samedi 25 octobre 2014

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue chapitre 3 2e partie.



  Aurore-Marie, après un franc souper, avait goûté à un repos paisible, appréciant cette douillette nuit enfouie dans la literie moelleuse d’une chambre très vieille France, au mobilier qui n’avait rien à envier à celui du Petit Trianon. Elle aima fort que la domesticité lui servît son déjeuner au lit, alors qu’elle demeurait anonchalie dans un vaporeux déshabillé de mousseline couleur lavande enveloppant son corps maigre. Elle conservait sur sa peau l’empreinte fragrante et persistance du parfum de chypre dont elle s’était enduite pour son premier soir. Une impression étrange et déroutante la traversa, alors qu’elle se remémorait la liste des invités : le comte Dillon, à la particule sans doute usurpée, Arthur Meyer, Rochefort, le marquis de Breteuil, 
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revenu de Londres, Alfred Naquet,
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 Gyp,
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 le baron Hermann Kulm, d’autres encore… ecclesia religieusement réunie sous l’égide de la duchesse afin d’entendre la Révélation des derniers plans de la bouche même du brav’général. Il tardait à Aurore-Marie que se manifestât cette nouvelle Harmonie du Soir, où, en compagnie de Marguerite de Bonnemains, elle se livrerait elle-même à une petite démonstration mondaine de ses talents de pianiste et de versificatrice héritière de Psappha. Nous venons de le dire : Madame se troublait. C’était une impression fugitive, presque une virtualité, teintée de pressentiments… Deanna serait là ; elle ne pouvait expliquer cette intuition intime, mais elle savait… Cela signifiait que sa volonté aspirait à contrôler les événements, à empêcher qu’on en détournât le cours nécessaire à l’accomplissement du Grand Dessein de la Revanche… en même temps que ses sentiments profonds envers l’aimée imaginée pourraient enfin se concrétiser, puisqu’elle l’avait vue, bien réelle, dans le train.  Or, Madame la baronne de Lacroix-Laval n’ignorait pas qu’il existait un écheveau de probabilités, inextricable, où s’entremêlaient, s’intriquaient, des possibles multiples. En 1873, on avait forgé un néologisme pour exprimer cela : uchronie. Cela signifiait qu’il fallait que tous évitassent la survenue d’un grain de sable susceptible de faire capoter tous les projets de Georges et de Madame Marie Adrienne Anne Victurnienne (prénom qu’elle avait en détestation) Clémentine de Rochechouart de Mortemart. Si ce grain de sable grippait toute la machinerie savamment huilée et mise au point - métaphore digne de Monsieur Jules Verne dont Aurore-Marie n’ignorait point les sympathies nationalistes - tous ici basculeraient dans une réalité différente consacrant la ruine de l’entreprise boulangiste. Aurore-Marie était une des rares personnes de ce siècle capable de raisonner ainsi, en plusieurs temps probabilistes et parallèles. Peut-être était-ce dû à son initiation d’octobre 1877 qui l’avait consacrée comme Élue ; peut-être la chevalière du Pouvoir cléophradien instillait-elle ces idées saugrenues dans sa cervelle ?
 Alphonsine l’avait habillée après qu’elle se fut toilettée. Aurore-Marie avait rendez-vous avec la duchesse en son atelier de sculptures. Guidée par un majordome porteur d’un archaïque flambeau surchargé de dorures, elle traversa l’exquise bibliothèque riche d’Elzévirs et d’éditions princeps, avec sa galerie de bois et ses portraits, dont celui de Mademoiselle de Lavallière par Mignard en costume de Marie-Madeleine. Au doigt de la poétesse, la chevalière phosphorait comme un fantasmagore de Robertson,
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 ajoutant au mystère de cette galerie peuplée d’ancêtres en buste ou en toile des Crussol d’Uzès. Marie Clémentine (pour les intimes), avait rappelé à la baronne de Lacroix-Laval l’agencement du château ; l’atelier jouxtait sa chambre à coucher, au premier étage. Dès qu’elle y eut pénétré, Aurore-Marie constata que son amie avait revêtu la défroque de Manuela, son nom d’artiste, une peu seyante blouse grise en toile.
« Ah, ma très chère, veuillez s’il vous plaît prendre tout comme moi vos précautions. Il serait messéant que votre toilette matutinale fût souillée par l’argile crue de mes modelages…Permettez à Jérôme (c’était là le nom du majordome), qu’il vous aide à mettre cette autre blouse prévue pour les visiteurs.
- Mais, rougit Aurore-Marie, cela n’est point un vêtement convenable, féminin, que dis-je ?
- Point d’enfantillages. Laissez-vous vêtir.
- C’est inesthétique, laid…infâme en tout point. Cela me messied fort !
- Petite coquette, je vous reconnais bien. Allons, observez bien mon art. Je vais esquisser votre propre buste.  Installez-vous sur ce fauteuil et prenez la pose que je vous indiquerai. »
 C’était bien parce que celle qui donnait les ordres était plus titrée qu’elle qu’Aurore-Marie ne se fit pas prier. Elle se laissa faire lorsque Manuela corrigea sa pose, allant jusqu’à toucher sa frimousse de poupée de porcelaine candide afin qu’elle présentât un profil avantageux, de trois quarts, qui masquait quelque peu la dysharmonie de son nez pointu. La duchesse ébouriffa légèrement la chevelure de la baronne, dérangeant les anglaises.
« Cela vous confère une allure inspirée par les muses, un peu sauvage, mystique même. Prenez votre expression la plus hallucinée, comme si le Saint-Esprit venait de vous habiter. Jouez les poëtesses prophétesses…
- Cela sera-t-il long ? s’inquiéta Aurore-Marie.
- Dix minutes d’immobilité, le temps que j’esquisse le rendu général de votre ovale pur, que je modèle vos cheveux avec la plus grande exactitude et que je confère à la glaise l’expression vraie de votre personnalité d’exception. »
 En fille narcissique, songeant que peut-être, en un prochain Salon, ce buste deviendrait un emblème adulé, une image officielle de sa petite personne, Madame de Saint-Aubain accepta de garder la pose aussi longtemps que nécessaire. Une fois satisfaite du résultat préliminaire que Manuela lui présenta, tout en suggérant çà et là de menues retouches propres à sublimer davantage sa quintessence de sylphide du Parnasse,  la gracieuse pécore s’affranchit de sa réserve et osa demander d’essayer à son tour …
« Cela est bien salissant, mais puisque vous y tenez. Un lavabo vous permettra de vous remettre au net. »
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 N’objectant rien, Aurore-Marie s’énerva sur une boule d’argile qu’elle tenta vainement, durant un bon quart d’heure, de façonner en forme de coupe grecque, confondant sculpture et céramique. Le résultat fut des moins probants, et Aurore-Marie s’essaya à une autre forme, celle d’une gracieuse faunesse toute baudelairienne, qu’elle voulut reproduire à partir d’un modèle achevé. L’original était tout en courbes voluptueuses, mais la baronne s’échinait à vouloir silhouetter la réplique à sa semblance gracile de préadolescente attardée. Elle pensait que la sveltesse insigne de la statue en ferait une incarnation d’elle-même, antiquisante et sensuelle, conforme à ses goûts féminins, antinomiques de ceux de ces messieurs. Elle se troubla ; ses doigts frémirent ; ses lèvres tremblèrent. Elle pleura, renonça, souillée toute de cette glaise, sa blouse maculée, sa douce figure salie ainsi que ses merveilleux cheveux torsadés et blondins, dont les longues mèches toutes en  entortillements s’étaient venues frôler inconsidérément le vil matériau brut de l’artiste.  La duchesse la cajola, la consola.
« Allons, ma mie. Le talent et l’inspiration ne font pas tout. Il faut aussi du labeur, beaucoup de labeur. Rome ne s’est point bâtie en un jour… Ne soyez point enfant.
- Je…je poserai de nouveau pour vous…en déesse…nue… Non ! En nymphe ou en dryade ! s’exclama la poétesse entre deux sanglots.
- Vous n’y pensez point, ma chère. Je ne puis vous prendre comme modèle en pied…dans une tenue inadéquate, suggestive… indécente ! Le buste à la rigueur. Je vous promets d’achever votre buste. »
« L’immature enfant que voilà ! songea Madame. La voilà bien capricieuse. »
« Vous savez bien que cela nuerait à la bienséance qu’une dame de votre qualité acceptât de poser toute nue… Les modèles sont en général des hem…créatures… reprit la duchesse.
- Tenez votre promesse. J’irai la contempler au prochain Salon ! »
 Aurore-Marie savait le style de Manuela à sa convenance fort conservatrice en ce qui concernait les arts plastiques. Elle se complaisait dans l’académisme et la bibeloterie, dans l’emphase et la surcharge, visible dans ses bijoux, ses toilettes. Elle procéda à ses ablutions réparatrices, ordonna à Jérôme de lui ôter l’affreuse blouse et remit ses gants par-dessus la peau abîmée par la glaise de ses mains de précieuse.
« Certes, votre physique est celui d’une nymphe, d’une sylphide. En cela, vous avez bien raison. Mais, à moins de faire accroire que le modèle est une enfant de treize ans…les connaisseurs vous identifieront tous !
- J’accepte le buste à mon effigie, vous dis-je. Si vous refusez, je demanderai au scandaleux monsieur Rodin… »
 La duchesse d’Uzès ne voulut pas contrarier davantage la capricieuse jeune femme pour laquelle nul parent n’était plus là depuis longtemps pour lui mettre la bride.  Elle acheva de lui faire visiter l’atelier en lui montrant ses collections de poteries rustiques ramenées du Gard, du Languedoc et de Provence, non loin de ses terres d’Uzès, des jarres à huile d’olive, des toupins et des gloutes. Elle bavarda, exposant des considérations banales sur la luminosité du ciel provençal, le climat du Midi, les beautés du domaine d’Uzès où les poumons fragiles de son amie (qui ne cessait plus de toussoter sous la contrariété éprouvée par  son échec artistique) aimeraient à trouver un havre protecteur. Madame de Saint-Aubain avoua qu’à ces objets déplaisants campagnards et folkloriques, bons pour messieurs Mistral et Daudet qu’elle ne lisait point, elle préférait les bibelots précieux surchargés d’Angleterre ou de Sèvres.

