vendredi 11 novembre 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre14 2e partie.

Avertissement : ce roman publié en 1890 est réservé à un public majeur du fait de son caractère érotique et saphique.http://image-parcours.linternaute.com/image/750/6/1260863302/3681023.jpg

Toutes les pensionnaires étaient déjà installées dans la salle d’études, attendant que la cérémonie puis le cours se déroulassent. Sarah, Zorobabel sur son épaule droite, rongeait son frein tandis que Michel, qui tenait le coussin de velours sur lequel étaient posés les rubans des nouveaux grades, ne parvenait plus à réprimer des trépignements d’impatience. Les brouhahas et concetti des gamines croissaient en intensité, rendant l’atmosphère insupportable. Cléore avait désormais une heure de retard. Odile partageait l’étonnement de ses camarades forcées. C’était à croire que la maîtresse de maison était partie en maraude on se savait trop où. Les bavardages qu’Odile percevait sous-entendaient bien des choses.
Enfin, Cléore arriva, alors qu’on ne l’attendait plus. A la surprise générale, son visage apparut marqué d’un purpura maladif, comme rougi par la tristesse. Cet ovale purpurescent ainsi exposé instilla un profond malaise dans l’assistance. Il était indubitable qu’un événement d’une extrême gravité s’était produit. Mademoiselle peinait à contenir son émotion. Sa voix parvint non sans difficultés à franchir le portail de sa bouche, à surgir, tremblotante, alors que des larmes s’épanchaient sur ses joues.
« Miss O’Flanaghan ne sera pas des nôtres aujourd’hui…ni demain, ni les jours suivants. »
Le mot disgrâce fusa comme un éclair sur toutes les lèvres des petites filles modèles. Il voyagea tels une rumeur insane, un bouche à oreille, un bruit d’infamie calomniatrice. C’était un immense soulagement qui se manifestait sans nulle retenue chez ces peu charitables garces, un soulagement lâche aussi, un salut à la chute d’un tyran, à la semblance des cris de joie des libéraux à la dissolution de la Chambre Introuvable. Cléore poursuivit, quoique chacun des mots qu’elle prononçait, peinée, lui arrachât des soupirs doloristes.
« Miss Délia n’aura plus le droit de partager sa chambre avec quiconque jusqu’à nouvel ordre. Ainsi en avons-nous décidé de concert, la Mère et moi-même. Elle n’assurera pas de cours tant que sa peine ne sera pas purgée ou remise. Elle est astreinte pour deux mois et n’a le droit de ne fréquenter aucune d’entre vous. Ce sont les plus anciennes après elle, Daphné et Phoebé, qui la remplaceront à compter d’aujourd’hui. Je vous avoue, mes filles, que cette décision a été douloureuse à prendre et m’a occasionné mille tourments. Délia s’est rendue coupable d’actes de brutalité inqualifiables à l’encontre de mademoiselle Abigaïl et d’un manquement à ses devoirs additionné de barbarie envers l’enfant dont je lui avais confié la charge et l’initiation, mademoiselle Marie-Ondine. Toutes deux séjournent présentement à l’infirmerie et pansent leurs blessures. Le…le châtiment est juste.
- Pourquoi n’est-il donc pas public et corporel comme pour nous toutes quand nous fautons ? Vingt coups de nerf de bœuf assenés par Michel ou Julien, voilà tout ce que cette mijaurée mérite eu égard à tout ce qu’elle nous a fait passer des mois durant ! Qu’on la tonde aussi ! s’écria Quitterie, hypocrite, hargneuse et exaltée…Et ma promotion ?
- Ô, l’égoïste ! jeta Ellénore, choquée.
- Je ne veux point que ma promotion soit remisée au placard ou repoussée aux calendes grecques… Il me faut remplacer Jeanne-Ysoline dans ses fonctions jusqu’à son rétablissement, reprit la petite belette pour se justifier entre deux toussotements.
- Je…je maintiens la cérémonie, mais elle sera écourtée. Par contre, le cours est ajourné, lui répliqua Cléore. Toi et Cléophée, levez-vous et avancez-vous… »
Quitterie s’exécuta, satisfaite que ces péripéties, dont elle se réjouissait grandement, assurassent et confortassent son ambition de compétitrice au titre de favorite. Odile s’avéra plus circonspecte. Elle parut tergiverser, puis se ravisa et suivit la boiteuse. Quelque chose venait à jamais d’ébranler la construction du grand dessein des anandrynes. C’était comme si son arrivée et celle de Marie avaient été un grain de sable grippant toute la machine construite patiemment depuis plus d’un an. La punition, même temporaire, d’Adelia, réveillait et stimulait toutes les rancœurs contenues, toutes les rivalités et les convoitises de ces jeunes perverties qui se disputeraient désormais au grand jour au lieu de le faire sous cape, comme une meute de chiennes assoiffées de sang, l’obtention des rubans fuchsia de l’idole déboulonnée de son piédestal. L’heure de l’hallali avait sonné. Le sang coulerait encore. Les fissures iraient lors s’élargissant dans la demeure….jusqu’à la ruine ultime de cette nouvelle maison Usher.
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Odile devait se sortir de là, au plus vite, avant qu’il fût trop tard. Elle devait quêter une aide à son évasion…et à celle de Marie. Puis, elles iraient tout raconter aux gendarmes qui procèderaient à l’arrestation de Cléore et de ses complices. On enverrait les autres fillettes au pensionnat, chez les Bonnes Sœurs où on les rééduquerait. Délia finirait dans une maison de correction, ou à Saint-Lazare, nonobstant son jeune âge.
La main avide de Quitterie se tendit sans retenue afin de s’emparer des rubans tant convoités reposant sur le coussin que Michel tenait.
« Non, pas comme cela ! fit Cléore. Respecte au moins l’étiquette et le cérémonial, ma mie… comme les fois précédentes. Sois moins hâtive.
