samedi 30 juin 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain chapitre 22 1ere partie.

Avertissement : ce roman fin-de-siècle est réservé à un public majeur.


Chapitre XXII

  Trois jours avaient passé depuis la dernière tragédie. La fin d’octobre approchait et il devenait urgent d’agir. Le blocus de Moesta et Errabunda était devenu complet. Les gendarmes avaient rendu compte d’un remue-ménage. Leurs lunettes d’observation avaient remarqué un étrange convoi sortant du pavillon principal, et que ce qu’on y escortait n’était autre qu’un cercueil. Il y avait aussi plusieurs domestiques armés de fusils (se doutait-on de la préparation d’une attaque ?) qui semblaient ratisser les bâtiments à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un, qu’ils tentaient de débusquer comme s’il se fût agi d’un serpent ou d’un fauve échappé d’une ménagerie. 

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  Revenu à Paris, à son domicile, Allard savait que l’assaut était fixé au 30 octobre, quel que fût l’état de dénutrition des hôtes du maudit lupanar. Après, ce serait la mauvaise saison, la froidure de l’hiver, qui gêneraient les opérations militaires de la maréchaussée de France, instruite des expériences passées, de la Crimée et de 1812. Il reçut sa fille Pauline dans son bureau austère et sombre, malgré les objections de son épouse, fort réservée au sujet du plan qu’il avait élaboré avec la police. L’aliéniste devait convaincre sa chère fille de servir la République pour une noble tâche, et qu’elle devait payer de sa personne en s’introduisant clandestinement dans la propriété, en se faisant passer pour une petite gamine perdue quêtant un havre, un foyer réconfortant, tandis que la maréchaussée la suivrait à distance et attaquerait. Ce serait à elle de donner le signal par l’explosion de plusieurs pétards. Papa et le commissaire Brunon observeraient le tout à bord d’un aérostat. Griffer et écorcher ses jambes maigres aux orties et potentilles des jardins abandonnés de Moesta et Errabunda ne tentait guère Pauline. Fort réservée quoiqu’elle fût obéissante, la fillette de quatorze ans fut difficile à convaincre. Certes, on avait vu des hommes en armes. Certes, les pensionnaires n’étaient pas encore tout à fait affamées pour que la Maison capitulât. C’était l’approche du général Hiver, et elle seulement, qui justifiait cette accélération de l’opération gendarmesque. Il y aurait sans nul doute un peu de résistance, des blessés, des morts peut-être. Mais la mission de la fillette serait de jouer à la chèvre, à l’appât pascalien qui détournerait les monstres de cette attaque surprise. Il faudrait qu’elle s’arrangeât à rester avec les petites pensionnaires car il les fallait toutes vivantes et sans égratignure. Elle contribuerait à les mettre à l’abri. Puis, on les restaurerait, les pourvoirait en bains chauds, avant de les confier à l’Assistance publique ou de les rendre à leurs parents anxieux et désespérés. Nos forces de l’ordre n’avaient pas poussé l’enquête en direction de la fraction de géniteurs indignes qui avaient vendu leur gamine à Cléore, ne se souciant que des seules enlevées.

« Comment, père ! Qu’exigez-vous de moi ? Garder quarante fillettes comme une bergère son troupeau tandis que les adultes seront occupés à se trucider, à s’entretuer ! Vous n’y songez point ! s’empourpra Pauline, velléitaire pourtant malgré son apparent courroux, parce que n’osant point crier franchement son refus à tue-tête. Sa fâcherie se limitait à un léger haussement de la voix, une montée vocale sirénienne accompagnée d’une roseur d’irritation aux joues et d’une accentuation des veinules bleutées de ses tempes de blonde, qu’elle avait ravissantes, presque pour la forme, pour la comédie, car sachant qu’elle n’obtenait jamais gain de cause.
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- Il le faudra bien, pourtant, ma fille. Vous vous débrouillerez pour dénicher une cave ou je ne sais quoi d’autre, en attendant la victoire des gendarmes. L’inspecteur Moret commandera l’assaut. »
  Pauline se tut aussi vite qu’elle avait feint de s’emporter. Elle semblait inattentive. Son regard paraissait fasciné par la lourde horloge auvergnate en chêne massif, à la tête en forme de corniche, cette reine du bureau bourgeois, ce signe de richesse traditionnel, dont la fabrication remontait à l’époque du roi des Français. Le va-et-vient du balancier de cuivre, que ses yeux ne cessaient d’examiner, de scruter, d’étudier, au risque qu’il l’hypnotisât, son bruit régulier lancinant, tout cela contribuait à distraire un temps la conscience de la fluette fillette, qui s’interrogeait sur la provenance exacte de cette horloge, qu’elle fût de Thiers, de Riom, de Mauriac, d’Ambert ou de tout autre lieu où paissaient les vaches de Salers au pelage de feu, sur l’âge du bois dont elle était constituée, sur sa fragrance vernissée exhalée, humée en ses narines, sur la cire brillante dont elle était astiquée.
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 « Combien d’abeilles ouvrières se sont-elles affairées pour fabriquer cette cire, et ce, dans combien de ruches différentes et dans quels ruchers ? » se questionnait-elle pour elle-même. L’Auvergne… ô souvenir pris en sa totalité… C’étaient là ses origines, les racines profondes de sa mère, méditait Pauline, méditations propres à toutes ces fascinations et remémorations adolescentes, lorsque compte encore le temps, quand on a la vie devant soi, du fait d’une juvénilité que l’on croit éternelle parce que la fleur, le calice, éclosent et embaument lors à peine, ne font que débuter leur cheminement ici bas. Et ce tic-tac languissant du balancier cuivré continuait, peuplait tous les méninges de Pauline, la submergeait, allait jusqu’à contraindre son aire du langage articulé découverte par Monsieur Paul Broca à une mutité bienvenue, tel un gage d’obéissance et de soumission à l’autorité de l’adulte, du géniteur tout-puissant, mutisme qui fit accroire à son père qu’elle acquiesçait à tout son plan, après son ténu emportement passager exprimé pour la gloriole.
« Ma fille, qui ne dit mot consent. C’est un principe fort de notre République, de notre administration. Si vous vous faites taiseuse, cela signifie que votre attitude vaut en fin de compte acceptation de la mission que je vous assigne.
- Mais, père…
- Vous objecterez ultérieurement ; en attendant, préparez-vous. Nous partons pour Château-Thierry tout à l’heure.
- Je…je suppose, père, qu’il y aura une contrepartie, car toute charge signifie compensation, prébende peut-être.
- Tout travail mérite salaire, je sais.
- Laissez-moi tout de même me préparer, dire au revoir à mon frère, à ma chère maman…
- Votre devoir d’obéissance a repris le dessus. Cela est sain.
- Et la compensation ?
- Vous aurez bientôt une petite sœur.
- Comment ? Mère attendrait-elle un enfant ?
- Non pas.
- Ah, mon père, ne parlez point par énigmes.
- J’ai décidé, avec l’accord des autorités, d’adopter Mademoiselle Odile Boiron. La précellence et la réputation de notre famille…
- La petite enlevée du mois d’août ? Pour quelle raison ?
- Elle ne pouvait être pupille de l’Etat. Sa famille vit, mais elle ne veut plus y retourner, revenir au bercail où on la maltraitait. C’est l’occasion de l’arracher à sa misère noire. Mon adoption sera donc une adoption simple. Ce sera une excellent camarade. Elle est intelligente et vive. Vous ne le regretterez pas.
- Et mère, et Victorin ? Les avez-vous consultés ?
- Ils me doivent obéissance, tout comme vous. Allons, apprêtez-vous. Nous voyagerons en voiture.
- Un…un fiacre ?
- Affrété par la préfecture de police.
- Que…que dois-je me mettre ? Une jolie robe blanche avec une ceinture rose, des jupons empesés ? Dois-je friser mes cheveux ? Les pâtes de beauté et l’essence de néroli sont-elles indispensables ?
- Je ne vous savais point si coquette. D’habitude…
- Père, une chèvre, censément, attire les prédateurs. Je suppose donc que, vus les goûts inavouables des gens que vous combattez, il me faut leur paraître séduisante, et me conformer conséquemment à leurs us et coutumes vestimentaires…aristocratiques.
- Je n’ai exigé qu’une seule fois de vous de vous adoniser en petite fille modèle de bonne famille. Non, le rôle que vous devez jouer est celui d’une jeune bourgeoise de province qu’un coup de tête a précipitée hors de son domicile. Ayez sous vous vos accoutumés dessous de coton. Revêtez une robe simple, celle en velours feuille morte avec le col haut engrêlé. Cela sied à la saison. Vous mettrez juste un padou assorti dans votre chevelure, et un manteau ouvert, le gris souris, fourré de loutre. Ajoutez-y un chapeau sans fioritures, celui dont vous vous coiffez d’habitude. Ah, autre chose : pas de camée, pas de broches ni de bagues. Juste un dernier détail : protégez bien vos bottines noires avec des guêtres. Le terrain où vous devrez vous aventurer est assez accidenté et sournois.
- Bien père. »