****************
Jean Gabin et Julien Carette avaient communiqué au commandant Wu leur rapport circonstancié sur leur promenade aux halles Baltard.  Alors que, n’étant pas à un anachronisme près, Daniel Lin était occupé à savourer à juste titre un enregistrement virtuel tridimensionnel du concerto pour violon de Mendelssohn interprété par la sublime Phoebe Marcy, qu’elle lui avait dédicacé en personne peu avant son départ de l’Agartha, une phrase l’inquiéta dans le rapport, ce qui lui fit couper nette la fantasmagorie sonore.
« Betsy Blair aux Halles? Qu’est-ce qu’elle fiche ici? Décidément, tout est en train de foirer. On ne va pas rééditer le coup des clones de Stewart Granger, Peter Lorre et consorts! Je ne crois pas à une réplique. Il s’agit bien de la vraie mais qui l’a emmenée ici, à mon insu? Je contacte Lobsang immédiatement. Lui a dû se rendre compte de la disparition de la comédienne ». 
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Lobsang Jacinto, méditant paisiblement dans la forêt hydroponique du neuvième niveau, ne montra pas son agacement lorsqu’il répondit au commandant Wu.
- Effectivement, Betsy a disparu depuis une douzaine d’heures, confirma l’Amérindien bouddhiste. Mais je ne me suis pas inquiété. Des rumeurs ont couru sur le fait que cette jeune personne avait un nouveau petit ami. Clark Gable. 
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- Ce n’est pas son genre, s’exclama Daniel Lin.
- Pour moi, se justifia Lobsang, ce n’était là qu’un détail.
- Chacun est libre de vivre sa vie comme il l’entend dans la Cité, soit. Mais les détails singuliers s’accumulent bigrement depuis quelques jours.
- Superviseur, ne m’en veuillez pas.
- C’est déjà oublié. Bonne fin de méditation, conclut le Prodige.
Dan El se leva de son siège confortable et mit alors en route l’ordinateur quantique attaché à la consultation de toutes les archives du Pantransmultivers. Le Préservateur l’avait conçu presque à son image. L’IA pouvait tout faire ou presque, sauf créer. Fusionnant avec l’Intelligence artificielle, il parcourut plus vite que la lumière les données archivées du printemps 1888 dans cette piste temporelle-ci mais également dans d’autres encore assez proches.
L’improbable appareil ressemblait à un cube d’une taille fort modeste. Presque transparent, on y voyait parfois de fulgurantes lumières le parcourir à l’intérieur.
Il y eut comme une espèce de film apparemment en boucles mais avec diverses variantes, qui captait la présence d’une chanteuse de rue se produisant en plusieurs endroits des Halles selon l’heure ou le jour, changeant d’emplacement à son gré en fonction de la générosité des badauds. Ce petit manège durait depuis cinq jours si Daniel Lin devait en croire son super ordinateur. C’était bien Betsy O’Fallain, le faux nom dont s’était affublée Betsy Blair, conforme en tous points, guenilles incluses, à la description du rapport des deux Français. Mais le Superviseur remarqua davantage encore.
Le soir, Betsy s’éloignait du quartier, puis prenait place dans une voiture, non un simple fiacre mais tout de même pas un huit ressorts. Le véhicule la conduisait en plein centre de Paris, au siège du journal Le Gil Blas où elle était alors prise en charge par une grande femme brune, imposante, souvent vêtue de rouge. Betsy lui rapportait tout ce qu’elle avait pu observer.
Daniel Lin s’intéressa, comme il se doit, à la nouvelle venue. Accélérant encore sa recherche, il fit défiler à une vitesse subliminale, tous les portraits des femmes qui comptaient en ce temps-là dans différents milieux parisiens. Enfin, il obtint ce qu’il voulait, un photochrome de la journaliste féministe et suffragette Yolande de la Hire.
«  Tiens! Dois-je paraphraser Spock? Fascinant! IA, affiche-moi donc toute la prose de Yolande de la Hire. Houlà! Cela ressemblerait à de la diffamation, ou à de la calomnie à l’encontre de la baronne de Lacroix-Laval que cela ne m’étonnerait pas! Qui stipendie donc cette Yolande pour qu’elle ponde de pareils billets? Qui a intérêt à salir la réputation de mon adversaire? ».
Les articles de Yolande de la Hire étaient proprement incendiaires. Ils accusaient Aurore-Marie de Saint-Aubain d’avoir usurpé sa fortune et son talent qui revenaient de plein droit à sa cousine irlandaise lésée, Betsy. Pour rappel, la mère de la baronne était d’origine irlandaise. 
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Chose plus grave encore, Yolande sous-entendait que la poétesse usurpatrice et sainte-nitouche se trouvait à la tête d’une conspiration visant à abattre la Gueuse, autrement dit la République, par le biais d’une secte d’illuminés dont elle était la Grande Prêtresse, secte disposant de fonds conséquents finançant le général Boulanger. Elle révélait également qu’elle avait été témoin, le 18 septembre 1877, de la cérémonie initiatique durant laquelle Aurore-Marie avait été intronisée dans les souterrains des thermes de Cluny.
Daniel Lin affina encore ses recherches dans les relations de Yolande de la Hire. Ainsi, il vit que la jeune femme appartenait à un club féministe influent militant pour le droit de vote des Françaises, pour l’heure, citoyennes de seconde zone.  Parmi ses amies et connaissances, on trouvait Séverine
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 et Rachilde,
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 alors que Gyp, d’extrême droite, gravitait dans le cercle des intimes de la baronne de Lacroix-Laval.
Poussant ses investigations jusqu’au bout, Dan El établit le lien majeur qui expliquait tout.
«  Yolande de la Hire est un agent du Deuxième Bureau français! Pari gagné! Ah! Son dernier article m’inquiète. Elle est au courant pour la soirée de Bonnelles. Elle doit s’y rendre avec Betsy Blair pour, officiellement, semer la zizanie, mais en réalité, pour recueillir les preuves nécessaires de l’avancée de la conspiration boulangiste. Ouille! Nous sommes deux sur la piste des plans du Bellérophon noir! Mon cher de Boieldieu, encore une mission pour vous. Sacré dilemme! Soit, je laisse agir les services secrets français sans intervenir, et ce sont eux qui auront alors la main haute pour déclencher une guerre prématurée contre l’Allemagne après s’être emparés des armes secrètes du brav’général, soit je donne expressément l’ordre à Michel, Symphorien et compagnie de permettre l’élimination physique de cette Yolande… J’ai horreur de me retrouver dans une telle situation. À charge pour mes amis de détruire toutes les pièces à conviction. Le reste viendra plus tard. Combien y a-t-il donc de réseaux d’espionnages sur l’affaire? Cinq? Davantage? Récapitulons:
- Le Deuxième Bureau;
-La Wilhelmstrasse;
- Le Foreign Office;
- Moi;
- Charles Merritt, l’épigone de Galeazzo ne peut rester sur la touche. C’est lui qui a volé les codex tétra-épiphaniques à Cluny en 1877. J’affirme cela sans savoir exactement pourquoi. D’ailleurs, j’attends incessamment le rapport de Frédéric Tellier, Spénéloss et Guillaume. Ah! Justement, le voici.
Le détenteur actuel desdits textes s’avère être une vieille connaissance d’une piste précédente. Lord Percival Sanders. Amusant! Que de beaux souvenirs. J’étais bien jeune alors. Je me cherchais encore. Mais laissons là les regrets. Établissons l’holo communication ».
Instantanément, un visage sympathique, long et malicieux, se matérialisa au centre de la chambre sise au Gros-Caillou.
- Bonjour, Daniel, commença Frédéric. Excusez-moi pour cette familiarité, mais le temps presse.
- Vous êtes à bord d’un ferry.
- Oui. Sir Charles a délégué plusieurs de ses agents pour agir en France. J’ai du gras. Ce noble personnage détient le codex original de Sokoto Kikomba du monde parallèle mexafricain découvert par l’aventurier Odilon d’Arbois au Mexique en 1863! 
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- Théoriquement, ce codex passe pour avoir été détruit en septembre 1877 à Cluny.
- Certes, mais vous avez fait une erreur, commandant.
Daniel Lin laissa passer cette phrase sans montrer sa contrariété.
- Vous n’êtes pas sans savoir que le codex de Sokoto Kikomba est la chronique royale des Moro Naba de Texcoco de 1311 à 2148.
- Décidément, mon passé alternatif me rattrape! Soupira le Superviseur. Poursuivez, Frédéric, aujourd’hui, je peux tout entendre.
- Le codex de Sokoto Kikomba décrit une guerre thermonucléaire survenue entre Texcoco et les Anasazi en l’an 2045 de la piste 1733. Il donne les secrets de l’arme atomique mais aussi la localisation dans le Bassin conventionnel du Congo des gisements de pechblende et d’uranium nécessaires à sa fabrication. Si l’on suit bien la traduction de d’Arbois.
- Vous pouvez avoir confiance en ce baroudeur sur cela.
- Merritt a compris l’intérêt du codex.
- Bien évidemment.
- Il veut détenir l’arme absolue, non dans un but militaire, mais pour pouvoir exercer un chantage sur tous les gouvernements européens afin d’avoir les mains libres dans ses différents trafics.