- Je me fiche de ton cérémonial comme de colin-tampon ! Tout ça, c’est du pipeau, de l’os à ronger pour les mouflettes ! » lança, presque en un crachement d’hémoptysie, la fouine bancroche à la figure de sa reine.
Quitterie était fébrile, comme si un médicament fébrifuge inefficace l’eût rongée de l’intérieur. Afficher ainsi cette fébrilité équivalait à messeoir. Cléore ne la blâma point de sa violence verbale et s’acquitta de son action. Elle défit avec méticulosité tous les rubans bleus de la toilette de la boiteuse puis leur substitua ceux de la nouvelle teinte en tâchant si possible de marquer ses gestes d’une empreinte solennelle. Ceci achevé, Quitterie s’en revint à sa place, guillerette, décidée à mirer ses parures à la première psyché qui se présenterait.
Cléore appela alors Odile dont c’était le tour.
« Avancez, mademoiselle Cléophée. Point de réserve. »
La réplique cingla.
« Ne m’appelez plus Cléophée. Plus jamais. Je suis Odile Boiron, un point c’est tout.
- Encore une manifestation de votre esprit rebelle ?
- Je ne vous aime pas et ne vous aimerai jamais, quoique vous fassiez. Vous et votre amie, cette Américaine se croyant tout permise, m’avez humiliée.
- Traumatisée ? Que non pas ! C’est le sort commun réservé à toutes ici.
- Mademoiselle, vous êtes odieuse. J’ai été…violée !
- Pleurez, Cléophée, pleurez donc ! Epanchez votre cœur. L’heure de la récompense est venue, pour valoriser votre abnégation. Vous avez fait, comme beaucoup ici, le sacrifice de ce que vous savez.
- Il faut avoir l’âge et être consentante !
- Aucune oie blanche n’est consentante. Nous, les anandrynes, sommes des révoltées contre l’ordre classique et millénaire des choses. Allons, approchez. Michel, passez-moi le coussin.
- Ouaip ! »
Odile ne sut comment elle parvint à se retenir de se jeter sur la comtesse. Elle feignit une douceur d’agnelle brusquement recouvrée, mais, tandis que les doigts caressants de Mademoiselle de Cresseville la débarrassaient de ses anciens atours de novice afin qu’ils nouassent en lieu et place ses nouvelles faveurs et distinctions de soie et de velours jonquille, sa langue ne put s’empêcher de dégoiser des paroles de réprobation qui se teintèrent de prophétisme.
« Moi, Odile Boiron, ici présente, je me considère comme prisonnière et esclave de vos caprices dérangés. J’ai pris conscience de ma situation, et je doute que mes quarante autres camarades imposées acceptent encore longtemps leur soumission. Je suis une guenon en cage, oh, je suis encore une petite guenon, mais un jour, toutes les guenons, tous les singes grandissent.
- Vous n’avez que onze ans, mais vous ne parlez point comme une enfant.
- La rue m’a mûrie, Mademoiselle. Permettez-moi de douter qu’il en va de même pour vous. Car c’est vous, l’enfant, la petite immature, qui jouez avec nous à la poupée, qui cassez vos joujoux et quémandez une cajolerie, un réconfort, un câlin hideux dans les bras de vos amies de débauche égoïste, lorsque le chagrin vous prend.
- Je suis marrie de vos paroles. Retirez-les ou je vous chasse.
- Vous ne le pourrez pas. Je vous dénoncerai aux gendarmes. Souhaitez-vous finir vos jours à Saint-Lazare et voir vos poupées de biscuit en maison de correction ?
- Partez, Cléophée.
- Je suis Odile Boiron. Un jour, la rébellion des guenons de ce zoo humain éclatera.
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Elle sera irrépressible. Il suffira d’une étincelle de trop. A force de vous croire toutes inatteignables, intouchables, barricadées que vous êtes toutes, mesdames les anandrynes, dans votre tour d’ivoire, que dis-je, votre ghetto de privilégiées, de vous penser fortes et supérieures pour toujours, grâce à votre fortune, à vos titres de noblesse, que sais-je encore, vous finirez par en faire trop. Plus l’explosion tardera, plus elle sera violente et plus rien ne pourra l’arrêter. Tout un ordre ancien sera abattu. Mademoiselle Cléore, ne dit-on pas communément tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse ? Connaissez-vous la goutte d’eau qui fait déborder le vase ?
- Juvénile prophétesse de malheur ! Cassandre ! Sibylle de mauvais augure !
- Le processus de décomposition de votre Institution a débuté. Vous venez de vous forcer à l’impensable : vous avez disgracié, même temporairement, votre chouchoute, celle qui partage abjectement votre lit…celle qui nous en fait voir des vertes et des pas mûres. La flagellation de Jeanne-Ysoline, quelque reproche que j’aie pu lui faire eu égard à son inconduite de la première nuit, a dessillé mes yeux d’aveugle niaise face à votre attitude lénifiante savamment entretenue. Vous n’êtes que tromperie et forfaiture, et vous avez quarante-et-une victimes à votre actif…pour le moment.
- Je ne vous permets pas, mademoiselle. Retirez ces paroles blessantes ! Sarah, consignez donc mademoiselle Cléophée dans sa chambre pour la journée !
- Je n’ai pas d’armes. Je n’ai que onze ans. Un jour, les guenons seront armées,
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crocs dehors, ne se contrôleront plus de toutes ces rancœurs et frustrations accumulées et vous écharperont, vous et tous les puissants de ce monde qui ont tout, auront de plus en plus de ce tout dont ils ne mesureront même plus la quantité alors que tous les autres, laissés pour compte, n’auront rien…et le sang jaillira de toute part. Ce sera leur fin, celle de votre monde, de leur monde de pouvoir, d’esclavage sexuel et d’argent, mais non point la fin.»
