; elle est trop arriérée et c’est pas dans son trou morvandeau qu’elle aurait bénéficié d’une école spéciale… reprit Michel.
- Et maintenant, qu’allons-nous faire de ce nouveau cadavre ? Allons-nous l’inhumer près de Sophonisbe, comme les dépouilles de transfusion et la petite Bénédicte ? questionna Sarah avec son accent en entrecoupant ses paroles d’interjections en ladino.
- Brûlons-le ! ordonna Adelia impérieuse. Jetons ce cadavre dans le four de la cave à hypocauste. Cette crémation sera justifiée.
- Avez-vous songé à la réaction de Cléore, lorsqu’elle apprendra les événements ?
- Elle sera là dans une heure…je l’attends de pied ferme. Vous lui expliquerez », conclut avec sécheresse la gourgandine d’Erin.

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