vendredi 16 août 2013

Le Couquiou épisode 13.



Comme dans certains westerns, on ne savait pas d’où il venait car étranger à la région. Il se présenta comme un émule de Philippe Marlowe, de Sam Spade, d’Isidore Bautrelet et de Rouletabille. Il n’avait sur lui qu’une valise minable, un trench à la Bogart, un complet de confection en tergal, une cravate colorée et démodée, une chemise douteuse, un feutre mou, des chaussures à tige mais fatiguées, une clope au bec. 
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Il sifflotait et chantonnait sans cesse un tube récent d’Edith Piaf, gouailleur en diable : 

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Allez venez! Milord
Vous asseoir à ma table
Il fait si froid dehors
Ici, c'est confortable
Laissez-vous faire, Milord
Et prenez bien vos aises
Vos peines sur mon cœur
Et vos pieds sur une chaise
Je vous connais, Milord
Vous ne m'avez jamais vue
Je ne suis qu'une fille du port
Une ombre de la rue...

Pourtant, je vous ai frôlé
Quand vous passiez hier
Vous n'étiez pas peu fier
Dame! le ciel vous comblait
Votre foulard de soie
Flottant sur vos épaules
Vous aviez le beau rôle
On aurait dit le roi
Vous marchiez en vainqueur
Au bras d'une demoiselle
Mon Dieu! qu'elle était belle
J'en ai froid dans le cœur...

Allez venez! Milord
Vous asseoir à ma table
Il fait si froid dehors
Ici, c'est confortable
Laissez-vous faire, Milord
Et prenez bien vos aises
Vos peines sur mon cœur
Et vos pieds sur une chaise
Je vous connais, Milord
Vous ne m'avez jamais vue
Je ne suis qu'une fille du port
Une ombre de la rue...

Dire qu'il suffit parfois
Qu'il y ait un navire
Pour que tout se déchire
Quand le navire s'en va
Il emmenait avec lui
La douce aux yeux si tendres
Qui n'a pas su comprendre
Qu'elle brisait votre vie
L'amour, ça fait pleurer
Comme quoi l'existence
Ça vous donne toutes les chances
Pour les reprendre après...

Allez venez! Milord
Vous avez l'air d'un môme
Laissez-vous faire, Milord
Venez dans mon royaume
Je soigne les remords
Je chante la romance
Je chante les milords
Qui n'ont pas eu de chance
Regardez-moi, Milord
Vous ne m'avez jamais vue...
Mais vous pleurez, Milord
Ça, j' l'aurais jamais cru.

Eh! bien voyons, Milord
Souriez-moi, Milord
Mieux que ça, un p'tit effort...
Voilà, c'est ça!
Allez riez! Milord
Allez chantez! Milord
Ta da da da...
Mais oui, dansez, Milord
Ta da da da...
Bravo! Milord...
Encore, Milord...
Ta da da da...

Cela évoquait les bastringues, les caf’conc’ 1880-1900 de Toulouse-Lautrec, les putains de western peroxydées et pots de peinture en guêpière moulant leurs formes généreuses goualant dans les saloons enfumés par les mauvais cigares où les tricheurs au poker adonisés comme des tantes ou des pieds-tendres, les doigts pommadés sertis de chevalières et de cabochons rutilants et les cheveux brillantinés, flinguent à bout portant avec leur Derringer ceux qui les accusent de détenir cinq as. La musique revêtait des consonances indéniables de piano mécanique désaccordé. On eût pu imaginer une pierreuse de Whitechapel, en 1888, chantant ça dans un anglais vulgaire, rocailleux, imbibée d’absinthe ou d’éther (on se came avec ce qu’on trouve), abordant le micheton en la personne d’un mathématicien britannique victorien perverti mais distingué, Sir Charles Merritt, encanaillé dans ce bas-fond transsudant d’une misère cloaqueuse de slums. L’homme lâcherait son Raptor de garde, Taïaut, qui lacèrerait le ventre de la marie-salope afin d’en récupérer les délectables fressures fumantes. Jack l’éventreur serait né.