- Vous savez ce que cela sous-entend Frédéric? L’existence même de cette chronoligne, tout le plan boulangiste de cette guerre de revanche, reposeraient, j’en ai désormais la certitude, sur la présence d’une copie du même codex, effectuée ou donnée on ne sait pas encore par qui, pour le compte de madame de Saint-Aubain. Si Fu n’avait pas été anéanti, j’aurais dit que c’était lui  l’origine de ce micmac.
- Fu? Mais de qui s’agit-il?
- Laissez tomber Frédéric, je délire! Revenez au plus vite, mon ami.
- Non monsieur. Il me reste à étudier les codex de Cléophradès d’Hydaspe et d’Euthyphron d’Éphèse. De plus, j’ai eu vent d’un projet de voyage plus que suspect de Merritt à Venise dont j’ignore encore l’objectif. Dès que j’en aurai terminé avec mes deux agents suspects, je reviendrai à Londres.
- Faites pour le mieux, mais restez sur vos gardes.
Le commandant Wu voyait que le ferry naviguait sur une mer déchaînée. Il ne s’en inquiéta pas outre mesure. Au contraire, ce mauvais temps faciliterait le travail du danseur de cordes, qui n’hésiterait pas à envoyer par-dessus bord les sbires de Merritt, si nécessité s’en faisait sentir.
Après avoir coupé la communication, Dan El soliloqua pour lui-même.
«  Ai-je réellement la mémoire totale ou non? A-El m’entraverait? Je pensais bien l’avoir enfoui au plus profond de moi… mais il resurgit. Je ne me trompe point. Pourquoi? Je ne suis plus schizoïde. J’ai vaincu mes démons ».

***************

À quelques heures de cette soirée mondaine et politique qui promettait d’être mémorable - mais pour qui ? - le domaine de Bonnelles s’agitait de mille bruits et activités alors que de nouveaux domestiques étaient arrivés en renfort afin de faire face à la profusion d’invités plus ou moins autorisés.
Aurore-Marie craignait que le repas y fût surabondant et prétexte à bamboche. Il devait se tenir dans l’immense salon rectangulaire où, à chaque extrémité, s’ouvraient deux vastes baies. Au milieu de la pièce, on remarquait une imposante cheminée sculptée dont le manteau servait de cadre à un portrait de la belle-mère de l’actuelle duchesse d’Uzès. Tout en cette pièce était prétexte à profusion de meubles de tous siècles, du gothique revisité par les Romantiques au Napoléon III le plus capitonné et le plus lourdingue, surchargé à l’extrême de dorures du plus mauvais goût, de tableaux et de bibelots, de vases, des Sèvres, Saxe, Wedgwood, de Ming et de laques japonais. 
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Il y avait un autre vieux billard pendant de celui du deuxième salon réservé aux collections de bronzes. Mais ce n’était pas tout. En sus du clavecin peint et décoré par Nicolas Lancret, madame de Rochechouart de Mortemart avait pourvu aux penchants musicaux de son hôtesse en installant pour l’occasion un piano à queue de prix. 
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Comme il se doit, le majordome distribua les emplacements des différents convives selon leur rang social mais aussi en fonction des affinités de Madame. Aurore-Marie avait pris connaissance du menu non sans marquer son inquiétude. Elle souhaitait que les marmitons et l’échanson de la duchesse s’en tinssent à quelques mets, à peu de services, pas plus de trois, à une variété restreinte de vins et de boissons, à la condition que celles-ci fussent les moins opiacées et alcoolisées possibles. Son estomac d’oiselle était si promptement repu! Il atteignait fort tôt la satiété ; en cas d’abus, Madame la baronne absorbait alors les vomitifs et émétiques nécessaires à sa digestion. C’était là une contradiction flagrante avec l’exubérance de son style d’écriture qui contrastait avec ses goûts alimentaires d’anorexique et compensait son inappétence parcimonieuse érigée en système. Madame la baronne prenait soin à entretenir sa taille flexible d’adolescente attardée. Elle se moquait bien aussi de la provenance des extras, laissant ainsi les coudées franches à la duchesse. Or, là elle avait grand tort, car une multitude d’espions patentés s’étaient donnés rendez-vous à ce raout, y compris Daniel Lin Wu en personne. Matois, le commandant avait opté pour une apparence étonnante que nous nous refusons à dévoiler pour l’instant. Cependant, il devait gérer la turbulence de Violetta et de Deanna Shirley qui avaient insisté pour ne pas manquer cet événement. Autant Daniel Lin avait accepté pour sa pseudo nièce, dotée de dons de métamorphe et donc capable de se faire passer pour une personne plus âgée qu’elle, autant il avait tiqué devant les desiderata de l’actrice britannique dont les sautes d’humeur et le fantasque étaient connus de tous à l’Agartha.
- Je vous rappelle, dear Deanna, que vous êtes censément âgée de moins de quinze ans et qu’en aucun cas, vous n’êtes autorisée à souper avec les adultes!
- Quoi? C’est un scandale!
- Aurore-Marie vous a déjà vue. Donc la prudence et la discrétion s’imposent. Sinon, tout foire!
- Pour qui me prenez-vous? Je ne suis point si sotte!
- La bienséance pourrait vous imposer de faire dodo après avoir mangé à part avec les enfants.
- Cessez là, à la parfin! Vous m’humiliez.
- Point du tout. De plus, vous devez savoir que le repas sera adapté à votre âge.
- C’est-à-dire? S’enquit Deanna fort soucieuse. 
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- Pas de vin, pas de champagne, pas de galimafrées, pas de ces tourtes qui font votre ordinaire. Sans doute un potage aux pointes d’asperges, du blanc de poulet grillé accompagné de petits pois primeurs, rien de très bourratif comme vous vous en rendrez compte bien vite…
- Mais je vais crever de faim!
- Oui! Elle va crever la dalle! Se réjouit méchamment Violetta.
- Vous souhaiteriez mon dépérissement que vous ne vous y prendriez pas autrement !
- Oncle Daniel combat votre boulimie légendaire, digne de celle du Marsupilami africain, vous savez, celui qui ne s’exprime que par des Bahou !
Daniel fronça les sourcils et soupira :
- Encore une de tes réflexions bédéphiles mal placées !
- Parle pour toi, jeta l’adolescente d’un air pincé, tu t’es fait le portrait exact de S…
- Moineau ? Interrogea Deanna Shirley, l’œil émerillonné. Le nom que vous venez de prononcer ressemble à celui désignant le moineau en anglais.
Reprenant, après une pause, l’apprentie star, objecta courroucée : 
- O’Malley, dans toutes ces réjouissances? Qui va s’en occuper?
- Ce ne sont pas mes oignons! Il ne fallait pas vous encombrer de votre briard.
- Moi je sais qui va se charger de ton animal, fit la métamorphe ses yeux pétillant de malice. Jean Gabin…
- Au fait, pourquoi pas, acquiesça Daniel Lin. Puisqu’il fera le guet, cela lui sera facile de surveiller également le chien.
Pour pénétrer dans la propriété, ce fut un jeu d’enfant. Le commandant Wu usa d’hypnose, faisant croire à toute l’assemblée que les siens étaient des invités en bonne et due forme. De même, lorsque le maître d’hôtel engagea les extras, le même stratagème fut employé. Julien et Daniel revêtirent l’uniforme de leur fonction. Des tenues très Louis XV. 
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- Mince! Siffla Violetta. On se croirait chez Palankine dans Popaïne et vieux tableaux. 
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- Encore tes références bédéphiles, s’agaça Daniel Lin.
- Au fait, oncle Daniel, chapeau pour ton déguisement. Tu as pris des leçons auprès de Frédéric, lorsqu’il se fit passer pour un lad dans une affaire de vengeance…
- N’oublie pas aussi de rendre hommage à Marteau-pilon qui excelle dans ce type de couverture. 
A suivre...
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samedi 11 octobre 2014

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue chapitre 3 1ere partie.



Chapitre 3
Dans un paysage qu’on aurait pu croire édénique, deux hommes s’affrontaient en duel, croisant la flamberge. L’air était doux et sentait le printemps. Les adversaires n’avaient rien en commun, pas même l’âge. Le plus jeune, vingt ans à peine, avait tout d’un freluquet mal dégrossi. Ses cheveux châtains tombaient en cascades sur ses épaules étroites. Une fine moustache ornait sa lèvre supérieure dessinée au fusain. Il était tout impétuosité, tout impatience, alors que l’autre se montrait froid, calculateur et déterminé. 
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Tandis que des oiseaux, sans doute des rossignols, lançaient leurs trilles dans un jardin tout embaumé par les roses écloses et les œillets fragiles, le plus âgé  des deux bretteurs esquissait un sourire cruel alors que la pointe de sa rapière s’en venait percer l’épaule tendrelette imprudemment exposée du jeunot. C’était un de ces combats classiques d’honneur bafoué. 
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L’homme tout vêtu de noir avait l’habitude de ces duels. Il n’en était pas à son premier. Généralement, il venait à bout de son ennemi en quelques coups, portant l’estocade meurtrière sans que l’antagoniste ait eu le temps de riposter.
Thibault de Montargis, tout juste trente ans, mais une expérience valant tous les briscards, ayant déjà roulé sa bosse dans toutes les Espagne et les Abruzzes, vivait ou plutôt survivait en vendant sa science de l’escrime aux plus offrants. Pour l’heure, il s’était mis au service de Sa Majesté très Catholique, le roi Philippe III. Le spadassin exigeait un paiement sonnant et trébuchant en pistoles et non en ducats, monnaie vénitienne qu’il méprisait particulièrement.
