samedi 9 décembre 2023

L'octogénaire et le printemps 2020.

 Nouvelle dont je n'ai pas retrouvé l'autrice qui a oublié de signer en bas de son texte, mais je sais qu'il s'agit assurément d'une collègue du café littéraire dont je suis membre. 


L'octogénaire et le printemps 2020.

 

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  Il était une petite vieille -on paraît toujours petite à partir d'un certain âge même si on rétrécit moins vite qu'autrefois- dans les quatre-vingt, voire plus. Encore  assez dynamique  pour oublier son statut de vieille dame, elle enchaînait expos, voyages ,  conférences, réunions amicales autour d'un repas ou d'un bouquin. Enfin elle avait l'agréable impression de participer à la Vie ou au moins à l'Economie Générale.

Et soudain, un beau matin de Mars, patatras! tout s'écroula. Plus de sorties, de bonnes tables, de réunions avec les copines, pas même un rendez-vous avec le rhumato ou le dentiste! Le vide. Effarée,  elle regarda avec angoisse son agenda inutile redevenu vierge, comme si c'était sa vie qu'elle venait d'effacer d'un coup de gomme  Elle se retrouvait enfermée par un mur invisible qu'on lui demandait de ne pas franchir et auquel elle ne voulait pas se cogner.

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  Alors que faire? quoi faire? Son premier réflexe comme chaque fois que la vie se charge de lui rappeler sa faiblesse et son incapacité à changer les choses, ce fut d'aller gratter sa terre. Car faisant partie de ces privilégiés qui ont un jardin-ce luxe des provinciaux- elle jouissait d'un jardin. Bien sûr à quatre-vingt ans il avait rétréci , comme elle .Cela n'empêchait pas d'en profiter. Certaines de ses amies étaient atteintes de fureur ménagère ,elle, ce fut de fureur jardinière. Elle aurait bien aimé une fureur potagère mais faute de force et de plants, elle se borna à gratter.

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  D'autant qu'on était au printemps et que le printemps se rit du coronavirus! La nature se moque de la pandémie, elle n'avait jamais été aussi belle, elle explosait de toutes parts.  Une partie du jardin disparaissait sous les fleurs et clamait« la vie continue,  les humains ne sont qu'une des composantes de la Nature, composante trop orgueilleuse et trop confiante dans l'étendue de son pouvoir». Un petit virus et le monde des hommes s'arrêtait, et pendant ce temps tout poussait, les oiseaux envahissaient le silence,

Description de cette image, également commentée ci-après

 les chats allaient et venaient, libres sous le regard envieux des confinés. Alors notre octogénaire gratta, bina, sarcla, sema, arrosa . Mais quand elle avait fini de gratter, sarcler, semer, arroser? Que faisait elle?  Et bien elle recommençait. Puis elle transplanta: elle déplanta et replanta, d'abord quelques fleurs puis... de l'herbe! Oui, de l'herbe.  Elle traqua les touffes isolées et les ausculta. Elle tria selon des critères très personnels sans doutes peu scientifiques. Telle Sisyphe qui  pousse son rocher, elle avait bien conscience de l'absurdité de son action, elle en riait. Mais comme elle avait souvent agi « raisonnablement» pour un résultat quasi identique, alors autant cultiver l'absurde! C'est donc avec une satisfaction ironique qu'elle surveillait jour après jour  l'état de ses transplantés.


 Et puis le jardinage était une saine activité physique et en ces temps de pénurie, il  devait pouvoir remplacer gym, rando et piscine. Mais il faut bien l'avouer, ce n'était pas vraiment ça. Si notre octogénaire commençait toujours bien droite , bien vite elle poursuivait à genoux et finissait assise sur le sol. La terre est devenue si basse, si dure à un certain âge! Et le dos si raide, et les genoux si grinçants, et les doigts si gourds! Se relever, se déplier demandaient réflexion. L'outil nécessaire prenait un malin plaisir à s'éloigner et le sol se croyait en béton. Les gants collaient sans vraiment protéger, alors elle les oublia quelquefois; elle saigna un peu: c'est fragile la peau des vieux...Et ses courbatures lui serinaient: «Arrête-toi, repose-toi allonge-toi «Mais elle faisait la sourde oreille: « plus tard, encore un moment, j'ai le temps...».

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  En effet quelle importance? L'émerveillement devant un bouquet de couleurs, la délicatesse d'une petite feuille qui se dépliait doucement, la finesse d'une herbe qui ployait sous le poids d'un papillon revenu lui faisaient oublier, un instant, le mur invisible, sa solitude, son inquiétude pour ses proches désormais inaccessibles, sa détresse devant ce monde devenu fou qui laisse mourir des vieux tout seuls  et des enfants affamés dans leurs bidonvilles. La terre était là, sûre, éternelle, maternelle. Son contact la rassurait, l'apaisait. Elle oubliait le monde, elle s'oubliait.