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Le détective privé ( ?), bon bout de la raison, petites cellules grises, n’eut pas honte d’afficher ses prétentions. Il ambitionnait d’avoir tout réglé avant le 31 décembre. Certains prétendirent qu’il s’agissait d’une barbouze mandatée par le gouvernement pour enfin résoudre toutes ces saloperies qui donnaient de notre pays une mauvaise image de marque internationale et nuisaient à son prestige recouvré grâce au vieillard providentiel de 70 ans. On n’était plus qu’à trois semaines de Noël, le temps pressait et la neige avait succédé à la pluie.
Toute la contrée était d’humeur morose, et il craignait que les gens du coin le prissent pour un vantard, un excentrique ou un matamore. Cependant, une conviction aiguë l’habitait. A force de fureter avec acuité dans tous les instituts de criminologie et de parcourir l’ensemble de la littérature produite par les criminologues d’au moins trois continents (polyglotte, il pratiquait couramment l’anglais, l’espagnol et l’italien, et possédait des notions de russe et de mandarin), il s’était fait à l’idée que le responsable n’était pas invincible. Il avait une vie, un passé, des points faibles, à charge pour notre émule du Faucon maltais de les découvrir.
Cependant, il craignait qu’une fois démasqué, capturé comme une bête fauve pour une ménagerie exotique privée de riche nabab, ce criminel exceptionnel souffrît d’un syndrome d’autodestruction tout en s’enfermant dans le silence. C’est dire que notre détective redoutait que le Couquiou se suicidât sans avoir dégoisé. L’énigme de ses motivations, du pourquoi de son parcours, resterait insoluble, alors qu’une explication historique, rationnelle, forcément rationnelle et raisonnable, logique, se dissimulait derrière les couches incommensurables « préhistoriques » de ce malade mental. Mais tous les assassins, quels qu’illogiques et dérangés qu’ils fussent ou apparussent aux juges et aux jurés, agissaient toujours avec un certain discernement, avec réflexion et calcul, sans qu’il fût besoin de réduire commodément leurs actes à des accès de démence temporaires. La préméditation lentement mijotée (durant des années peut-être), la préparation du projet, ruminé, expérimenté, puis son accomplissement, telle était la clef explicative, la théorie du Tout, englobante, totale et intégrale. C’était mathématique. L’homme avait dû mettre cinq, dix, quinze ans pour travailler son plan… avant d’enfin passer à l’acte. Fouiller le passé, son passé, et celui des plaies mal refermées des drames innombrables de l’Histoire. L’enquête ne s’achèverait pas avec l’arrestation. C’eût été trop simple, trop réducteur… Patience et longueur de temps.
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A suivre...


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vendredi 9 août 2013

Le Couquiou épisode 12.



