samedi 25 juin 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 3.

Avertissement : ce roman fin de siècle est strictement déconseillé aux mineurs de moins de seize ans.

Chapitre III
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La voiture de Mademoiselle de Cresseville pénétra par un portail de bronze doré dans le domaine excentrique de son ami. Cléore s’extasia devant le jardin indiscipliné, anglais, les massifs de fleurs multicolores aux calices dégorgeant, les pièces d’eau diaprées de vase et nénuphars, les tubéreuses et les pélargoniums, les bosquets fous et sciemment mal taillés. Combien étaient réjouissants ces plates-bandes irrégulièrement herbues et ces boulingrins ensauvagés ! Des paons, des outardes, des grues du Japon et des casoars sculptés dans le buis, le sycomore, le banian et le sumac, peuplaient l’allée principale tortue, tourmentée, scoliotique, zigzagant sans fin tout en méandres fluviatiles et plantée de bouleaux. Les charmilles succédaient aux charmilles, foisonnant d’une vie excitante où folâtraient les papillons et les bourdons, bruissant de mille bruits, emplies jusqu’au grouillement du pépiement des rémiz et des friquets et des roulades des merles moqueurs. Les hélianthèmes jouxtaient les araucarias, les acacias, les mûriers et les figuiers de Barbarie qui embaumaient l’air de leurs arômes et leurs effluves de stupre exotique. Cela exhalait ça et là la muscade, la noix vomique, la cannelle, le giroflier et le cinnamome. Cléore s’enivrait, se pâmait de toutes ces sensations fantastiques. Les roues du huit-ressorts cahotaient sur un sol sableux, comme semé sciemment de cailloux coupants éclatés, fragmentés par quelque écart de température nocturne et diurne, tels qu’on les rencontre dans les étendues sahariennes infinies que l’on nomme le reg où errent les caravanes de touaregs en quête du puits précieux. Cela produisait un tac-tac obsédant.
Le château s’offrit à la vue de Cléore, pièce montée fantastique de satrape, écrin d’un Sar Péladan frappé de folie orientaliste, enchâssé au mitan d’un sultanat miniature instauré par le marquis en toute illégalité. Par d’étranges circonstances, Cléore se rendait en ce domaine pour la première fois. Non qu’elle n’en eût auparavant jamais éprouvé l’envie, ni saisi l’opportunité. Le discrédit qui frappait Elémir était tel dans les salons qu’elle fréquentait qu’elle n’avait tout simplement pas osé, de crainte qu’on jetât sur elle l’anathème ou qu’on l’ostracisât. Elle s’était donc contentée de rencontres furtives lors des différentes fêtes de charité. Elémir avait jà répondu à ses sollicitations et, à deux reprises, lui avait fait l’honneur d’une visite de courtoisie ; mais pour que la réciprocité s’appliquât, la comtesse de Cresseville avait attendu qu’elle officialisât sa propre rupture de ban.
Désormais dépourvue de scrupules, de la crainte du qu’en-dira-t-on, une fois parvenue au perron de l’excentrique demeure, Cléore descendit sans hésiter de sa voiture avec grâce puis ordonna à Blaise de s’en aller entreposer la calèche et l’attelage aux écuries, où un savoureux picotin serait servi à ses pouliches obère et baie.
Elle scruta de son regard vairon l’architecture des aîtres, s’exaltant au spectacle de l’éclectique dysharmonie de ce Palais du Bardo réinterprété par un fou. Coupoles, colonnettes, frontons et minarets se mêlaient ; les cariatides affrontaient les moucharabiehs ; les arcs componés outrepassés et brisés, les carreaux de faïence à la semblance de ceux des maisons de casbah barbaresques des épigones de Barberousse coudoyaient et jouxtaient des éléments architectoniques et des marbres conformes aux codes de Le Vaux et Mansart. Un œil-de-bœuf surmontait un mihrâb, une niche, dont on n’eût pu douter qu’elle était orientée vers La Mecque. Ce n’était plus un château du Grand Siècle, mais une turquerie dont les plans eussent pu avoir été dessinés et annotés en lingua franca, telle qu’usitée par Molière dans la scène de bastonnade du Bourgeois gentilhomme.
Sur le seuil de ce palais beylical syncrétique, un domestique exotique l’attendait. Il s’agissait d’un pygmée, mais des Indes anglaises, issu de quelque île de l’archipel Andaman. Ce moricaud crépu n’avait pour tout vêtement qu’une espèce de pagne d’un blanc d’albâtre aux indénombrables plissures comme celles des sarouels en usage chez les Mzabites d’Algérie. Son torse, ses jambes et ses pieds nus, épilés, étaient enduits d’une huile qui faisait luire sa peau. Une exhalaison de styrax, de mimosa et de benjoin émanait de sa petite personne. Ce valet singulier s’adressa à Cléore dans une bouillasse, un sabir et un amphigouri incompréhensibles. Mademoiselle crut saisir qu’il s’agissait d’un message de bienvenue, que le serviteur était chargé de l’accompagner jusqu’à son maître. Elle lui emboîta donc le pas en prenant soin de refermer son ombrelle.
