dimanche 16 décembre 2012

Aurore-Marie ou Une Etoffe Nazca : épisode 10 et fin.



Château de Fontainebleau, deux ans plus tard.

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Je séjournais avec Henri en ces lieux chargés d'Histoire. Depuis que son tableau La famille Dubourg, avait fait sensation au dernier salon, les spéculations allaient bon train sur la nature exacte de mes relations avec mon beau-frère, tant cette toile trahissait, par ma mise en avant malgré une toilette sévère, une préférence cachée d'Henri pour ma blonde personne. Pour les glossateurs es-secrets d'alcôve, j'étais son Amante Adorée et la pauvre Victoria se faisait allègrement cocufier ! Je laissais s'exprimer cette rumeur, cette glose purement spéculative, comme d'autres laissent s’épreindre un liquide.
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Toujours est-il qu'en ce superbe après-midi de printemps, la cour du château, cette fameuse cour des adieux de 1814,
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 se peuplait de visiteurs davantage attirés par la magie des aîtres que par le couple prétendument « scandaleux » qu’Henri et moi formions. Les robes claires et les ombrelles des belles élégantes nous changeaient de ce désespérant camaïeu de noir, de bis et de gris souris qui caractérise trop fréquemment notre mode parisienne dite pour « gens comme-il-faut.» J'avais délaissé un temps mes cours particuliers d'allemand, goûtant aux joies de la visite du château.
Henri ne quittait jamais son Vasari. Il éprouvait davantage de fascination pour la Renaissance française, pour la première école de Fontainebleau initiée par François Premier, le roi mécène dont la salamandre fut l'animalier symbole, que pour l'histoire encore récente, bien que l'ombre du Grand Empereur planât encore en ces insignes lieux, si majestueux.
D'autres ombres intéressaient Henri : Le Rosso, Le Primatice et Nicolo Dell’Abate,
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 les maîtres d'un fastueux décorum Renaissance qu'il préférait au néo-classicisme napoléonien, jà selon lui fort éculé et galvaudé. J'aurais pourtant bien objecté que les trois artistes précités, dans la lignée du Titien, étaient autant de prodromes du maniérisme et de ses invraisemblables excès, avant que les Carrache y missent bon ordre à la fin du XVIe siècle, ressourçant l'art pictural vers plus de vraisemblance. Les Carrache, parfois mal considérés, mais pont entre le maniérisme et l'art baroque ! Quant à la peinture actuelle, n'évoluait-elle point trop vite ?
L'émoi d'Henri à ce sujet trahissait sa principale crainte : passer aux yeux de la postérité pour un simple « petit maître » qui aurait laissé passer le coche, comme on dit familièrement, au contraire des fameux impressionnistes. Il rejoindrait dans l'enfer muséographique des prochains siècles les « mondains » comme Boldini, Tissot, Gervex, les Dubufe ou Carolus-Duran, les académiques tels Léon Bonnat, Bouguereau, Gérôme, Régamey, Cabanel, Chaplin, Detaille ou Flandrin. Décidément, depuis 1850 et le scandaleux  Enterrement à Ornans de monsieur Gustave Courbet, les arts dits graphiques avaient pris le train ! Cette course effrénée vers l'avant-garde transformait un peintre moderne de 1870 en parangon de l'académisme cinq ans plus tard. Il faudrait être doté d'une sacrée foi du charbonnier pour croire en l'adulation générale exprimée en faveur d’un artiste pour ce qu'il fait, et non pour ce qu'il vaut, tendance évolutive fâcheuse établie en fonction de critères relevant davantage d'une mode, d'une valeur marchande attribuée à l'œuvre, en dehors de tout jugement esthétique. Les galeries et les hôtels de vente feraient alors la loi au détriment des historiens de l'Art, décidant comme l'Empereur romain de la mise à mort ou de l'intronisation de l'artiste « gladiateur » sur le piédestal du génie ! Le « provocator », l'esbroufeur, l'emporterait indubitablement sur tous les autres !
Tandis que nous arpentions la cour des adieux et que je protégeais de mon ombrelle blanche mon fin visage des ardeurs du soleil, Henri me fit un signe :
« Regardez, Charlotte, qui voilà ! La jeune demoiselle que nous avions recueillie il y a bientôt deux ans ! »
Il s'agissait bien d'elle ! Aurore-Marie, la jeune orpheline dont je soupçonnais la persistante folie après ce qu'elle avait vécu dans ces maudits souterrains ! Elle nous aperçut et trottina à notre rencontre, sourire radieux aux lèvres. La domestique qui la chaperonnait la réprimanda : « Mademoiselle la baronne ! Vous ne devez pas vous éloigner ainsi ! »
Cette dame de compagnie, âgée de trente-cinq à quarante ans, qui portait une robe austère de gens de maison, parlait avec l'accent du Berry. Aurore-Marie lui répondit :
« N'ayez nulle crainte, Alphonsine, ce sont des amis ! »
Le rire de démente qui m'avait tant émue retentit. Aurore-Marie était dotée de manière presque instinctive de cette insolente élégance des jeunes misses de la haute société d'Outre-Manche, en cela que sa toilette était tout le contraire de celle d'une vieille pouacre.
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 Elle exposait son luxe sans aucun complexe, manière selon elle, de valoriser la beauté de sa complexion frêle. Ses bottines vernies arboraient des guêtres de coutil afin qu'elle ne les abîmât point aux aspérités et aux boues supposées des jardins de Fontainebleau. Ses délicates mains, si blanches, si longues et fines pour sa petite taille, étaient protégées par des mitaines beiges en poult-de-soie. Sa robe de taffetas et de velours couleur puce se garnissait d'un mignon pouf rose trémière et vieux-rose orné d'un nœud lilas. Le corsage, ouvragé à l'extrême,  s’agrémentait d'un jabot de batiste et d'une lavallière de velours tête-de-nègre seyant à ravir à sa gorge, demeurée désespérément plate pour son âge. Au point central du nœud de la lavallière, un camée de calcédoine ou de sardoine au profil de Diane Chasseresse imitait les sculptures de Jean Goujon. La mise se complétait ad libitum, à volonté, d’une surabondance ostentatoire de rubans, faveurs et autres padous, qui sur la robe, qui dans les cheveux, qui sur le chapeau fleuri à petite voilette de soie, de couleur armoise, dont l'étymologie était un clin d'œil subtil au motif de son bijou de pierre fine. Aurore-Marie, coquette insupportable goûtant jusqu'à l'excès aux fanfreluches, éprouvait enfin la satisfaction de montrer à tous la coiffure dont elle avait tant rêvé, à savoir ces fameuses boucles anglaises dignes des vieux portraits de Dubufe et de Winterhalter
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 qui distinguaient la belle Dame de qualité du commun des mortelles. Ces longs tortillons harmonieux, d’un caractère presque préraphaélite, encadraient son pâle ovale d’elfe à l’incarnat maladif et chlorotique, à peine rehaussé d’un éclat pourprin aux joues et aux pommettes. Ils tombaient artistiquement sur ses épaules, et les reflets cendres, miel et or de cette si jolie chevelure mi-blonde, mi-rousse, ne pouvaient qu'attirer l'attention. C'était à croire que la demoiselle recherchait déjà le regard d'un promis ! Elle ressemblait à un de ces « bébés » de porcelaine aux grands yeux hyalins dont la vogue se répandait parmi les fillettes de la bonne société.