     L’information causa un battage médiatique. La caisse de résonance fut telle que le procureur de la République en personne dut être sollicité devant la meute insatiable des journalistes. Cette affaire prenait trop d’ampleur et gênait le gouvernement, cette société d’ordre, en démontrant une certaine impuissance des pouvoirs publics face à une entité mystérieuse, un hybride homme-cerf qui les narguait. L’avis de recherche de Lucille d’Arthémond s’étala sur tous les murs de la région, avant de l’être en toute contrée de France et de Navarre. C’était un kidnapping avéré, et on raisonnait classiquement, car on attendait du ravisseur fabuleux et surnaturel une hypothétique demande de rançon. Notre moderne croque-mitaine s’en fichait. Il n’agissait pas pour l’argent, pourriture inventée par les autres, rupture de l’égalité fondamentale et ancestrale homme-nature. 
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La gendarmerie organisa des battues généralisées dans les bois et les champs, tandis que la police scientifique s’occupait de la dépouille de Népomucène (il ne fallait pas qu’on l’omît en tant que nouvel assassiné) et du morceau de peau de cervidé rapporté par le valeureux Brisquet. Le vétérinaire avait bien exécuté son travail ; le brave chien s’en remettrait, échappant à l’amputation, quitte pour des pansements pour un mois. Aucun traumatisme profond lésant ses organes internes n’avait été détecté. Brisquet ne souffrait que de quelques fractures et de blessures superficielles, bénignes. Il en avait vu d’autres. On le choya, le dorlota ; Capucine elle-même se proposa et le baron dut céder sous son insistance, tandis que toute la famille se faisait un sang d’encre au sujet de Lucille. Jean-Louis n’aimait pas à ce que son nom, sa lignée, fussent stigmatisés, qu’ils s’étalassent cinq colonnes à la une dans la vile presse aux manchettes tapageuses, à la radio friande de crimes, à la télévision honnie à la rapacité criminolâtre proverbiale. 
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Ce matin-là, quatre jours après l’enlèvement de la petite fille, une colonne de la maréchaussée, dirigée par le brigadier Dullin secondé par les gendarmes Riboux et Pichenal, arpentait les terrains et sous-bois limitrophes du domaine du rebouteux, allant jusqu’à faire venir de Paris des experts techniques et un matériel coûteux et sophistiqué destiné à sonder le fameux marais proche au cas où. L’opinion publique subodorait que l’homme-cerf était un assassin d’une telle engeance qu’il avait dû tuer Lucille après l’avoir violée et puis avait jeté le corps dans ces variantes de syrtes nauséabondes dont il suffisait qu’on en haleinât ou inhalât à peine l’odeur de putrescence soufrée pour, disait-on, tomber aussitôt raide mort. 
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Nos gendarmes étaient des partisans du figurisme. Il leur fallait du concret, du palpable, du matériel, du significatif, de la preuve, de l’indice, encore, toujours, pas de ces ramassis d’hypothèses et autres spéculations gratuites, abstraites, invérifiables, qui constituaient l’ordinaire de la nouvelle galaxie Marconi. Ils excrétaient donc les Jackson Pollock de la plume au profit des rassurants Dunoyer de Segonzac
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rationnels et cartésiens adeptes du tangible et du clair comme de l’eau de roche. Mais les événements les dépassaient, dérangeaient leur bon sens. Ils craignaient demeurer incrédules devant le résultat en cas de résolution de l’enquête et d’arrestation du coupable présumé. Son profil demeurait difficile à cerner, à définir avec exactitude, tant sur le plan physique que psychologique. Il demeurait insaisissable, et l’on médisait à l’encontre des forces de l’ordre et de leur impuissance. C’était une silhouette impalpable, floue, indiscernable dans l’espèce de brouillard intellectuel dans lequel se débattaient tous les spécialistes en criminologie de France et de Navarre. A moins qu’on entérinât son côté fantastique, rien ne lassait préjuger qu’on l’arrêterait avec facilité. Jamais en reste, la presse à sensation avait fini par qualifier cette créature mystérieuse, fabuleuse et éthérée, ce Deus ex machina : elle l’avait baptisé le Couquiou, une sorte de sorcier assassin mythologique, de mauvais plaisant, métissé d’homme et de bête, comme les anciennes divinités celtiques ou égyptiennes, oiseleur de surcroît dont le cri ou l’appeau qu’il employait pour dresser les corvidés et sansonnets faisait Couquiou ! Couquiou !  (du moins le supposait-on avec fantaisie). Des tenanciers de café et des restaurateurs malins avaient sauté sur l’occasion et inventé de nouvelles boissons et plats inspirés par la créature de l’Inconnu : cocktail du Couquiou (peppermint plus Veuve Clicquot avec citron pressé), 
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fricassée de cailles et d’ortolans à la Couquiou, sauté de biche au Couquiou, dinde de Noël du Couquiou (car les fêtes de fin d’année approchaient et nos maîtres-queux souhaitaient innover en s’inspirant d’une actualité qui tenait toute la France en haleine).

