samedi 18 février 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 17 3e partie.

Avertissement : ce roman à caractère érotique paru en 1890 est déconseillé aux mineurs de moins de seize ans.

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Lorsque Nikola Tesla arriva à Moesta et Errabunda, la tragédie d’Ursule Falconet venait de s’achever.
Nikola Tesla, ingénieur et scientifique serbe, était à la fois le collaborateur et le rival de Thomas Alva Edison, notre Prométhée des temps modernes, qui a donné au monde les extraordinaires inventions du phonographe à cylindre et de la lampe à incandescence.
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Tous deux se querellaient et s’affrontaient sans cesse sur des questions de paternité de brevets et d’idées scientifiques, en particulier la question épineuse de l’opposition entre courant alternatif, dont Monsieur Tesla était un chaud partisan, et courant continu, option soutenue par Monsieur Edison. Le self-made man, ainsi que les Anglo-saxons le qualifient, avait une conception pragmatique de la science et des inventions : la science devait être appliquée, pratique et surtout rentable car pourvoyeuse de profit. Nikola Tesla, quant à lui, vivait davantage pour un idéal scientiste à la Monsieur Jules Verne, quitte à jouer avec le feu : il rêvait de casser l’éther luminifère, d’en percer tous les secrets ; il avait assimilé toutes les lois de Faraday, la théorie atomiste de Démocrite, la thermodynamique de Carnot et son second principe entropique, l’électromagnétisme de Maxwell et son fameux démon qu’il jurait qu’il l’apprivoiserait. Pour lui, tout était simple : la chaleur produisait de l’énergie et c’est parce que la lampe avait un filament incandescent qui chauffait qu’il y avait de la lumière électrique. Nikola Tesla prédisait qu’un jour, on parviendrait à casser la mécanique newtonienne et la géométrie d’Euclide, à les synthétiser avec l’électromagnétisme et la production d’une énergie intense issue des pompes à feu de Carnot et des dynamos de Gramme. Il prévoyait qu’on briserait un jour prochain la structure même de l’atome, donc de la matière : l’atome selon lui, malgré l’étymologie du terme, n’était pas insécable. Pour l’heure, la rupture entre les deux bouillants inventeurs semblait irrévocable : Nikola Tesla avait claqué la porte d’Edison pour contracter avec Westinghouse.
Cléore accueillit Tesla revêtue d’une toilette exotique d’une extravagance art pour l’art assumée : elle avait repris la vêture orientale du célèbre portrait de femme de Joseph Middleton Jopling, à l’exception des cymbales, remplacées par un tambour de basque aux bruyantes clochettes, à défaut de gong en bronze.
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C’était là une tenue polémogène, propre à susciter les interrogations voire l’hostilité, bien qu’elle ne constituât pas à proprement parler une invite à la fornication. Elle traduisait un refus profond de l’Occident dans ses aspects matérialistes industriels, au profit d’une vision exotique du monde vouée à la célébration de la beauté pour elle-même, dans ses aspects les plus contemplatifs. Cléore eût reçu l’ingénieur vêtue à la grecque ou à la pompéienne, comme dans les œuvres d’Albert Moore,
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qu’elle n’eût pas empêché l’exclamation émanant de la bouche de Tesla à la vue de cette éthérée excentrique : « Diable ! »
Cette robe de soie d’une pudicité affectée, du fait qu’elle enserrait l’impétrante jusqu’au cou, avait quelque aspect chamanique, d’une Chine archaïsante, venue des Trois Royaumes, à moins qu’elle n’évoquât les courtisanes de la cour hun, une Ildiko d’Attila ou tout autre personnage de l’époque des Empires Sassanide, du Kushan ou Gupta, avant qu’ils ne fussent attaqués par les Huns Hephtalites. Les broderies virtuoses recouvraient toute l’étoffe d’un bleu de roi pour les ignares, impérial de Chine pour les fins connaisseurs. Le motif du dragon et l’œillet ou Dianthus de Cathay marquaient ce vêtement de leur omniprésence. La toque céruléenne recouvrant les boucles rousses de la comtesse de Cresseville complétait ton sur ton ce déguisement bien qu’elle apportât une touche mandarinale et aulique de Cité interdite à l’ensemble. On eût pu, par quelque perversion, imaginer Cléore nue sous cette robe serrée qui parvenait à suggérer la volupté pulpeuse d’une gorge pourtant menue qui saillait malgré tout sous la moulante soie. En fait, la comtesse de Cresseville avait mis un corset fort ajusté et lacé sous cette tenue, ce qui permettait de faire accroire à ce qu’elle n’avait jamais eu. Elle avait multiplié bagues et boucles d’oreille en jade comme autant de parures typiques.