  Plus tard, quand la vie redeviendrait normale, comme avant - mais cela était-il possible?-que resterait-il de cette fureur jardinière? Bien peu de choses sans doute; si: une forêt de persil: c'étaient ses seules graines!

 Description de cette image, également commentée ci-après

 

samedi 25 novembre 2023

La conjuration de Madame Royale chapitre 10 14e partie.

 

Dans les appartements privés intimes du régent George sis au lugubre palais Saint-James,

 Image illustrative de l’article Palais Saint James

un événement important se préparait sans que nul ne s’en doutât. En cet espace voué à la débauche, le prince était occupé à ses habituelles orgies avec une de ses maîtresses et, entre deux distractions, élaborait des plans destinés à aider les loyalistes français et à écraser la rébellion sociale des luddites qui ravageait le pays. 

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L’élue du soir avait depuis long-temps abandonné châle, chapeau et ganterie. Robe et corset, chus quelque part sur le parquet, gisaient pêle-mêle avec les effets du prince-régent, loin du lit d’apparat où, présentement, la dame s’affalait, cuvant les flûtes de champagne dont elle avait abusé, rousse, grasse et les joues rouges, vêtue de sa seule chemise cependant rabattue jusqu’à la taille, dévoilant des appas mamelus, des chairs infiniment grêlées d’éphélides. Elle hoquetait d’ivresse, et George, en simple caleçon, avait du mal à ce qu’elle se concentrât sur la dernière innovation qu’il voulait lui offrir : un dérivé du Colt, issu des armureries royales, au barillet pouvant tirer douze coups.

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L’arme était lourde, le canon impressionnant. Elle fonctionnait exclusivement avec des balles en argent cylindro-coniques au fulmicoton.

S’adressant à sa maîtresse afin qu’elle lui prêtât davantage attention malgré qu’elle fût embrumée par l’alcool, George dit, d’une voix pâteuse : 

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« Je veux te faire plaisir. J’ai jeté sur toi mon dévolu, je te rappelle, afin que tu remplaces en ma couche cette maritorne de Caroline de Brunswick pour laquelle je souhaite pis que pendre. Notre séparation de longue date n’a point été fortuite. »

La catin bien en chairs répondit au prince par un rot sonore, tonitruant et obscène. Le visage écarlate, elle fit :

« Pristi, George ! Ton champagne est éventé ! »

Lors, elle ne trouva pas mieux que d’éclater de rire ; une envie pressante la prit, qu’elle évacua sans pudeur dans un vase de nuit. La miction bruyante de la dépravée emplit la chambre de ses fragrances alcalines.

« J’ai trop abusé ! Fuck ! »

Victime d’un accès de pudeur, elle fit mine de rechercher ses pantaloons, cette lingerie fort commode, dont l’usage en vogue, droit importé de France, se répandait depuis que le comte di Fabbrini l’avait imposé aux bordels du Palais-Royal ; las ! ils gisaient pantelants, chiffonnés et souillés, à bonne distance de son regard.

George contemplait les bibelots ridicules qui ornementaient la pièce ; il se sentait trop fatigué pour l’amour et son ventre bedonnant, ballonné de bonne chère trop arrosée, tuait tout son désir. Intumescent par l’abus de gibier, il devait se hâter d’offrir le revolver, avant que ses entrailles se rappelassent à lui et évacuassent leur trop plein à même le parquet. Pourtant, il eût aimé enlacer encore cette maîtresse aux formes plantureuses, à la silhouette voluptueuse et stéatopyge, digne d’une Vénus anadyomène ayant abusé de victuailles caloriques, bécoter partout la créature !

Vénus dans une coquille. Peinture murale située dans le péristyle du jardin de la Casa di Venere. Pompéi. 1,82 x 3,67 m. Vers 79 apr. J.-C.

C’était ce sybarite l’ennemi principal de Buonaparte !

« Je vais te montrer comment te servir de mon offrande. J’escompte que tu fasses un sort à toutes ces salauderies qui gâtent notre chambre. Par exemple, ce plat Wedgwood avec ces chérubins. Il insupporte ma vue depuis trop longtemps ! » 

Creamware imprimé (dérivé du Queensware), vers 1773.

Il lui fit une petite démonstration, sans coup de feu toutefois : comment retirer le cran d’arrêt, comment utiliser la gâchette, comment faire rouler le barillet, viser, appuyer sur la détente, sans omettre le mouvement du chien et l’effet de recul.

« Mince alors, c’est plutôt facile ! »

Elle saisit l’arme par la crosse – une crosse en ivoire ouvragée, gravée des armoiries du prince de Galles, éprouvant sa lourdeur.