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 A seize ans accomplis, elle n'avait las ni grandi ni forci, quoique je supposasse qu'elle eût été désormais réglée. Sa grâce fragile demeurait celle d'une jeune biche. J'imaginais des dessous à l'avenant, particulièrement ces crânes et audacieux pantalons festonnés, moulés avec espièglerie sur ses hanches maigres, mode venue autrefois d'Angleterre et de Hollande, dont les ladies Regency des temps géorgiens ne savaient s'il fallait les baptiser pantaloons ou drawers.
Mais, outre le rire de folle, deux détails m'inquiétaient au plus haut point chez cette enfant : la chevalière de Cléophradès d'Hydaspe, maudit bijou antique, brillait toujours à son majeur gauche et, chose bien plus grave encore, son iris de colophane jaune, plus singulier que jamais, reflétait une précoce et fâcheuse accoutumance à l'opium ! Désormais, ces orbites splendides se perdaient indubitablement dans le vague mystique, dans un au-delà néo-platonicien, à l'exacte semblance des portraits romains sculptés de la décadence, lorsque, dès le principat de l'Empereur philosophe Marc-Aurèle, les artistes sculpteur avaient bouleversé les conventions en évidant dorénavant les yeux de leurs modèles.
« Bonjour mademoiselle, dit Henri à l'adresse d'Aurore-Marie. Vous êtes plus jolie que jamais !
- Mademoiselle la baronne, rectifia-t-elle aussitôt, brusquement hautaine. Monsieur Fantin-Latour, mademoiselle Dubourg, vous avez devant vous le nouveau prodige des Belles Lettres ! »
Elle nous toisait, de par son titre de noblesse et son qualificatif de « prodige ». Elle nous expliqua qu'elle fréquentait les salons et cénacles, qu'elle avait rencontré Victor Hugo et Leconte de Lisle, qu'elle leur avait présenté ses poèmes, ce qui avait donné lieu à des encouragements admiratifs. Le mouvement parnassien l'avait adoptée pour la préciosité de son art insigne et on venait d'éditer son premier recueil de vers, Le Cénotaphe théogonique. Bien que les ventes dudit ouvrage demeurassent timides, litote pour dire qu’elles étaient proprement inexistantes, la presse cultivée et les salons en avaient rapporté beaucoup de bien, d’éloges, et cette enfant était devenue en quelques semaines la coqueluche des milieux huppés de la capitale. Parler d’abondance d’une poétesse et l’introduire dans la haute société, malgré sa jeunesse, ne signifiait point qu’on la lût. C’était du snobisme littéraire, rien d’autre. Tout cela ravit Henri, mais ne m'impressionna pas outre mesure. Je savais la fillette désormais toute vouée à la cause de la secte, reconnue comme sa Grande Prêtresse. Quelque part, les sectateurs fourbissaient leurs armes. Cependant, ils n'avaient plus les codex : nul ne savait ce que ce Merritt en avait fait ! De plus, le cahier renfermant la traduction du livre mexafricain  s'était sans doute consumé avec son traducteur, auquel je l’avais rendue, et j'ignorais ce qu'il était advenu de l'original, de toute façon a priori indéchiffrable !
« Vous méritez une dédicace, mademoiselle Dubourg, en souvenir de notre amitié passée, et de tout ce que vous avez pu faire pour moi. Ceci sera mon adieu ! Je quitte Paris après-demain pour rejoindre Lyon, ma ville natale, et ses cénacles littéraires. Mon prochain but est de convoler en justes noces. Avant un an, mes ravissantes boucles, mes english curls, seront ceintes de la couronne de fleurs d'oranger ! »
Elle était devenue plus poseuse et prétentieuse que Nélie ! Toutefois, son assurance trouva un terme lorsqu'elle parut se souvenir qu'elle n'était encore qu'une adolescente face à deux adultes : elle s'empourpra et ajouta :
« Excusez ma petite outrecuidance, mademoiselle et monsieur ! Je suis désolée ! »
Elle s'inclina, toute confite en excuses, les joues rouges. Puis, d'un geste gracieux, elle prit un ravissant sac de calicot qu’Alphonsine lui tendait et en sortit un petit livre : le fameux recueil de poèmes illisibles !
« Permettez, monsieur Fantin-Latour, que je dédicace cet exemplaire de mon Cénotaphe théogonique en l'honneur de votre belle-sœur. Dans tous mes déplacements, j'ai toujours la précaution d'emporter avec moi un de mes recueils, au cas où...
- Faites comme il vous plaira, mademoiselle la baronne, répondit Henri, déférent.
- Alphonsine, mon stylograph  à pompe, s'il vous plaît !
- Bien, mademoiselle la baronne ! »
La domestique remit à l'adolescente ce qui ressemblait à un porte-plume, en plus épais. L'objet était en argent.
« Quelle merveilleuse et nouvelle invention venue d'Angleterre, s'exclama la jeune fille. Elle n'est même pas encore officiellement brevetée et commercialisée, mais, avide des moindres nouveautés, je me suis fait livrer un prototype, et il marche fort bien ! Cela est plus pratique que la plume d'oie ou le porte-plume avec sa pointe d'acier amovible, qui imposent à leur utilisateur la sédentarité de la table d'écriture ou du bureau, à cause de l'obligation de l'encrier et du plumier avec ses rechanges. Avec cette invention, on pourra écrire partout, en toute autonomie, saisir les vers à l'instant même de l'inspiration et les noter, où que l'on se trouve ! La création littéraire permanente, sans l'encombrement d'un encrier qui peut se briser et vous salir !
- Mais vous êtes à l'avant-garde, ajouta Henri. L'usage du porte-plume est pourtant récent.
- Monsieur Fantin-Latour, reprit Aurore-Marie, sur un ton exalté, le stylograph  est l'outil d'écriture de l'avenir avec la machine à écrire, celle-ci étant destinée au bureau, au chez-soi ! Un jour, je dactylographierai mes poèmes. Le stylograph  comporte sa propre réserve d'encre, son réservoir, que l'on remplit de nouveau lorsqu'il est vide. Mais foin de considérations techniques ! Je vous écris cette dédicace, tel le grammatiste au calame d'orichalque sur l'argile gravée ajoutant son paraphe ! Voilà un bien joli vers, par ma foi ! Bien improvisé et surtout, fort bien tourné. Il me faudra songer à le réutiliser un de ces jours...»
Sur la page de garde du livre, la poétesse composa pour moi sa dédicace, ainsi rédigée, d'une écriture énergique et tourmentée :
« A mademoiselle Charlotte Dubourg, amitiés sincères et affectueuses.