Durant tout cet échange, Odile était demeurée étrangement sereine. Elle se laissa ramener dans sa chambre par Sarah qui marmotta quelques mots de malédiction. Alors, Cléore donna congé à toutes comme elle l’avait dit. Les fillettes avaient semblé sans réaction aucune à l’écoute de mots qu’elles ne pouvaient encore saisir.
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Parvenue en la place, Odile se vit dans un miroir, une de ces antiques glaces de Venise surchargée de cabochons et de dorures. Encolérée contre elle-même, elle arracha toutes ses parures vénales et les foula au pied en une dégradation expiatoire symbolique. Ne se retenant plus, elle se jeta sur sa couche où elle fondit en larmes.
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Trois quarts d’heure auparavant, après que Marie et Abigaïl eurent été conduites à l’infirmerie, Cléore avait convoqué expressément Adelia dans son bureau.
La fillette fit son entrée, désinvolte et grognonne. Cette désinvolture se traduisait dans sa tenue négligée : Délia avait poussé l’impudence jusqu’à venir vêtue seulement de ses pantalons de lingerie et de sa chemise.
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Elle s’assit nonchalamment sur le fauteuil capitonné grenat face au bureau, fauteuil d’un capiton assorti à celui de la bergère de la directrice, toutes jambes écartées, impudique. Cléore constata que notre Irlandaise avait sciemment laissé son entrejambes entrouvert, là où brillait la gemme obscène. Cette indécence assumée était destinée à titiller la sensualité de la comtesse, jamais en reste avec Délia, et à l’amadouer. Mademoiselle peina à réfréner un transport trouble et extatique qui humecta légèrement son linge intime. Elle soupira et fut prise d’un spasme temporaire puis se rabroua, non sans mal. Adelia demeurait un poison enivrant qu’il lui fallait combattre. Miss O’Flanaghan s’attendait à ce que Cléore cédât et la prît, là sur le meuble même, où s’enchaîneraient de sauvages et brûlantes étreintes. Il n’en fut rien, à son étonnement. Adelia s’obligea donc à prendre une position acrobatique d’une turpide hardiesse. Arcboutée au dossier du siège, elle força sa souplesse innée par un écartement tel que chacune de ses jambes dut se poser sur un des accoudoirs, posture en général optée par les catins contorsionnistes en quête de transports hétérodoxes et prohibés. Ses cartilages émirent un ténu craquement et notre équilibriste, ainsi assise, exhiba tout son saoul son origine du monde dévoilée en son entièreté avec le ravissant tatouage complémentaire qui s'en extirpait 11.
Alors que le cabochon-sexe, le conin-rubis, eût dû en principe stimuler encore davantage les sens innervés et exacerbés de la comtesse, celle-ci, face à cette gestuelle explicite, à cette provocation, se trouva brusquement frappée d’inhibition. Délia lui faisait horreur. Cléore se surprit à abhorrer jusqu’au parfum de ses cheveux. On l’eût crue piquée par une coque de carassol
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ou par quelque urticante ortie. Par contre, l’extase solitaire de la fillette dépravée et imbue de sa séduction était visible : elle émettait de petits gémissements et une humeur infâme et jouissive commença à perler autour de l’anneau où s’enchâssait le joyau vulvaire sans même qu’elle l’eût effleuré. Son imagination suffisait à assouvir ses fantasmes malpropres.
La bouche de Mademoiselle prononça des paroles propres à abasourdir :
« Je ne veux plus de toi. Tu es indécente, lui dit-elle. Va-t’en te rhabiller et présente-toi à moi correctement vêtue. Toute ton attitude sera jugée à l’aune du scandale qu’elle suscite. Ton comportement constitue pour l’Institution une tache indélébile, une macule de honte et d’opprobre. Tu souilles ce bureau de ton inconvenance de petite putain. »
Cléore eût préféré la fillette inodore, mais, malgré elle, contre son gré, du fait que son humeur commençait à couler, Adelia exhalait la souillure, la corruption et le pourrissement de l’abus des priapées. Symbole de débauche, elle n’apparaissait plus aux yeux de celle qui l’avait tant portée aux nues que comme un bibelot gluant, empouacré de semence qu’on eût sacralisé à l’excès, à la semblance d’un chancre vénérien en pleine floraison putride. Cléore s’hébéta brièvement à la vision de cette concupiscente fille en linge refusant de lui obéir. Elle lui apparut fort peu sapide ; cette chair ou viande de petite fille pré-nubile était si corrompue et gâtée de bamboche que l’absence de sapidité trahissait en elle l’extrême délabrement de ses sens. Délie lui sembla puer, et cette puanteur s’épreignait de son sexe humide, humoral, comme si elle l’eût frotté d’ail afin d’incommoder sa mie. Cette indécence crâne la révulsa, cette position obscène, jambes écartées, posées sur chaque accoudoir du fauteuil, ces pantalons ouverts, cette silhouette provocante, tentatrice, souple, ondoyante, telle une plante vénéneuse et vivace aux relents de cadavre. Car désormais, Délia sentait la mort…la mort pour Moesta et Errabunda…la mort du rêve de la comtesse de Cresseville. Cléore ne voulait pas jouer le rôle de la mouche piégée par l’efflorescence cadavérique de la fleur carnivore. Adonc, elle sévit.
« Va te changer. Je ne le répèterai pas une troisième fois. Tu dois te confesser à la Mère qui va fixer ta peine. Il te faut comparaître dans une tenue plus adéquate…plus digne.
- Sophisme, ma Cléore, appuya Délia, agressive. Je ne suis point naïve. La Mère n’est qu’une fiction, un leurre destiné à berner les pécores, leurre que de concert, Madame la vicomtesse et toi avez institué !
- Ainsi, tu sais !