La porte monumentale s’ouvrit toute seule, comme mue par un mécanisme actionné à distance. Mademoiselle fut dès lors éblouie, hypnotisée par ce qu’elle vit, sentit et entendit. Vestibule, salons et antichambres s’offraient tous de la même manière sans que le pygmée eût besoin de tourner la moindre poignée. A chaque ouverture, une mécanique subtile, électrique sans doute, actionnait un cylindre Edison dissimulé si habilement dans les boiseries, les lambris, les stucs ou les carreaux que nul n’eût pu le débusquer. Le rouleau automatique débitait chaque fois la profession de foi mahométane et la première sourate du Coran d’une voix nasillarde, désincarnée, où l’on sentait cependant les inflexions poétiques et harmonieuses du muezzin. En même temps se déclenchait un praxinoscope qui déroulait à même les murs sa pantomime lumineuse, sa saynète fantasmagorique inlassablement répétée de pièce en pièce : c’étaient des derviches tourneurs en extase, en transe, frénétiques, fascinants, aux jupes tournoyantes en corolles nacrées qui psalmodiaient : Allah ya Allah Mohamed Rassoul Allah. Un buste d’automate aux habits damassés, ressemblant au joueur d’échecs de Van Kempelen, se mettait ensuite à réciter des poèmes persans, des pantoums, des vers d’un raffinement exquis composés par Djalal Aldin Rumi.http://abcvoyage.com/wp-content/uploads/2009/12/derviches_tourneurs.jpg
Si l’irréligion était devenue pour Cléore la panacée, Elémir s’était-t-il converti à l’islam sans que nul ne le sût et croyait-il désormais qu’Allah fût le seul Dieu ? Un portrait en pied du marquis par John Singer Sargent, celui qui avait scandalisé les bien-pensants avec son audacieuse Madame X, semblait corroborer cette impression. Il trônait dans un salon tout en faïences vertes, d’un ton de jade presque néphrétique ; il le montrait vêtu à l’orientale d’un burnous blanc de souverain alaouite, la tête coiffée d’un chèche ou d’un keffieh, une badine au pommeau en forme de croissant en main, au milieu de somptueux coussins, un minbar ou chaire d’imam de bois précieux à sa gauche, un narguilé à sa droite. Près du plafond de ce salon que n’eût pas dénigré un Pierre Loti, les arabesques du Coran couraient le long de frises et de niches, de voussures outrepassées.
Cléore accorda à son ami le bénéfice du doute lorsqu’elle pénétra dans la pièce suivante : un salon à l’Antique, constellé de mosaïques et de fresques pompéiennes réinterprétées par Alma Tadema, Jean-Léon Gérôme et Jean-Paul Laurens. Dès ce nouveau seuil franchi de ses pieds mutins, des fragrances violentes la secouèrent toute. Jamais Mademoiselle de Cresseville n’avait senti de telles odeurs. Envahissantes, elles vous possédaient, vous enveloppaient, vous envoûtaient, vous violentaient, tel un poison exsudé par une plante tropicale carnivore. Elles provoquèrent en tout son être frêle des sensations indicibles, lascives, voluptueuses, émollientes, aveulissantes comme si Aphrodite elle-même les eût engendrées. C’était comme un musc pervers, une civette d’Eros, une alchimie obscène, obsessionnelle, un dictame paroxystique et inextinguible qu’eussent concocté Priape et Onan en personne. Ces fumets troublants provenaient de cassolettes d’onyx, d’argent et d’électrum, gravées de frises évocatrices orgiaques, d’un entremêlement de chairs d’un grotesque néronien. D’étranges bâtonnets ou cônes d’un encens, d’une myrrhe, d’un aloès, d’un safran ou d’un patchouli inconnus, d’une nuance cinabre ou Sienne, s’y consumaient. L’extase et le désir embrumèrent le cerveau de Cléore. Elle se sentit impudique. Elle s’empourpra, incapable de soulager ses sens, cherchant à les contrer, à les réprimer, à se dominer. Rien ici ne pouvait satisfaire la comtesse. Une sensation désagréable, de souillure, d’impureté, succéda au plaisir. Son linge était humide ; ses pantalons poissaient d’une humeur de funestes secrets. Quelque chose d’affreux, d’orgasmique et d’incoercible venait de la flétrir. Elle toussa et demanda au pygmée de la faire sortir. Elle voulut se gifler, se morigéner.
Loin de condescendre à son souhait, le serviteur poursuivit sa route, entrant dans une autre salle où étaient accrochées les collections de peintures du marquis. Ainsi contrite et contrainte, Cléore, salie dans son amour-propre, se résigna.
Ce n’était pas une simple pièce, mais une longue galerie longée d’armures, de toiles, de tapisseries, de boiseries précieuses, au parquet en lattes parfaitement ciré, que parcoururent les bottines délicates de notre héroïne. Dès l’abord, Cléore constata le mélange entre maîtres anciens et modernes, entre inconnus et grands artistes. Elémir demeurait par essence un provocateur. Il avait fait accrocher en tête une composition scabreuse de Sophie Schaeppi,
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cette jolie Suissesse à laquelle Cléore avait commandé plusieurs miniatures mièvres dans un style un peu Greuze. Elle dévoilait sur cette huile des tendances inavouables. Il s’agissait de la représentation d’un faune ivre lutinant une dryade et une naïade, deux émules de la nymphe Arétuse à laquelle ce tableau se référait indirectement. Il était visible que ces blondines à l’incarnat de nacre s’apprêtaient à succomber aux sollicitations faunesques. La naïade fléchissait jà le genou. Le chèvre-pied était un satyre affreux, un Pan en rut, au membre dressé et turgescent prêt à déverser sa semence. Son visage était rouge, gonflé par l’abus d’hypocras, par les innombrables bacchanales qu’il célébrait en compagnie de Dionysos. L’aulos pendait à la ceinture du péplos de la dryade, sorte d’autoportrait de la peintre.