À quoi ressemblait Thibault? Brun, les cheveux coupés courts, imberbe, la mâchoire carrée, il était d’une stature élevée pour son époque, frôlant les cinq pieds sept pouces. Sec, tout en nerfs, d’une force peu commune, il n’était pas bon de le rencontrer. Tout bretteur qui croisait le fer avec lui sur le pré le faisait à ses risques et périls. Au moment de la Hora de Muerte, ses yeux bleu glacier vous disaient bien que vous alliez retrouver El Senor Diablo dans quelques secondes. Thibault traînait une réputation terrible, celle de ne jamais faire grâce et d’achever son malheureux adversaire.   
Alfonso de la Pia de los Hermanos, caballero émérite, avait eu le malheur de voir sa belle séduite par ce malandrin, cet homme de sac et de corde. Rejoignant Maria après un soir de beuverie dans sa chambre, il l’avait surprise aux bras de Thibault. Rendu courageux par le vin, il avait souffleté l’amant de son gant de cuir, lui donnant rendez-vous sur le pré le lendemain matin. Ne levant pas même un sourcil, le Français avait accepté ce combat inégal. 
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Pour l’heure, Thibault faisait durer le plaisir. Alfonso était loin d’égratigner le spadassin. Les passes, les feintes, les enroulements de lames, les reculs, les croisements s’enchaînaient, mais on sentait bien que l’Espagnol s’épuisait. Enfin, alors que huit heures sonnaient au clocher du monastère dominicain distant de cent toises, en ce matin d’avril 1616, l’homme brun se fendit d’un coup et porta l’estocade fatale. La brette d’acier bruni perça le torse d’Alfonso. Une écume rosâtre s’en vint à ses lèvres et le jeune homme chut sur l’herbe dont la rosée venait de s’évaporer.
Sans montrer le moindre geste d’empathie pour le moribond, Thibault essuya sa lame sur une des manches à crevés de son pourpoint. Ensuite, se penchant sur le corps inanimé, en train de passer de vie à trépas, il lui fit les poches et vola impunément une bourse bien rebondie. Pour épitaphe, il marmonna :
«  Perro, vaya con Dios. »
***************

En ce mois de mai 1888, Michel Simon et ses amis s’acquittaient à la perfection de leur mission de surveillance des réseaux boulangistes. Les locaux des journaux réputés servir la cause du général Revanche étaient passés au peigne fin, les correspondances des directeurs épluchées ainsi que leurs comptes, ceci, bien sûr, discrètement et de nuit, avec un art consommé digne des pègres de la bande à Tellier.
Les bureaux les plus prisés furent ceux d’Arthur Meyer,
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 directeur du Gaulois. Les appartements du député Alfred Naquet sur les grands boulevards, ceux de Rochefort,
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 d’Edouard Drumont
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 et de Paul Déroulède ne furent pas en reste et reçurent la visite inopportune de Gabin et consorts. Ainsi furent découverts les financements occultes provenant de la duchesse d’Uzès et d’Aurore Marie de Saint-Aubain. La bande sut qu’une importante réunion devait se tenir d’ici trois jours dans la propriété de Bonnelles où les plans d’expédition du général Boulanger seraient exposés.
Carette se chargea du rapport à Daniel Lin. Il le fit avec sa verve habituelle.
- C’ que je peux vous balancer de source sûre, c’est que toutes les huiles du boulangisme seront présentes dans cette demeure de huppés et peut être ben aussi les mouches du Reichskanzler, du Foreign office et du Deuxième Bureau. Un joli ramassis d’espions. Je mettrais ma tête à couper que l’un de ces services va y déléguer la souillon habituelle, la domestique vidant les corbeilles…
- Hum, fit le commandant avec un sourire, vous vous souvenez des débuts de l’Affaire…
- Pour sûr, mon colon, répliqua Julien avec gouaille. J’voudrais en être mais avec quelle couverture? Je suppose que notre présence sera utile là-bas. Il nous faudra voler des choses, des plans, ouvrir nos esgourdes, fracturer des tiroirs à secrets et des coffres-forts.
- Effectivement, la duchesse d’Uzès détient une copie des plans du Bellérophon noir et la carte géologique localisant les gisements de pechblende dans le bassin conventionnel du Congo.
- Mazette!
- Ce plan lui fut remis par Hubert de Mirecourt, le second de Boulanger.
- Vous êtes vachement au courant.
- Pierre Fresnay, dans la peau de Boieldieu a su mener sa barque.
- Pour quelles frusques devons-nous opter afin de passer incognito?
- Vous ferez le larbin, rôle dans lequel vous excellez, mon cher.
- Ah ouais! À cause de mon accent parigot!
- Tout à fait.
- Mais les autres zigues?
- Louis Jouvet et Michel Simon reprendront les habits de l’évêque de Bedford, Archibald Soper et d’Irwin Molyneux.
- Mince! Les pelures de Drôle de drame! 
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- Symphorien Nestorius s’adjoindra à vous en renfort sous le costume d’un amiral à la retraite. Jean fera le guet, assurant vos arrières. 
- Et vous?
- Je ne manquerais cela pour rien au monde. Pensez. Rencontrer celle qui me nargue depuis si longtemps. Je parie que vous ne me reconnaîtrez pas.
- Pourquoi, commandant?
- Je suis passé maître dans l’art du grimage grâce aux leçons de Frédéric. Personne ne fera attention à moi. Mais, en attendant, je dois d’abord m’occuper de ce bon vieux Saturnin, coincé à Melun. Vous avez quartier libre jusqu’à demain soir. Nous répèterons alors nos rôles.
- Quartier libre? Une virée au Chabanais est-elle envisageable, Maître? Michel et Symphorien en ont bien envie et ne cessent de me rebattre les oreilles avec cela.
- Ouille! Pour récolter une saleté? Non! Contentez-vous donc du caf’conc’!
- Mais demain après-midi? Où allons-nous galopiner?
- Pourquoi pas les Halles Baltard? C’est un lieu fort instructif.
- Surtout fort odoriférant, m’sieur!
Claquant ironiquement des talons, Carette sortit de la pièce, un petit salon dans un hôtel meublé qui ne payait pas de mine du côté du Gros Caillou. Daniel Lin ne releva pas l’impertinence, accaparé par le « sauvetage » de Beauséjour. 
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Justement, ce sauvetage se fit assez facilement. Le passeport fautif se volatilisa et fut remplacé par un autre qui donnait à Saturnin de Beauséjour l’âge qu’il paraissait, c’est-à-dire soixante-sept ans. Il avait été émis deux ans auparavant. Mieux. Notre inénarrable gaffeur était désormais apparenté à un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, un certain Boniface de Beauséjour, un cousin originaire de Sologne, bien introduit à l’Elysée.
Ce fut pourquoi lorsque le vieil homme comparut une nouvelle fois devant le commissaire, celui-ci se montra confus et penaud. L’officier de police qui répondait au nom quelque peu loufoque de Gaétan Rapiécé, rouge comme une pivoine, bégaya des excuses. Il ne comprenait pas pourquoi Monsieur de Beauséjour avait pu passer pour un satyre muni d’une identité usurpée. L’ancien fonctionnaire ventru se lassait de ces soupçons infondés. Même les lieux lui faisaient horreur, ce banal local de police dépourvu de tout attrait, aux murs jaunâtres d’une nuance caca d’oie, ces meubles fonctionnels, sans plus, en bois blanc, ces odeurs de cigares froids médiocres, ce cliquetis irrégulier et agaçant de machines à écrire tapotées d’un seul doigt malhabile.
- Monsieur, je ne sais que vous dire, commença le commissaire. Une telle erreur… voici votre passeport. Il est authentique.
- Merci, monsieur le commissaire, répondit aimablement Saturnin.
Après avoir examiné le papier incriminé, notre ancien fonctionnaire de bureau ne put que pousser un ouf de soulagement.
«  Daniel Lin est intervenu, à n’en pas douter, pensa-t-il. Je me demande comment il s’y est pris pour substituer ce faux au vrai… enfin… Ce n’est pas mon problème. Maintenant, il me faut récupérer Violetta et surtout cette Deanna Shirley au plus vite. Dans cette histoire, moi, j’ai perdu trois jours ».
Naturellement, Saturnin fit bonne figure à Gaétan.
- Je suis donc libre de reprendre mon voyage pour Paris?
- Tout à fait, monsieur de Beauséjour. Mais, lorsque que vous avez été arrêté, il fallait vous recommander de votre cousin, Boniface…
- Hem… Boniface… commença le ridicule petit bonhomme ventru… c’est que…
- Oui, c’est un si haut personnage… secrétaire du Ministre des Affaires Etrangères…
«  Bon sang, quel est encore ce conte? »
- Sans doute. Mais, je n’aime pas déranger…
- Je comprends très bien.
- Mes nièces, que sont-elles devenues?
- Ah! Mesdemoiselles Violetta et Deanna…
- Oui, mes nièces…
- Hé bien, après avoir été placées dans un couvent, les deux jeunes filles se sont échappées.
- Comment cela?
- Je suppose qu’elles ont réussi à gagner la capitale, votre destination première. D’après une première enquête, on les aurait aperçues gare de Lyon. Elles prenaient un fiacre en compagnie d’un homme de taille respectable, aux yeux bleu gris clair et à la chevelure foncée. Il paraissait la quarantaine et était vêtu avec une élégance rare. Ah! Un détail me revient. Il portait dans ses bras un gros chat aux poils longs, noirs et blancs.
- Très bien. Je me sens maintenant rassurés quant au sort de mes deux jeunes parentes. Il me tarde de partir.
- Je vous en prie, faites.
Saluant du mieux qu’il put, Saturnin quitta donc le poste de police. En soupirant, il tata ses poches pour voir s’il disposait d’assez d’argent pour prendre le train jusqu’à Paris. Il n’eut pas davantage à se soucier de ce détail. Le sieur Michel Simon l’attendait l’œil goguenard.