- Je ne suis pas dupe ! Madame de. ne peut pas toujours être là sous ces oripeaux de religieuse à tête de squelette. Dans le confessionnal, il n’y a qu’un mannequin ou un automate avec quelque cylindre Edison ou gramophone de monsieur Berliner reprenant les mêmes paroles chuintantes.
- C’est un grand savant, un ingénieur hors pair, monsieur Nikola Tesla, qui a mis au point ce système dont je puis m’enorgueillir, fulmina Cléore, courroucée.
- Un salaud de Serbe ! »
La comtesse de Cresseville voulut faire davantage peur à une Adelia qui trop crânait.
« Tu vois ce petit coffre-fort, dans le recoin ? Je vais l’ouvrir pour toi. Non, ne te récrie pas, il ne renferme aucune somme d’argent. C’est une caisse Bancelle leurre, comme l’est donc la Mère. Tu n’as sans doute pas lu Les Habits noirs de Monsieur Paul Féval. C’est une lecture certes feuilletonnesque mais édifiante, que je te recommande. J’en ai un exemplaire à la bibliothèque, que je t’invite à emprunter. »
A dessein, Mademoiselle de Cresseville s’agenouilla devant le petit coffre et en composa la combinaison d’ouverture de manière à ce que Délia, observatrice, d’une ouïe fine, et qui en outre jouissait d’une mémoire excellente, la vît, l’entendît et la retînt. La caisse Bancelle, dont les crocs-pièges redoutables avaient été de facto neutralisés par les bons chiffres, offrit son contenu dérisoire : un petit étui de cuir, un seul, tout gaufré et délicat. Cléore s’en saisit et le montra à une Délia dont les yeux d’émeraude s’ébahirent à la délicate beauté de l’objet.
« Le peaussier nippon qui a fabriqué cela avait du génie. On dirait du chagrin, ou de la peau de poisson, du galuchat, tellement ce cuir est fin. En fait, cet étui, d’après ce que mon ami Elémir de la Bonnemaison m’a raconté par lettre quelques temps après m’avoir fait don de l’objet qu’il renferme, aurait été manufacturé à partir du membre viril et des génitoires d’un garçonnet de six ans qu’on aurait châtré pour ce faire.
- Cela ravit mes sens tortus, Cléore ! caqueta Adelia.
- Cet objet n’est pas du tout à l’usage des petites filles innocentes mais participe d’un rituel de mort…ou de jouissance, comme tu voudras. »
Et la comtesse d’ôter l’étui et d’expliquer à la fausse candide ce qu’était, ainsi que nos amies lectrices l’auront deviné, le funestement célèbre godemiché dit seppuku de la geisha. Fascinée, Délia buvait aux paroles de Cléore et ouvrait tels des fanaux embrasés ses iris pers, obnubilée par la perversité de ce chef-d’œuvre à la sensualité ardente tandis que le bâton s’érigeait et que la lame jaillissait et saillissait dans toute son horreur.
« Volupté et mort…susurra-t-elle. Volupté puis mort… » Ses prunelles étincelaient de perversion.
La démonstration achevée et la chose renfermée dans le coffre, la comtesse de Cresseville s’empressa de mettre Adélie en garde.
« Tu es la seule avec moi à connaître l’existence de ce sabre… Je t’interdis d’en parler à quiconque. Si, un jour que je souhaite impensable, tu as besoin des services de la chose – uniquement au cas où nous serions toutes en grand péril et que la capsule que tu sais enfermée dans le chaton de ta bague s’avérait inefficiente – alors, je t’encouragerai à recourir à cette solution…extrême. Je te préviens, n’en use qu’en cas d’impérieuse nécessité et de situation désespérée pour l’Institution et pour notre cause à toutes. Tu souffriras grandement de cela avant que ton âme rejoigne le Créateur, si toutefois Il pardonne tes péchés. Sauf ce cas de force majeure, l’accès de mon bureau t’est désormais fermé du fait que je dois te punir de tes fautes. As-tu retenu la combinaison ?
- Deux à gauche, quatre à droite, cinq à droite, un à gauche, huit à droite, six à gauche, et quatre à droite.
- Fort bien. C’est ma date de naissance. 24 mai 1864. Comme tu le vois, mon narcissisme me poursuit. »
Après cela, ne comprenant pas cet aveu de Cléore ainsi que ses prévenances incongrues à son égard, Délie, recommençant son nonchaloir de sans-gêne, reprit exactement la même position sulfureuse sur le fauteuil qu’elle avait un temps délaissé. Alors, Mademoiselle s’empourpra, victime d’une de ses sautes d’humeur qui la dévalorisait.
« Sais-tu que tu dépares ce bureau ? Regarde-toi ! Ton…euh joyau est légèrement déchaussé… comme une dent pourrie. Tu salis l’étoffe du fauteuil et le parquet lui-même en laissant goutter de ta gemme de stupre ta liqueur impudique, ta semence blanchâtre. C’est toute l’Institution que tu dépares, que tu souilles d’ailleurs. Impure ribaude !
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- Sois plus éloquente avec moi, ma Cléore. Tu n’as toujours pas détaillé les motifs de ma convocation.
- Ma petite, je suis mécontente de toi. Tu as fauté trois fois, mon indigne chérie. Primo, en me cachant que tu souffrais d’accès d’extravagations s’apparentant à des crises d’épilepsie. Ne le nie pas ! L’autre jour, après avoir reçu le bourreau de Béthune, tu t’es rendue à l’infirmerie après avoir divagué un moment. Les nurses m’ont tout dit lorsque je leur ai confié tes victimes. Tu es folle, Délie.
- Secundo ?
- Tu as frappé et meurtri une pensionnaire sans que je t’en aie donné l’ordre.
- Marie-Ondine, c’était pour l’éduquer !
- Tu as failli à ta fonction d’éducatrice en persécutant et en martyrisant plus que de raison la petite Marie-Ondine.