Peut-être aurait-il fallu connaître sur le bout des doigts la manière dont raisonnaient, pensaient, les hommes d’avant le Déluge biblique, ceux qui avaient laissé des témoignages peints, sculptés, modelés et gravés, un outillage, des grottes ornées périgourdines, des industries lithiques successives, de l’acheuléen au micoquien, du moustérien aux microlithes. Tout cela relevait de ce que monsieur Claude Lévi-Strauss désignait sous l’expression de pensée sauvage, non pas qu’elle fût stupide. Jamais le mot primitif n’a signifié idiot. La complexité de cette pensée sauvage, préhistorique, résidait dans autre chose que la technologie de l’âge de l’atome. L’ensemble des professions des ethnologues et des anthropologues, des psychologues des mentalités, des psychanalystes partisans de la thèse de l’inconscient collectif de Jung, devrait être mis à contribution, en plus des criminologistes, des préhistoriens et des médecins légistes ; on contacterait même des ornithologues et des tenants d’une science nouvelle du comportement animal, qui la professaient à la suite des travaux d’un certain savant d’origine autrichienne, herr Conrad Lorenz, science qu’on appelait éthologie. Ils détermineraient si le comportement de tous ces étourneaux, geais, corbeaux, corneilles, pies, était normal ou altéré à la suite d’un dressage qui échappait à tous nos experts, même les plus éminents. Il fallait que tous nos spécialistes évitent le recours à la charlatanerie, ou aux dresseurs de cirque pour conserver leur crédibilité auprès d’un public qui commençait à perdre patience alors que l’affaire, formidable, répandait ses échos jusqu’Outre-Manche et Outre-Atlantique, au point d’inspirer des idées à une romancière connue et à un cinéaste qui déjà l’avait adaptée[1]
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On eût pu, après tout, subodorer la folie du coupable présumé, son irresponsabilité mentale. Peut-être demeurait-il reclus dans son propre monde intérieur, autiste Asperger ou schizophrène, peuplé de fables, totalement imaginaire, né dans sa tête. Il souhaitait imposer sa conception de l’univers aux autres par la force ou se vengeait d’un monde qui l’avait rejeté à la marge. L’hypothèse du préhistorien fou exclu par ses pairs à cause de l’extravagance antiscientifique de ses thèses resurgit. Les seules idées hétérodoxes en vogue dans ce domaine reposaient essentiellement sur les interventions à tout crin d’intelligences supérieures extraterrestres, de soucoupes volantes, qui auraient apporté la civilisation sur Terre ou mieux, façonné l’homme moderne en éliminant les hommes-singes frustes. Là, c’était le rayon des lectures inavouables de Dominique, de Lucille et de Paul, tous ces romans de gare dits d’anticipation, mal foutus, mal écrits, mal torchés, alors qu’il eût mieux valu que tous lussent Corneille, Racine ou Montaigne aux édifiants écrits plutôt que ces fadaises aux couvertures colorées agressives illustrées de dessins hideux. Jean-Louis d’Arthémond exécrait ces littérateurs de caniveau, ces Henri Vernes, Maurice Limat,
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 Jimmy Guieu, Kurt Steiner, Isaac Asimov, Ray Bradbury, Edgar Rice Burroughs, Stéphane Wul, BR Bruss et autres…