A côté de cette composition bachique, que l’on eût crue commandée pour un lupanar, Elémir avait placé un tableau tout aussi ambigu : un nu féminin d’Artemisia Gentileschi daté de 1628. « Une femme peignant une autre femme dans le plus simple appareil, quoi de plus saphique ? », songea Cléore, troublée. La troisième œuvre provenait encore d’un pinceau féminin : il s’agissait du portrait d’une courtisane réputée pour sa débauche, mademoiselle Valtesse de La Bigne, en déshabillé vaporeux, entourée de toute une bimbeloterie précieuse, affalée sur une ottomane capitonnée de mauve. Ses cheveux roux tombaient en torrents sensuels jusqu’à ses pieds moulés dans des mules grèges. La signature de la peintre pouvait se déchiffrer : Amélie Beaury-Sorel. Le reste des toiles, quoique remarquable, apparut aux yeux de Cléore plus conventionnel, plus convenu, comme si Elémir avait réservé le meilleur (ou le pire) pour la fin : deux Vierges magnifiques, de Vouet et Murillo, deux William Bouguereau (une petite paysanne et de mignards putti),
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un Paolo Uccello sur bois, un Millais, un Burn-Jones, un Rossetti, un paysage de Constable, un Enée avec son père Anchise, de Jacques Stella, une Vénus de Boucher, un pastel de Jean-Baptiste Perronneau,
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une nativité du maître de Flémalle, le plus petit mais sans doute le plus coûteux des tableaux de cette galerie, un Pinturicchio, un Sodoma, un Pérugin, un Dominiquin, un Chaplin, un Gervex, un Toulmouche, assez raté d’ailleurs, il fallait en convenir,
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un Stevens, un portrait de Palamède de La Bonnemaison, exécuté par le baron Gros en 1810… La seule œuvre d’avant-garde consistait en une étonnante fillette d’Auguste Renoir qui fascina Cléore plus que de raison. Une lady italienne de Boldini, toute de noir vêtue, qui goûtait aux réjouissances du patinage sur un étang englaçé, paraissait chaperonner cette petiote.
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A la vue de cet angelot enjôleur, Cléore sentit de nouveau monter en elle l’exacerbation du désir.
Elle s’attarda longtemps, contemplative, fascinée plus que de raison par ce ravissant portrait, tout en joliesse fragile. Le modèle avait-il onze ou treize ans ? Cléore ne le sut point. Impossible d’attribuer un âge à cette mignonne inconnue, du fait de la juvénilité attardée de ses formes. L’exécution de l’œuvre remontait à l’été 1876. Renoir l’avait simplement intitulée : La petite fille en velours gris. La triangularité de l’ovale pâle et pourprin, aux pommettes hautes, rappelait à Cléore quelque chose.
Sa parure était somptueuse, quoiqu’elle fût sobre, frisant presque insolemment l’austérité d’un frère profès. Décidément, cette petite poupée était fort jolie. Cette robe gris-souris, à peine festonnée de manchettes et d’un col de dentelles de Bruges, lui seyait à ravir, et la faveur bleu-nattier qui ornait ses cheveux ajoutait à son charme immature. Elle avait posé de trois-quarts, assise sur une chaise de jardin en rotin, en plein air, durant un merveilleux été, peut-être dans une de ces villas, un de ces pavillons bourgeois bâtis le long du parcours serpentin de la Seine, à l’Ouest de Paris. On devinait une polonaise, un pouf coquin céruléen, un ourlet un peu relevé, retroussé, sur un jupon de mousseline virginal, mais monsieur Renoir avait coupé le cadre, la composition, au milieu des genoux de son modèle dont chevilles et pieds demeureraient à jamais inconnus des laudateurs de ce chef-d’œuvre.
C’étaient ses cheveux, fantastiques, touffus, d’une abondance et d’une longueur sans pareilles, tout en ondulations sensuelles, qui attiraient dès l’abord le regard, qui contribuaient le plus à la beauté coruscante de cette fille de riches, de cette demoiselle de quelque chose. Elle devait s’enorgueillir de cette parure d’un blond rare, composite, quasi surnaturel, qu’eussent adoré représenter les préraphaélites et la photographe d’Albion, Mrs Cameron. « Une Marie-Madeleine impubère »…murmura Cléore, sous l’emprise de sa fascination trouble. Les cascades miellées et cendrées de ses mèches interminables se mélangeaient en des miscellanées roux-vénitien. Le soleil éclairait avec discrétion le doux visage rêveur et méditatif, illuminait la parure de cette chevelure de délicats reflets rubéfiés. La petite fille à la pose contemplative semblait penser : « Comme je suis belle ! » Et ses yeux, ah ! ses yeux ! Ils s’harmonisaient doucettement avec les cheveux, prodiguant une touche supplémentaire de préciosité à cet être rare. Des iris, des prunelles d’ambre, une colophane citrine… Un cou de cygne émergeait du col de dentelle, d’un lait pur de toutes éphélides.[1] Les mains blanches, longues et fines comme celles d’une virtuose du piano, surprenaient tout autant car on devinait la taille menue du modèle.