- C’est une bouseuse malapprise qui pète, jure et chie ! Il faut la renvoyer ! Elle déshonore La Maison.
- Ce n’est pas en la déflorant que tu aboutiras à un résultat positif. Tu l’as traumatisée à jamais. Tu t’es comportée en…en violeuse ! Abigaïl m’a conté tes aveux. C’était ignoble. Sale petite…cannibale ! Tu es indigne de ta fonction. Tu mérites que je te rétrograde aux rubans chamois.
- Tu es trop douce, Cléore ! L’hymen des fillettes est bon et onctueux comme la rose…
- Tertio…puisqu’il me faut le dire…
- La sale juive qui a tout rapporté, hein ? Je l’ai corrigée, comme je le devais après qu’elle a eu essayé de me reprendre Marie-Ondine. La traîtresse ! Tu l’as bien vu ! Mon bijou est endommagé ! Elle m’a donné un coup de pied.
- Tu ne dois châtier personne sans que je te l’aie ordonné. Tu as fait preuve d’arbitraire. Nous sommes régies, toutes ici, par des lois…que tu as enfreintes.
- J’aime à faire mal, Cléore, c’est dans ma nature. Le bruit des lanières de cuir cinglant et déchirant les chairs tendres des enfançons est plus doux à mon cœur que le chant des passereaux.
- Tu as trop lu Sade. Je vais prendre des mesures drastiques. D’abord, tu te rendras à l’infirmerie t’excuser auprès d’Abigaïl et de Marie-Ondine. Tu leur feras amende honorable et tu leur demanderas pardon. Tu battras ta coulpe. Ensuite, je t’interdis, entends-tu, je t’interdis jusqu’à nouvel ordre d’avoir des partenaires de chambrée. Enfin, je te suspends de tes fonctions de professeur et d’éducatrice et te place sous astreinte pendant deux mois. Tu n’auras le droit de ne fréquenter et de ne recevoir personne. Tu prendras tes repas toute seule et tu n’auras aucun contact avec les autres pensionnaires. Tu porteras le sarrau de bombasin durant toute la purgation de ta peine.
- Et par qui comptes-tu me remplacer ? Par la boiteuse fourbe ? Elle souffre de consomption au dernier degré. Daphné et Phoebé ne s’aiment qu’elles-mêmes et j’ai estropié Jeanne-Ysoline pour un moment.
- J’ai…j’ai jeté mon dévolu sur Ysalis, quoiqu’elle n’ait que neuf ans. Quant à Daphné et Phoebé, elles assumeront ta charge.
- Cléore la scandaleuse qui s’entiche de tendrons toujours plus verts ! Allons, recouvre ta raison, ma mie. Viens encor t’enivrer avec moi, humer le parfum exhalé par mes cheveux de cuivre, goûter au miellat de mon corps à toi livré, t’ébaudir de ma peau, de mes petons mutins et de mon petit nez…Viens donc là, sur ce bureau, oui, oui… Embarquons toutes deux pour Cythère, pour Sybaris et pour Lesbos… j’ai tant encor envie de toi, de tes transports, Cléore… »
Alors qu’elle tentait d’ensorceler la comtesse par des paroles fruitées de courtisane tout en faisant mine de s’entièrement dévêtir afin que ses appas bourgeonnants convainquissent Cléore qu’elle demeurait la plus belle en son cœur, Adelia approcha la main gauche du bureau sur lequel était posée une badine, un de ces sticks de bambou qu’aiment à utiliser les officiers de l’armée des Indes contre leurs cipayes récalcitrants. Mais, plus vive, Mademoiselle de Cresseville, qui avait remarqué le manège de celle qu’elle exécrait désormais, s’empara la première de la baguette.
« Rira bien qui rira la dernière, gloussa-t-elle. Tu as tenté d’attenter à ma personne. Reçois en conséquence la correction qui t’a toujours manqué ! »
Lors, faisant preuve d’une force étonnante sans doute décuplée par l’exaspération, elle culbuta miss O’Flanaghan sur le bureau en renversant tout ce qui s’y trouvait et l’y plaqua sur le ventre. Bien que la huppe se débattît, la comtesse de Cresseville parvint à ses fins et commença à cingler sans retenue les fesses de l’abjecte poupée. Les coups de badine pleuvaient, lacérant le tissu ouaté des pantalons et les chairs de ce cul impubère trop longtemps apposé en offrande à la concupiscence trouble des anandrynes les plus déréglées. Cléore redoubla les cinglements jusqu’à ce que le sang jaillissant en fontaine hémophile des plaies de la hurlante débauchée jaspât l’acajou du bureau, tandis que les rares pubescences de son intimité en quête d’épanouissement s’engluaient et se poissaient dans cette sanie rougeâtre. Les cris de la victime indifféraient Cléore qui perdit toute notion de temps et de pitié. Lorsqu’elle daigna ressentir un relatif épuisement de son bras droit, elle lâcha la badine gainée d’hémoglobine et la jeta à terre comme si elle eût été un avorton informe vomi d’un vagin vérolé. Adelia n’était point morte, même pas évanouie ; sa résistance ébaudit la comtesse. Au contraire, miss O’Flanaghan ne se départit pas de sa perversion extrême en murmurant quelques malvenues insanités dignes d’elle entre deux geignements que lui arrachaient ses écorchures dégoulinantes :
« Lèche donc mes plaies…Cléore…j’en ai tellement envie…je jouis de l’épanchement de mon propre sang…Cléore… Imagine-le comme un flux menstruel ou une défloration sordide…Lape-le dans une jatte comme la chatte que tu es, Cléore. Délecte t’en, Cléore ! Sois empuse pour moi ! Ceci est mon sang Cléore… le sang de notre nouvelle alliance qui point ne sera éternelle. Permets-moi ce blasphème ma mie… Partage mon ivresse torpide… »
Un hurlement s’arracha de sa bouche lorsque, sans la ménager, Mademoiselle la força à s’asseoir sur cette charpie charnue qui avait été un si tentant fondement si souvent exposé dans son linge poupin de coton brodé.