Signé : baronne Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval, femme-poëte et enfant prodige. »
L'air égaré, Aurore-Marie signa sa dédicace d'une plume d'une telle nervosité qu'elle fit un pâté, occasionnant en elle un nouveau fou rire de démente. Puis, elle ajouta :
« En guise de cadeau d'adieu, je ferai livrer à votre domicile, pour les natures mortes de Victoria, une plante exotique ornementale, par exemple, une strelitzia, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. A moins que vous ne préfériez un bouquet d'héliotropes ? Non pas nos tournesols si communs, mais les héliotropes du Pérou, avec leurs petites fleurs bleues ! Je suis une habituée des serres du Jardin des Plantes, comme de celles du parc de la Tête d'Or de Lyon, comme vous le savez !
- C'est ma femme qui va être ravie, mademoiselle la baronne. Vous nous faites honneur, vraiment ! se réjouit Henri.
- Je crois qu'il est temps de nous dire adieu, conclut la gracile jeune fille.
- Je préférerais que cela soit un simple au revoir, mademoiselle la baronne.» terminai-je.
Aurore-Marie m'embrassa sur la joue puis serra la main d'Henri. Après un ultime salut, elle et sa chaperonne s'éloignèrent de nous dans l'allée, à pas menus.
« Henri ! La pauvre enfant est triste ! N'avez-vous pas vu des larmes perler sur ses joues ? Je vous jure que son chagrin est incommensurable !
- Dites-moi Charlotte, qu'elle était amoureuse de vous, de ces amours juvéniles qui font fi des interdits, de la barrière des bonnes mœurs.
- Ne me ressortez pas Verlaine et Rimbaud ! »
Nous observâmes l'éloignement progressif des deux silhouettes. Bientôt, tel le navire disparaissant à l'horizon, elles cessèrent de nous être visibles. Ce fut ainsi, en ces circonstances, en ce beau jour de printemps, qu’Aurore-Marie, baronne de Lacroix-Laval, sortit de ma vie, à jamais.
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En quittant ainsi Aurore-Marie pour toujours, Charlotte Dubourg ignorerait qu'en son âge adulte, l'intéressée souffrirait d'une gravissime pathologie sexuelle que les médecins désignaient à l'époque par les termes de « fétichisme de la juvénilité ».

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 A Charlotte Dubourg

Jouvencelle gravide à la rose sanglante,
De tes entrailles vives, de ta soie utérine,
L’Éruption génitrice que la vestale enfante
Surgit lors de la nymphe à la peau purpurine !

Charlotte ! Sens donc la mort frôlée par le camélia blond !
Virginité perdue, musc, vétiver, qu'à la belle dryade,
Oppose la promise à l'égide, à l'ombilic oblong !
Entends-tu encor la pythonisse, la fameuse Annonciade ?
Au bosquet de Délos, la cycladique sylphide en marbre de Paros
Te supplie, ô Charlotte, fille aimée d’Ouranos
Afin qu'en sa maternité elle la prenne en pitié
Tel l' hydrangea céruléen s'épanouissant libre de toute contingence,
Repoussant dans les limbes l'avorton de l'engeance,
En accueillant dans le giron des dieux ce symbole d'amitié !

Asparagus à l'ivoirin pistil ! Imposte de béryl !
Incarnat de la blonde d'albâtre aux boucles torsadées,
De Charlotte ma mie qui par trop musardait
Vêtue de sa  satinée mante parmi l'acanthe où gîte l'hideux mandrill !
Dorure de la nef en berceau où la mandorle de Majesté
M'apparaît solennelle, en sa Gloire romane et non plus contestée!
Inavouée passion, Dormition chantournée de Celle qui n'est plus !
Charlotte, ma virginale mie, sais-tu ô combien tu me plus ?
Charlotte ! Platonique égérie s'effarouchant à l'orée des manguiers où fleurit la scabieuse,
Tu me suis par delà le péril des syrtes, de la noire frontière, telle une ombre précieuse.

Mater Dolorosa, prends pitié de l’Impure
Dont le douloureux ventre rejette le fruit mûr !
Au sein de la matrice en feu pousse alors l'aubépine !
Parturiente blessée, meurtrie, je souffre en ma gésine.
Charlotte ! Une dernière fois, Charlotte, fille de Laodicée,
Reviens à moi ! Rejoins-moi, pauvre muse, en ma Théodicée !
Implore donc Thanatos, ô mon Enfance à jamais enfuie !
Charlotte, astre de mon cœur, vois donc les larmes d'Uranie !
Traverse le Tartare, encor, encor, n'attends pas le tombeau !
Mon Artémis! Amour premier lors perdu pour toujours...adieu ma Rose en mon berceau !

Aurore-Marie de Saint-Aubain : Imploration en forme de thrène à un amour perdu (Lyon 1881 : in le recueil Églogues platoniques  1882).


FIN

dimanche 9 décembre 2012

Aurore-Marie ou une Etoffe Nazca : épisode 9.





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Des groupes de « moines » débouchaient dans ce naos par diverses galeries, peuplant de leur hérésiarque multitude la grotte clandestine, en récitant la même psalmodie hétérodoxe. D'Arbois nous intima l'ordre de nous installer, debout, avec les autres et de demeurer dans l'expectative, jusqu'à l'instant critique. Au centre de la grotte, il y avait encore le même bassin, un autel et une longue table en pierre de taille sur laquelle reposait une théorie de codex vénérables. D'Arbois se permit de nous les énumérer :
« Le culte suppose la présence des différents ouvrages ou recueils composés par les « évangélistes » fondateurs et de l'anti-traité dirigé contre eux, qui joue le rôle du diable. Cet ensemble se compose de La Tetra Epiphaneia et de l'Embruon Theogonia de Cléophradès d'Hydaspe, du recueil des épîtres de Cléophradès à Marcion, Celse, Antonin le Pieux, Valentin, Justin Martyr, Polycarpe et Claude Ptolémée, de l'Anti-Justin de Cléophradès, dirigé contre ses dialogues avec le pseudo Tryphon, qu'il juge réel et auquel il écrit pour prendre sa défense, du Contre Origène de Dion d'Utique et de la Tetra Sphaira d'Euthyphron d'Ephèse, de l'Almageste de Ptolémée, du rescrit d'Antonin lançant la persécution des sectateurs cléophradiens et du Contre Cléophradès d'Irénée de Lyon. Tout ceci constitue le corpus « biblique » hérétique des gnostiques tétra-épiphanes. Saviez-vous que l’Empereur Antonin fut empoisonné par des disciples de la secte ?
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- Je ne suis ni théologienne, ni historienne de la Rome antique ! » remarqua Nélie d'une moue boudeuse. 