Les pensées de Cléore de Cresseville se bousculaient, la bouleversaient. Son cerveau souffrait des affres d’un tourment irrémissible. Le visage de la fillette devenait son idée fixe, son leitmotiv. Elle avait jà été tourmentée par des délires obsessionnels. Elle souhaita retrouver la trace du modèle, savoir quel avait été son destin afin qu’elle en fît une amie-enfant. Ridicule ! Plus de treize années s’étaient écoulées et cette jeune miss avait dû convoler. Cléore calcula : elle devait avoir un âge sensiblement égal au sien. Cette toile ne pouvait-elle donc s’animer d’un coup de baguette magique, par des implorations, des formules cabalistiques, un hocus pocus de sorcière goyesque ? Cléore voulait qu’elle s’extirpât du tableau, qu’elle la rejoignît. La comtesse de Cresseville la comblerait de cadeaux, de caresses, de joujoux, de cajoleries. Elle n’avait point d’enfant. Cet instinct qui depuis quelques temps, la poussait, était bien plus que maternel, possessif, ambigu, dérangeant. Elle pressentait que le corps du modèle était à la semblance du sien ; sous la même vêture, les mêmes atours, on ne remarquerait point son âge réel tant Cléore se savait conformée ainsi. Elle eût voulu, dans les parcs, se mêler aux jeux innocents des fillettes, partager leurs joies, leurs peines, cerceaux, bébés, dinettes, manèges, promenades en de petites carrioles tirées par de mignards ânons tout gris à l’œil mélancolique. Cette attirance juvénile en devenait pathologique. Cléore souffrait ; la folie la guettait. Il fallait qu’elle consultât le plus éminent des aliénistes, qu’elle séjournât dans une clinique spéciale où un grand savant, tel le docteur Blanche, lui administrerait le traitement salvateur approprié. Elle s’imaginait déjà, enserrée dans d’horribles camisoles, subissant des douches forcées, baignant dans ses sanies, hurlant, hurlant sans fin sa malemort en une cellule hermétiquement close…
Cette petite, elle l’eût voulue à l’instant, dans ses bras. A onze ou treize ans, avait-on encore besoin de poupées Jumeau, de câlins ? Cléore avait conservé toutes ses poupées dans une armoire. Elle les en tirait parfois, et tentait de se remémorer leurs noms. Il y avait Ellénore, à la robe vert pomme, Ophélie, tout en rose, Isoline aux blondes anglaises tombantes… En des jeux étranges et pervers, qui frôlaient l’onanisme, elle aimait à soulever leurs jupes et jupons empesés, à les frotter contre sa peau nue – ô, les douces caresses incomparables prodiguées à la jeune vierge par la porcelaine et le biscuit ! -, à tâter leurs pantalons là où il ne fallait pas afin qu’elle explorât leur anatomie, qu’elle connût leurs secrets les plus intimes. Mais ces poupées demeuraient désespérantes et coites, car sans sexe aucun et cela la fâchait, l’importunait. Cléore devenait lors colère, emportement, une Sophie adulte, allant jusqu’à briser la porcelaine puis quémandant qu’on réparât ce malheur. De nombreuses petites victimes muettes, lèvres closes, reposaient en son jardin, à jamais, en une fosse prévue à cet effet, qu’elle fleurissait régulièrement de lits de primeroses, ne pouvant se résoudre au deuil des familières amies de son enfance enfuie qu’elle avait honteusement martyrisées. Cléore était donc gravement malade. Solitaire, trop longtemps. Il fallait qu’elle en passât par les filles de chair, qu’elle assouvît et soulageât sa passion trouble…sinon, elle mourrait prématurément.
Quelque chose l’apaisa lorsqu’elle s’aperçut qu’elle parvenait à la porte de la bibliothèque et que le serviteur Andaman la pressait. Cependant, c’est un portrait monumental, d’une hideur diaphorétique, qui rompit son songe tortueux. Il était juste au-dessus du chambranle de la porte, elle-même encadrée de deux armures maximiliennes à moufles et à visages anthropomorphes, armets maniéristes d’une caricature arcimboldesque aux nez proéminents de nasiques et aux orbites de grand-duc. La toile dominait tout, de sa majesté impudique, inconvenante, tel un trophée de chasse ou une hure nauséabonde.
Il s’agissait d’une odalisque obèse, éléphantesque, portraiturée en larges coups de pinceaux et de brosse au sein d’un bain de vapeur, de quelque hammam égyptien ou turc, par un tâcheron barbouillon voulant imiter Ingres. Elle n’était que bourrelets, coulées et suées de peinture et de pigments dissous comme sous l’effet de la température torride de ce caldarium islamique. Sa face se présentait frontalement, mafflue, quasi asiate, et dégouttait de sudations. On eût dit une espèce de lutteur japonais inverti. Dans la chaleur de diable de cette étuve mauresque, tout le corps paraissait s’épancher, fondre en une huile rance, et ces graisses fongibles, dont même le cœur du modèle était entouré, l’apparentaient à l’enveloppe d’un aérostat qui eût essuyé le Déluge en personne. Elle répugnait, car toute en laideur glauque, en enflure poisseuse, en plis, replis et contre-plis, cette idole de harem, cette chienne gravide de cellulite, finissait par faire douter de son sexe tant on pouvait croire que les plissures du bas ventre cachaient des parties atrophiées et rétractées.