« Devil ! Faut être costaud ! »

Exécutant l’ordre capricieux de l’amant, elle se mit à genoux, la chemise délacée et rabattue ceignant ses reins comme un pagne, les seins flasques et tombants, et tira au jugé, la langue pendante telle une friponne, fracassant la faïence Wedgwood laiteuse qui se brisa en mille morceaux.

Deux laquais en livrée royale gardaient la porte de la chambre, candélabre au poing. D’habitude impavides, tous deux tressaillirent à la détonation, au point que l’aîné des domestiques, craignant qu’il fût arrivé malheur, ouvrit l’huis.

« Randolph, je ne vous ai point sonné ! » le rabroua le prince-régent.

La jolie dépoitraillée crut bon de remonter sa chemise, redoutant la concupiscence du laquais.

Elle se souvenait d’une précédente conversation avec son partenaire, évoquant la possibilité d’une grossesse indésirable.

« Cela ne sera rien, lui avait-il répondu. La matrone extraira l’enfançon de ton ventre et, sur mon ordre, en fera de la chiffonnade, de la pâtée pour mes mastiffs. A moins que les porcs aient ta préférence. »

Mastiff

Cela s’appelait un infanticide sans que nul ne formulât le terme. Passant du coq à l’âne, il avait ajouté :

« Point de risque que je te rejette et te remplace par quelque poupée de Jeanneton, comme celle dont parlent mes espions. Le bruit court que Buonaparte utilise dans ses troupes une petite aveugle maigrichonne dotée de facultés surnaturelles avec peut-être pour objectif d’en faire l’amante de Madame Royale pour qu’elle l’occise au lit. Car, sais-tu, les libelles que les officines napoléonides diffusent dans toute l’Europe et jusqu’aux Isles accusent la fille de Louis XVI de mœurs contre nature. N’a-t-elle pas une garde du corps qui jamais ne la quitte ? Ses liens avec cette Félicitée Flavie, logée gracieusement à Kensington, sont des plus équivoques. Ceci étant dit, il s’agit d’une guerrière redoutée qui manie fleuret, pistolet et fusil avec autant de brio que la harpe, le pastel et le fusain. »

Avait-il trop parlé ? La catin frissonna, ses mèches rousses friselant.

Se croyant davantage prévenant, après qu’il eut congédié le domestique, George dit à sa maîtresse de passage :

« Je te promets un domaine, des terres, un titre. Cependant, pour que tu les mérites, tu dois au préalable nettoyer cette chambre de toute l’affreuse bibeloterie qui l’enlaidit. Fais comme il te plaira sans toutefois gaspiller les munitions.

- Gasp ! déglutit-elle. Euh… eh bien, let’s go ! »

Elle visa lors un lampadophore à l’effigie d’un jeune maure enturbanné,

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un de ces objets d’antiquailles ou de brocante propre à générer l’ire des militants antiracistes radicaux du XXIe siècle de la piste 1720 et quelques. Alors qu’elle tirait, le régent, prenant un carafon de cognac, en but une rasade à même le goulot. La balle décapita l’indigène symbolique honni, qui vacilla avant de choir. Son chef avait explosé en milliers de fragments. Euphorique, prise au jeu, toujours ivre, notre prostituée du grand monde s’en prit à tout ce qui ornait les lieux : bergeries de Saxe,

 

biscuits, psyché, vase mille-fleurs droit importé de Chine, pendule sculptée d’ondines, de nymphes et de dryades, console aux motifs tout aussi mythologiques, lustre à pampilles etc. Un gloussement stupide accompagnait chaque tir. Par chance ou par hasard, un des projectiles de l’écervelée manqua l’aquarium qui trônait en face du lit, trouant et déchirant un portrait consternant du roi régnant – le père du patachon – en costume du couronnement qu’il tardait à George d’endosser à son tour, toile pendue juste au-dessus du bocal ouvragé dont le régent changeait parcimonieusement l’eau.

Illustration.

 L’espèce de carpe aux écailles argentées qui y nageait en fut quitte pour une petite peur ; elle s’agita, remua, palpita, se contorsionna comme un convulsionnaire de Saint-Médard avant de retrouver son calme au milieu des défécations au sein desquelles elle avait coutume de baigner. Cet animal de compagnie, cette mascotte, était à l’image de son maître : grasse et bien nourrie.

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On ne savait pourquoi, George avait baptisé l’animal du nom bien peu prosaïque de General Yusuf, allusion à un hypothétique commandant des janissaires du Pacha d’Egypte

 Illustration.

dont l’autonomie vis-à-vis de la Sublime Porte s’affirmait de jour en jour. Allez savoir s’il ne s’agissait pas de l’âme réincarnée du grand-père du comte di Fabbrini, que les tulpas venaient d’épargner. Les détonations succédèrent aux détonations, jusqu’à ce que le prince de Galles réalisât que Mary Woods – ainsi s’appelait-elle – était en train de vider le chargeur.