« Maintenant, tu vas te rendre à l’infirmerie et t’excuser, même si je dois t’y forcer en civière. Je t’interdis de quémander les soins et les pansements tant que tu n’auras pas demandé pardon aux deux innocentes vierges que tu as bletties. Lève-toi, Délia, lève-toi et marche comme Christ te l’ordonne ! »
Face à ces injonctions impérieuses, Adelia se leva du bureau. Elle boita, tituba jusqu’à la porte qu’elle ouvrit puis s’éloigna, à peine moins estropiée que Quitterie ou Jeanne-Ysoline. Elle chemina à son rythme de géhenne, son sang de pus, son ichor du péché dégouttant d’elle, larme rouge après larme rouge, sans que nul larmier ne fût là pour recueillir ce liquide sacrificiel, dessinant un ruissellement pourpre, marquant tous les lieux qu’elle parcourait d’une coulure vermeille qui jà exsudait des miasmes menstruels, myrte ranci de purulence purpurescente, témoignage de la faute qu’elle expiait. Elle mit une heure à parvenir à destination, à accomplir cette expiation, à gravir ce Golgotha, à parsemer de son sillage pourprin tous ces champs Phlégréens et perdit connaissance au seuil de l’infirmerie, comme si elle eût été exsangue. Lors, elle marmotta ses projets de vengeance.

11 Voir la note n° 9 et le chapitre XIX pour de plus amples détails.
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Le soir de cette journée à marquer d’une pierre noire, le professeur Hégésippe Allard soupait en bon bourgeois avec son épouse bien aimée, Marthe et ses deux enfants, Victorin, l’aîné, âgé de dix-sept ans et Pauline, quatorze ans.
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Hégésippe Allard gérait son foyer en bon père de famille, dans le respect scrupuleux des règles édictées par le Code Napoléon. En matière de nourriture, il se refusait à être dispendieux et imposait à toute sa famille sa frugalité hectique d’ascète cénobite espagnol. Il était réputé ne se rendre au restaurant que lorsqu’on l’y invitait. Pater familias sévère, admirateur caché d’Harpagon – aussi caricatural et excessif que fût ce personnage – notre éminent aliéniste alliait son républicanisme à son appartenance à la franc-maçonnerie, sans omettre qu’il était de confession réformée. En républicain opportuniste, il avait soutenu le ministère Ferry jusqu’à ce qu’il tombât sous les coups de l’affaire du Tonkin. Le seul orgueil personnel qu’il eût affiché consistait en ce portrait en pied dû au pinceau de Monsieur Léon Bonnat,
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d’un hiératisme austère, gâché par ce fond terre de Sienne dont abusait le peintre officiel de la Gueuse, fond qui accentuait le ténébrisme de l’ensemble de la toile. La seule touche de couleur de l’œuvre s’incarnait en la rosette de la Légion d’honneur qui ne quittait jamais le revers de l’illustre savant.
Il n’était point exagéré d’affirmer que Marthe Allard et sa progéniture avaient à peine droit à la parole. Monsieur décidait de tout et nul ne pouvait disputer de ses décisions au caractère irrévocable.
Adonc, ce soir là, la famille s’attabla en sa salle à manger sombre, récitant une prière préalable au frugal souper digne des puritains du Mayflower. Chacun avait noué sa serviette avec soin à son cou et la bonne Léonie apportait la soupière. Marthe Allard incarnait le type même de ces femmes sans beauté, de ces matrones sans âge épousées pour leur seule dot, bien qu’elle eût cinq ans de moins que le docte mari. Elle était grasse, lourde, aux traits grossiers. Son chignon brun paraissait refuser toute coiffe de fantaisie et s’emprisonnait dans une résille, comme pour prévenir l’unique tentation sensuelle que cette coiffure d’ébène d’Auvergnate eût pu receler.
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Car Marthe Allard, née Marniat était native du Cantal, d’Arpajon-sur-Cère plus exactement. Elle avait conservé de ses origines son teint mat, son regard de jais et son accent chuintant. Sa rigueur calviniste atavique du croissant réformé du Midi se traduisait dans sa mise sans recherche ni fanfreluche aucune. Elle n’aimait à porter que des toilettes foncées dignes d’un ministre de Dieu dans l’acception des parpaillots. Elle représentait vis-à-vis de Cléore son contraire absolu. Elle jouait dignement son rôle de mère sévère et la pudeur. On disait que Calas était de ses aïeux, que plusieurs d’entre eux s’étaient illustrés dans la geste des Camisards, que d’autres encore avaient péri à la Michelade, au tumulte d’Amboise ou à la Saint-Barthélemy de coups de pertuisane ou d’escopette, on ne savait. On attribuait dans la tradition familiale le meurtre de Théophraste Marniat, l’ancêtre vénéré, à une décharge d’arquebusade due à Charles IX le maudit en personne, en ce fameux vingt-quatre août de l’an du Seigneur mil cinq cent septante deux.
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Léonie distribuait avec équité les louchées de potage, prenant soin de servir chacun selon son rang et son âge : c’était signifier que la cadette, Pauline, parce que fille, parce que benjamine, bénéficierait comme à l’habitude de la part la moins conséquente donc la moins rassasiante. Cela retardait son développement et, à quatorze ans, elle en paraissait deux de moins. Elle grommelait sa prière, indifférente en apparence à ce traitement de défaveur pour elle coutumier. Se contentant de ce peu chiche, elle souffrait de tout, sauf de boulimie, avec une abnégation d’anachorète. Elle s’engonçait dans ses robes noires et montantes, fine comme un sarment, au point qu’on l’eût pensée sicilienne ou corse, nonobstant son teint clair, ses yeux bleus et ses cheveux d’un blond cendré foncé, héritage des Allard. Austérité, elle n’était qu’austérité d’oie noire.