Etait-elle vraiment femme, eunuque, hermaphrodite ? Cette Maure anonyme évoquait un de ces moines moyenâgeux châtrés, à la voix de fausset, sans pilosité ni cheveux, en lesquels tout était inversé. Pourtant, son anatomie la désignait comme un symbole de la fécondité. On s’attendait à ce que, de ces seins énormes, mamelus jusqu’à l’hypertrophie, de ces fesses souffrant de stéatopygie, de cet abdomen boursouflé, de ce conin tumescent et de ces jambes d’hydropique, dégorgeassent des salauderies viscérales, dégobillassent des vomissures d’excréments, de chyme, de chyle et de tripes terreuses, qu’une éruption d’ordures vînt mettre un terme à l’existence de cette Vénus obscène. Elle avait quelque chose de préhistorique, de primitif, d’une déesse-mère de la fécondité débordant de ses entrailles, de ses fruitions gâtés, enceinte d’un troupeau d’éléphants, d’une reine des termites encombrée de ses œufs. Peut-être son sexe ainsi exposé accoucherait-il d’un jus de pus fœtal, d’une éjection vengeresse d’avortons en gésine. Cela déboulerait sur le parquet, recouvert par un mucus sanguinolent et blanchâtre, énorme, visqueux, inachevé, coiffé de placenta pourri, mort-né. Cela serait kystique, pétrifié ou papyracé, chié littéralement d’un utérus d’une putridité terminale où croîtraient des môles et des mûres amniotiques. Cela ressemblerait à une pierre avec dents et cheveux, fossilisée depuis des lustres dans la matrice de l’ogresse orientale, lithopédion obstétrical, dépouille géologique. L’odalisque paraissait rire, toiser la spectatrice, secouer ses formes énormes.
L’Andaman tira Cléore de ses méditations oiseuses : il ouvrit la porte de la bibliothèque où Elémir s’impatientait.
« Ma mie, vous arrivez enfin ! » s’exclama-t-il d’une voix embrumée et grasse.
Sa vêture la surprit, quoiqu’elle s’attendît à tout. Le marquis avait enfilé une robe de soie mandarinale vermeille brodée de dragons impériaux jaunes, à la langue bifide, et sa tête coiffée d’une calotte noire traditionnelle. Ses yeux fatigués, chaussés de besicles à monture d’or, paraissaient absents, de cette absence qu’ont ceux qui s’adonnent à l’opium. Sous ces atours chinois, l’homme était assurément nu.
Elémir avait à la main gauche un livre de format Elzévir à la reliure de maroquin sang-de-bœuf. C’était un ouvrage licencieux, une traduction des sonnets de l’Arétin, par Galland, illustrée d’eaux-fortes de Félicien Rops en hors-texte, au caractère pornographique explicite. Sa main droite tenait encore la pipe du vice stupéfiant auquel il s’adonnait. Il marmottait sporadiquement : « Ah, comme on savait utiliser le mot foutre en ce temps ! »
Se ravisant de sa distraction de drogué, il congédia le serviteur d’une voix pâteuse :
« Merci, Shaaku, tu peux disposer. » et l’autre de répondre sur un ton déférent, respectueux, en un français presque intelligible pour une fois, laissant apparaître sa dentition étincelante : « Bien Effendi. »
Une fois Shaaku éloigné, Elémir, pressentant l’étonnement et le désarroi de Cléore, crut bon de préciser :
« Toute ma domesticité est masculine et exotique. Shaaku est un Andaman authentique ; mais il est natif de Puna. Je l’ai acquis à prix d’or à un forain peu regardant qui l’exhibait à Liverpool dans une foire à monstres. »
Curieuse d’autre chose, la comtesse de Cresseville, les joues rouges, éprouva une gêne, de la timidité. Elle voulut interroger son ami sur l’auteur de l’odalisque atroce. Elle parla, de sa petite voix flûtée, hésitante :
« Mon cher… cher ami… Je n’ose… pourriez-vous m’expliquer ce tableau…Là ?
Elle désigna l’horreur d’une main tremblante, menue et moite, qu’elle avait découverte du fourreau délicat de son gant. Elémir éclata d’un rire fol.
« Ah ! Il ne s’agit que de ça ! C’est moi qui l’ai peinte, il y a deux ans ! La malheureuse ! Une vieille putain sur le retour, gonflée d’hydropisie, qui souffrait en outre d’un léger mongolisme. Elle est morte peu après. Mon médecin a tenté sur elle l’impossible. Il a pratiqué des incisions de la peau, sur son ventre et ses cuisses, en espérant que ses humeurs aqueuses surabondantes s’écouleraient et qu’elle serait soulagée et guérie de son impotence d’hydropique. Elle a agonisé des heures durant, assise sur une espèce de chaise percée, trônant comme un Makoko tuméfié par l’abus de manioc en gémissant et en geignant. Il fallait la voir souffrir. Elle a mis près d’une journée à rendre son dernier souffle. Le médecin avait placé des bassines de fer-blanc sous le siège. Les ferblantiers ont dû faire fortune en cette journée car ces tubs se remplissaient jusqu’à ras-bord et il fallait tout le temps en mettre d’autres. La sanie liquéfiée est tombée goutte à goutte, en des clapotements obscènes d’un robinet d’eau sale, en des plop ! plop ! énervants et ce, bien au-delà de l’instant où elle fut morte. Lorsqu’on a mis sa dépouille en bière, les eaux pourries continuaient à couler de ce corps mort.
- Affreux ! » se contenta de commenter Cléore.
Un malaise la prit : vapeurs et pamoison la firent défaillir. Elémir la retint et dit :
« Allons, fragile enfant. Là… Venez en ma bibliothèque. Je vous tiens. Dès votre indisposition passée, nous parlerons de ce qui vous amène. »
Presque comme un poids mort, Mademoiselle de Cresseville se laissa faire, entraîner jusqu’à ce saint des saints, ce naos voué en son entier à la célébration de la décadence.
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[1] Note de l’éditeur : ce passage étonnant du Trottin se caractérise par un narcissisme rare : Aurore-Marie de Saint-Aubain se décrit en fait elle-même à treize ans et s’extasie sur sa propre beauté.