  Pauline, prenant un air affecté, effectua sa courbette de fille soumise et ne dit nul autre mot. Elle s’alla en sa chambre où la bonne la débarbouilla au petit lavabo et la prépara.


**********


   Deux journées supplémentaires s’écoulèrent encore. Le fatidique 30 octobre 18** était enfin là. La demie de sept heures du matin venait de sonner au clocher de Condé-en-Brie. Une pluie désagréable était tombée toute la nuit, ce qui rendait le sol détrempé et boueux. Près de la brèche de la propriété, l’adjudant-chef Cleuziot donnait ses dernières instructions et recommandations à Pauline tandis que Moret effectuait la distribution des revolvers et des fusils. Allard et Brunon avaient pris place dans un ballon espion qui permettrait d’avoir vue sur toute l’opération. On constate donc que les plans avaient été changés, puisque la surprise était lors privilégiée à l’attente de la pénurie stomacale des pensionnaires. Pauline avait bourré les poches de son manteau de plusieurs pétards et d’une boîte d’allumettes. Les joues rosies par la fraîcheur humide, son sévère minois aigri et chiffonné, elle s’interrogeait sur la réussite de cette opération républicaine.
« Ah, mon adjudant-chef, permettez-moi encore une fois. Non pas que je doute, que je sois fataliste… Mais, si d’aventure, je ne sortais pas vivante… On ne sait jamais. Je doute que la République décore une héroïne de quatorze ans de la Légion d’honneur à titre posthume…
- Tranquillisez-vous, mademoiselle. Nous vous suivrons de près. Cela fait partie de la tactique. Nous ne lancerons l’assaut que lorsque vous ferez exploser votre petite artillerie.
- Soit. Je ferai donc mon devoir de petite citoyenne. Mais je ne suis pas Jeanne d’Arc ! »
  Cleuziot se retourna et lança :
« Messieurs, soyez prêts ! Armes au ceinturon ! »

  Pauline salua la troupe de la main et pénétra dans la brèche qu’on avait agrandie de manière qu’elle ne fût pas obligée de s’y déplacer à genoux, ce qui eût immanquablement sali ses bas et son manteau. Une fois de l’autre côté, dans la place, elle chercha quelle direction prendre. Elle avait mémorisé, ces deux derniers jours, tout le plan de l’endroit, et savait qu’il lui fallait trouver la serre, rajoutée grâce aux indications d’Odile. Les dés étaient jetés.

********


  Comme tous les matins, Michel et Julien prenaient l’air à la fenêtre, parce que c’était plus sain pour leurs bronches souventefois alcoolisées. Les factotums de Mademoiselle de Cresseville remarquèrent dans le ciel la présence suspecte d’un aérostat parmi les nuages qui se déchiraient après une dernière ondée.
« Vise-moi ça, compère ! Va avertir Zénobe, le larbin de service à côté. C’est louche !
- T’as raison, dis donc, mon Julien ! V’là t’y pas qu’on nous envoye des ballons captifs ou aut’chose pour épier c’qu’on fout ici ! Ça pue le coup fourré de la Rousse. Prév’nons Cléore !
- L’est occupée. J’crois bien qu’elle a d’autres chats à fouetter.
- Ouais ! On recherche cette criminelle de miss Délie depuis j’sais plus combien de jours. Va savoir où elle se planque encore.
- La belette, Quitterie, elle croit justement connaître sa cachette. Le lieu est truffé d’alcôves et de passages secrets, tellement que même Cléore, elle les appréhende pas tous !
- Donc, c’est la boiteuse qui a été envoyée à la rescousse, parce que c’est la plus maigre et qu’elle peut dénicher la p’tite rate dans son trou. Elle est armée d’une saloperie, il paraît, un truc pour transpercer les putains par où je pense… J’vas chercher Zénobe. Il a son fusil à portée. Nous, quand on s’lave, on l’garde pas avec nous ! » 

  Zénobe, adonisé de sa livrée impeccable, sa perruque poudrée à peine décoiffée par un petit somme, arriva avec une promptitude de zélote.
« Aboule-toi à la fenêtre et prends ton flingot, y va y avoir de la pétarade !
- Monsieur Michel, auriez-vous des lunettes ?
- Je te croyais tireur d’élite au quinzième de ligne. T’as pas besoin de binocles pour viser.
- J’ai quarante ans, et c’est l’âge où on devient presbitre.
- On dit presbyte, sinon, ça fait curaillon ! gouailla Michel, jamais en reste.
- Allez, tu le vois, ce satané aérostat, là-bas ! Epaule ton flingue et vise bien ! Tire, tire à en faire péter son enveloppe de caoutchouc pourri ! Tue !
- Laissez-moi le temps. Vous êtes trop impatients.
- Puisque tu l’prends ainsi, passe-moi ton fusil ! J’en fais mon affaire, criailla Julien.
- Attention, messieurs, il y a du vent, et ce ballon bouge un peu.
- S’il prend à l’aérostier la fantaisie de couper la corde, on l’aura pas et il voguera dans les airs au gré des courants aériens !
- Allez ! Feu ! »

  Une détonation retentit de l’embrasure de la fenêtre du pavillon central. L’ouïe de Pauline mais aussi les soldats et policiers la perçurent. La fillette localisa la provenance du coup, ce qui l’aida à se situer. Elle prit à gauche, vers les bassins ruinés.
« Ah, mince de mince ! J’l’ai raté !
- Julien, recommence !
- Faudrait descendre. Il était trop loin, pas du tout à portée.
- En bas, ça ne sera pas mieux. Le sol est détrempé par les intempéries de la nuit, et ce ballon sera encore plus difficile à viser, croyez-moi, observa Zénobe.
- T’occupe !
- Informons-en la comtesse. Nous allons devoir rester en armes puisqu’il se trame quelque chose de pas bon. Prenons garde ! » conclut le domestique.