Cependant, sans que Pauline osât se l’avouer, elle commençait à ressentir, dans le tréfonds de son âme et de sa chair privée de gâteries, sans parler de cette poussée innée de la sève des sens propre à l’adolescence qui survenait – non point sans crier gare car sa mère l’avait en sous-main renseignée sur quelques événements aqueux qui arriveraient tôt ou tard – elle commençait donc à éprouver, disions-nous, un semblant d’attirance pour la catholicité, quels qu’infimes que fussent les avantages d’une conversion. La Réforme refusait de reconnaître la confession comme un des sacrements, aussi, Pauline n’avait personne à qui confier cette tentation de l’abjuration de la foi de ses ancêtres, de s’aboucher avec les curés, et de se convertir peut-être. Elle jalousait sans le dire ses petites camarades bourgeoises toutes roses, rondes et couvertes de falbalas et de rubans parfumés qui, comme elle, suivaient ce nouvel enseignement féminin dans ces institutions scolaires oiseuses établies récemment par messieurs Victor Duruy et Camille Sée. Elle lorgnait avec envie – ô, péché capital – les toilettes des autres fillettes, elle qui devait se contenter de ses vêtures négrides de janséniste crasse et de vieux fesse-mathieu. On la raillait, la surnommait mademoiselle jésuite, elle, la fille de républicain protestant fervent. Sans le dire, Pauline avait commencé à acquérir en cachette, cassant sa tirelire et emplissant sa modeste aumônière, diverses crèmes et pâtes de beauté ainsi que des flacons d’eau de fleur d’oranger et d’essence de néroli dont elle essayait d’user en tant que dérisoires parfums. Un jour de retour de son collège, elle eut l’audace d’entrer dans une pâtisserie, où, solitaire, car elle n’avait aucune amie du fait de son aspect guindé et rebutant, elle se paya une portion de tarte aux pommes dont elle gava son estomac fermé aux délices de Lucullus. Pour se châtier, elle se purgea le soir même en absorbant des cuillerées de sirop de nerprun. Vomir sa faute culinaire dans une cuvette ne lui suffisant point, elle ajouta à cette purge par le haut un laxatif pour le bas : une bonne tisane de bourdaine. Elle se vida d’abondance au petit coin comme une diarrhéique victime d’une indigestion au Grand Vefour.
Le fils aîné, Victorin, quant à lui, paraissait des plus fades et des plus insignifiants, malgré les espoirs futurs qu’il suscitait pour le barreau. Pour ce, il devait d’abord obtenir son baccalauréat. Aussi brun que sa mère, ses traits juvéniles et ses cheveux bouclés rappelaient Louis XIII en son adolescence. Ses yeux noirs, inexpressifs, se contentaient de fixer son assiette tandis que ses narines s’imprégnaient de l’arôme du potage dont le fumet, fragrant, montait en corolles tièdes tel un bain de vapeur. La carrure du jeune homme manquait de muscles bien qu’une moustache naissante, mal dessinée à la lèvre supérieure, tentât de conférer à sa personne fadasse plus de virilité. Il eût encore porté les lavallières et arboré les cols marins qu’il n’eût étonné nul passant. Sa fréquentation abusive des bibliothèques, son manque de séjour au grand air, que cela fût à Bolbec ou ailleurs, sa propension à toujours demeurer courbé sur quelque ouvrage savant, avaient fini par lui conférer l’allure d’un asthmatique prématurément cagneux à l’incarnat de fleur de lys. Conséquemment, au grand désespoir de ses parents, seuls les antiphysiques semblaient éprouver quelque attirance pour ce frêle fils de bonne famille.
Tandis que Victorin s’enivrait de son mets liquide odoriférant à défaut de nourrissant, Marthe et Pauline Allard demeuraient dans l’expectative, attendant que le pater familias exprimât quelque chose et daignât leur adresser la parole. Coites, elles se contentaient de leurs cuillers de potage tout en observant de temps à autre les entours de la salle à manger aux lourdes boiseries, en jetant parfois un coup d’œil furtif à la figure de Monsieur qui achevait sa manducation après avoir dégoisé sa prière hérétique.[1] Les regards s’attardèrent à la pendule dorée aux nymphes, posée sur une console, au tapis de Smyrne écrasé par ses motifs compliqués et indéchiffrables, au vaisselier ou dressoir massif fleurant trop l’encaustique ou à la cheminée, éteinte en cette saison, avec ses chenets imposants, sa crémaillère rustique et son lot de tisonniers. L’atmosphère se faisait étouffante à force d’attentisme sans que personne ne pût rompre ce silence oppressant.