samedi 18 juin 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 2

Pour rappel, ce roman d'époque est déconseillé aux moins de seize ans du fait des situations explicites qu'il dépeint.

Chapitre II
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Par un matin ensoleillé, en ce joli mai 18. , Mademoiselle Cléore de Cresseville s’extirpa de son bain parfumé. Elle s’apprêtait sans hâte pour cette visite à son ami Elémir. Le bain et l’habillage constituaient un rituel auquel elle devait se conformer scrupuleusement car elle avait institué une sorte d’étiquette digne d’une cour royale. Faute de courtisans, le public tenu à assister au spectacle se restreignait aux gens de sa maison.


Cléore sortait non point d’un vulgaire tub, mais d’une baignoire de marbre et de bronze aux robinets en cols de cygnes. Son corps gracieux, bien qu’il eût des proportions presque pré-pubères, s’extrayait avec une grâce lascive et alanguie de l’eau en laquelle se mêlaient les aromates, la rose et le muguet. En cet instant renouvelé quotidiennement, elle paraissait à la semblance d’une Vénus anadyomène qui n’eût point atteint toute la plénitude. Elle s’imaginait comme une réincarnation de Lesbia, la maîtresse du grand poëte Catulle.
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Jeanne, sa dame de compagnie, lui tendait serviette et psyché, afin qu’elle se séchât et se mirât. Cléore contemplait ses courbes graciles, qu’on eût crues à peine ébauchées. Ses lèvres esquissaient selon les jours une moue de satisfaction ou de réprobation, non pas qu’elle fût mécontente d’elle-même, de cette vénusté de sylphe dont elle avait saisi les appas vénéneux, mais parce que son humeur changeait selon le temps. Elle s’extasiait de la mignardise de sa gorge menue, des longues mèches rousses tombant jusqu’aux mollets et de son incarnat de lait. Elle aimait à caresser les aréoles de ses pousses juvéniles qui l’assimilaient à quelque petite nymphe des bosquets.
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Puis, elle réclamait ses onctions d’huiles antiques, contenues en de minuscules aryballes
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ou balsamaires
en pâte de verre lapis-lazuli ou émeraude copiés de Pompéi et de l’Orient lagide, imitant en cela une Aphrodite, une Acté ou une Thaïs. Jeanne lui versait goutte à goutte ces liquides embaumants, sur la peau et les cheveux, qu’elle frictionnait lentement, ambigument, jusqu’aux plus intimes creux ou niches, en cela que ces gestes fort doux suscitaient en la chair diaphane de la comtesse de Cresseville la montée d’une sève de désirs inassouvis. Elle peinait à retenir de petits cris de contentement.


Venaient les baumes et pâtes de beauté à la rose, au jasmin et à l’aloès extraits de répliques de lécythes créés par Alma-Tadema en personne, petits vases à fond blanc ornés de sujets domestiques silhouettés de sépia, de scènes de gynécées, qui contenaient les émollients dictames aux pouvoirs aphrodisiaques avérés destinés à lisser joues, cou, gorge et mains de la belle. Parfois, lorsqu’elle souffrait de bénignes douleurs, Jeanne ajoutait des frictions d’opodeldoch. Mademoiselle de Cresseville connaissait par cœur, dans la langue, le traité qu’Ovide avait consacré aux produits de beauté pour le visage de la femme, cosmétiques, fards ou kohol égyptien. Elle en récitait des extraits en susurrant tandis que Jeanne l’enduisait. Souventes fois, Cléore réclamait que l’on ajoutât quelques gouttes d’une essence camphrée sur un mouchoir avec lequel elle humectait nez et lèvres. Cette essence dite algérienne ne lui suffisant point, la jeune aristocrate avait fait importer en son jardin des plants de camphriers, desquels on extrayait la bien connue substance, plants qui jouxtaient la serre où poussaient les ophrys hérités de son père. Elle fit ajouter des citrus et des bigaradiers ainsi que deux citronniers du Japon dont les fruits avaient été baptisés kum-kats par ses amis anglais. Elle procédait à la cueillette des bigarades et des citrus amers et, nolens volens, ne tardait point à confier à sa cuisinière Euphrasie la fabrication de confitures spéciales et de sortes de boissons à base d’un indigeste quinquina qui lui servait de fébrifuge lorsqu’elle se sentait trop dolente et anonchalie ou de vomitif quand elle jugeait avoir trop bamboché. Mademoiselle tenait à conserver la ténuité de son physique. Elle aimait aussi à mâcher des pâtes de guimauve et ne dédaignait pas les plaisirs que prodiguait le bétel.


Elle exigeait que ses domestiques contrôlassent jusqu’à ses fèces afin de vérifier sa bonne santé, imitant en cela un rituel aulique chinois dont elle avait entendu parler à propos de Tseu-hi avec les eunuques et concubines mâles de la Cité interdite préposés aux défécations de l’Empereur. En de répugnantes scènes pourtant indispensables selon Mademoiselle, les bonnes se devaient de les humer, de les tâter, d’en vérifier la couleur et la consistance si ce n’était la saveur. Lorsqu’elle souffrait de diarrhées, Cléore les dispensait heureusement de cette tâche ingrate.


Albine, la première femme de chambre, après que la comtesse fut pommadée, lui passait chemise, bas, jarretières et pantalons propres. Mademoiselle gazouillait de plaisir tandis qu’on la parait et la laçait, qu’on enfilait son jupon et son cache-corset. Puis, Juliette, seconde femme de chambre, la coiffait et frisait ses torsades rubescentes tandis que Cléore se vêtait d’un vaporeux déshabillé de soie.
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Venait le moment déterminant du choix de la toilette, des bottines et du chapeau. Ah, comme elle eût voulu se vêtir toute l’année à l’antique, telle une Madame Récamier du célèbre tableau inachevé de David, arborer, qu’il vente, pleuve ou neige, d’arachnéens péplos de gaze et de mousseline, à la transparence optimale afin que ses amis pussent s’extasier de sa beauté unique et de sa lactescente diaphanéité ! Mais nous n’étions plus en 1800 et les atours s’étaient considérablement empesés. Lors, les tournures et polonaises tendaient à se réduire et mademoiselle s’était contrainte à renouveler sa garde-robe. Elle dépensait pour cela des mille et des cent. Laure, sa chambrière et camérière qu’elle avait surnommée avec affectation ma cardinale camerlingue du fait qu’elle se vêtait toujours de pourpre ou de cramoisi faisant fi des usages des tenues de service, la conseillait et l’aidait dans ses choix. Ses armoires débordaient et Cléore se résignait à donner ses toilettes démodées à ses domestiques ou à les vendre à l’encan durant ces fameux bazars de charité où se pressaient marquises et duchesses de sa connaissance.