*************


   Avant de parvenir à la serre, Pauline devait parcourir de conséquents arpents en friche. Craignant de s’égarer, elle tira d’une poche de son manteau une montre de gousset en forme d’oignon qu’elle consulta : il était jà huit heures, et la matinée s’avançait, irréversible, tandis qu’elle affrontait l’espace dédaléen et la fraîcheur de ce parc abandonné. Ce fut à cet instant qu’elle entendit le coup de feu, ce qui porta son attention vers la gauche. Puis, sa marche incertaine reprit de plus belle, au milieu des flaques insidieuses qui crottaient ses bottines, dans la direction révélée par l’imprudent tireur. Les gendarmes la suivaient à quelques distances, usant de toutes les possibilités de camouflage qu’offrait la végétation affolée par l’absence d’entretien.
  Elle erra lors longtemps dans les jardins délaissés et boueux aux multiples pièces d’eau et bassins abandonnés, fragrants d’un arôme de feuilles mortes pourries, ombragés d’essences ensauvagées, avec leur statuaire pitoyable, proprement décrépite par l’injure du temps et le désintérêt de la vicomtesse, la propriétaire effective. Il fallait qu’elle prît garde de ne point choir dans des ornières bourbeuses.
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  C’était un Olympe de morbidité, une abondance, une prolifération d’imitations moussues, viciées, tartreuses, étiolées, piquetées, ruinées, éraillées, aphteuses, tachetées de déjections séchées d’oiseaux, de dieux, de déesses, de héros et de nymphes prétendant copier Coysevox, Coustou, Pigalle, Houdon ou Canova. Au milieu de ce panthéon, de cette ennéade, de cette ogdoade, de cet héroôn
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 au bord de l’effondrement final et symbolique (Pauline ne goûtait guère aux subtilités du symbolisme sculptural ou poëtique et n’avait pas le loisir de décrypter les vers hermétiques de Monsieur Mallarmé), la fillette passait, indifférente, en lissant ses mèches cendrées. Elle se moqua comme de colin-tampon qu’Iphigénie fût d’Aulide ou de Tauride, qu’Orphée jouât de sa lyre ou que celle-ci manquât à sa statue, que tous les personnages des opéras de Monsieur Gluck figurassent au sein de ces ruines. On eût pu croire que tous ces éminents personnages mythiques s’étaient donné rendez-vous ici pour finir lapidifiés. Pauline n’avait pas le temps de s’attarder au déchiffrement de toute cette paléographie lapidaire, dont les grilles de lecture sémantiques avaient disparu avec l’écroulement du paganisme romain.
  Une Pomone plantureuse avec ses fructueux attributs gisait, renversée, face contre terre, toute rongée, dans un nymphée parasité par des lierres. 
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Le prétendu marbre de Carrare ou du Pentélique dans lequel un sculpteur inconnu avait façonné cette déesse stéatopyge des fruits et des jardins s’effrangeait comme une étoffe guenilleuse et putride gorgée d’eau. Des corbeaux, charognards de la pierre, y avaient élu domicile. Ils croassaient, conchiaient leur guano. Ils piquaient de leur bec quelques menus fragments de fesses et de gorge, constellés de moisissures, à la recherche de vers improbables. Pomone n’avait plus de visage. Comme pruinée par l’acide, sa tête reposait, sa face joufflue estompée et verdie, sur le fond asséché de l’antique fontaine, tandis que les pommes, grappes, grenades, pastèques et pampres que la divinité transportait, la transfiguraient à la semblance d’une nature morte. De bosquets et de charmilles surgissaient d’autres dieux, d’autres héros, à demi dissimulés, à peine devinables, identifiables et discernables tant le temps et le séjour de plein air les avaient altérés et injuriés. Un aulète à l’instrument brisé accompagnait une bacchante, thyrse en main,
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qui ne tenait plus en équilibre que par miracle, et paraissait esquisser au son de la flûte double muette semi détruite – ô aporie ! - quelque danse pyrrhique en l’honneur d’un souverain innommé. Plus loin encore, un faune à syrinx émergeait d’un sous-bois,  mutilé de la plus grande partie de ses caractères faunesques, nez, oreilles caprines, cornes, jusqu’à un des sabots de chèvre-pied qui manquait. Ses yeux caves de squelette sculptural, creusés par une lèpre lithique, exsudaient un lichen roussâtre, un sang de pierre coagulé. Son instrument lui-même avait été dépouillé de la plupart de ses tuyaux.
  Les statues mortes pullulaient dans tous les recoins de ce jardin trépassé, outrancières, impudiques en leur gaine de mousse, leur vicieuse chlorose cariée et leur squirre invasif, quasi au bord de l’effritement final, comme si on les eût sculptées dans une matière trop tendre, du talc ou de la craie, à moins qu’il se fût agi de personnes autrefois vives pétrifiées par le regard de Méduse ou Gorgone, cette pétrification étant censée déboucher sur un retour graduel au néant par la décomposition de la matière pierreuse. Certaines, effondrées en duos, se retrouvaient mêlées, enchevêtrées, emprisonnées en des enlacements sybaritiques de la pierre involontairement obscènes. D’autres, esseulées par la perte de leur Apollon ou de leur Diane, dont ne demeurait parfois qu’un socle à l’inscription effacée, perdue pour l’épigraphie latine, affichaient leur veuvage, leur viduité. Elles tenaient encore, parfois sur une seule jambe, sur un lambeau de muscle, empesées par l’insidieux lichen brun, rongées d’humidité ou asséchées, prêtes à choir à la moindre tempête, tel ce Poséidon en cette grande pièce d’eau, réminiscence de Versailles, dont, du char attelé de capricornes, de catoblépas, de dauphins et de tritons, ne demeurait plus qu’un harnais ridicule, alors que même toutes les dents de son trident avaient disparu. 
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  Plus loin, c’était une autre assemblée lapidaire d’un acabit terminal si semblable aux précédents ensembles, une ecclésia olympienne de nymphes, d’amours, de joufflus chérubins, de fessus putti, de dryades, d’hamadryades, de sylvains, de satyresses jà baudelairiennes,
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 de faunesses aux petits seins mignards fort bien aréolés, aux fesses menues propres à provoquer de hardis transports saphiques, et d’éphèbes affadis et dépolis, grêlés de trous, qui s’offrait à Pauline, blasée de cette surabondance baroque de chancissures marbrées, perdue dans ce labyrinthe en friches. C’étaient autant de fragments essentiels évocateurs d’une invocation à la forêt, à la sylve gréco-romaine. La Mort existait aussi en cette Arcadie-là. Pauline ne cessait de s’étonner de la constatation suivante : ces œuvres en ronde-bosse demeuraient d’une pudibonderie convenue ; les pubis des femmes, y compris ceux des Vénus et des mignonnes faunesses, étaient désespérément lisses, impubères, sans même l’esquisse d’une fente vulvaire, alors qu’on lui avait toujours enseigné que le XVIIIe siècle était celui de la dépravation instituée comme un des Beaux-Arts. Il en était ainsi dans d’hypocrites toiles modernes de messieurs Cabanel, Bouguereau, Chaplin et consort. La pensée réflexive de la sévère fillette s’étendit aux graciles éphèbes, à tous ces Antinoüs ambigus, manquant de muscles, à peine sexués, au membre rabougri en forme de crossette, sans poil aucun, presque androgynes, qui certes, eussent échauffé de pédérastiques antiphysiques, mais n’auraient provoqué aucune réaction érectile chez son pauvre Victorin, plus fasciné par la statuaire virile d’un Michel-Ange.
  Ses bottines, qui faisaient attention à ce qu’elle ne chût point dans un étendue profonde d’eau boueuse où elle se fût engloutie comme dans du sable mouvant, parcouraient des successions de fausses grottes maniéristes chargées de mascarons et de marmousets, de belvédères, de corniches, au style un peu toscan, un peu vénitien, d’autres nymphées, d’autres bassins, d’autres pièces d’eau ravagées encore, en une infinitude lassante, sans que ses yeux remarquassent qu’elle s’approchait enfin du pavillon convoité. Le tout répandait une odeur de feuilles et de nénuphars pourris qui prenait à la gorge, qui causait des suffocations turpides telle une haleine de mort qu’eussent dégagée les bouches de ces fictions païennes. Enfin, Pauline jouxta un étang soufré de tourbe qui épandait ses exhalaisons méphitiques.