Les sycophantes et hiérophantes, en attendant l'arrivée de l’Élue et du Pontifex Primipile,  goûtèrent à une musique liturgique à la fois jouée à l'orgue positif et interprétée par un  singulier soliste. Le morceau ressemblait à de la musique des XIVe et XVe siècles, à un mélange de Guillaume Dufay et de Guillaume de Machaut. Le castrat qui entonnait cela de sa voix atroce de contralto s'époumonait. Ses syncopes et ses « hoquets » Ars Nova étaient insupportables ! Il avait une vêture équivoque : tunique courte, chiton et cothurnes. Sa barbe blonde bouclée, visiblement décolorée au henné, lui procurait l'allure d'un histrion, d'un Néron ou d'un Commode. Il ne lui manquait que la lyre. L'organiste était encore pire. L'homme avait rabattu sa capuche et apparaissait dans toute son horreur! Il semblait brûlé. Ses chairs, ses muscles et ses vaisseaux sanguins étaient à vif. On eût dit un écorché de cire de Zumbo. Il jouait avec virtuosité, habité par sa crise mystique.
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« C'est le feu des radiations du Pan Logos qui l'a rongé ainsi. » nous déclara d'Arbois.
Enfin, le Pontifex Primipile fit son entrée, escorté de trois autres personnes. Il s'agissait bien de ceux que je redoutais : Aurore-Marie, en longue robe blanche de jeune vierge, pieds nus, ses magnifiques cheveux tombant presque jusqu'à ses chevilles, les yeux exorbités, se débattait dérisoirement contre ceux qui la maintenaient solidement : Albéric son père et le comte Artus de Kermor Ploumanac'h, le numéro trois de la secte. Chacun arborait de grotesques tuniques dorées, avec le même chrisme sur la poitrine que sur les mosaïques, un pallium d'argent et une mitre pourpre au centre de laquelle était brodé un œil prophylactique d'où sortaient quatre foudres. Quant à Kulm, ses ornements sacerdotaux étaient encore plus surchargés et ostentatoires, en cela qu'une chlamyde cramoisie et une tiare vieil or chargée de gemmes constituaient les signes de son rang. Il souriait d'une manière onctueuse.
Brusquement, je me suis inquiétée. Un détail crucial manquait à notre déguisement. Tout le monde portait la chevalière, sauf Nélie et moi. Si quelqu'un le remarquait, nous étions perdues ! Je fis signe à mon amie : « Cache tes mains, je t'en supplie, Nélie ! Cache-les ! » murmurai-je, éperdue. Elle s'exécuta, mais je ressentis une douleur au pied droit. Un des « moines » m'avait sciemment marché dessus. Il releva légèrement sa capuche. Je faillis m'écrier : « Ciel ! Mister C.M. ! » mais je me mordis les lèvres jusqu'au sang. L’Anglais mit son doigt sur sa bouche, en un signe universellement compréhensible. Que faisait-il donc en cet antre démoniaque ?
Kulm débuta un exorde en latin de cuisine, demandant à l'assistance d’entonner avec lui les chants de cet office hétérodoxe : « Ave puella virgina qui nostra Pontifa Maxima Aurora-Mariam electiva est ! »
Nous fûmes obligées de chanter d'horribles hymnes hérétiques sur une musique anormale, plus moderne encore que celle de Richard Wagner, des Kyrie EleisonPan Phusis Eleison, sur fond de psalmodie de la Genèse (« Et tenebrae super faciem abyssi... » etc.). Une grosse « moniale » d'environ quarante ans était pourvue d'une voix particulièrement puissante de cantatrice. Cette fanatique, blonde comme moi, n'était autre que la célèbre diva M**, elle aussi enrôlée dans ce culte maudit.
«Pan Logos divus in caelis ! Adoramus te ! Benedicimus te ! » hurlait cette walkyrie fanatique.
On lui répondait : « Pater Mundi ! Creator tempus ! Creator pneuma ! Creator vitam aeternam ! »
Et la soprano colorature de répliquer :
« Unam Sanctam Ecclesia nobis ! Vera Ecclesia apostolicam ! Verus Israël ! Exusperantissimus Domine ! De inferioris humanis, liberate nos Pan Logos ! Furor divina ! Dies irae ! »
Cette furie m’insupportait.
Cependant, le culte avançait. La malheureuse Aurore-Marie fut conduite sur un autel au centre du bassin, où des acolytes la ligotèrent malgré ses protestations. Les sectateurs entonnèrent un solennel : « Crucifige, crucifige ea ! » alors que l'orgue exécutait une fugue d'un chromatisme dépourvu de toute tonalité.
Kulm se pencha sur la pauvre fillette qui transpirait de peur :
« Pitié, monsieur, je ne veux pas mourir !
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- Tu ne seras sacrifiée au Pan Logos que si tu refuses obstinément le Pouvoir et la charge d’Élue ! riposta sèchement le Pontifex Primipile. Voici la chevalière du Pouvoir de la Grande Prêtresse ! Acceptes-tu ce qui t'est incombé ?
- Je...ne sais pas...
- Pour la deuxième fois, acceptes-tu le Pouvoir ? Si tu le refuses, tu seras déclarée relapse, tombée en l'état d’apostasie et mise à mort par l'Ecclésia !
- Crucifige crucifige ea ! reprirent en  chœur avec ostinato les sycophantes.
- Je...je l'accepte, murmura la malheureuse de sa petite voix fluette. Pitié ! Détachez-moi, monsieur le baron !
- Écoutez la Grande Prêtresse ! Elle accepte la Charge !
- Gloria ! Gloria ! Te Deum ! s'égosillèrent les fanatiques sur des accords d'orgue fortement dissonants.
- Aurore-Marie Victoire de Lacroix-Laval ! Grande Prêtresse ! Reçois l’Anneau de Pan Logos !
- Clericis Laicos ! Ineffabilis Amor ! Unam Sanctam ! Pius Divus Soter ! Sola scriptura ! Sola fidei ! hurlèrent les « moines.»
- Bénie soit Celle qui ce jourd'hui devient la représentante de Pan Logos sur Terre !
- Beata Virgina ! Benedicimus Te !
Le Pontifex Primipile enfila la chevalière au majeur gauche de la jeune fille qui tremblait.
- Gloria in excelsis Deo ! chanta l'Ecclesia.
- A la suite ! dit Kulm à Albéric et Artus. Monsieur de Lacroix-Laval, prenez la Tetra Sphaira. Monsieur le comte, à vous l'Embruon Theogonia. Je m'occupe de la Tetra Epiphaneia. Que les Portes des Mondes s'ouvrent ! Que les Quatre Hypostases n'en fassent plus qu’Une !
- Détachez-moi, s'il vous plaît ! supplia une nouvelle fois Aurore-Marie.
- Le moment n'est pas encore venu. Tu vas recevoir l'Energie Divine. Exordium librio ! Lectio pregatores ! Gerbert genesis ! claironna le baron. Sanctus spiritus ! »
Tel un Savonarole totalement perverti, Kulm s'adressa à sa victime en des termes énigmatiques :
« Les quatre forces de l'Univers vont se fondre en toi, te féconder, mais tu resteras vierge. Elles vont irradier en toi, te transfigurer en Quatre Personnes, en Quatre Épiphanies ou Hypostases : la Mère, la Fille, la Jumelle Temporelle et l'Esprit Saint Masculin concomitant à la Fille.