Elle prit une paire de bottines de printemps, d’un cuir clair, presque laiteux, comme passé au blanc d’Espagne, aux guêtres ivoirines et aux petits boutons crème, que Laure laça précautionneusement à ses pieds délicats, à la fois poupins et pourprins, pieds qu’on eût crus de fillette. Ils étaient si petits, si jolis et particuliers, tels ceux d’une poupée de biscuit, que toutes les chaussures de Mademoiselle étaient fabriquées sur mesure, ainsi qu’on le fait pour les robes chez Monsieur Worth et consort. Ce laçage subtil, aux connotations troublantes, assurait un galbe parfait à ces extrémités qu’elle aimait à exhiber furtivement afin que se pâmassent ses amis des deux sexes.


Pour que la robe lui plût, il fallait qu’elle froufroutât en conséquence. Le froufrou devait être discret mais suffisant pour que les oreilles le perçussent et en profitassent tant ce bruit mignon participait de l’érotisme, affriandant mâles et femelles concupiscents. Une traîne insuffisante, une longueur trop courte ou trop longue du tissu, une retombée imparfaite, et c’en était fait de la toilette dont elle réclamait qu’on la lui remboursât. Il lui fallait obvier, éviter un autre écueil : que la robe eût trop d’ampleur et elle se transformait en attrape-poussière, pour ne point écrire en attrape-fange. Il était fort désagréable à Mademoiselle que ces velours damassés, cette bengaline, cet organza, cette alépine ou cette vigogne ne fussent crottés et terminassent à la blanchisserie pour un laps de temps fâcheux.
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Adonc, ce jour là, Cléore choisit la vêture idoine de printemps, vieux-rose et cinabre, de soie satinée et de pongée aux motifs de rosoni (sortes de grosses roses antiques) étrusco-hellénistiques avec points de Calais et d’Alençon, padous, faveurs et rubans profus en velours grenat sur un bustier ouvrant sur un chemisier ouvragé avec un petit pouf étréci selon la nouvelle mode. L’ombrelle ourlée de dentelle était assortie ainsi que le petit chapeau. Elle y ajouta un foulard d’indienne qu’elle noua du sommet de sa coiffe jusqu’à son menton pointu, de manière à protéger ses anglaises de la prévisible poussière du voyage en calèche découverte, du fait de la beauté du temps. Laure plaça les accessoires et les bijoux indispensables à la perfection de la comtesse : au cou d’albâtre, un camée de chrysolithe au profil de Diane, qui s’ouvrait par un minuscule fermoir placé de côté – ô subtilité exquise ! – sur un portrait miniature de Mademoiselle peint deux ans auparavant par Sophie Gengembre Anderson. Il représentait Cléore en hamadryade couronnée de fleurs et de lierre. Ses cheveux libres de toute boucle artificielle retombaient en coruscants tourbillons érubescents.


Laure ajouta l’aumônière, la châtelaine à laquelle pendait un oignon Breguet en argent, le réticule de calicot d’une teinte complémentaire au reste de la toilette et acheva de pomponner sa maîtresse en poudrant ses joues carminées et son nez. Elle bagua Mademoiselle d’un anneau enchâssé d’un péridot. Cléore enfila une paire de gants de chevreau bistrée d’une finesse insigne et épingla à son corsage un bouquet de violettes. Puis elle sortit à petits pas, accompagnée de sa dernière domestique, Odile, qui faisait office de majordome et de portière, à travers le hall grec de l’hôtel des Cresseville aux frises de rinceaux, palmettes, triglyphe et métopes polychromes conformes aux recommandations de Monsieur Léon Gérôme, de l’Institut, hall où des crédences de chêne dévoilaient leurs collections de porcelaines de Sèvres, de Saxe et de Limoges et de faïences Wedgwood. On y voyait aussi deux troublants portraits de Mademoiselle. L’un, en Eve lascive séduite par le serpent, était de Puvis de Chavannes tandis que le second, montrant mademoiselle assise en sa bibliothèque, vêtue d’une robe azuréenne, était dû au pinceau de Louise Breslau. Blaise, le cocher, seul domestique masculin au service de la comtesse, l’attendait, déroulant le marchepied du huit-ressorts dont les portières étaient ornées du lambel des Cresseville : un griffon terrassant un basilic.




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Elémir de La Bonnemaison était âgé de trente-quatre ans. Le Monde l’avait surnommé le dernier dandy du siècle. Il en avait l’étoffe, la prétention et le panache. Il en possédait également l’aura, héritée de son père Anthelme et de son aïeul Palamède. Le marquisat de La Bonnemaison se prétendait aussi ancien que celui d’Effiat ou celui de Saluces, bien que des esprits chagrins prétendissent qu’on ne pouvait arguer avec certitude du nombre de quartiers de noblesse possédés par son dernier rejeton.


Les contempteurs, jouant les langues de vipères, accordaient une origine scandaleuse au marquisat : d’aucuns le disaient issus d’un favori ou mignon de Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV, d’autres d’un roué du Régent, compagnon de débauche. On prétendait que la lignée était entachée de bâtardise. Beaucoup voyaient en Elémir les symptômes d’une dégénérescence de la race, d’un aveulissement fâcheux. Or, la famille de La Bonnemaison faisait accroire à une origine apanagée de la lignée, du côté des fils de Louis VIII, frères du Saint Roi, mais ils ne parvenaient pas à prouver lequel car registres, chartes et terriers avaient tous été détruits par la fureur paysanne durant l’été de la Grande Peur de 1789. La famille avait fui promptement à Coblentz avec l’armée de Condé.