  Ce parc était atypique de par son essence même, non conventionnel, irréaliste… Il paraissait saccagé, balayé, par le courroux d’une main divine invisible. Il incarnait la mort métaphysique et métaphorique de la culture antique, des Humanités, auxquelles se substituait le monde industriel bourgeois, celui des brasseurs d’affaires, des spéculateurs en bourse, monde auquel adhéraient la plupart des protestants comme les Allard, qui se reconnaissaient dans ce petit troupeau prédestiné par la fortune, élu de Dieu. Pauline Allard soutenait mordicus, de par son éducation réformée, la nécessité du prêt à intérêt, le labeur, ce Beruf allemand considéré comme la valeur suprême, absolue, incontournable, qui las avait supplanté l’otium des anciens Romains, cette bienvenue oisiveté mère de tous les raffinements et non de tous les vices ; elle adhérait à l’inégalité républicaine des classes, des races, des civilisations, à l’utilitarisme immédiat de ce maudit philosophe anglais matérialiste, Jeremy Bentham, qui se gaussait du Beau, pour lui notion obsolète, inutile, non rentable, improductive, et non éducatrice du peuple, qui devait demeurer à sa place, la dernière, car non désigné par la divinité pour qu’il fût sauvé. Un prophète inspiré du siècle de Voltaire, siècle de l’émergence du libéralisme moderne, un physiocrate peut-être, avait-il conçu ce jardin d’outre-monde, du Bien latin converti en Mal adamique[1] ? Ou n’était-ce qu’une illusion trompeuse, davantage due à la dégradation, à la déliquescence graduelle des lieux, indûment abandonnés à leur sort dans un objectif de décadence par la vicomtesse de** ? Ô, pourriture de la statuaire gréco-romaine dont sous peu ne demeureront plus que quelques bris épars…

  La fluette enfant fatiguait. De temps à autre, elle s’obligeait à s’adosser à une balustrade, contre des corbeilles d’acanthes verdâtres, croupies, ou des cratères de grès, récupérant son souffle. Elle croisa ce qui restait d’une orangeraie. Ce parc avait décidément la prétention et les dimensions d’un Versailles ! Pauline pensait que l’aspect délétère des lieux finissait par tromper son entendement, que ses sens s’altéraient, étaient abusés, qu’elle perdait toute notion d’espace et de temps. Elle se surprit à consulter une nouvelle fois sa montre. Elle indiquait neuf heures moins le quart. Cela faisait donc longtemps qu’elle s’égarait. C’était bien là un jardin maléficieux, un jardin de mort de Circé et d’Hécate, à moins qu’il fût de Proserpine, jardin truqué et fantasmagorique dont elle aurait grand mal à sortir. Pauline s’étonnait qu’elle n’eût pas rencontré âme qui vive, qu’on ne l’eût point encore surprise. Ce cimetière de statues et de fontaines demeurait vide, désespérément désert de toute autre présence humaine que la sienne propre, si l’on exceptait l’escadron embusqué qui la suivait au loin.

  Elle manqua trébucher dans une immonde mare vaseuse, mais se rattrapa à temps. Notre petite Pauline aux cheveux de cendre soyeux et aux pâles joues hâves venait de buter sur une aspérité, une marche ruinée, à demi descellée, touffue d’herbes folles et d’orpin blanc. Elle ressentait une petite faim, habituelle chez elle, puisqu’elle avait déjeuné chichement. Elle ne cessait de ressasser cette faim en pensée, jusqu’à ce que l’obsédassent et s’exacerbassent ses sensations stomacales grondantes, bruyantes, son suc gastrique agissant à vide, brassant ses entrailles à sec. Pauline ne mangeait jamais en suffisance et ses formes tardaient à prendre leur essor, comme nous le savons bien. Il lui fallut satisfaire fatuitement cette envie, s’enquérir d’une manducation, n’importe laquelle, pourvu qu’elle fût comblée. Lors trahie par sa physiologie davantage que par l’adultération, la tromperie factice de ce parc démentiel, la jolie Pauline perdit encore du temps. Après dix minutes de vaines recherches parmi les fourrés encore emperlés par la pluie de la nuit, parvenue à proximité d’une vasque moulurée et bulbeuse dont la modénature était parasitée par l’orobe et la gesse, par la jarousse et d’autres pois de senteur, pourrie comme un germoir à l’abandon, grêlée, ponctuée et mouchetée de salpêtre, la fillette aperçut un buisson de baies sauvages rubéfiées. Elle s’y précipita et les cueillit dans ses mains pour les dévorer, s’en gaver goulûment, s’en goberger toute. Leur goût était exquis, et peu lui importait leur toxicité supposée. Leur saveur melliflue rappelait quelque électuaire pharmaceutique, quelque ancien remède d’apothicaire, quelque opiat fort sucré, savoureux, bien que Pauline craignît que ces fruits rouges minuscules, dont la vénénosité restait à mesurer, à évaluer, provoquassent en elle des visions hallucinatoires dignes d’un mescal mexicain. Ses lèvres tachetées par le suc de ces baies, elle reprit sa marche.