Le potage fini, Léonie débarrassa le service en changeant assiettes et couverts ; l’heure du plat de résistance était venue, cet éternel rôti de veau aux flageolets dont Monsieur Allard ne pouvait se passer, malgré les exhortations et les adjurations feutrées de sa famille à lui substituer une viande plus rouge et plus goûteuse susceptible d’apporter un sang neuf et de l’énergie à sa progéniture qui en manquait tant. Maniaque, Hégésippe Allard émit une remarque à l’adresse de la bonne, lui faisant comprendre que sa fanchon était légèrement de travers. Il savait Léonie catholique et normande et songeait à la congédier. Bien que Marthe lui eût suggéré de la remplacer par une Bretonne simplette et illettrée, plus dévouée, encore et moins regardante si possible au sujet des idées et croyances de ses maîtres, Hégésippe, pour tout l’or du monde, jurait qu’il n’en était pas question et qu’il valait mieux en ce cas une fille du Midi – pourquoi pas une Gasconne bien noiraude tant qu’à faire ? – de la même confession réformée qu’eux. En sous-main, Hégésippe espérait que ce type de servante, bien accorte et pourvue en courbes tentantes, daignerait sur son ordre déniaiser un fils dont il commençait sérieusement à douter de la virilité. Ces femmes du Sud Ouest au sang ardent aimaient à retrousser leurs jupes pour un rien et l’une d’elles, fort ronde et fort brune, venue de Dax, si Monsieur s’en souvenait bien, avait été engrossée par le fils du procureur M** l’an passé. De toute manière, les Allard appartenaient à cette confrérie élue d’office, à ce petit troupeau protestant guidé par le Bon Pasteur. Ils croyaient dur comme fer à la prédestination et au capitalisme républicain et bourgeois. Avec l’argent, on pouvait faire ce qu’on voulait en demeurant impuni, rédimé d’office puisque Le Seigneur en avait ainsi décidé dès le départ. Le modèle d’Hégésippe Allard était l’Amérique des grands brasseurs d’affaires, des Carnegie, Vanderbilt et Astor.
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Enfin, Monsieur Allard parla. Tandis que les fourchettes et couteaux qui tintaient s’arrêtaient net, il dit :
«Un Petit Bleu vient de m’être apporté. Je suis convoqué demain matin par Monsieur le Préfet de police pour une affaire d’une extrême importance. La République a besoin de mes services dans la résolution d’une intrigue criminelle qui pourrait menacer ses fondations. »
Marthe Allard, qui n’avait pas le droit de toucher au courrier destiné à son mari, en fut interloquée. Elle ne put que bredouiller : « En aurez-vous pour longtemps ? »
Il répliqua :
« Je ne sais. Cela dépendra des développements de la chose. Des inspecteurs sont venus me voir hier, comme je vous l’avais dit sans trop insister puisqu’il n’y avait encore rien d’officiel à ce propos. Si vous lisez de temps à autre les journaux – bien que je juge pour ma part cette lecture peu édifiante du fait que la presse fait trop de racolage et se donne en spectacle en jetant en pâture à une populace avide et peu éduquée des personnes qu’il faudrait présumer innocentes avant de les condamner – si donc, vous parcourez en dilettante les pages les moins recommandables de ces journaux – à moins que vous ne préfériez les réclames – vous avez dû constater, ma chère, que les échotiers en mal de copie à cause de l’été ont rapporté l’enlèvement d’une pauvresse en plein Belleville voilà je crois trois ou quatre jours…vous savez, lorsque l’orage a tonné si fort que Victorin s’est cadenassé dans sa chambre, refusant pour une fois de se rendre à L’Arsenal ou à Sainte-Geneviève comme il en a quotidiennement l’habitude. Et cette fillette aurait été précédée par trente autres avant elle…
- Certes, oui, murmura Marthe, laconique, n’osant contredire son tout-puissant mari.
- Ah, quelle réjouissance ! pouffa brusquement Pauline sans qu’elle eût été sollicitée. Je suis venue réconforter mon pauvre frérot qui tremblait comme une feuille.
- Excusez-vous, Pauline, de cette interruption. Vous n’avez pas droit à la parole ! » lui jeta sa mère avec sévérité.
Si peu amène que fût Marthe Allard à son encontre, la fluette fillette fit amende honorable. Elle se leva et effectua une courbette en guise de soumission à l’autorité parentale. En son for intérieur, Pauline plaignait sincèrement son frère dont elle saisissait vaguement que quelque chose d’anormal perturbait sa personnalité. Elle ne pouvait appréhender que le jeune homme souffrait d’une inversion refoulée. Victorin, qui savait son père spécialiste des pathologies mentales sexuelles bien qu’il n’y comprît pas tout, loin de là, n’éprouvait aucune attirance pour les jeunes filles. Par contre, il s’était senti bizarre au Louvre lorsqu’il en avait parcouru la statuaire, s’attardant longuement aux corps nus des éphèbes et héros hellénistiques et romains à moins qu’ils fussent Renaissance. En peinture, il appréciait qu’on représentât le martyre de Saint-Sébastien dont la nudité percée de flèches l’obsédait. Son membre tendait à se dresser devant ces chairs mâles exposées et il se fustigeait le soir après cela. En ce cas, qu’eût-il compris à l’enquête de son père, à cette affaire antinomique, opposée à ses goûts inavouables, à ces anandrynes pédérastes amatrices de gamines ?
L’instant du dessert arriva. Léonie apporta de la crème anglaise et une corbeille d’abricots et de prunes. Hégésippe Allard consomma un café, donna congé à tout le monde puis se retira au fumoir où il avait coutume de recevoir ses collègues qui lui rendaient des visites de courtoisie. L’éminent docteur savoura un excellent Puros. Il pressentait que l’enquête serait délicate et qu’il fallait se méfier par-dessus tout du ministre de l’Intérieur lui-même car, il le devinait, sa passivité était complicité. Etait-il mouillé jusqu’au cou dans ce trafic de petites filles ? Allait-il exercer des pressions sur ceux qu’il avait sous tutelle ? Irait-il jusqu’à le sacquer lui-même, Hégésippe Allard, à compromettre la suite de sa carrière ? Cela puait par trop. Point lâche, l’aliéniste se résolut à aller de l’avant. Il ne lâcherait jamais la proie pour l’ombre, dût-il être le responsable indirect de la mise sous les verrous de hautes personnalités. Demain, il irait à la Préfecture…
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[1] Aurore-Marie de Saint-Aubain, afin de donner le change à ses amis monarchistes, affichait publiquement une attitude de catholique fervente et intolérante alors qu’en sous-main, elle dirigeait une secte néo gnostique, les Tétra-épiphanes, tout en fustigeant dans ses écrits le rationalisme et le matérialisme.