- J'ai grand’peur, monsieur ! » répondit la fillette d'un timbre de voix si timide, si ténu, que nous l'entendîmes à peine malgré l'acoustique exceptionnelle de la nef. Albéric de Lacroix-Laval tendit avec déférence le codex maître de Cléophradès au Pontifex Primipile.
L'office hérétique dégénéra alors en une épouvantable cacophonie : psalmodie des fidèles, récitation simultanée des trois codex par les « prêtres », hymne ou organum dit « de la Genèse » à l'orgue, attribué à Gerbert d'Aurillac, joué extatiquement par l'affreux écorché vivant... Ce maelström sonore eût pu plaire à un improbable musicien de l'avenir.
« Archaea monerem infusoria maedusa...et spiritus sanctus super ferebatur super acquas …Sphaira cuboexaedron ! Sphaira icossiedron !... Fiat Lux ! Fecundatio uovo ! Dobla infusoria ! Quadra infusoria ! Ottava infusoria ! Sedicesima infusoria ! Trenta duacesima infusoria ! Sextanta quatracesima infusoria ! Morula ! »
Les bras levés au ciel, Kulm commença à égrener en français le rituel suprême : « Dans le Un se tient Pan Zoon ! Dans le Un se tient Pan Chronos... », mais une voix, mêlée jusque là aux autres sectateurs, émanant d'un Odilon d'Arbois longtemps inexplicablement passif, retentit en un cri de refus solennel qui fit se retourner vers lui l'ensemble de l'assistance maudite :
« Non, baron Kulm, ou plutôt Herr Obersturmbannführer SS Hermann Von Kulm !»
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- Monsieur Odilon d'Arbois, comme on se retrouve ! Dois-je dévoiler de même votre identité véritable, monsieur Joseph Bernstein, résistant juif, ancien des Brigades Internationales et du POUM ?
- Ce n’est point là ma vraie identité. Tu ne sauras jamais mon nom exact, enfant de salaud ! Tu ne sais même pas d’où et de quand je viens exactement.  Sale fasciste ! Souviens-toi de Badajoz et de mon article : Badajoz égale civilisation fasciste. En tant que séide d' Himmler et membre éminent de la SS Ahnenerbe, comment oses-tu encore jouer les Pontifex Primipile, en 1944 comme en 1877 ? Sais-tu d’ailleurs toi-même qui tu es ? Te penses-tu humain ?
- J'ai été adoubé en 1932 à mon sacerdoce, par Gabriele d'Annunzio en personne, Grand Prêtre des Tétra Épiphanes de 1903 à 1938. Ça ne se discute pas. »
S’adressant mystérieusement à la fillette qui n’y comprit mie, il ajouta, énigmatique :
«  Mademoiselle, Gabriele d’Annunzio sera un de vos grands amis, un de vos épigones littéraires…»
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Peu importait à l’enfant qu’on lui révélât ses relations futures. A l'énoncé des dates de règne de son successeur, Aurore-Marie fondit en larmes et s'écria :
« Ciel ! Je mourrai à quarante ans ! Mon Dieu, c’est encore bien trop jeune ! 
- Je continue l'énumération de tes crimes, reprit d’Arbois, rageur : Guernica, Babi Yar, le ghetto de Varsovie... et j’omets ce que tu fis dans d’autres mondes, d’autres civilisations où nous nous affrontâmes. En 1871, tu as parfaitement su persuader ton « chef » Thiers de commettre des atrocités similaires contre les communards, mes amis, avec les armes du XIXe siècle ! La possession du pouvoir des codex a toujours été l’enjeu de ta quête infernale, ici, là-bas, ailleurs. L’Ahnenerbe aussi les convoitait...mais les jésuites surent la prendre de vitesse et tu as retrouvé le nouveau propriétaire, Teilhard de Chardin. Pour m'échapper, tu l'as forcé à ouvrir les portes temporelles par la lecture de la Tétra Épiphanie...
-... et tu m'as suivi à travers tous les temps, jusqu’au Mexique, puis jusqu'ici ! Cela fait apparemment quatorze ans, depuis 1863, que dure ce petit jeu. En fait, nous nous pourchassons depuis plus de trois mille années… Souviens-toi : Gudea, Akhénaton, l’impératrice Wu…même le Commandante. 
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 Je complotais contre eux, et chaque fois, tu parvins à me contrer…Cependant, je pressens que notre affrontement arrive enfin à son terme, ici, en cette nef. Tu as fini de me gruger. En 1863, comme tu avais changé ton apparence, lorsque tu as eu le culot d'adhérer à notre culte, je ne t'ai pas identifié d'emblée et t'ai fait initier comme si de rien n'était...
- Et la chasse à travers le temps s'est poursuivie : à chaque cérémonie, chaque ouverture des « portes » vers les mondes parallèles, je t'emboîtais le pas! Mexafrica, ère napoléonide, XVIIIe siècle dépourvu de Révolution française, Rome antique ayant perduré jusqu'à nos jours, dynastie des Condé au pouvoir, France des Plantagenêt en plein XIXe siècle etc... j'ai tant bourlingué dans les temps autres, dans les uchronies déviantes, jusqu’à plus soif, jusqu’à l’infini...
- Avant de me rendre compte que c'était toi, enfant de salaud ! Tu voulais les codex pour toi, pour l'or des autres mondes !
- Trésor de guerre pour la Cause Sioniste et pour toutes les autres causes bonnes à défendre à travers les multiplicités de pistes temporelles !
- Au risque que les codex, à défaut d'être enfin aux mains de mein Führer, ne tombent dans celles du tsar rouge, du cavalier rouge de la prophétie apocryphe de Daniel.
- Ne parle plus de Daniel… J’ai rompu les ponts avec lui. Je suis un dissident… J’ai quitté mes amis, là-bas, parce que je jugeais que Daniel était devenu trop tolérant, pas assez interventionniste, qu’il laissait trop de possibles indésirables prospérer, fructifier, au nom de la préservation des petites vies humaines.[1] C'est donc pour contrer l'avènement de ton maître, du cavalier brun au svastika, dans cette piste temporelle honnie, que je demeure au XIXe siècle. Les Tétra Épiphanes craignent l'Apocalypse gnostique du Néo Daniel ; ils en ont une trouille folle ! Et toi, le SS imbécile, tu ne t'es pas rendu compte que tu ne pouvais plus revenir en 1944, avec tout le corpus qu' Himmler réclamait tant tandis que le Tsar Rouge lui-même fomentait son propre complot visant à s’en emparer pour l’accomplissement du communisme. Récupérer ce corpus maudit dans le passé, ici, au XIXe siècle, là où l’on avait attesté sa présence, après qu’on en eut reconstitué le parcours historique empli de près de deux mille ans de vicissitudes et d’errances, était pour l'Ahnenerbe la seule solution après qu'en 1940, ces livres soi-disant sacrés se furent volatilisé des collections Percival.