  Pauline ressentait grande fraîcheur et grande humidité, bien que la matinée s’avançât, sensation accentuée par son ventre encore quasi vide, quoique ces baies, insuffisamment nourrissantes, l’eussent rendue repue. C’était un semblant de réplétion, de satiété.  Frissonnante, elle referma son manteau, en monta le col, rajustant son écharpe. Alors, elle vit à quelques pas la statue de l’écuyer cavalcadour et la serre, repères indéniables qui prouvaient qu’elle parvenait au but. Elle y trotta à en perdre haleine. Sa respiration émettait de petits claquements secs, pareils à ceux d’un chien de fusil à silex, qui rappelaient le souffle des grognards de la déroute russe. « C’était en 1812. », avait-elle lu quelque part dans un peu recommandable roman-feuilleton prétendument écrit par un vicomte. Pourtant, il faisait présentement une température bien supérieure aux supposés vingt ou trente degrés au-dessous de zéro de la retraite de Russie. Elle n’atteignit pas Kovno, comme les débris squelettiques de la Grande Armée, mais le seuil de la serre. Pauline craignait qu’une fois en la place que lors investissaient les gendarmes, son corps en nage de sa course, du fait qu’elle venait de se démener sous l’effort, dégageât des torrents d’érotisme de nymphe qui exciteraient les jeunes anandrynes.
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  Dès qu’elle eut pénétré en ce lieu sudorifique et tropical, un kaléidoscope de sensations assaillit la jeune demoiselle. La réfraction de la lumière à travers les alvéoles et les cellules du solarium de la serre engendrait une atmosphère onirique, d’une polychromie irréelle, diaprée, opalescente, filtrée par les surfaces hyalines, comme arrachée, exfoliée, décalée, déteinte des coloris naturels, ici vivifiés et exacerbés, accentués, éblouissants, coloris qu’on ne se fût pas attendus à trouver tels quels dans une serre ordinaire. Tout cela défiait les lois chromatiques, celles de l’optique aussi, engendrant une décomposition impressionniste, un divisionnisme pointilliste au service du luxe, du calme et de la volupté. Pauline se trouvait plongée dans un microcosme paradisiaque de tachetures polychromées, un nonchaloir suave et chatoyant transsudant de désir, qui essayait d’incarner la recréation de la matrice primordiale. C’était un retour en arrière en direction de l’Absolu premier, ce que les philosophes antiques, gnostiques et néoplatoniciens avaient appelé l’anacouklesis[2]. Si elle n’y prenait garde, si elle s’attardait trop, Pauline manquerait se décomposer, prisonnière de cet esthétisme végétal gratuit, qui deviendrait son tombeau. En ce jardin des délices reconstitué, d’une décadente excitabilité, la fillette se sentit enivrée, tous ses sens perturbés par une confusion, une synesthésie qu’elle ne pouvait réprimer. Ainsi en était-il de sa vue et de son ouïe. Le rêve l’habita. Elle percevait le doux clapotement d’une source qu’elle ne localisait point. Elle s’attendait à ce que surgisse par surprise, émergeant d’un échevellement de lobélies, de juliennes de Mahon, d’aspérules et de phlox aux floraisons violines, l’allégorie de cette source, cette fille nue de Monsieur Ingres, qui déversait le contenu de sa cruche, au milieu de ces hottées de calices chères au détestable Monsieur Zola. Lors, la sève intime de Pauline commença à monter. Ce fut pour elle en cette serre une révélation.

  C’était un étouffoir en vase clos, d’une poisseuse humidité de stupre, embué d’une vapeur diaphane, où nul orage salvateur ne pouvait éclater. Le végétal exubérant, proliférant, exaspérant même, y déployait plus que jamais toute sa pompe, tous ses fastes auliques. En six mois, la serre s’était considérablement enrichie, étoffée d’espèces rares. C’était devenu un réceptacle, un laboratoire végétal, une expérimentation de tous les instants, le développement incongru d’un tropaire recueillant toute une liturgie nouvelle, symboliste, célébrant la nature profuse faite, instituée, Impératrice du Monde.
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  Pauline s’avança dans cette jungle d’un pas incertain, toute suante, parmi d’autres hottées de fleurs folles équinoxiales, de clématites, de volubilis, d’amaryllis, de pétunias, de schizanthus, de leptosiphons, de clarkias et de benoîtes. Elle s’était jà débarrassée de son manteau, de son chapeau, avait aussi ôté ses gants de peau frangipanés et le cache-col qui protégeait son cou de nacre flexible. Il fallait qu’elle se souvînt de l’emplacement de cette vêture, parce qu’elle y avait laissé ses pétards et ses allumettes. Elle s’engageait presque en tâtonnant dans ce Paradis terrestre reconstitué sui generis. Ses pieds écrasaient des feuillages épandus sur le sol, détrempés d’égouttures, qui gouttaient de sève et de rosée, qui éployaient avec sensualité leur ramée, comme une vulve offerte, intumescente de l’impatience d’un coït. Pauline poursuivait comme elle pouvait son chemin parmi les essences délirantes, ces œillets mignardises, ces myosotis, ces scabieuses, ces balsamines, ces amarantes, ces lagurus et ces ricins aux coloris éclatants, presque aveuglants. Ce furent ensuite les jonchées de soucis, de cynoglosses, de cinéraires et d’ancolies. Elle pensa se jeter toute dans ces tas odorants, s’y rouler à loisir. Notre Pauline souffrait de la chaleur ; elle eût désiré se dénuder toute, à l’instant, ne conserver que ses pantalons de coton humectés de suées. Mais la bienséance le lui interdisait. Quoiqu’elle se pensât seule, on eût pu la surprendre. Pauline se troubla à cette malséante idée d’effeuillaison vestimentaire sous un regard scrutateur dissimulé dans les bouquets et les bulbes floraux éléphantiasiques, comme la chaste Suzanne observée par les vieillards lubriques. A moins qu’elle ne fût une Lucrèce… Elle se surprit même à un accès d’indécence mal contenu, presque onaniste ; la sueur collait l’étoffe de ses pantalons à son entrefesson, et ceux-ci adhéraient indécemment à son intimité. Ses mains ne cessaient de s’insinuer sous sa robe de velours pesante qu’elle n’osait enlever, essayant en vain de décoller ce tissu cotonné trempé de diaphorèse de son sexe et de son postérieur. Elle crut y ressentir une certaine impression délicieuse. Pour se morigéner, elle se gifla. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, obligée d’encor continuer, Mademoiselle Allard n’eut d’autre choix que de se frayer un chemin parmi des floraisons nouvelles, d’une nuance verte, moirées de néphrite et de smaragdite ainsi que des jades japonais. Elle enjambait des ramures basses de plantes grasses, au risque qu’elle glissât le long des égouttures.

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   Elle écartait les calcéolaires, les inextricables accumulations de mufliers, de néfliers, de fraxinelles, coupait comme elle pouvait à travers de baroques surcharges de daturas, de sédums et de tubéreuses. Ses bottines écrasèrent une mamillaria, ce dont elle se désola avec sincérité. Cette plante rappelait quelque dépoitraillée statuette crétoise décrite par les Anciens, mais aussi la sphinge polymaste qu’elle avait eu le loisir de contempler dans un musée napolitain lors d’un éprouvant voyage, l’été de ses treize ans. Victorin l’avait entraînée dans une salle réservée aux adultes, malgré ses itératives protestations, salle obsédante et peccamineuse vouée aux bronzes érotiques antiques, où elle n’avait cessé de se cacher la figure en gloussant d’effroi face à toutes ces représentations complaisantes de la toute-puissance virile romaine, à ces amulettes ithyphalliques exacerbées, à ces entremêlements fornicateurs de corps accouplés, parfois du même sexe, voire mélangeant êtres humains et animaux. Sa peur du péché alla jusqu’à la faire compisser d’apeurement… et elle s’extirpa de ce lieu interdit aux enfants pourpre à la fois de sa vergogne et de ses mictions.