Il ne restait plus que trois misérables balles dans le barillet ; la chambre était parsemée de bris de verre, de bois, de faïence, de stuc, de cristal, de porcelaine, d’émail et d’onyx. George empoigna le bras de la fille, au risque qu’elle devînt dangereuse et retournât le canon contre lui.

« Arrête-moi ça, idiote ! Ce saccage risque de se savoir parmi les partisans de John Ludd ! Tu es pire qu’un brise-fer ! 

- Ah, mon Georgie, si tu le prends ainsi ! Tiens, ce canon me rappelle le sein de ma mère… Permets-moi que je le tète !

- Malheureuse ! Le Colt contient encore des balles.

- I don’t care ! »

Sur ces mots, Mary Woods prit l’arme à pleine bouche ; des bruits de succion obscènes s’ensuivirent, au grand dam du prince-régent qui n’osait tenter de récupérer le revolver.

« Suc ! Suc ! Ah, que cela fait du bien ! »

Elle le narguait ; elle l’agaçait. Pour elle, il était tout autant prince que compagnon de priapées et de débauche. George passait tous les caprices à ses maîtresses avant qu’elles le lassassent. Il allait se recoucher, attendant qu’elle eût fini pour déposer l’arme baveuse et immonde, quand quelque chose se produisit en lui.

C’était comme un investissement, une prise de possession par un démon ou quelque incube. Promptement, le régent ne se sentit plus maître de son corps, abandonnant tout libre-arbitre. Il ne se savait plus lui-même. D’autres pensées que les siennes, asservies, lui vinrent. Il dut s’exécuter, s’exécuter, s’exécuter… Une lueur violette passa, fugace, luminescente, éclairant toute la chambre en un éclair d’une picoseconde, surpassant les médiocres chandeliers aux lueurs jaunâtres et tremblotantes disséminés çà-là. 

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Il se jeta alors sur sa maîtresse, voulant reprendre l’arme. Mary se débattit, se refusant à recracher un si bon biberon de froid métal. En un geste prémédité, non par son cerveau, mais par celui qui désormais possédait son enveloppe terrestre, le prince-régent enfonça tout le Colt jusqu’à la crosse en la bouche de sa soi-disant bien aimée, puis, faisant fi de la salive, de la sensation baveuse en ses doigts, sans nulle répugnance, il pressa la détente…

La puissance de la balle au fulmicoton le sidéra. Elle traversa toute la tête, la faisant exploser en une infâme bouillie, tandis qu’une conséquente éclaboussure sanglante, mêlée d’innombrables esquilles mélangées de matière cervicale, de peau et de cheveux, pourrit et empoissa l’oreiller, les draps et le mur.

Il va de soi que les laquais, alertés par la spectaculaire détonation, plus intense encore que les précédentes, accoururent. Ils découvrirent un George non point hagard, mais souriant, ensanglanté par une hémoglobine qui n’était pas la sienne, brandissant un revolver gluant, qu’il venait de retirer de ce qui demeurait du chef de la catin infortunée. Comme dans un célèbre drame romantique d’Alexandre Dumas, ses premières paroles après son forfait eussent pu être : 

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« Elle me résistait ; je l’ai assassinée. »

Tandis que Randolph dégobillait sur la descente de lit (une précieuse pelisse de panthère du plus bel effet), l’autre valet, qui se nommait Bernie, entendit distinctement les ordres du régent :

« Jetez-moi ça au feu, à l’eau ou dans une fosse discrète avec de la chaux vive… Peu importe. Il faudra nettoyer toute la chambre, je dis bien toute. Nulle trace ne doit demeurer de l’incident. »

Randolph achevait de se soulager ; Bernie tremblait comme une feuille devant ce crime d’Etat inavouable dont l’Histoire ne retiendrait aucune péripétie, faute d’indices. Le Commandeur suprême pensa, ironique, devant le spectacle lamentable que lui offraient ces marionnettes humaines :

« Quelle belle entrée en scène dans mon nouveau corps ! Johann, qu’en dis-tu ? Buonaparte et Galeazzo, à nous trois ! »

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Sa bedaine de bambocheur fut secouée par un irrépressible rire.

Cependant, une information capitale s’en vint parasiter ses mémoires, l’empêchant de davantage goûter à son triomphe :

« Zut ! Humboldt et ses coéquipiers imbéciles viennent d’accéder à la chambre ultime du sépulcre ! Langdarma est à leur portée ! »

 A suivre...

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