- Les services de l’Abwehr  - vous le savez bien, le fameux amiral Canaris les coiffait – avaient localisé et détecté ces manuscrits Outre-Manche, chez ces Percival, rétorqua Kulm d’un ton méprisant, alors que, selon toute logique, ils auraient dû demeurer à Paris ou à Lyon, quoique cachés. Alexis Carrel, Grand Prêtre à ce moment-là, n’avait en sa possession que des copies partielles, imparfaites et inexactes. Il pensa que d’Annunzio s’était fait subtiliser la collection authentique à son insu, mais après une enquête minutieuse, il s’avéra évident que le grand poète n’avait jamais été propriétaire des originaux. Nous n’eûmes pas le temps de creuser la piste Cecil Rhodes, seul britannique soupçonnable et éphémère prédécesseur du flamboyant italien. Nous ne pûmes donc comprendre ni la raison de leur échouage à Londres depuis une date indéterminée, ni le pourquoi de leur brusque évaporation, alors que le IIIe Reich touchait enfin au but.
 - Pauvre idiot ! C'est la Compagnie de Jésus qui a fait le coup cette fois-là, prenant Hitler et Staline de vitesse. Tu es maintenant prisonnier d'une boucle temporelle. Hermann Von Kulm, ton identité humaine officielle, né en 1902, mort quelque part vers 1900 ! Dérision !
- Joseph Bernstein, ou prétendu tel, né officiellement en 1912, qui va périr aujourd'hui 18 septembre 1877 ! A moins que tu te nommes Bokadu, Sésis Théis, ou Ivan…
- Plus jamais ! Ne prononce plus jamais mon nom réel Tous doivent l’ignorer ici. Je suis définitivement un autre
-  Emparez-vous de lui, schnell !
- Comme tous mes frères d’arme et d’adoption, Juifs, républicains espagnols ou révolutionnaires latino-américains, je suis prêt au supplice. Je m’y résigne. Je ne suis pas armé ! Au fait...
- Quoi encore ?
- T'es-tu posé la question ? Qui était le vrai responsable de la présence des codex à Londres en 40, et non plus en France ? Hé bien, je vais te le révéler. Si tes SS avaient un tant soi peu fouillé l’histoire de la famille Sanders, ils auraient découvert qu’à la fin du XIXe siècle, le lord de l’époque avait trempé dans des trafics louches et juteux d’antiquités et autres objets de valeur, avec la complicité du roi de la pègre londonienne. Un énième larron a profité des codex, sautant sur l'occasion pour les dérober, dès l’époque où nous nous trouvons, ruinant par conséquent nos plans mutuels irréalistes. Tiens, je parie un kopeck qu'il est ici même, dans cette nef, et qu’il attend son heure ! Je suis certain qu’il s’agit de ce chef de brigands, de contrebandiers et de trafiquants sans scrupules, prêts à assassiner, embauché au service de la Maison Percival… Je sais son nom redouté, mais je ne le dirai pas, parce qu’il serait capable d’attaquer prématurément, de se dévoiler trop tôt, ce qui te donnerait un avantage indéniable sur moi.
- Je ne te crois pas ! Tu mens ! Oui, nous avons échoué en 40, mais j’ai réussi en 1877, et je trouverai le moyen de revenir d’où je viens ! Oui, notre objectif caché, à l'occasion de la bataille d'Angleterre, a toujours été de nous emparer de tout le corpus cléophradien, présent là-bas, dans la banlieue de Londres, chez ces Lords décadents illégitimes, pour mein Führer, sans que nous sachions alors la raison pour laquelle il avait échoué en Albion. Le blitz a rasé le manoir des Percival Sanders jusqu'en ses fondations ! Aucun débris de livre n'a été décelé par nos espions parmi les ruines, parce qu’à présent, j’ai compris la signification de tes mots. S’il y a un voleur parmi tous les disciples ici présents, qu’il ait le courage de se démasquer ! Pleutre ! Lâche ! Untermensch !
- Les bandits Britanniques s’apprêtent à les voler, ici et maintenant, je l’affirme, je le répète. Ils sont en embuscade, caché parmi tes séides. L’affidé de Lord Percy les commande. Il tue de sang-froid, impitoyable comme tes troupes de la mort sur le front russe… Prends garde, Kulm…prends bien garde et adieu ! »
D'Arbois se laissa prendre sans nulle résistance. Deux sinistres « moines » le ligotèrent à côté de la malheureuse enfant. Le Pontifex Primipile murmura quelque chose à l’oreille du baron de Lacroix-Laval. Ce dernier adressa un signe discret de prudence aux autres sectateurs. Chacun devait faire attention à son voisin, le surveiller. C’était instiller parmi l’Ecclésia un sentiment de méfiance réciproque, de soupçon, propre à renforcer le fanatisme de tous ces hérésiarques. Une brève agitation courut parmi les encapuchonnés, un léger brouhaha, qui trahissait leur surprise.
La lecture simultanée des livres maléfiques reprit cependant, mais, outre la « fécondation » de la jeune vierge par les hypostases du Pan Logos, nous allions assister en prime à un odieux sacrifice humain. C.M. m'intima une fois de plus l'ordre de ne pas bouger. Il fallait que Nélie et moi-même attendions que le culte en fût à son summum pour tenter d’intervenir, d’en profiter pour libérer les captifs dans la confusion générale des sens prodiguée par l'exaltation mystique de tous ces fanatiques... au risque indubitable de la mort d’Aurore-Marie et de l'explorateur mais aussi de la nôtre, bien que j’ignorasse de quel armement le camp de Kulm pouvait être doté s’il ripostait promptement à un effet de surprise peut-être éphémère, éventé et inefficace, maintenant que Kulm avait pris en compte les avertissements de d’Arbois. Les capuces pouvaient dissimuler aussi bien des colts, des pistolets que des couteaux. Mourir à vingt-sept ans… Est-ce tôt, est-ce prématuré ? Je suis jeune et belle, mais sans progéniture. Laisser des orphelins à la charge de mon beau-frère ne m’intéresse pas. Jamais je ne me marierai… Je suis trop indépendante d’esprit. Ma pauvre sœur… comment réagirait-elle s’il m’arrivait malheur ? Et nos parents ? Personne ne savait où nous étions cette nuit, Nélie et moi, je le réalisais. Je m’étais éclipsée avec discrétion de notre domicile, usant de la ruse classique : j’avais placé dans mon lit un traversin et une baudruche bourrée de son, maquillés de manière à ce qu’ils formassent un simulacre de mon corps. Je supposais que mon amie avait rusé de même. Si tout devait mal tourner tout à l’heure, nous serions portées disparues, et nul ne retrouverait nos cadavres. Je frémis, puis le courage et la détermination me revinrent quelques instants.