Restait l’expertise du morceau de fourrure. On présumait de son ancienneté : en leur for intérieur, les savants les plus extravagants spéculaient sur le possible retour d’entre les morts, du passé magdalénien, d’un authentique chasseur Cro-Magnon revêtu de ses oripeaux d’époque. On utilisa donc toutes les nouvelles techniques analytiques de pointe pour arracher à l’objet indiciel le maximum de renseignements, son secret intrinsèque. On n’aurait guère fait mieux pour prouver l’inauthenticité du suaire de Turin ou sa véridicité évangélique. On recourut à la chimie, à l’histologie, à la palynologie, à l’entomologie (à cause des œufs d’insectes parasites qui s’y trouvaient et qu’on y repéra) au microscope optique puis électronique, à la datation au carbone 14, méthode toute récente. On convoqua de l’autre côté du rideau de fer, après la signature judicieuse d’accords de coopération scientifique internationale, le spécialiste soviétique des fourrures de momies de mammouths qu’on exhumait de la toundra gelée sibérienne. On dut démentir les rumeurs les plus folles et spectaculaires propres à séduire les crédules, rumeurs extravagantes étayées et véhiculées par monsieur Bernard Heuvelmans,
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 qui affirma dans un article de presse tapageur que l’assassin était un hominidé relique survivant des temps néandertaliens, une espèce de yéti, d’Almasty ou d’Orang Pendek du Massif Central qui ne faisait après tout que se défendre contre nous. Le professeur Heuvelmans affirma dans une tribune libre du Parisien libéré que tous nos savants se liguaient pour refuser de dévoiler les résultats exacts de leurs expertises répétées, la fourrure étant celle, authentique, d’un Homo neandertalensis survivant en 1960.
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 Afin d’étayer sa thèse, il fit appel à Sir Edmund Hillary, le vainqueur de l’Everest, qui parla des scalps d’abominables hommes des neiges ou migous dont la texture se rapprochait – supputait-il - de celle du morceau arraché par Brisquet. Des contradicteurs affirmèrent que nous n’avions affaire qu’à un yak ou un buffle musqué. On ne cessa de fantasmer sur cette pelure bestiale, de spéculer indécemment dessus, alors que les avis de recherche de Lucille d’Arthémond, avec sa petite frimousse en photo sur l’affiche, traînaient partout sur les murs, dans tous les commissariats, toutes les gendarmeries, les bureaux de poste, les écoles, les mairies, jusqu’aux buralistes (et aux manchettes du fameux périodique Détective), dans tout le pays. Le Général en personne casa une allusion à l’affaire dans une de ses inénarrables et hautes en couleur conférences de presse, théoriquement consacrée aux événements d’Algérie.     
Certes, cette fourrure avait un aspect bizarre digne des poils de yéti ; sa face interne présentait une patine d’ancienneté, de vieux cuir tanné tout ridulé, comme séché et momifié à la manière de ces peaux humaines maories tatouées. Mais, quand les laboratoires mis sur la brèche daignèrent enfin, après des semaines, remettre leurs conclusions (entre-temps, on le verra, notre histoire avait eu le temps de se résoudre), non seulement la déception fut grande, mais la fièvre médiatique venait de retomber puisque tout ce cauchemar s’était enfin achevé, alors que ces querelles ridicules et grotesques, qui nuisaient au prestige et à la crédibilité de la science française, avaient manqué faire oublier la tragédie de l’enlèvement de la petite Lucille et les morts antérieures. Le résultat avait donc tourné à la palinodie, à la comédie burlesque, à l’antithèse mâtinée de secret de Polichinelle, maintenant qu’on savait tout grâce aux faits eux-mêmes. Rien de surnaturel, de préhistorique, d’extraterrestre : c’était la peau prosaïque d’un cerf de cinq ans tué il y avait dix mois et traité à la manière des trappeurs ou des Amérindiens du grand nord canadien.  