- Vous voici enfin! S’exclama le comédien. Vous avez quinze minutes de retard sur l’horaire prévu, mon cher Saturnin.
- Je pense que c’est Daniel Lin qui vous envoie.
- Exactement.
- Nous gagnons Paris à pied?
- Que non pas! Par téléportation.
- Ouille! Je n’aime pas ce moyen de transport.
- Petite nature, va!
Sur ces mots, les deux hommes marchèrent jusqu’à sortir de la ville puis, sans coup férir, se retrouvèrent dans un salon meublé confortablement, un salon qui appartenait à une suite louée dans un hôtel parisien du quartier du Gros Caillou. 

***************
 Comme nous l’avions laissé sous-entendre, Julien Carette avait quartier libre. Il alla se balader avec Jean Gabin ; tous deux choisirent de musarder du côté des halles Baltard où la profusion d’odeurs et de bruits les remplissaient d’aise tant ils appréciaient par-dessus tout la foule de ce Paris populacier qui était déjà en voie de disparition dans l’entre-deux-guerres. Pour apprécier et connaître tout le sel de ces structures de fer, il fallait avoir lu Le Ventre de Paris, d’Emile Zola dans toute sa profusion et splendeur baroque. C’était d’ailleurs un concert de bruits et d’odeurs contradictoires qui assaillait les sens de nos deux visiteurs non habitués des lieux. Des effluves de légumes blettis se mêlaient aux senteurs plus agressives des carcasses d’équarrissage, y compris chevalines, et aux odeurs avancées de camemberts, de maroilles, de livarots et de bries au lait cru. Il revenait à Carette le souvenir de ce slogan imparable affiché par une boucherie chevaline de Ménilmontant : Vous qui perdez aux courses, vengez-vous, mangez du cheval.
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  Du côté des poissonneries, la fragrance se fit insoutenable. Les cris des harengères fusaient, se croisaient, formant une musique sérielle assourdissante :
« Ma sole ! Toute fraîche ! Arrivée du Havre ce matin ! »
« Mes maquereaux ! Mes maquereaux ! Ils sont beaux mes maquereaux ! »
« Qui veut du thon ? »
« Les bonnes dorades aux écailles argentées ! »
 « Une livre de limandes, ou du grondin! Venez chez moi, c’est du tout bon! »
  Afin d’être maintenus frais, ces poissons reposaient sur un lit de gros sel. Quelquefois, pour parfaire l’illusion, les poissonniers leur jetaient des seaux d’eau. 
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 Ne s’attardant point dans ce secteur puant, Julien et Jean s’aventurèrent aux étals des salades et des fruits. Des alignements de scaroles, de frisées, de laitues, d’épinards, de roquettes, de radis, de choux rouges, de blettes, d’artichauts et de carottes ravissaient l’œil. Les fruits n’étaient pas en reste, avec des pyramides de fraises, de griottes, de cœurs de pigeons, de bigarreaux, des nèfles droit venues d’Afrique du Nord, des amandes fraîches, des fèves, des poires de saison comme les Madame Ballet et les Bergamote Esperen. Dans cette profusion, les pommes avaient la part belle avec les reinettes du Mans, du pays de Caux et les Clochard. Comble du luxe, quelques ananas et bananes étaient également vendus à des prix défiant toute concurrence.
 Puis, venaient les fleuristes, y compris des fillettes qui survivaient ainsi en proposant des bouquets de violettes. Tulipes, glaïeuls, narcisses, anémones, primeroses, pensées, phlox, arums, iris, primevères, ancolies se présentaient en pots, en jardinières ou en bottes.  Dans cet enchevêtrement de couleurs et de parfums, on remarquait la présence de quelques dames de qualité ou des descendantes de grisettes marchandant des pivoines et des soucis aux bouquetières. Ces fleurs étaient destinées à l’ornementation de quelque étroit balcon où les belles, en déshabillé, roucoulaient à la recherche d’un bien tiède et tendre torse. 
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 Au sein de toute cette animation, nos deux compères, l’œil, le nez et l’oreille émerillonnés, eurent la surprise d’entendre une voix incongrue de nature féminine pousser la goualante avec un fort accent anglo-saxon.  Ils ne tardèrent pas à apercevoir la propriétaire de cet organe sonore caractéristique.
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 Julien Carette et Jean Gabin n'en revinrent pas de ce spectacle.
« Mais qu'est-ce qu'elle fout ici, celle-là, en pleines halles Baltard? Qu'est-ce qu'elle a à goualeur comme une Fleur de Marie? Et son accent! L'est pas prévue par Daniel! Il a jamais été question d'se la trimbaler avec nous! Dégoisa Julien.
- Tu la connais? Répondit l'autre vedette de « La grande illusion. »
- C'est miss Daisy Belle, qui la connaît bien. Elles ont fréquenté Hollywood, mais quand? C'est une sauvageonne intello, une coco de première, qui adore jouer les timbrées et les crève-la-faim! L'est très fortiche sur les planches, aussi! Si ma mémoire m’trompe pas, elle a joué une cinglée muette attifée comme pas possible dans un film vériste, « La fosse aux serpents », où Daisy Belle tenait le premier rôle. La Betsy n’était même pas créditée au générique !
- Alors, c'est qui qui l'a faite venir?
- T'occupe! J'vais causer l'bout d'gras avec c'te môme Piaf de bastringue amerloque! »
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La jeune chanteuse miséreuse poursuivait sa complainte, une ballade irlandaise nostalgique, tout en tendant la main aux chalands. Malgré ses oripeaux, son fichu sale, elle paraissait d'une beauté singulière, propre à emballer des cœurs non endurcis par l'égoïsme. On l'eût pensée droit sortie d'un de ces mélodrames misérabilistes à la Octave Feuillet, ou d'un poème à la gloire des gueux, qu'aurait composé en vers médiocres un Jean Richepin ou un François Coppée, que l'Académie française avait élu voilà tantôt quatre ans. Et ce parnassien populiste, futur antidreyfusard notoire, avait ses entrées chez la baronne de Lacroix-Laval.
« C'est y pas possible! Cracha notre anar de droite. C'est elle tout craché, la fameuse Lison de m'ame de Saint-Aubain! Pincez-moi, j'rêve, j'pionce! Et l'poème s'ra écrit qu'en 1891! Si belle dans ta misère noire! Elles se sont, ou vont se rencontrer. »
La malingre jeune femme resserra contre sa poitrine le châle crasseux et déteint, devenu grisâtre, qui la couvrait toute l'année. Elle arborait de splendides cheveux châtain clair, plantureux à souhait, qui soutenaient la comparaison avec ceux de notre poétesse ampoulée, pleins de ces reflets dorés à même de séduire quelqu'un porté sur les belles maigres intelligentes et un œil bleu d'aliénée, aux expressions troubles, un peu aussi comme chez Aurore-Marie quoiqu'elle eût les prunelles ambrées, ce qui lui avait valu le fameux rôle d'Esther dans « La fosse aux serpents », dans l'univers alternatif d'où elle venait. La hâve jeune femme venait de terminer sa chanson. Notre miséreuse partageait un autre point commun avec la souffreteuse baronne : un long nez qui faisait beaucoup pour son charme hors normes. Nonobstant sa parure capillaire, la jeunesse de la belle la différenciait indubitablement de la Marie-Madeleine pénitente de Donatello, célèbre statue à l'expressionnisme trivial qui ne cachait rien des dégradations viles, des cicatrices prodiguées par une vie de débauche, dont une réplique appartenait aux collections de la duchesse d'Uzès.  Notre chanteuse prolétarienne s'exprimait dans un français atroce, tellement son accent américain dont on ne savait plus s'il était sudiste aristo ou bostonien ressortait :
« A vot'bon cœur, m'sieurs dames! Quelques sous pour la pauv' Betsy O'Fallain, qui s'est exilée de la verte Irlande pour pas mourir de faim! Notre Seigneur vous l'rendra! »
Julien empoigna un peu trop fortement la frêle mendiante, qui en lâcha sa sébile. Quelques menus jaunets roulèrent sur les pavés des Halles parsemés de crottin et de déchets des quatre saisons.
« Arrêtez, m'sieur, vous m'faites mal!
- T'es qui, toi? On t'a reconnue! T'es actrice comme DS de B de B, mon copain Jean et moi-même, et t'es pas d'l'expédition! Tu t'appelles bien Betsy, mais Blair, et si tu continues à surjouer les pauvresses on va finir en effet par plus t'blairer! Alors, dégoise : qui te commande? Barbenzingue? Un traître de l'Agartha qui cherche l'emmerde? Allez!
Comme si elle répétait une leçon, la superbe jeune femme de romans de quat'sous  répliqua :
- Je m'appelle Betsy O'Fallain, et je suis une cousine irlandaise pauvre de Madame de Saint-Aubain. Je suis là pour revendiquer ma part d'héritage, et c'est Madame Yolande de La Hire, la fameuse publiciste féministe qui m'aide et qui pourvoit à mon écot et ma pitance quotidienne!
- Faut prévenir rapido Michel, Louis et Pierre, c'est grave : y a un troisième larron qui veut nous contrecarrer! Jeta Julien à l'adresse de Gabin.
- Et pourquoi pas Daniel directement?
- Tu sais très bien qu'il a d’autres chats à fouetter, vu que ça m’a tout l’air de s’embrouiller ici !
- Arrête de pinailler! Tu veux le ménager !