Je poursuivais mes réflexions intérieures, mes cogitations personnelles, attentiste. Je saisis à l'instant le sens des paroles de notre aventurier : il ne mentait aucunement. C.M.  était de toute évidence ce fameux larron supplémentaire, cet audacieux Anglais, ce chef de la pègre de Londres au service d’un lord excentrique et corrompu, qui guettait le moment propice pour dérober ces codex d’une valeur inestimable et dotés de facultés maléfiques qui allaient sous peu nous être révélées. Et je craignis que ce moment fût le même que le mien. Je me sentais désarmée, impuissante à contrarier le cours de cette aventure impensable. Il me fallait choisir entre deux vies humaines, ou des livres dangereux, toujours destinés à demeurer entre de mauvaises mains. Les être humains étant plus précieux que tous les biens terrestres, mon choix avait été fait… mais nous n’étions que deux faibles femmes inermes face à toute une assemblée de fous, dans laquelle se dissimulait une bande de hardis forbans, prêts à tout, sans doute affiliés aussi aux Tétra-Epiphanes, mêlés à eux à dessein selon un plan élaboré depuis un certain temps, et donc insoupçonnables car tous porteurs de la chevalière. Nous demeurâmes spectatrices de la suite des événements, marries de notre impossibilité à agir, ne sachant qui de nous, ou de C.M., allait attaquer en premier. Il aurait l’avantage, je n’en doutais plus. Je supposai même qu’il serait fort capable de nous laisser nous sacrifier d’abord, afin de se couvrir Je cessai alors d’atermoyer et de temporiser. Je me restreignis, contrainte, au rôle d’observatrice passive.
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Le tourbillon entremêlé et ininterrompu des paroles des codex, outre une sorte de transe parmi les sectateurs, finit par provoquer la manifestation de phénomènes curieux, comme ondulatoires et lumineux à la fois... Il m'est extrêmement difficile de décrire par des mots ce que je vis en cette « nef ». Quant à la cacophonie résultant de la psalmodie simultanée de textes hérétiques rédigés en français, en grec et en latin médiéval, elle n'était pas sans évoquer le célèbre épisode biblique de la tour de Babel et de la confusion des langues. Il me sembla bientôt que quatre rais de lumière, ou plutôt, quatre « ouvertures » brillant d'un éclat différent de celui de la lumière solaire, se matérialisèrent aux quatre points cardinaux du sanctuaire, fentes ténues au départ, puis brèches s'élargissant jusqu'à laisser place à de véritables « portails célestes », seuils vers d'autres réalités, d'autres mondes inconnus, dont l'insoutenable éclat aveugla bon nombre de ces frénétiques gnostiques, qui, malgré l'ophtalmie qui rongeait leurs yeux, poursuivaient la récitation de ces « versets » abscons. Le baume de d’Arbois était censé nous protéger, Nélie et moi, mais il nous aurait fallu ce que l'on nomme des verres fumés, comme ceux dont se munissent les astronomes lorsqu'ils observent une éclipse. Car il s'agissait bien d'une éclipse du monde réel, de notre monde, au profit de la quadruple matérialisation d'univers déviés ! A ma grande et nouvelle stupéfaction, C.M. sortit de son froc plusieurs de ces lunettes protectrices. Il nous en passa discrètement deux paires, afin que nous protégeassions nos yeux d'une probable cécité. Je constatai qu'au sein de l'ecclésia, une quinzaine de membres firent de même, sans que leurs gestes soulevassent la moindre remarque et occasionnassent la moindre réaction d'étonnement, de méfiance ou d’hostilité de la part de leurs supposés coreligionnaires es-gnosticisme. Ce fait me révéla le nombre de complices supposés de cet homme dont je soupçonnais désormais les mauvaises intentions. Il avait tout prévu, connaissait le danger auquel sa bande s’exposait. Ce n’était pas la première cérémonie à laquelle ils assistaient. Cela faisait longtemps que ce C.M. avait dû infiltrer la secte, dans un but éminemment malhonnête. Qu’y pouvais-je ?
Dans le même temps, jaillissant des quatre portes « infra-mondes », du septentrion, du ponant, du levant et du midi, quatre langues de feu (les « foudres joviens » de la mosaïque représentant Cléophradès recevant la Révélation ?) convergèrent vers l'autel, glissèrent sur d'Arbois qu'elles léchèrent et brûlèrent alors que ce dernier poussait d'épouvantables hurlements de souffrance avant de se fondre en Aurore-Marie, prise de telles convulsions d'épileptique qu'on eût cru que son pauvre corps allait se rompre à tout va, la pénétrant par les voies naturelles sans aucunement anéantir sa virginité. C'était la chevalière du majeur gauche de la fillette qui paraissait étrangement avoir « aimanté » les quatre rayons et les avoir dirigés, canalisés, en direction de son intimité ! Le « Fecundatio uovo » retentit confusément, en chœurs, mélangé aux « Fœtus mammalia ! Fœtus lemuria ! Fœtus simii ! Sphaira octaedron ! Sphaira tetraedron ! Dans le Un se tient Pan Logos ! » inextricablement mélangés en une « polytonalité » indéchiffrable.
Il y eut, à l'instant de la fécondation des quatre hypostases en la nouvelle vierge élue (le « tri pan d'Ogo », qui en fait était  le  Λόγος τετρά πάν υπόστασις  ou Logos tetra pan hupostasis), un nouveau phénomène de distorsion de la lumière, qui se décomposa selon les lois de l'optique en sept couleurs, puis, plus étonnant, en douze !
Le plus prodigieux commença : le corps de l'infortunée fillette parut se déformer tout en se dissociant en quatre personnes distinctes, trois féminines et une masculine : la Mère, la Fille, la Jumelle et le Concomitant. Ce dernier, comme les trois autres, était ectoplasmique, potentiel, mais j'eus le temps d’entr’apercevoir une silhouette en soutane de jésuite, un homme imberbe aux cheveux courts et grisonnants. Il tenait entre ses mains un curieux crâne de singe. Ce fossile vénérable me paraissait comme hybridé, car partageant, me sembla-t-il, des traits communs entre le simien et nous-mêmes, situé à mi-chemin entre l’humanité et la bestialité, conforme à cette étrange théorie transformiste venue d’Angleterre, où l’on spéculait, dissertait, sur d’hypothétiques chaînons manquants  intermédiaires… Quant à la troisième hypostase d’Aurore-Marie, la « jumelle », c'était peut-être là la fameuse jeune femme qui hantait tant son esprit maladif,
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 surgie d'un futur indéterminé, les robes courtes, juste au-dessous du genou, en une mode de l'avenir demeurant pour l'heure incréée, à moins que la femme ne se libérât des entraves corsetées qui l'engonçaient tant ! J'avoue avoir concentré sur elle mon regard, tant je brûlais de la soif de connaître cette Deanna hypothétique ! C'était assurément de celles que l'on nomme de « jolies laides», vraies ou fausses maigres, non pas que son visage fût désagréable à regarder quoique triangulaire. Mais sa silhouette était fluette, et elle manquait effectivement de formes. La Fille, enfin, ressemblait tant à l’infortunée fillette qu’on l’eût crue dédoublée par scissiparité, bien qu’elle me parût âgée de moins de dix ans, aussi floutée qu’elle fût.