Curieuse, Daphné, esseulée, qui s’en revenait de visiter sa malheureuse sœur dont le protubérant et énorme pansement ornant son fondement meurtri faisait sur elle comme un pouf comique – quoiqu’il n’y eût absolument rien de risible dans l’affaire – commença comme à son habitude à sautiller sur ses bottillons guêtrés autour du visiteur en mendiant des bonbons et des sucres d’orge.
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Elle eût demandé à cueillir de la joubarbe en pleine mauvaise saison que c’eût été pareil. Tesla ne savait plus comment se débarrasser de ce cyclone vif-argent dont les rubans bleus et les anglaises s’agitaient sous les sautillements. Daphné babilla ses suppliques gourmandes en français, en anglais, en allemand, même en latin, toutes langues que le scientifique, polyglotte, comprenait et pratiquait, en bien prévenue catin censément au courant de la nature des inventions de l’ingénieur serbe puisque Cléore, Délie et Sarah l’avaient informée de cette visite dont le but était de superviser d’importants travaux d’aménagements électriques dans le domaine (et de créer la Mère, destinée à assurer la discipline allant lors à vau-l’eau et à incarner une sorte d’épouvantail pour les petites filles trop délurées portées désormais sur les plaisirs entre elles à défauts de ceux prodigués aux clientes). Dans la tête de Daphné, Tesla était un bien grand inventeur, qui à défaut d’Edison lui-même, serait le seul capable de concevoir des godemichés vibrionnants fonctionnant à la fée électricité. Notre savant moustachu chassa cette jolie et agaçante mouche enrubannée d’un revers de la main, avant de commencer son entretien avec Cléore.
Daphné s’alla lors quémander en échange une cajolerie à la comtesse de Cresseville, afin que celle-ci la consolât de sa déception. Loin pour une fois de céder à son ignominie, Cléore se saisit d’une férule et en frappa chaque main de l’enjôleuse empuse blondine sans que celle-ci eût grand mal ; au contraire, il sembla à Tesla que Daphné souriait sous les coups.
« Cet exemple vous démontre, ô combien, mon cher monsieur, que Moesta et Errabunda a grandement besoin de vos services. Il nous faut concevoir ensemble quelque épouvantail disciplinaire susceptible de calmer les tendances impulsives et peccamineuses de nos pensionnaires.
- Je comprrends », répondit l’ingénieur serbe dans un français un peu spécial aux rr redoublés.
Jamais en reste, la diabolique enfant revint une dernière fois à la charge, interrompant le dialogue sans nulle urbanité. Afin que Cléore la plaignît, elle toussa comme une cachexique tandis que ses grands yeux prenaient une expression languide. Elle opta pour le zézaiement qui l’infantilisait, ce qui prodiguait à ses paroles la valeur d’un discours de cacographe.
« Ze vous en zupplie, Cléore ; ze voudrais zuste un tout tout petit cachou… »
Ces mots furent tel un poudroiement de larmes de crocodile. Loin de céder, la comtesse de Cresseville avisa un petit carton sur lequel elle inscrivit au stylograph le mot italien bugiarda, ce qui signifiait menteuse.
« Qu’est ceci, ma mie Cléore ? s’étonna Daphné.