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Il est temps de revenir à notre colonne de gendarmes…
Après que nous eûmes relevé les empreintes de la disparue, suivant la piste où celles-ci conduisaient, nous pénétrâmes dans le sous-bois où elle s’était rendue à la recherche du chien Brisquet.
Ainsi s’exprima le brigadier Dullin dans le procès-verbal d’enquête bien torché que tenait en mains le procureur de la République.
De jour, les fourrés anarchiques paraissaient moins impénétrables, plus rassurants. Nos gendarmes ne pouvaient admettre qu’ils se méprenaient en croyant que cette recherche de terrain s’apparenterait à une simple promenade hygiénique de routine. Ils souhaitaient ne point découvrir le pire, par exemple, un cadavre dénudé, mutilé, ayant subi des violences qu’on dirait sexuelles, ou pis, à demi dévoré par une créature inconnue, si tant pouvait-il être que le bonhomme coupable du forfait eût pratiqué le cannibalisme, chose dont on supposait les hommes des cavernes friands. Des études de préhistoriens disaient que cette anthropophagie était à la fois rituelle et pratique, afin d’éviter que les bêtes sauvages se repussent des corps des chasseurs morts. En même temps, nos hommes préhistoriques rendaient un culte sacral aux défunts, s’appropriant leur force, leur esprit, en en consommant la chair. Cervelle et moelle osseuse avaient leur préférence, du fait que l’apport protéiné de ces friandises, en ces temps de précarité, d’incertitude alimentaire, n’était pas négligeable. Nos paléoanthropologues avaient analysé des os humains néandertaliens ou Cro-Magnon où apparaissaient des traces de débitage et de découpure, des entailles révélatrices d’un suçage de moelle. Il arrivait que les crânes, découverts retournés parmi des squelettes disloqués et dispersés, fussent évidés à leur base, au niveau du trou élargi où s’inséraient les cervicales supérieures.
Tel un obèle signalant une interpolation falsificatrice dans un manuscrit ancien, d’autres savants avaient récemment déjoué des canulars préhistoriques, comme le crâne de Piltdown,
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 niant toute intelligence à ces bêtes bipèdes rustres et poilues, encore simiesques, au forcément petit cerveau, tandis que d’autres, avides de controverses, voulaient qu’on prouvât au contraire l’existence de grandes connaissances médicales et anatomiques  dès cette époque reculée, en prétendant que nos Cro-Magnon savaient déjà opérer les têtes en pratiquant la trépanation. Ils déniaient ainsi la réalité sauvage du cannibalisme, parce que les trous détectés aux pariétaux ou occipitaux de ces faces lugubres d’ossuaires paléolithiques, outre les évidements post-mortem, prouvaient aussi la pratique d’interventions chirurgicales du vivant du spécimen. 
Nos gendarmes progressaient, si l’on peut l’écrire, en terrain miné sans en avoir conscience. La détrempe du sol s’était encore aggravée du fait de précipitations répétées, et les bottes avançaient malaisément sur la sente, s’enfonçant sans cesse dans la gadoue où s’encastraient des branchettes et brindilles. Il  manquait aux forces de l’ordre républicain un guide indien, un pisteur né, un trappeur, un scout, qui eût fait dire aux traces tout ce qu’elles avaient à dire, qui aurait détecté et déchiffré jusqu’aux écorcements artificiels des troncs et aux traces d’urine ou d’excréments. Peut-être que quelques uns avaient des enfants inscrits chez les éclaireurs, peut-être que d’autres lisaient Spirou et, dans cet illustré, La Patrouille des Castors de Michel Tacq. Ça valait mieux que Le Masque ou que La Série noire. 
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La petite colonne était parvenue dans une partie plus sombre du bois lorsque le gendarme Pichenal s’exclama : « Tiens, un geai bleu ! »
C’était anodin ; pas de quoi s’alarmer, quoique les oiseaux approchassent de l’hivernage. En fait, on jouxtait la zone interdite protégée par des gardiens farouches, le territoire du Couquiou.
Il y eut un, deux, trois geais qui voletèrent et pépièrent autour des uniformes, comme des avions de reconnaissance de la Grande Guerre. Mais nos oiseaux ne tardèrent pas à passer à la phase Guynemer, Garros et Fonck.