 Elle parcourait maintenant un passage arbustif, proliférant de conifères nains aux urticantes aiguilles qui écorchèrent ses joues, arbres en théorie majestueux, réduits par on ne savait quel procédé, ces cupressus, abies de Pline l’Ancien, araucarias, pins sylvestres, taxus et autres. Elle côtoya des troncs de térébinthes, emplis d’un suc de sudations résineuses, troncs auxquels succéda un plant de négondos. Puis, ce furent d’autres plantes grasses gorgées de leur eau nourricière, enchaînement, parade de cirque d’échinocactus, d’échinopsis, d’opuntias, de gasterias, de céreus, qui la piquèrent aux jambes et effilèrent ses bas. Après une autre ramée de polypiers et d’aloès, suivie de plants de cochléarias aux feuilles incurvées en forme de cuiller, ses narines humèrent une senteur subtile, miscellanées de papier d’Arménie, d’écorce de cèdre du Liban, de clou de girofle de Zanzibar et de patchouli indien. C’était odoriférant et orientaliste… musical aussi, en arabesques ciselées de fumets délicieux, car on faisait consumer quelque chose là-bas, des produits aromatiques, plus loin, sciemment. Pauline s’avança d’instinct en direction de la fragrance. Elle aperçut sur sa droite le fameux pont de Cipango, plus vague que jamais, rendu quasi indiscernable par l’enveloppement multicolore des plantes qui le colonisaient et le parasitaient, le transformant, le sublimant à la semblance d’une œuvre primitive indienne algonquine. Puis, ce fut l’Ara Pacis, l’Autel de la Paix Auguste, plus dégradé que jamais. Pauline sourit aux bas-reliefs moisis, aux bucranes déliquescents, aux têtes de griffons de bronze vert-de-grisées. Elle évita une seconde chute sur un monceau latéritique de terreau du Bechuanaland. Les lieux tournaient au polyptyque infernal. Mademoiselle Allard avait beau sentir l’odeur de consumation aromatique s’approcher, elle ne voyait toujours pas qui procédait à l’entretien de ce foyer. 
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 Alors, elle entendit la voix… C’était celle d’une enfant, qui égrenait les paroles d’une comptine anglaise, qui fredonnait une nursery rhyme telle une mélopée hindoue… Elle se souvint de cette Adelia dont son père lui avait parlé en la mettant en garde, et elle craignit une mauvaise rencontre. Qui d’autre à Moesta et Errabunda pouvait chantonner en anglais ? Elle perçut un autre bruit, celui d’une chute d’eau. Cela signifiait que, non loin d’elle, une naïade se baignait, se lavait en poussant la chansonnette, et cette créature juvénile devait être toute nue…Elle se résolut à attendre que la nymphe pécore se dévoilât et vînt où elle se tenait. Elle n’eut guère à patienter. Cinq minutes s’étaient écoulées lorsqu’une petite fille surgit de derrière un pot de sélaginoïdes. Pauline ne put réprimer l’émission d’un cri de surprise. Délaissant les sélaginelles, la peu farouche fillette s’avança franchement. « Bonzour mademoizelle… » blésa-t-elle avec grâce en effectuant une courbette. C’était seoir que de lui rendre la politesse. Pauline marqua son soulagement en soupirant : cette gamine, non seulement s’était rhabillée, parfumée et pommadée, mais de plus, il ne s’agissait pas de la redoutée miss Délie, qui avait la réputation de corriger les désobéissantes à coups de chat à neuf queues, cette sale garce, terreur de ces lieux de débauche dignes de tout l’enfer livresque et romanesque des bibliothèques que Victorin dévorait assidûment à l’Arsenal ou à Sainte-Geneviève, sans le dire à son père, quoiqu’il eût osé se confier à l’oreille de sa sœur chérie, ces romans du marquis de Sade, ces obscénités écrites par des antiphysiques qui se targuaient de posséder une particule… même un recueil de poësies saphiques, où il était question de jeunes baigneuses de Deauville, de Biarritz, de Nice ou d’autres stations balnéaires, qui s’amusaient à ôter leur costume de bain et à se vautrer et se rouler dans le sable dans le plus simple appareil, en couvrant leurs petons de baisers et de suçons, parmi d’autres ébats et choses encore plus indécentes qu’il valait mieux ne point rapporter. Pour embêter Pauline, Victorin lui avait lu deux sonnets de cette anonyme Psappha de notre malheureux siècle, où, dans le premier, un couple de jeunes anandrynes de seize ans d’une coruscante beauté fort chevelue faisait des galipettes dans une cabine de bains de mer alors que le second décrivait avec force détails métaphoriques évocateurs les étreintes sous les douches publiques de Bolbec d’une grasse matrone lesbienne de cinquante printemps avec son giton femelle déhiscent de quinze ans.

