samedi 6 octobre 2012

Aurore-Marie ou Une Etoffe Nazca. Premier épisode.

Chose promise, chose due : voici le premier épisode de la version améliorée de l'ancienne nouvelle Etoffe Nazca, où je me suis permis de couper, de ratiboiser ce qui n'allait pas, d'ajouter, d'améliorer ailleurs, avec, en prime, une scène inédite, assez ambiguë et significative pour qui a lu Le Trottin, scène que vous découvrirez dans une prochaine semaine ...

Roman d’une uchronie enfuie

Par Christian Jannone

Premier épisode.


Saint-Germain-en-Laye, août 1877. Un pavillon jouxtant le château de Saint-Germain, musée des Antiquités Nationales. Un intérieur bourgeois cossu.

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Le petit vieillard bedonnant au ridicule toupet blanc et aux lunettes cerclées s'impatientait. Il jouait nerveusement avec une chevalière apparemment en or qu'il avait ôtée de son majeur gauche. Le vieil homme politique pensait :
« Le comte prend son temps ! »
Celui que les caricaturistes surnommaient, selon leur inspiration, « Monsieur Dosne », « le Foutriquet », « Mirabeau Mouche » ou encore « le serpent à lunettes »
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 attendait un visiteur d'une importance vitale, non pour l'avenir politique de cette France qu’il avait servie depuis un bon demi-siècle, mais pour celui de l'humanité tout entière ! Certes, il avait tiré le pays d'un très mauvais pas : l'occupation prussienne et cette sécession rouge de la Commune qu'il n'avait pas hésité à écraser comme un vil insecte au cours d'une Semaine Sanglante à souhait, qui avait surpassé en sauvagerie - et dans un laps de temps bien plus limité - les exploits d'un Robespierre et d'un Carrier ! La Patrie, hélas ingrate, avait remercié son héros dans le mauvais sens du terme, deux années seulement après ces événements, le poussant à la retraite politique, lui, le vieillard providentiel, malgré son ralliement peu suspect d'équivoques en faveur d'une République nécessairement conservatrice ! Nécessairement...il aimait ce mot, cette famille de termes… Ancien opposant au neveu du Grand Empereur, il avait brillé au Corps législatif issu des élections de 1863, grâce à ce mémorable discours sur les libertés nécessaires, affichant par là même, au delà d'un simple glissement sémantique, une mutation politique vers la « gauche » libérale, lui l'orléaniste pur jus ! Plus proche désormais politiquement de la comtesse d'Haussonville que de son pourtant parent le duc de Broglie, présentement président du Conseil des ministres... Il était marseillais d'origine et se nommait tout simplement Monsieur Thiers !
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En ce mois d'août 1877, le vieil homme sentait que son parcours terrestre arrivait à son terme. Il avait quatre-vingts ans et était en quête d'un successeur, non pas pour l'État, mais pour ce que l'on nommait le Pouvoir... Concernant la France elle-même, Monsieur Thiers se sentait rassuré : certes, ce stupide maréchal de Mac-Mahon
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 avait imprudemment provoqué le camp républicain lors de cette mémorable crise politique du 16 mai dernier. Il avait usé du droit de dissolution que lui conféraient les nouvelles lois constitutionnelles de 1875. Mais la conviction du vieillard était forte : aux élections anticipées à la Chambre, qu'il ne verrait peut-être pas, les républicains l'emporteraient et Mac-Mahon se soumettrait...ou se démettrait ! Monsieur Thiers attendait donc qu'on lui présentât la personne choisie par ses agents pour lui succéder.
Enfin, le valet vint annoncer la bonne nouvelle :
« Monsieur le comte Artus de Kermor-Ploumanac'h vient d'arriver en compagnie de deux  personnes. Il souhaite être introduit, mais il demande que les deux autres visiteurs patientent quelques temps dans l'antichambre.
- Bien, Onésime. Faites comme monsieur le comte le demande. Qu'il vienne d'abord seul dans mon cabinet.
- Oui monsieur.
- Monsieur le comte vous a-t-il communiqué les noms des deux personnes qui l'accompagnent ?
- Que non pas, monsieur. Elles sont restées sur le perron, mais j'ai vu qu'il s'agissait d'un père de famille et de son enfant.
- Un père de famille ? Serait-ce lui l’Élu, le Successeur ? Pourquoi viendrait-il avec son enfant ?
- Je ne le sais pas, monsieur. »
Quelques minutes plus tard, Adolphe Thiers accueillit dans son cabinet le comte de Kermor-Ploumanac'h. Les deux hommes se congratulèrent chaleureusement.
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« Il est amusant de savoir que, dans la vie publique, nous sommes officiellement deux adversaires politiques ! s'exclama le noble breton.
- Vous avez siégé parmi les chevau-légers et même voté contre moi, contribuant à ma fâcheuse démission de 1873 ! Vous êtes un fieffé légitimiste, partisan du drapeau blanc et du comte de Chambord, soutien sans faille de Broglie et Mac-Mahon, alors qu'en fait, dans notre vie secrète...