- Encore un néologisme, comme ils disent! En fait, je fais que suivre les recommandations de Lobsang. »
Les paroles de Betsy Blair confirmaient qu'elle profitait d'une petite communauté de caractères physiques partagés avec Aurore-Marie, qui eussent pu effectivement la faire passer pour une plausible parente éloignée des Lacroix-Laval ou plutôt, de la mère d'Aurore-Marie, Louise-Anne de Boscombe O'Meara (1837-1876), qui avait pour ascendant direct un jacobite irlandais, grâce à ces traits dépendant de quelques gènes récessifs chers à frère Gregor Mendel : nez, cheveux et maigreur – à moins qu'elle jouât aussi le jeu de l'inanition et de l'anorexie- ce qui eût eu pour conséquence qu'un éminent anthropologue se penchât sur le cas des deux intéressées et, ajoutant le troisième larron, à savoir Deanna Shirley, eût conclu : « Aurore-Marie de Saint-Aubain, c'est 75% de Deanna Shirley De Beaver de Beauregard et 25% de Betsy Blair », et un agitateur aurait ajouté en huant le scientifique : « Hou! Hou! Montrez-moi cette jolie laide, allez! Prouvez ce que vous avancez, charlatan! » Vu son talent digne de l'actor's studio, Betsy Blair excellerait dans le rôle de la cousine pauvre lésée...

*************
    Aurore-Marie de Saint-Aubain en avait l'intime conviction : sa juvénile plastique surpassait celle des plus grands chefs-d’œuvre de la ronde-bosse des maîtres sculpteurs anciens. Notamment, la diaphanéité de sa petite personne constituait, de son point de vue exclusivement narcissique, sa qualité première. Ce fut cette raison qui poussa notre versificatrice maniérée à écrire un nouveau recueil manifeste, une autocélébration en quelque sorte, qu'elle présenterait à la duchesse d'Uzès. Le titre en était explicite : « La nouvelle Aphrodite ». Avant de descendre du train qui arrivait gare de Lyon, sachant qu’une voiture affrétée par la duchesse l’attendait afin de la conduire directement à Bonnelles, la baronne de Lacroix-Laval avait retouché son discret maquillage. Dans le cabinet de toilette attenant à son compartiment, Alphonsine avait procédé au changement de vêture de Madame, ayant substitué à sa tenue de voyage une robe de promenade de chez Madame Coussinet. Elle s’évertua à parfaire son ouvrage par de nouveaux apprêts : rehausser le teint de lys diaphane de la poétesse par l’usage de pâtes de beauté. La poétesse laissa enduire ses mains, son cou et ses joues avec délicatesse ; c’était comme si on la oignait d’un saint chrême. Aurore-Marie avait coutume d’user de pâtes parfumées à la rose, au citron ou à la violette. Elle additionnait ces lents massages d’une légère aspersion d’essence de Néroli ou d’eau de Cologne afin que ses pores, prétendait-elle, pussent respirer tout leur soûl. Cette adjonction avait pour résultat d’engendrer une humectation subtile conférant à sa diaphanéité épidermique une fragrance suave, quasi sensuelle, propre, telle une fleur venimeuse carnivore piégeant l’insecte pollinisateur, à emprisonner les esprits de celles et ceux qu’elle souhaitait séduire et convertir à ses idées douteuses. Ainsi, elle fascinait ses proies telle une fleur déhiscente…mais il en fallait davantage pour gruger un Daniel Lin Wu. Pourquoi ce choix exclusif de trois types seulement de pâtes de beauté, alors qu’une grande variété était proposée aux dames de qualité ? Le prosaïsme des préférences de la baronne de Lacroix-Laval venait d’une raison dermatologique toute simple, pour ne point dire vulgaire : les autres pâtes parfumées irritaient son épiderme. Ainsi, Madame avait tenté d’apprécier celles comportant une touche dominante de miel. Las, sa peau ne l’avait point tolérée. Elle s’était faite toute pourprine ; des plaques furfuracées malvenues, à la semblance de brûlures, avaient gâté de si jolies et nobles mains d’une délicatesse, d’une pureté d’enfant, qui faisait tant s’extasier les thuriféraires de notre poétesse décadente. C’était messeoir que d’arborer en public des mains rouges, purpurines, comme ébouillantées, vulgaires à la parfin, car dignes des filles du peuple qui travaillent… Afin que se camouflassent ces malheurs cutanés, Aurore-Marie, lors d’une fort sélecte soirée donnée par Boni de Castellane,
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 s’était contrainte à conserver nuitamment ses fins gants de chevreau parfumés à la frangipane et à la peau d’Espagne, tandis que d’intolérables démangeaisons l’avaient faite souffrir des heures durant. Or, ni la matière ni la couleur de ces accessoires ne convenaient à sa toilette de souper, du fait de son allergie. Elle eût dû arborer de longs gants blancs en satin plutôt que ce chevreau bleu glacier bon pour une toilette d’après-midi. Ainsi, Madame devait toujours disposer d’une ganterie conséquente, quels que fussent le temps, le climat ou la saison, chaude ou froide (puisqu’elle était également sujette aux gerçures) et voyager avec au moins douze paires de rechange (une pour chaque moment de la journée) afin non seulement de se conformer aux usages et à la mode, mais aussi de pallier le petit inconvénient de sa fragilité épidermique. Désormais, le dévolu de Madame s’était porté sur les pâtes à la vieille rose. De même, lorsque Alphonsine rehaussait ses lèvres quelque peu chlorotiques d’une touche de couleur, elle prenait soin de le faire avec une pâte de rouge à lèvres comportant un fond de cédrat. Toussotante, sa gorge irritée par le voyage, un peu languide aussi, Aurore-Marie descendit de son compartiment en suçant des gommes de guimauve tandis que les portefaix prenaient en charge ses malles transportées jusqu’à une patache spéciale où Alphonsine prit place. La voiture armoriée à huit ressorts affrétée par Madame de Rochechouart de Mortemart attendait la baronne ; c’était un véhicule découvert, au capiton moelleux propre au nonchaloir. Outre le cocher et le postillon, il y avait un valet qui déplia le marchepied et prit place à l’arrière. C’était là un équipage de bel arroi, digne de l’Ancien Régime qu’Aurore-Marie adorait.
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  Le beau mois de mai exigeait que notre dame de qualité voyageât dans ce type de calèche mondaine, afin qu’on la remarquât et la saluât au passage. Elle tenait une ombrelle écarlate, qui protégeait son incarnat de vraie blonde aux torsades miellées ainsi que ses yeux d’un ambre clair, presque jaune, qui clignaient sous les rayons agressifs de Phébus. Un amour de petit chapeau assorti à l’ombrelle, dépourvu de voilette, empanaché de plumes de queue d’autruche teintes de la même nuance, couronnait cette tête d’or mellifère aux touches çà et là cendrées, avec une légère nuance roux clair, un peu vénitienne. Madame la baronne, afin que ses anglaises, longues comme celles d’une korè archaïque, ne se salissent point à la poussière du voyage, les avait soigneusement ramenées en nattes et en couronnes.  La robe était à polonaise, de couleur noix, à guipure dite « Richelieu », avec des revers, des cols de manchettes, un pan et des imitations de retroussis terre de Sienne. Le col de son chemisier, apparent, montant au ras du cou, s’agrémentait d’un nœud papillon fort seyant, qui remplaçait les habituels camées de la baronne. Le boutonnage de biais du corsage de la robe rappelait la mode des revers croisés à l’anglaise des uniformes de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Un œillet, signe emblématique de l’obédience boulangiste, était épinglé au revers gauche, en lieu et place du ruban rouge prévu à l’origine. Avant de prendre place dans la calèche, Madame de Saint-Aubain avait acheté un bouquet de violettes à une charmante petite bouquetière toute brunette qui eût mérité qu’un William Bouguereau en peignît le portrait.
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 Elle avait généreusement gratifié la petiote d’une pièce de cinq francs en argent (elle adorait les petites brunes). Présentement, elle tenait ledit bouquet à la main droite, tandis que la gauche arborait l’ombrelle. Ses mains, après qu’Alphonsine les eut pommadées, avaient été gantées de chevreau ocre jaune.
  Tant que cette promenade dura, Aurore-Marie ne quitta point un sourire enjôleur, quelle que fût la fatigue ressentie. Bonnelles n’était pas près, et une fois les portes de Paris franchies, il fallut faire une petite pause, dont le cocher profita pour remettre la capote du véhicule. Madame et sa domestique prirent un petit rafraîchissement limonadier et grignotèrent un en-cas, une cuisse de poulet froid et un beignet. On reprit la route, pour ne parvenir chez Madame d’Uzès que vers les sept heures du soir, alors que le crépuscule teintait l’orbe céleste de pourpre et de violine tandis que s’effiloquaient quelques nuages filandreux. 
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  Le portail de la somptueuse propriété fut ouvert après que l’équipage se fut fait reconnaître par les cerbères des lieux, des hommes bourrus armés de fusils de chasse et vêtus de costumes de velours verts, aux jambes guêtrées de cuir. Madame était donc bien gardée, et pouvait en apparence compter sur la vigilance de son service de sécurité (ceci étant un bienvenu anachronisme). La calèche et la patache s’engouffrèrent dans une allée large, longée de parterres à la française, apparemment bien ordonnancés dans un ordre classique rigoureux digne de Le Nôtre. Ceci n’était qu’apparence, parce que la fantaisie de Madame d’Uzès s’était manifestée dans le choix des plantes et des statues. Ainsi, l’allée était bordée de sphinges polymastes de marbre de Carrare, tandis qu’on apercevait à distance, plusieurs bassins, grottes, nymphées et pièces d’eau agrémentés d’une statuaire païenne ambiguë de faunes, de sylvains, d’hamadryades et de satyresses dignes quant à elles de Puvis de Chavannes, dont on pouvait conséquemment douter de la nubilité à cause de leurs formes fort graciles. L’incongruité suprême se présenta aux yeux d’Aurore-Marie sous les traits de la déesse grecque primitive Eurynomé, née du chaos initial, qui s’était unie au serpent Ophion afin de concevoir un œuf d’argent universel conservé en l’omphalos de Delphes du temple d’Apollon. Cette sculpture était en marbre du Pentélique authentique et émergeait d’un massif d’osmanthus avec des corbeilles d’onyx noir. Ses yeux enchâssés de pâte de verre et son sourire archaïque ainsi que sa coiffure torsadée de longues boucles prodiguaient à Madame la baronne l’impression que, par malice, la duchesse s’était amusée à exiger de l’artiste qu’il donnât à cette déesse les traits et l’aspect de notre poétesse parnassienne.  