Palamède, le grand-père, était un émigré revenu en 1800, rallié par conséquent à Bonaparte car ayant cru à ses promesses de réconciliation. Devenu Empereur, créant en 1808 la noblesse d’Empire, Napoléon pérennisa le marquisat en permettant à l’aïeul de se constituer un majorat. Palamède avait tardivement convolé en justes noces, en 1810, à quarante-trois ans, et son fils aîné et héritier, Anthelme, avait vu le jour l’année suivante. Louvoyant en fonction des aléas politiques, Palamède de La Bonnemaison avait fini par rallier l’aile modérée des Bourbons tout en siégeant à la Chambre introuvable. Pair de France en 1820, il s’était éteint deux ans à peine après que Louis XVIII, dont Honoré de Balzac, notre grand écrivain, avait loué la voix d’argent, fut passé de vie à trépas. A peine adolescent, Anthelme ne put encore siéger à la pairie, bien qu’elle fût héréditaire. Il dissipa sa fortune en entreprises hasardeuses aux Amériques et en aventures orientales à la cour du pacha d’Egypte. A demi ruiné, il revint au bercail à la veille de la désastreuse révolution de 48. Entré dans les faveurs du prince-président qui s’était opportunément rappelé le soutien de Palamède à son oncle, Anthelme batailla pour acquérir une nouvelle position sociale. Il la trouva par le biais du saint-simonisme et des chemins de fer.


Fortune à nouveau faite, Anthelme crut bon de convoler au même âge que son géniteur, épousant en 1854 Sophie-Frédérique de Coëtquidan-Saint-Yrieix qui, à l’heure où nous écrivons, vit encore. Une fois Elémir, l’aîné de sa progéniture né, ses parents lui passèrent tous les caprices, toutes les excentricités du fait qu’il n’eut après lui que des sœurs. Talent gâté et gâché, Elémir se vautra dans la décadence et la paresse, fréquentant les poëtes maudits et abusant des substances opiacées. Anthelme ne trouva pas mieux que de le maudire sur son lit de mort, en 1881. Vivant en dandy, en esthète anglais, Elémir provoqua le scandale et l’ire réprobatrice parmi tout le bottin lorsqu’il répudia et chassa à coups de fouet son épouse Mélanie, née des Esparres, le lendemain de sa nuit de noces. Le bruit courait, qu’impuissant du fait d’un chancre fâcheux dû aux fréquentations immodérées des créatures, il avait joué au whist l’hyménée de sa femme avec un certain baron von M., un Prussien, afin que ce dernier consommât le mariage à sa place.


Le visage bouffi par l’absinthe, d’une pâleur malsaine, les cheveux d’un blond fade, Elémir de La Bonnemaison paraissait porter dix années de plus que son âge réel. Cavalier émérite, il conservait un semblant de prestance, mais ses membres et son ventre s’alourdissaient par l’abus des nourritures terrestres. Certaines pythonisses mondaines osaient prédire qu’avec l’âge, il deviendrait à la semblance d’un Mirabeau-tonneau apoplectique. Il portait de curieuses moustaches entortillées, compromis entre les impériales et ces bacchantes frisées qu’arborent certains fakirs antiphysiques aux Indes.


Pour ne point s’ennuyer, il métamorphosa la propriété des Bonnemaison, sise en son domaine de Sceaux acquis par Palamède en 1809, en palais excentrique des Mille et une nuits, vandalisant à tout-va un édifice classique copié sur le château d’Ancy le Franc, dont Louvois fut un des seigneurs les plus notables. De l’imitation d’Ancy, il ne conserva que la chapelle secrète. Celle-ci se caractérisait par son décorum macabre, par ce fameux réchampi de peintures imitant les vanités. Sur un fond bleu grisé, les crânes grimaçants et les tibias entrecroisés rappelaient au dévot la précarité de l’existence et les fins dernières.


Lorsqu’il jugeait avoir par trop fauté, Elémir était pris de crises mystiques de repentir. Tel le prince de Conti sous Louis XIV, il passait du jour au lendemain de l’irréligion et de l’apostasie à la catholicité la plus fanatique, s’abîmant en prières au milieu de ce décor de squelettes, s’enfermant de longues heures le torse nu, coiffé d’une cagoule de pénitent noir, demandant que Notre Seigneur rédimât ses péchés, se frappant la poitrine puis se flagellant. Parfois, il optait pour le capuce des moines servites et portait le cilice jusqu’à ce que son sang corrompu gouttât de son torse. Il faisait souventefois appel à un confesseur jésuite espagnol qui, tel Tartuffe réclamant de serrer sa haire avec sa discipline, lui demandait d’aggraver ses pénitences et ses mortifications. Il se rendit ainsi à l’office des morts de 188. à Notre-Dame, en longue chemise écrue de bourgeois de Calais, la corde au cou, les pieds nus couverts de cendres encore ardentes en marmottant force ora pro nobis pecatoribus, mea culpa et miserere mei Deus.
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Certains vendredis saints, Elémir participait à la montée du calvaire cagoulé et enchaîné, couvert d’une bure grossière et déchirée, anonyme mais néanmoins reconnaissable par la Haute Société qui le boudait. Il prétendait que cela était l’usage en l’île de Corse, plus exactement à Sartène, à la Settimana Santa, et que les ethnographes nommaient cela le catenacciù. Il fit don au musée d’ethnographie du Trocadéro d’un de ces vils habits de frate mendigot.
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Sa crise passée, apaisée, il redevenait sybarite.


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