- Qui se soucierait de notre chevalière ? reprit Artus de Kermor-Ploumanac'h. Même mon frère Maël ignore mes activités officieuses! Quant à mon cousin Alban de Kermor...
- Alban, l'adversaire du comte Di Fabbrini ?
- Lui-même !
- Tout cela remonte à 1867 ! Cet idiot d'Italien n'a jamais pu découvrir la connexion entre son repaire des arènes de Lutèce et notre propre réseau souterrain. L'imbécile ! Par contre, ces salauds de communards ont bien failli percer notre secret ! C'est pour cette raison que j'ai réprimé leur révolte, utilisant la Semaine Sanglante comme leurre officiel. Il ne fallait pas que naisse le « Cavalier Rouge » de l'Apocalypse de Daniel !
- Mais, Monsieur Thiers, ou plutôt, Grand Prêtre, cet écrit apocryphe ne dit-il point que le « Cavalier Rouge » ne doit voir le jour que dans deux ans et les autres cavaliers le suivre jusqu'en l'an 1900 ?
- Savez-vous que le « moment » est venu, comte ? Cela fait exactement huit cents ans aujourd'hui que l'Opus Major du Grand Prêtre Gerbert d'Aurillac
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 a subi la destruction, du moins si l'on en croit la chronique d’Orderic d'Issoire. C'est donc pour cette raison que vous êtes venu à la bonne date me présenter le futur Élu... car je ne sais si je serai encore en vie la semaine prochaine !
- Permettez-moi de rectifier, Grand Prêtre. La future Élue...
- Comment, comte ! Une femme ! Vous m'en voyez tout ébaudi ! Je pense que, au vu de votre rectification, il est temps d'introduire les deux personnes que vous avez accompagnées jusqu'à mes provisoires pénates.
- Je n'en ferai rien. Elles patientent dans l'antichambre. »
Adolphe Thiers trahit son exaspération ; ses mains tremblèrent.
« Je n'en puis plus, comte ! J'attends cet instant depuis trop longtemps, depuis mon adoubement par François Vidocq en 18**.  Je sonne Onésime ! »
Obéissant à l'appel de son maître, Onésime s'exécuta avec style.
« Monsieur le baron Albéric de Lacroix-Laval et sa fille, mademoiselle Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval ! »
Thiers ne put réprimer sa surprise à la vue des deux visiteurs :
« Mais c'est une fillette ! », dit-il à l'oreille d’Artus.
Le baron Albéric de Lacroix-Laval, un quadragénaire aux favoris blonds, vêtu d'une redingote noire malgré la saison, gibus, canne et gants en main, salua l'homme d'État tandis que sa fille effectuait une gracieuse et obséquieuse courbette, comme si elle eût été à la cour de Versailles sous Louis XV. Très intimidée et rouge, la fillette dit, d'une toute petite voix hésitante :
« Monsieur, j'ai...bien l'honneur ! »
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Sa silhouette était étonnamment gracile et une grâce et une douceur naturelles l'habitaient. On lui aurait donné onze ans, à cause de sa petite taille, mais elle en accusait quatorze. La jeune demoiselle était vêtue d'une robe à tournure gris souris à la dernière mode, en cela que depuis 1876, l'ampleur du pouf s'était réduite. Un nœud bleu de roi agrémentait celui-ci. Ce délicieux vêtement était encore court, conformément aux usages en vigueur chez les demoiselles de ce temps, puisqu'il dévoilait les chevilles et les bottines noires de celle que Monsieur Thiers se voyait obligé d'appeler l’Élue. La jeune Aurore-Marie avait de curieuses petites mains blanches aux doigts fins et longs, très douces. Ses joues étaient roses, son visage triangulaire, et son nez un peu longuet, bien que fin lui aussi. Ses pommettes, quelque peu marquées, lui conféraient l'air d'une jeune chatte. Par dessus tout, trois éléments sublimaient son adolescente beauté, bien qu’elle fût assez maigre : un blanc cou de cygne orné d'un camée, insolite chez une enfant de  cette taille, des yeux noisette clairs aux éclats d'ambre orangé et surtout, l'extraordinaire parure d'une chevelure harmonisée avec l'iris inoubliable de ce regard rêveur qui frappait ceux qui l'observaient. On l'eût prise pour une juvénile Marie de Magdala... En théorie, les demoiselles conservaient leurs cheveux non attachés, non coiffés en chignon ou en anglaises, ce qui affirmait leur statut. Mais Aurore-Marie les portait très longs, et, afin d'éviter que leurs somptueuses volutes d'or, de miel et de cendres ne retombassent jusqu'à ses mollets, elle prenait soin de les retenir en arrière et de les domestiquer par le biais d'une résille de faille, elle-même complétée d'un ruban de velours gracieusement noué, de la même teinte bleue que celui de la robe, sans omettre le petit chapeau gris perle tout fleuri posé amoureusement sur cette tête de poupée où, cependant, quelques mèches ondulées châtain-blond clair défiaient l'ordonnancement de l'ensemble en jaillissant effrontément sur le front de porcelaine d'une manière quelque peu canaille. La petite coquette avait tout d'une sylphide câline. Monsieur Thiers ne put réprimer une exclamation à l'adresse du père, qui lui expliquait son origine lyonnaise :
« La belle enfant que vous avez là, monsieur le baron ! »
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A suivre.
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