  A cette apparition d’elfe fantomatique, non encore épanouie, attendue mais pourtant redoutée, le cœur de Pauline avait battu à grands coups. C’était une nouvelle vision édénique en cet empoisonné jardin des délices antérieur à la chute du porteur de lumière. Cette petite fille incarnait un chef-d’œuvre d’ambiguïté et de turbidité. Il s’agissait d’une enchanteresse vestale issue du fond des âges païens, d’une pure jeune vierge druidique, d’une ensorcelante fillette appelant aux plaisirs d’Aphrodite et de Lesbos, une boîte de Pandore ouverte à toutes les déviances, à toutes les formes du péché de chair et de luxure. Pauline s’ébaudissait à cette manifestation irrationnelle, éthérée, fantasmatique, qui rappelait tant ces mirages réputés du désert, cette fata morgana pouvant équivaloir à un piégeage, pourvoyeuse de mort. 
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  Après son bain, la mignarde naïade s’était donc revêtue. Or, elle demeurait demi-nue ; plus exactement, elle arborait cette lingerie singulière conçue expressément pour qu’on la portât uniquement ici, non point ailleurs, sauf en cas de grandes chaleurs, en lieu et place de tous autres vêtements propres à son jeune âge que Pauline évaluait à environ dix ou onze ans. Ses petits pieds se chaussaient de sandalettes tressées. Son corsage était si court qu’il dévoilait son ventre d’albâtre et son nombril adamantin. Ce corsage, en fait, s’avérait n’être qu’une minuscule et lactescente brassière ou gilet de lingerie tout délicat, a minima, aussi rétréci qu’une peau de chagrin, sorte de cache-gorge ou de cache-corset, délacé, bien troublant, ouvert sans gêne sur une gorge de nymphe aréolée de pointes roses à la douce peau laiteuse d’une blancheur virginale, dont la translucidité permettait, çà et là, de deviner un mince réseau de veines. Tous ces vêtements légers et fins étaient plus clairs encore, d’un blanc plus éclatant, plus resplendissant que cet épiderme diaphane dont pouvait s’enorgueillir cette fillette encore innommée, d’une blondeur irréelle, rosacée d’or, mêlée de roux clair, à la semblance de quelque tableau vivant préraphaélite qu’on eût pu dater du temps de Lucrèce Borgia, de Béatrice d’Este ou de la Fornarina, cette gamine qui eût pu poser, sans façon, pour une photographie érotique dans un bordel de luxe. 
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  Sa taille grêle se ceignait d’un long jupon de coton au tissage d’une délicatesse insigne, transparent, évanescent lui aussi. Sous la transparence suggestive de ce dessous-dessus qui la drapait comme un pagne de luxe et de luxure, on devinait des pantalons de broderie d’une longueur révolue car descendant jusqu’aux chevilles de la mignonne, pantalons portés bas à la taille dont l’étoffe s’avérait d’une légèreté, d’une ténuité de gaze et de mousseline afin qu’on y devinât, par le jeu des transparences, toute son anatomie pelvienne pré-pubescente. Les rayons de ce soleil d’automne filtrés par les alvéoles des verrières de la serre sublimaient cette beauté bond-roux, cette primerose innocente en pré-éclosion qui jouait les offrandes explicites en toute connaissance de cause, puisque la comtesse de Cresseville l’avait éduquée de manière à ce qu’elle apparût désirable et que Cléore possédait l’art de rendre érotiques les corps féminins enfantins afin que toutes les privautés des clientes fussent satisfaites. La petite imitait Pomone en cela qu’elle portait une corbeille de fruits tropicaux, du Brésil, des Antilles ou d’Afrique, bananes, goyaves, mangues, ananas et autres, sur sa tête aux cheveux d’or et de bronze nattés jusqu’à son fondement, cheveux qui s’ornaient d’un ruban de soie émeraude. Ses petits bras lactés aux aisselles encore dépourvues de poils soutenaient et hissaient cette corbeille, ce qui provoquait une arcure de son buste menu et une saillie involontaire et conséquente de ses seins à peine naissants, qui émergeaient de la brassière de lingerie délacée, les faisant paraître plus développés et plus excitants qu’ils n’étaient. Quoique son visage fût un peu long, sa diaphane joliesse angélique de face de poupée-catin de porcelaine vive ébaudissait et le rendait, le transfigurait tout en harmonie sublime. Après que Pauline lui eut rendu sa révérence, la damoiselle impudique se présenta :
« Ze m’appelle Ellénore, dit-elle, poursuivant son blèsement insigne. Qui es-tu ? Ze ne te connais point ; ze ne t’ai zamais vue izi.
- Je me nomme Pauline et je me suis perdue. J’ai fui un internat de sœurs, à Soissons, où on me maltraitait, mentit adroitement Mademoiselle Allard, certaine qu’en sa naïveté, son interlocutrice accepterait cette fable. J’ai erré sur les routes, toute la nuit, sous la pluie drue, puis ai découvert un parc avec un mur et une brèche. Je suis entrée à la recherche de quelqu’un qui pourrait me secourir. J’ai longtemps marché. J’ai eu froid et faim. En quête de chaleur, j’ai trouvé cette serre ; j’ai laissé mon manteau, là-bas à l’entrée, et je n’ai pas mangé depuis hier, ajouta-t-elle sur un ton dramatique. Je ne sais où rejoindre mes parents. Ils étaient en villégiature en Italie quand je me suis enfuie. Ils ne rentreront qu’après la Saint-Martin, et je ne sais que faire et où aller. Lorsqu’ils reviendront, ils me gronderont, me corrigeront, et me placeront en maison de correction. J’ai donc l’obligeance, Mademoiselle, de vous demander de l’aide. Il me faut d’abord me restaurer et me laver. »

 Sa figure mouillée de transpiration et griffée par les plantes, ses bottines aux guêtres crottées, ses bas salis et déchirés ajoutaient à la crédibilité de ses paroles, plaidaient en sa faveur. Crédule, Ellénore accepta tout ce qu’elle lui contait.
« Ze vais te prézenter à Mademoizelle Cléore. Une nouvelle recrue spontanée est touzours bonne à prendre. »
  La petite pépiait comme un bouvreuil. Toutes deux s’échangèrent une dernière courbette. Pauline déclara à la gentille fillette ambiguë : « Je suis fort honorée de votre générosité, vraiment. »

 Hégésippe Allard lui avait seriné qu’il fallait qu’elle s’exprimât de façon compassée, afin de plaire à cette étrange institution, à cette maisonnée qui avait conservé un vernis de bonnes manières de l’ancien temps par-dessus l’abjection. Pauline userait d’une flatterie modérée, tout en retenue. Si besoin s’en ressentait, elle se ferait caudataire, portant la traîne de la reine Cléore. Elle se remémorait les paroles de son père lors de la fête de charité, cette nécessité de feindre d’acquiescer aux opinions contraires aux siennes afin de ne jamais éveiller les soupçons. Cette prudence, cette habileté usant à bon escient du paravent de la politesse et du savoir-vivre fonctionna. Ellénore était conquise. Elle exposait son rôle ici tandis que toutes deux s’acheminaient vers la sortie, par un itinéraire plus pratique que tantôt.
« Ze zuis la prépozée à la serre, sur ordre de Madame Zarah. Ze zuis zarzée d’entretenir les plantes de ze lieu, zette herborizterie exotique, parze qu’on y cultive toutes les essenzes permettant d’en extraire les zubztanzes nécessaires à la produczion du plaizir et les drogues de ztimulazion des zens. »