- C’est de l’italien. Cela veut dire que tu es punie et que tu dois faire comme dans Jane Eyre, t’aller porter ce petit panneau – non point par monts et par vaux, je n’irai pas jusque là – juste sous la gouttière de zinc qui coule dehors, à cause de la bonne pluie. Tu t’iras tremper toute, comme Sophie et Gribouille et montrer à toutes tes camarades que tu mens comme tu respires. Tu n’as point grand’faim. Tu ne fais que des caprices et tu es sotte comme une pécore à croire que je vais céder à tes avances foireuses.
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- Z’est inzuste, Cléore ! Mieux eût valu que vous me punissiez !
- Tu ne crains ni trique ni knout car ce sont tes sources de plaisir partagé ! Tu n’attends que cela de ma part. Hé bien, je ne te frapperai pas… ne sois pas penaude. Allez, va, va, c’est assez ! Va jouer ! »
Un bref instant, Daphné sembla solliciter une caresse de sa maîtresse sur sa joue diaphane auréolée de rose. Mais l’apposition d’un doigt contre la ciselure de ses lèvres pourprées lui signifia : « Point maintenant…une autre fois, peut-être. » Lors, l’enfant s’éclipsa, l’iris embué d’une tristezza propre aux filles consomptives qui se meurent à Venise en quêtant l’air de leurs bronches blessées. L’écho de ses talons bottinés résonna, doux et ferme à la fois, dans le couloir dallé en damier.
Tesla en demeura abasourdi. Qu’était-ce que ce pensionnat étrange où l’on punissait avec des pancartes écrites en italien alors que les châtiments corporels semblaient prodiguer du plaisir à celles qui les subissaient ?… Il songea à Sade et à d’autres auteurs où le fouet tenait lieu d’argument littéraire…
« Désolée pour ce contretemps, Monsieur Tesla. Cette gamine n’est que menterie et malice…sa sœur jumelle aussi…et vicieuse avec ça ! Elles se vautrent toutes deux dans une telle licence que… Encore heureux que Daphné n’ait pas relevé ses jupes. C’est bien parce que vous êtes là et que vous êtes un homme. Elle ne fait cela qu’avec les Dames… De plus, je subodore que cette petite salope n’a pas mis ses pantaloons. Autrement dit, c’est une sans-culotte. Son odeur ne m’a pas trompée : elle sentait le punais mal lavé, signe qu’elle mouillait jà d’impatience et qu’aucun tissu ne retenait cela. Elle eût poursuivi que vous eûtes été témoin de ses hem... écoulements.
- Diantrre !
- Si vous aviez été absent, Daphné se serait exprimée comme dans un roman licencieux du XVIIIe siècle. : « J’eusse souhaité, Cléore, que vous me tripotassiez mon petit berlingot jusqu’à ce que vous vous en mouillassiez toute… J’eusse été ainsi fort aise que mon duveteux conin inondât et empoissât votre entreprenante main. »
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Les paroles coquines de la comtesse, qui en outre lui révélaient son lesbianisme, firent rougir le savant serbe. Ce dernier connaissait certaines maisons closes newyorkaises où, par pur voyeurisme, les clients se contentaient d’admirer, parfois deux heures durant, deux catins se frotter sexe contre sexe au point qu’on eût pu accroire à la fusion d’un monstre double féminin à huit membres, une cochonne merveille fort émerillonnante…des siamoises soudées par la vulve souffrant, de par leur permanent contact charnel, d’un priapisme clitoridien inextinguible.
Mais la conversation prit lors un tour plus technique.
« Je dois vous exposer, Monsieur Tesla, mes projets exacts concernant cette maison d’éducation des petites filles aux vertus de Sappho et Bilitis, maison qui doit s’ouvrir à la modernité. »
Le savant n’en doutait plus : il allait œuvrer au service d’anandrynes mais sans aucun scrupule tant Cléore payait bien. Il émit une réflexion intrigante :
« Vous avez fait en passant allusion à une sœurrr jumelle de votrrre Daphné…
- Oui, Phoebé. Fort mignonne certes, mais je ne vous la recommande aucunement.