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  Dans le clair-obscur du soir qui tombait, ce parc exhalait toutes les efflorescences d’un mai accompli, comme si toutes les floraisons dégorgeaient leur transsudation de rosée, dès ces heures, après que le seigneur Phébus eut bien échauffé les calices et pétioles. De fait, ces fleurs exprimaient une ultime fragrance avant que se refermassent pétales, pétioles et calices pour le doux repos nocturne. Les glycines enivrèrent Aurore-Marie de leur suavité grisante ; de même, les bougainvillées, les bosquets, charmilles et buissons divers, les nymphéas et nénuphars géants entraperçus dans les bassins distants, colossaux comme ceux de Kew Gardens, enchantèrent les sens de Madame de Saint-Aubain, prête à s’émerveiller de toute la nature. C’était un chatoiement de couleurs allant s’éteignant au déclin de la lumière, une symphonie aquarellée de touches picturales multicolores se précipitant dans les ténèbres de la nuit. Cela rappelait quelque éclat d’un règne somptueux déclinant, irradiant tout cet univers microcosme de ses derniers feux du couchant. Les oiseaux eux-mêmes ne se décidaient point à s’aller coucher. Les oreilles attentives d’Aurore-Marie percevaient encore les pépiements des passereaux dans les charmilles, les chants troublants des merles qui semblaient attendre que le rossignol prît leur relais. Et ces hydrangées, ces rhododendrons, ces euphorbiacées qui paraissaient refuser la logique d’un calendrier printanier leur imposant parfois une plus tardive inflorescence, incluses ainsi au sein d’une antilogique anormale, ce qui conférait à tous ces lieux une irréalité fantastique se gaussant des saisons exactes. « Ces variétés-là, se dit la baronne, accoutumée aux serres lyonnaises du parc de la Tête d’Or qui avaient inspiré ses plus beaux poèmes, ne devraient-elles pas s’épanouir plutôt en juin ou juillet ? »
  Aurore-Marie goûta au ravissement des acalyphes, des asphodèles, des hispidas des Indes, de la pachystachys, de la lutea du Pérou. Il y avait aussi, sous la lueur rubéfiée du crépuscule, des profusions incroyables sises au sein d’un jardin japonais inclus au mitan même du parc, inattendu, il fallait bien le dire : cascades opalescentes glougloutant à leur aise, fuchsias, mûriers, cerisiers dont las le temps des fleurs était jà dépassé. Aurore-Marie, à ce spectacle paradisiaque, ne put s’empêcher de se remémorer les vases mille fleurs chinois du siècle de Kien Long, qu’elle avait admirés lors d’une visite effectuée en l’éphémère musée asiatique que Monsieur Emile Guimet avait ouvert à Lyon en 1879. Un nouveau sanctuaire muséal était lors en préparation en la capitale, et Madame de Saint-Aubain comptait bien s’y rendre. 
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  Mais toutes les bonnes choses ayant une fin, la voiture s’arrêta au perron de la demeure superposant des styles contradictoires et composites, du néo-classique au gothique anglais, tandis, qu’émergeant comme par surprise d’une roseraie embaumant ses arômes du soir, Madame la duchesse d’Uzès se portait à la rencontre de son amie.
« Ah, chère amie ! J’espère que ce voyage ne vous a point trop fatiguée.
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- Bien que je me sente un peu lasse, j’aurais plaisir à participer aux agapes prévues, répondit mollement Aurore-Marie en tendant ses mains, toujours gantées, à son hôtesse.
- Nous souperons à dix heures, comme prévu. Mais je vous ai d’abord réservé une collation de bienvenue constituée par un plateau de délicieux macarons. Vous aurez l’embarras du choix dans les thés : Darjeeling, Lapsang Souchong, Orange Jaipur, Russian Earl Grey…
- Vous m’appâtez, ma mie…
- Rien n’est trop bon pour vous, ma chère, belle d’entre les belles, rose parmi les roses, évanescent bouton qui fait honneur à notre maisonnée, blossom of rosebuds…
- Certes, ma mie, répliqua la poétesse en minaudant, puis-je cependant vous rappeler que les roses ont des épines. »
  Aurore-Marie avait répondu à ce compliment de sa petite voix adoucie par les guimauves, dont elle usait et abusait, voix où, cette fois-ci, à l’habituel soupçon persistant de juvénilité, s’était ajoutée une pointe d’irritation.
« Mais, reprit Madame d’Uzès, vous êtes l’exception, mon amie… »

  Dès qu’elles eurent pénétré dans le pavillon éclectique, la reine de ces lieux commanda à sa domesticité de prendre soin des bagages de Madame la baronne, de les décharger de la patache et de les porter dans les appartements réservés à notre hôte de marque et de lettres. Alphonsine prit congé de la poétesse ; un des laquais de Madame d’Uzès se chargeant de la conduire en l’étage réservé aux domestiques où l’on allait  bientôt préparer le souper de notre valetaille. La table allait être dressée en la salle à manger de la domesticité. Alphonsine s’enquit de la cuisine des communs qui l’intéressait.
  On débarrassa Aurore-Marie de son ombrelle inutile qui alla rejoindre sa garde-robe en ses appartements. Ce fut alors que Madame de Saint-Aubain se décida à solliciter de la part de son amie la permission de visiter son salon, qu’elle savait réputé en arts décoratifs de toutes sortes, avant la collation qui l’attendait. Elle se retirerait ensuite afin de goûter un doux repos avant de se préparer pour le souper. Chacune de ses malles portait un numéro et un étiquetage précis, avec la liste détaillée des effets, accessoires, colifichets, chaussures, écrins à bijoux, cartons à  chapellerie, fourrures, linge de jour et de nuit (y compris les déshabillés), bas, ganterie, face-à-main, parfums, pâtes, éventails de nacre, d’écaille, d’ivoire, de dentelle, potions diverses contre la toux et autres menus maux, dictames aussi, sans oublier les toilettes réservées pour chaque occasion ; Alphonsine devait habiller Madame la baronne en suivant ses indications strictes, harmoniser les accessoires exacts avec cette robe de souper de printemps qui, dans la liste d’Aurore-Marie, portait le numéro six.
Madame de Rochechouart de Mortemart fit preuve de célérité. Elle condescendit aux souhaits de sa mie et toutes deux se rendirent au fameux salon, en traversant une galerie fort étonnante qui conjuguait le style gothique anglais préraphaélite au néo-byzantinisme français. Cette galerie, aux fenêtres à vitraux chatoyants dont les sujets profanes et médiévaux reprenaient la légende de la Lady of Shalott et les pièces de William Shakespeare, contenait d’extraordinaires collections d’ivoires et de bronzes anciens, ainsi que des émaux de toutes sortes. Il revint en mémoire de notre poétesse le problème épineux de la mystérieuse statue de déesse archaïque à son effigie, qui, selon elle, était une incarnation plastique de la fameuse Bona Dea mère de toutes choses ici-bas, si chère à son cœur de néo-païenne.
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« Mais, mon amie, je vous rappelle que sous mon nom d’artiste, Manuela, j’ai commis maintes statues de ce genre, fort remarquées aux divers Salons… Et celle-ci, cette Eurynomé, n’est autre qu’une représentation de votre beauté d’exception… »
  A ces paroles suaves, Madame de Lacroix-Laval ne put s’empêcher de soupirer d’aise et d’exprimer son ravissement. Mais les portes du salon, toutes en dorures, s’offraient à elle, et il lui fallait louer tout ce qu’elle y verrait. De fait, elle connaissait déjà les lieux, visités l’an passé, et ce qu’elle voulait savoir, c’était si Madame avait encore enrichi leur décorum fantasque et coruscant. Elle n’agissait ni par caprice, ni par envie, moins encore dans le dessein de jalouser l’éminente égérie boulangiste. Non, tout cela faisait tout simplement partie du jeu superficiel des mondanités féminines.     
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  Le doux regard mystique de la jeune femme-fleur balaya longuement le lounge si coquet, dont elle adorait le style rococo. Aurore-Marie cherchait la nouveauté, les objets menus à sa semblance, dignes d'une maison de poupée, les turlutaines inédites qui eussent pu s'être ajoutées depuis sa précédente visite d'octobre 1887. Elle reconnut le délicat billard japonais de merisier, d'acajou et de santal, les familières tapisseries galantes inspirées de Chardin et des chinoiseries du temps du Bien Aimé, avec leurs petits singes facétieux anthropomorphisés, ces macaques, capucins, saïmiris et autres ouistitis platyrhiniens des Indes occidentales, qui lui rappelaient l'affectueux surnom dont Albin avait doté sa bien aimée épouse, aussi fluette que ces mignonnes créatures sylvestres.