« Ah, merde ! » cria Riboux. Un des volatiles venait de lui cochonner le képi en déféquant dessus. C’était le coup de semonce numéro 1. D’autres suivirent, en pluies rapprochées. Cela faisait floc floc, souillait les vareuses, les bottes, jusqu’aux visages. Ce bombardement devenait diabolique. Nos gendarmes ressemblaient à des vagabonds harcelés par des pigeons vengeurs les utilisant comme latrines à colombins.
Puis, il y eut un bruissement d’ailes, mais puissant, trahissant un gros groupe. Surgissant des faîtes dépouillés, là, tout en haut, pies grièches et étourneaux se mirent à pleuvoir en piquets kamikazes sur les représentants de la maréchaussée. Les hommes avaient beau s’escrimer, ils ne parvenaient pas à éluder les coups de becs tailladant joues et tissus, arrachant les képis dégoulinants désormais d’une empoissure puante de guano. Les geais, arrivés aussi en trombes plurielles, s’en prirent aux orbites afin de les crever. Des grives, des alouettes et des mésanges nonnettes se mirent de la partie, comme à la curée. Il était dérisoire de voir nos militaires, le visage et la vareuse lacérés, sanglants et pourris d’excréments aviaires à l’effluence alcaline, se débattre comme des pantins pris d’une danse de Saint-Guy. Quelques uns dégainèrent leur calibre, ayant du mal à ôter le cran d’arrêt, les gants en lambeaux, les chairs des doigts déchirées par l’acharnement becqué, ne parvenant pas à viser, un masque de sanguinolence de couronne d’épine dégouttant de leur front et de leurs prunelles, quasi aveugles. Pichenal reçut une balle à l’épaule, maladroitement tirée par le gendarme auxiliaire Brépont. Il vacilla.
Les blessés se multipliaient, et Dullin, lui-même souffrant de balafres multiples, se résolut à la retraite, avant que l’hallali des oiseaux eût eu raison de lui et de ses hommes qu’il devait protéger et épargner car ce n’était plus la guerre. Tous eurent l’impression que ces petits monstres se fichaient d’eux, que leurs criaillements et jacassements étaient à la semblance de ricanements de victoire. Nos gendarmes n’étaient pas des pleutres, tant s’en fallait. Plusieurs avaient autrefois combattu pour la France Libre ou dans les FFI, avaient fait le coup de feu contre les boches,  les rebelles coloniaux de Sétif ou de Madagascar. Mais leur déconfiture fut complète, et ils s’en furent, se débandant, spectacle pitoyable qui aurait fait enrager jusqu’au plus haut sommet de l’Etat si des caméras avaient filmé cette actualité particulière diffusée à heure de grande écoute (il n’y avait de toute façon qu’une unique chaîne de télévision alors que les ventes de téléviseurs connaissaient une croissance exponentielle dans l’hexagone) dans ce journal télévisé sacro-saint bien cadenassé et corseté par le pouvoir UNR, qui, toutefois, avait signé une sorte de pacte de bonne entente avec le PCF, de gentlemen’s agreement,  afin que se préservassent des espaces de liberté d’expression culturelle vouée aux saltimbanques croyant contre les géomètres en la mission éducative de l’étrange lucarne comme on disait alors. Cependant, notre défaite peu glorieuse de gendarmes en guenilles, micro retraite de Russie du gaullisme, qui n’aurait même pas mérité qu’un roman policier sarcastique (censuré de toute façon d’office et interdit de l’émission Lecture pour tous puisque relevant d’un mauvais genre) en parlât, s’y intéressât, fut gommée avec soin par une presse aux ordres, bien que L’Humanité, Les Lettres françaises et monsieur Sartre en eussent eu quelque écho déformé (Boris Vian et Albert Camus n’étaient plus de ce monde pour ironiser sur cet événement mineur illustratif des limites du système). Seul le cénacle de la machine politico-judiciaire le sut en interne, bien que Dullin eût mis des gants pour dresser son PV de fiasco. 
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C’en était trop pour le plus illustre des Français qui tonna, tapa du poing sur la table et exigea qu’on en terminât au plus vite avec cette affaire qui humiliait et ridiculisait notre République restaurée depuis deux ans dans ses prérogatives. Le préfet de la Haute-Vienne fut sacqué, démis de ses fonctions, et le commandant départemental de la gendarmerie muté, ce qui était une sanction visible pour la hiérarchie.
Mais l’homme providentiel arriva sur ces entrefaites…

A suivre...

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[1]  Allusions à Daphné du Maurier et à Alfred Hitchcock qui interprétèrent à leur façon cette histoire d’oiseaux.