  Autrement dit, tout cela servait à produire des drogues aphrodisiaques, des poisons du sexe… L’impudente fillette poursuivait sa déblatération alors que cet étrange couple parcourait des rangées de plantes caulescentes d’un vert brillant, comme encaustiquées de cire.
« Ze pense que Cléore te rebaptizera. Z’est coutumier izi. Moi-même, mon vrai nom z’est Louize, Louize Vinay. Tu zeras Apolline, à moins qu’il y en ait zà une… Ze ne zais plus trop… »
   A toutes ces paroles zézayées avec innocence, prononcées au milieu de toute cette verdure invitant au nonchaloir décadent, les sens de Pauline se troublèrent. L’étrangeté de la vision d’Ellénore, les circonstances de son apparition presque surnaturelle après que sa voix eut été le premier élément perçu de sa personne, tout contribuait à engendrer un malaise, à en faire un mirage de la perception, au même titre que certains miracles. Etait-ce une épiphanie, une manifestation négative pour égarer Pauline ? Ellénore représenta pour la jeune protestante une sorcière miniature tentatrice entre toutes, une sylphide du diable, une de ces faunesses de tantôt faite chair,
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 un succube aussi. Son spectacle éclaira et édifia Mademoiselle Allard qui saisit de quelle manière on procédait en cette Maison pour instiller et insinuer la tentation saphique infantile, afin que s’aiguisassent les sens ; comment, en cette serre, cette tentation se retrouvait décuplée, excitée, hallucinant et abusant celles qui se retrouvaient piégées. Toutes ces drogues et ces parfums d’Orient qui envahissaient l’atmosphère viciée de ce lieu clos de leur poison, de leur vénénosité, achevaient leur travail de conversion à cette déviance. Bientôt, les gendarmes recevraient le signal de l’assaut. Sous les ordres du vaillant inspecteur Moret, dépêché par le Quai des Orfèvres, ils mettraient promptement fin à ce cauchemar de débauche, à cette horreur, comme autrefois le bûcher catholique inquisitorial qui réprimait la sorcellerie. Marteau des sorcières… Moesta et Errabunda était un marteau des sorcières, une assemblée de sabbat, un maléfice du grand peintre Goya, une hantise de la symphonie fantastique. Le glas paraissait sonner pour l’Institution de Cléore de Cresseville. Ellénore ignorait le cours des événements, les arrestations, la mort sauvage de Dagobert-Pierre de Tourreil de Valpinçon, le suicide de Louise B**, la fuite de la vicomtesse. Mais d’autres faits se déroulaient à l’instant même au sein de Moesta et Errabunda, à quelques mètres seulement de cette serre, de ce microcosme replié sur lui-même, étranger à tout l’univers, matrice fœtale coupée de tout, sans que les deux petites filles s’en doutassent. Même la maréchaussée ne pouvait connaître la dernière tragédie en cours, bien qu’elle fût là pour parfaire les choses, en menant l’ultime attaque. Rien ne filtrait encore hors les murs. Il fallait, pour qu’on commençât à réaliser que quelque événement formidable avait lieu, que cessassent ces échanges de politesse entre Pauline et Ellénore, et qu’elles se résolussent à hâter leur sortie de la serre. Une intuition de Mademoiselle Allard la força à presser le pas, non parce qu’elle pressentait quelque trouble extérieur imprévu qui contrecarrerait, contrarierait ou faciliterait a contrario le plan des forces de l’ordre, non point aussi parce qu’elle avait mis bien trop de temps pour parvenir jusqu’ici, mais, prosaïquement, parce qu’en son tréfonds, en sa probe conscience, elle éprouvait un profond sentiment de honte…du fait que la tentatrice avait suscité en elle l’attirance de la chair. Oui, Pauline avait éprouvé l’envie fugace de toucher, de caresser la longue tresse d’or roux, la peau laiteuse du buste et du ventre et le visage d’elfe de la petite nymphe. Cette envie saphique fugitive l’avait traversée comme un désir fulgurant, une envie irrépressible de cette Ellénore offerte innocemment en sa provocante vêture à la concupiscence des sectatrices de Psappha, de Bilitis et de la Bona Dea dont Mademoiselle Allard ne voulait point être. Dupée ? Peut-être. La frontière entre le saphisme interdit et la norme sociale tolérée paraissait si ténue, si aisée à franchir. Pauline en était encore à l’âge de l’indétermination, du choix, entre l’option de la rébellion et celle de la soumission conformiste. La société, la culture, le milieu, nous font, nous modèlent, nous gavent d’un substrat d’idées, de conceptions du monde propres à un temps et à un lieu. Ce sont les conventions, les moeurs et les comportements d’une époque qui fondent sa civilisation, son art de vivre. La moindre déviation de la route tracée, accidentelle, fortuite d’abord, hasardeuse, ébranle l’édifice et prépare l’entrée en décadence de cette même civilisation. Que ces dissidences, ces déviations, ces ébranlements des valeurs, des infrastructures, des fondations se multiplient, et cette décadence va s’accélérant, se transmutant en mutation, en transformation darwinienne du monde. Aimer les femmes et les petites filles constituait une forme de révolte, de déviance, de refus de l’ordre établi et de résistance, propre à engendrer la décadence de la civilisation européenne tout entière. Cléore s’était révoltée, mais échouait lors car la répression de cette déviance l’emportait encore, puissante et outillée. Il eût suffi que la révolution que la comtesse prônait fût tolérée, puis acceptée, enfin permise, autorisée, dans une société de plus en plus gangrenée par l’hédonisme et la satisfaction immédiate de toutes les envies par le truchement de l’argent, devenue traîtresse à ses anciennes valeurs, donc décadente, pour que se hâtât la chute inéluctable de tout l’édifice rongé de l’intérieur par le squirre des mœurs nouvelles. Cette épidémicité épicurienne, cette jouissance établie en système, saperait en peu d’années l’ordre judéo-chrétien répressif et l’anéantirait comme Yahvé Sodome et Gomorrhe. En fait, ce serait la revanche posthume de ces cités du Mal, des royaumes de Gog et de Magog, sur la colère de Dieu, transformé à son tour en statue de sel qui s’éparpillerait grain après grain. Une espèce nouvelle de monde en remplacerait une autre, éteinte par transformisme mais aussi par catastrophisme, comme Cuvier le pensait. C’était cela l’évolutionnisme appliqué à l’Histoire, puisque la notion de décadence équivaut à la sénescence d’une espèce après qu’elle soit passée par les stades de la naissance, de l’enfance, de la jeunesse et de la maturité-apogée. Messieurs Taine, Spencer,
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 Huysmans et d’Annunzio disaient un peu tout cela. Cléore était une prophétesse des temps nouveaux, née trop tôt. Le Messie de la Bona Dea n’était pas encore de ce monde. Femme il serait. D’aucuns m’objecteront que j’omets la possibilité d’une réaction, d’un retour en arrière quelque peu défensif. Ils m’accuseront aussi, à tort ou à raison, d’ignorer la morale, de la placer hors du champ de mes réflexions philosophiques. Mais la morale est changeante, confite d’hypocrisie, aussi, depuis que notre siècle a remplacé le libertinage par la vertu et a institué celle-ci comme valeur suprême, à côté du capital qui partage son trône.  
  Adonc, elles parvinrent à la sortie alors que Pauline se ravisait, se rabrouait pour cette tentation démoniaque. Elle récupéra son manteau, son chapeau, ses gants et son écharpe et Ellénore s’enveloppa d’une pelisse de martre, car, il faisait bien frisquet en ces heures matutinales d’approche de Toussaint. La fillette au ruban émeraude accompagna Mademoiselle Allard hors de la serre. Dès qu’elles furent à l’air libre, la juvénile catin pressentit que quelque fait anormal venait de se produire. Les quatre oreilles captaient des clameurs du côté du pavillon central. Les fillettes accoururent jusqu’au perron où elles virent un groupe de petites pensionnaires affolées et épeurées. Leurs paroles étaient peu discernables, déformées par la terreur, l’angoisse et le chagrin. L’une d’elles – Ellénore reconnut Zénobie – sanglotait :
« Ciel ! Pauvre Quitterie et pauvre Délia ! »
D’autres criaient : « Le malheur est sur nous, le malheur est sur nous toutes ! Nous sommes maudites ! Sappho nous a abandonnées ! »

  Dans cette ambiance digne du sac de Rome par les barbares d’Alaric, une voix tremblante, secouée par une toux intermittente, se détacha : « Faites-moi place, mes mies… » C’était Cléore de Cresseville, souillée par le sang d’un cadavre qu’elle portait, réduit à une poupée de chiffons désarticulée, corps déchiré de part en part, exsangue et pourpré, qu’elle tentait de tenir à bouts de bras pour le montrer au groupe des jeunes folles envahies par la désespérance. C’était la dépouille à peine reconnaissable d’Adelia O’Flanaghan. Il était dix heures vingt-cinq.
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[1]  Aurore-Marie de Saint-Aubain écrit à double sens : elle amalgame Adam, sa chute du Paradis terrestre, et Adam Smith, le fondateur du libéralisme. Son anticapitalisme est celui d’une monarchiste traditionaliste convaincue.
[2]  Aurore-Marie de Saint-Aubain semble invoquer les mânes de Cléophradès d’Hydaspe, le philosophe gnostique gréco-indien du IIe siècle après Jésus-Christ, fondateur de la religion dont elle fut grande prêtresse de 1877 à sa mort prématurée.