Statuettes, médailles, bronzes, pièces d'orfèvreries gemmées, aiguières ottomanes et mozarabes auliques, objets liturgiques médiévaux (croix, ciboires, calices, ostensoirs, châsses, reliquaires) en émaux champlevés, psautiers et sacramentaires carolingiens et ottoniens aux fermoirs chantournés sertis de pierres fines et couverts de dorures fondues à la cire perdue, parfois plus faux que des fac-similé en cela qu'ils servaient de leurre, de camouflage à des ouvrages bien plus sulfureux et porcelaines d'Europe ou de Chine n'étaient ni plus, ni moins nombreux que l'autre fois. Myron, Scopas, Praxitèle, Pollaiolo,
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 Clodion, Germain Pilon, Pigalle, Houdon, Verrochio, Donatello, Barye, Rodin, Carpeaux, Frémiet : aucune sculpture ne manquait à l'appel... Toutefois, Aurore-Marie s'intéressa davantage à une réplique en réduction de la fameuse statue équestre de François Sforza, duc de Milan, due au maître Leonardo, détruite hélas par les arbalétriers de Louis XII lorsque les Français prirent le Milanais et chassèrent Ludovic Le More du pouvoir. Ce bronze faussement patiné, issu de l'atelier de Barbedienne, qui jurait quelque peu, car il rompait l'harmonie de l'ensemble, procurait une touche factice, excessivement salonarde, à cette pièce réputée d'un goût aristocratique, comme si Madame la duchesse, sous l'influence populacière des amis du brav' général revanche, se fût soudainement convertie aux mauvais usages de la bourgeoisie d'affaires. L'autre problème, suraigu, irrémissible, obsessionnel, était que Madame de Saint-Aubain avait remarqué exactement le même bronze chez lady Pembroke, lors de son séjour à Londres, l'an passé, voyage fashionable qui avait pour purpose, comme on disait dans le langage d'Albion, d'assurer la promotion de la traduction anglaise de son recueil de poésies « Églogues platoniques ». Notre jolie petite blonde, notre tiny bibelot, ne savait conséquemment plus s'il fallait voir dans cette propension fin de siècle pour les bronzes faussement anciens du snobisme, de l'infatuation ou de la forfanterie.
Une subtile senteur de vanille, de cette vanille authentique recueillie dans le royaume d'Imerina, alliée à l'exhalaison d'un bouquet de myosotis sis en un grand vase de Sèvres remontant au temps de Marie-Amélie, reine des Français, sans omettre ces curieuses traces olfactives non encore tout à fait évaporées, indéfinissables, fantomatiques, de quelque cataplasme de fenugrec dont on ignorait pour quel usage il avait pu servir, emplissaient ce lieu cosy aux tentants canapés capitonnés de velours grenat et de tussah brodé de guipures dorées, invite roborative au repos de la languide blondine. Aurore-Marie esquissa un sourire connaisseur à l'identification de répliques antiques des arts d'Etrurie, d'Asie Mineure et de la Grande Grèce. Elle vouait un culte particulier, nostalgique, à la civilisation gréco-romaine et ses iris de résine, si effarouchés, si craintifs d'habitude, pétillèrent à l'examen familier de ces reproductions de l'onochoé ou olpé Chigi, du cavalier Rampin, du Mars de Todi, de l'Aphrodite de Cnide, du sarcophage des Amants, de la chimère d'Arezzo et de l'Apollon de Véies, que quelques archéologues attribuaient au coroplaste Vulca, dont Amaury de Saint-Flour, le sculpteur roman dément du XIe siècle, qui travaillait presque exclusivement sur la cire, avait été l'ultime épigone.
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Les doigts de la poétesse frémirent d'une sensualité impatiente, quasi exacerbée, portée exclusivement sur le toucher du Beau ; la baronne ne put s'empêcher d'ôter ses gants de peau chamois afin de caresser doucereusement de ses blancs doigts d'albâtre, ô volupté vénéneuse, le fin modelé d'une Aphrodite anadyomène en biscuit, dans la tradition néo-classique de Thorvaldsen,
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 à moins que l'œuvre ne fût plagiée sur Coysevox, le maître du Grand Siècle. Elle s'attarda à dessein sur les courbes, les fesses et les seins de la statuette, attributs dont manquait son pauvre petit corps. C'était pour la baronne de Lacroix-Laval une sensuelle caresse, comme elle aimait à le faire lorsqu'elle tâtait longuement les dessous de soie, de satin et de percaline dont elle adorait se vêtir, en un mignard rituel narcissique et érotique qui pouvait se prolonger ad libitum. Aurore-Marie haïssait cette lingerie commune de coton portée par les autres femmes, un peu rêche, un peu grège, un peu jaune, un peu rancie, un peu écrue, un peu tout cela... Elle ne voulait ne rien faire, ni ne rien revêtir à la semblance de l'ordinaire. Le regard d'Aurore-Marie prit lors un éclat extatique. Sous l'effet de la suavité tactile prodiguée par le laiteux biscuit, elle se surprit à murmurer un « Tota pulchra es...ma Deanna... » Qui fut en sa petite bouche fruitée tel un chantonnement de chardonneret ou de juvénile jouvencelle virginale du temps jadis où Berthe filait, qu'on eût pensée conviée pour la première fois en ses atours damassés au bal de Béatrice d'Este. Elle se laissa submerger par une sensation jubilatoire, quasiment émolliente, prise au jeu de son chuchotement lascif.
Les grands yeux ambrés de la sylphide blond-miel scrutèrent ensuite les tableaux de maîtres anciens et modernes, allant des primitifs italiens du trecento, dont une ébaudissante nativité d'un élève de Simone Martini, toute en douceur siennoise, jusqu' à Puvis et aux actuels petits maîtres mondains, anarchiquement accrochés aux murs tapissés de roses trémières dans le style du château de Compiègne.
Ce fut alors qu'un brusque éclair de courroux gâta son merveilleux regard. Les sourcils d'Aurore-Marie se froncèrent soudain. Elle avait aperçu ce portrait détesté dont elle s'était promptement débarrassée en en faisant don à la duchesse trois ans auparavant. Cette archaïsante et en même temps trop moderne peinture sur bois n'était autre que sa propre représentation, à l'âge de 17 ans, juste après ses noces, par monsieur Adolphe Monticelli, mort voilà jà deux ans. Pourquoi ce ténébreux camaïeu quasi monochrome d'ocre jaune, de marron, de Sienne, de roux, cette absence frustrante de toute couleur claire, céruléenne? Pourquoi ce coup de pinceau tourmenté, cette prémonition affreuse de l'expressionnisme violent, de Soutine, de Kokoschka, d’Ivan Le Lorraine Albright, qui commettrait en 1945 la consternante toile d'une hideur indicible peinte pour le chef-d'œuvre cinématographique d'Albert Lewin : « The picture of Dorian Gray », avec George Sanders et Hurd Hatfield dans le rôle de Dorian? Comme elle regrettait que son choix ne se fût point porté alors sur Boldini!
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La duchesse sentit le désarroi de l'amie, qui feignit aussitôt un accès de vapeurs. Alors que Madame d'Uzès prononçait ces paroles d'une troublante afféterie où pointait quelque soupçon de tentation saphique : « Très chère, souhaiteriez-vous que nous contemplassions ensemble, comme la dernière fois, mes collections funéraires égyptiennes, notamment mes momies, dont une, dit-on, aurait appartenu à l'érudit Peiresc? », la carnation quasi translucide du visage pointu d'Aurore-Marie se fit plus purpurine et, en un geste dolent quoiqu' explicite, parfaitement calculé, la poétesse quémanda l'olfaction des sels salvateurs. La comédie fonctionna une fois de plus, obviant la fâcherie mondaine. Madame de Saint-Aubain, baronne de Lacroix-Laval, alla mieux. Elle dit :
« Pourrais-je fumer, s'il plaît à votre convenance? Non point une cigarette, ou un de ces cigarillos qui vous arrachent les poumons, ces gâteries roulées un peu comme des bandelettes de vos fameuses momies? Je suis si fragile! »
Aurore-Marie sous-entendait d'une part, qu'elle avait envie d'un bon narguilé, et d'autre part, que les momies ne l'agréaient nullement pour l'instant, en cela que les balsamiques senteurs de plantes aromatiques qu'elles dégageaient étaient las dominées par les miasmes exsudant de la laideur décomposée de la croûte de natron et du bitume noirâtre qui prodiguaient, comment l'exprimer avec exactitude, un aspect de pourriture malpropre à ces corps embaumés.
« Un narguilé vous est exprès réservé, ma chérie. Je connais vos goûts originaux, déclara la duchesse, bien au fait des désirs de la femme de lettres.
- Le baron Kulm sera-t-il là ce soir? demanda Aurore-Marie.
- Oui-da! »
Notre elfe luminifère poussa un soupir de soulagement. Kulm faisait partie des plans, du dessein de Cléophradès!
La duchesse reprit :
« Mes bibelots vous passionnent toujours et j'ai remarqué que vous quêtiez la nouveauté exquise. Apprenez, mon amie, que celle-ci ne vous sera dévoilée que demain soir, mais, en toute confidence, je puis déjà vous révéler sa nature : un extraordinaire masque automate japonais du VIIIe siècle de notre ère, de l'époque où la capitale nippone se trouvait à Nara.
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- Je...je...hésita timidement la fragile muse d'une toute petite voix, si je puis...en toute mondanité...
- Mon Aurore, je sens que vous bouillez d'impatience à l'idée de nous lire vos dernières poësies! Je vous ai devinée dès que vous avez franchi le seuil! Lorsque votre voix se fait des plus ténues comme en cet instant, c'est qu'il s'agit pour vous d'une chose de la plus haute importance...artistique!
- Je souhaiterais vous lire quelques-unes de mes compositions que j’inclurai dans mon prochain recueil. Il s'intitule « La Nouvelle Aphrodite ».
- Diable! Je parie qu'Aphrodite, c'est vous-même, très chère primerose!
- Oui...bien…sûr, bégaya, émue, la baronne de Lacroix-Laval.
- Soyez moins réservée lorsque vous affronterez ces messieurs qui constituent le gros de nos partisans!
- Certes, j'y veillerai... » susurra Aurore-Marie, les joues empourprées par sa gêne coutumière.
Rien ne semblait pouvoir contrer l'indéfectible timidité de notre parnassienne.
 A suivre...
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