- Savez-vous que je songe à la duplication de l’être humain, à son transport instantané à distance par le biais des lois électromagnétiques de James Clerk Maxwell ? Imaginez un instant un prrestidigitateur, sorrte de Robert-Houdin, qui, usant d’une de mes inventions, parviendrait à dédoubler son ou sa comparrrse…cela créerait un extrrrraorrrdinaire prrestige pourr ce tourr de magie…
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- Foin d’illusion, Monsieur. J’aurais besoin que vous inventassiez de quoi assurer l’ordre et la discipline en cette maison : vingt-deux filles, bientôt vingt-cinq, ça devient difficile à gérer. Elles se permettent trop. J’ai déjà décidé qu’on les séparera et qu’elles ne pourront dormir qu’à deux dans des chambres. Fini le dortoir commun où il se passe trop de turpitudes non théologales, d’attouchements entre vierges folles libidineuses juvéniles excitables et découvrant leur corps. La propriété est suffisamment vaste et le bâti bien pourvu aux étages en pièces aisément convertibles en chambres à coucher. Les lits, meubles et tout ce qui va avec sont d’ores et déjà commandés. Cependant, il faudra des compensations pour que l’Institution soit plus comfortable. Ainsi, nous devrons électrifier pas mal d’installations et améliorer le chauffage. Je souhaite créer une serre tropicale alimentée en bonne chaleur et de petits thermes à l’antique avec hypocauste… Nos gamines et nos clientes pourront s’y délasser… Quant à Daphné et Phoebé, j’avoue que leur santé m’embarrasse. Elles semblent ressentir un besoin perpétuel de sang frais. Elles souffrent peut-être d’anémie, de chlorose, ou de leukémia…que sais-je ? Que pourriez-vous essayer pour elles ? Sauvez-les. Bien que diablesses, elles ont droit à la vie… leur pitoyable joliesse…
- N’abusez pas du langage affété, Mademoiselle ; je sens bien que vous les adorrrez. Si vos petites jumelles sont si malades, il pourrait y avoirrr une solution : les trrransfuser, mais elles sont deux… oui…je vois…ce serrait forrrmidable…un apparreil électrrique ou magnétique de mon invention, qui perrrmetrrait une double trrransfusion simultanée des deux petites malades… la difficulté serra de trrrouver le donneurrr adéquat. L’existence de types de sang différrents relève pour l’heurre de la conjecturrre…[1]Quant au rrreste, cela fait beaucoup… En m’attelant sur-le-champ à la conception du tout, comptez bien, Mademoiselle la comtesse, trrrois mois de trrravaux. J’expliquerrai à Westinghouse que je suis sollicité pour une importante commande en Eurrrope et…
- Arrangez-vous pour que tout soit près avant la fin mars 18..
- Entendu. Cela ne me laisse guèrre de temps. Mais je dois aussi concevoirrr votrre épouvantail à…
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- …moinelles… Joli néologisme, n’est-ce pas ?
- Mes idées, Mademoiselle de Crrresseville, sont rrévolutionnairres. Ainsi, outrre votrre épouvantail, que j’entrrrevois commandé à distance, je vais conceptualiser une serrrre qui fonctionnerra à l’énerrgie du soleil.
- Je voudrais que l’objet de peur et de discipline ressemblât à…une Mère supérieure, vitriolée ou rongée par la lèpre… » interrompit Cléore.
Adonc, laissons se poursuivre cette discussion ; les résultats des travaux de Nikola Tesla, ce génie contemporain, vous seront exposés dans un prochain chapitre. Je juge qu’il est lors temps de reprendre le cours interrompu de notre intrigue présente et principale, alors que les nuages, en la personne d’Hégésippe Allard, s’accumulent au-dessus de Moesta et Errabunda.
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[1] En prophétesse des temps scientifiques et techniques nouveaux, Aurore-Marie de Saint-Aubain, qui joue ici le même jeu littéraire que Villiers de L’Isle-Adam avec l’Ève future, prévoit la découverte des groupes sanguins effectuée au début du XXe siècle.