Les quatre hypostases réintégrèrent un corps de plus en plus contorsionné, qui s'étirait et se compressait simultanément. Les distorsions devinrent alors pis. Aurore-Marie se métamorphosa en une mosaïque infinie de corps, d'organismes multiples, humains et non-humains, de tous les instants de la vie humaine et animale, de l'œuf au squelette (lorsque l'organisme en avait un !), de la monère à l'Homme, de l'embryon au cadavre en décomposition, à la fois concentration et étalement de la chair, de la matière, en une pâte de plus en plus grumeleuse, incertaine, dont on ne put plus déterminer si elle était vive ou morte !
Moi, narrateur extérieur contemporain et impartial, distancié, dont vous avez pu apprécier quelques interventions au commencement de ce récit romanesque bien qu’invraisemblable, je me dois de prendre le relais : Charlotte Dubourg ne possède pas la science nécessaire à la description exacte de la suite. Aurore-Marie de Lacroix-Laval était devenue un réceptacle kaléidoscopique, une récapitulation haeckelienne, darwinienne et lamarckienne de toutes les formes du vivant, passées, présentes et futures, déformées jusqu'à l'indéfini. Elle s'était transmutée en un résumé de tous les états de la matière (solide, liquide, pâteux, gazeux), de toute la phylogenèse évolutive (du premier être supposé à l'Homme) et de  l'ensemble de l'ontogenèse individuelle (de l'ovule fécondé au squelette fossilisé). Elle s'étirait d'avant en arrière, se compressait, à la fois vers le passé et vers le futur, au ralenti et en accéléré. Elle était Tout !
Aurore-Marie n'était plus qu'une mosaïque hétérochronique des états de la Matière et du Vivant, de toutes les formes existant et ayant existé dans le Pan-Trans-Multivers. Elle intégrait en elle un pouvoir fabuleux, prodigieux, dangereux, redoutable, que seul un bio-translateur conçu par les IA des Olphéans et fabriqué par un scientifique Hellados du XXVIe siècle de notre ère pouvait détenir. Entités extraterrestres improbables, de l’ordre de l’hypothèse ou des limbes… Mademoiselle de Lacroix-Laval n'était point pourtant le Pouvoir Suprême car elle concentrait, récapitulait, mais n'avait pas la faculté d'engendrer les multiples mondes du Chœur du Pan-Trans-Multivers. C'était en cela que résidait sa faiblesse, au même titre que celle de l’Énergie Noire que Daniel avait précédemment vaincue en la personne de Fu Le Suprême[2]. C'est pourquoi, en 1888, elle n'affronterait pas Daniel sur un pied d'égalité.[3] La chevalière du Pouvoir, détenue par tous les Grands Prêtres depuis l'an 148,  avait été forgée par un orfèvre bithynien sur ordre de Cléophradès en personne. Les Olphéans, race extraterrestre transcendant la division entre biologie et information pure, (ou l'Energie Noire, à des fins de revanche ?) la lui avaient envoyée, sous la forme brute d'une bille de charpakium venue de l'outre-espace, à Rome, un beau soir de l'an 136, alors qu'il soutenait la candidature de Valentin au poste d'épiscope, après le martyre de Télesphore... Valentin un des maîtres gnostiques de Cléophradès !
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La distorsion créée par la réunification des quatre forces fondamentales, véritable nature des hypostases de Cléophradès (à savoir l'interaction nucléaire forte, l'interaction nucléaire faible, la gravitation et l'électromagnétisme) au sein de l'utérus de la préadolescente engendrait un retour à l'anté-Big Bang, à l'anté-espace-temps, à l'anté-matière, à l'anté-physique, un franchissement en-deçà du mur de Planck, soit avant le fatal 10-43 secondes après le Big Bang. Il était inévitable qu’en la matrice d'Aurore-Marie, la matière revînt à un état quantique de pré-matière, nourri par le principe d'incertitude de Werner Heisenberg, où les particules élémentaires, la matière et l'antimatière demeuraient à l'état de limbes potentiels. Il n'y avait encore ni graviton, ni positron, ni électron, ni neutron, ni neutrino, ni proton ou antiproton ni quarks top ou beauté, ni antiquark, ni gluon, ni muon, ni hadron, ni boson de Higgs, ni branes, ni boucles de super-cordes! L'anté-matière se présentait sous l'a-forme de grumeaux indéfinis et infinis, mouvants et instables, d'une soupe justement grumeleuse de purée malléable et étirée dans tout le non-espace, sorte de chewing-gum de l'incréé qui ne crée point tel que Scot Erigène sut le définir dès le IXe siècle en son « Periphyseon. » On ne pouvait plus extrapoler sur la nature exacte, anthropomorphe, physique ou non, d’Aurore-Marie, dire si elle avait une essence ou une existence, si sa présence était réelle ou symbolique, si elle s’était dissoute en ce que d’aucuns eussent qualifié de pur esprit, de Noûs, de Phusis ou d’âme... Tout se dissociait pour se réunifier, jusqu'à la gravité quantique à boucles, jusqu'aux branes ou aux super-cordes, théories rivales enfin réconciliées par le (encore) Rien d'un pré ou proto Pan-Trans-Multivers au sein du Chœur Multiple, au-delà de l'hendécadimensionnel, de la dimension supplémentaire à la dimension π, car il en comporterait seize tout en respectant cette légère dissymétrie, ce ténu déséquilibre entre matière et antimatière qui permettait aux scénarios où naissaient des mondes prévus et programmés par Daniel en tant que Préservateur, de s'épanouir tout leur soûl, Chœur Multiple qui se devait de recommencer encore et encore cycliquement à engendrer telle la reine des termites. Il n'y avait même plus de lumière, plus de paroles finales, de « mehr Licht », à prononcer pour Goethe, puisque point encore de photons. La réunification de l'ά et de l'ω dans la noosphère teilhardienne allait prendre fin : le Noûs de Pan Logos se devait, à regrets, de quitter la matrice (mais un Dieu Énergie Pure peut-il éprouver du sentiment, nous qui avons avec excès anthropomorphisé Dieu, alors que dès le IXe siècle, des penseurs carolingiens comme Scot Erigène savaient qu'un Dieu anthropomorphe n'était point la Quintessence, la Vraie Nature de Dieu : pourquoi Saint Jean dit-il dans ce cas que le Verbe, le Logos, s'est fait chair en Christ ?). C'est ce que fit l'Un, redevenant le Multiple, dissociant, de nouveau, en un autre cycle, un nouveau Fiat Lux parmi une infinité d'autres possibles, simultanés, potentiels, réels pourtant et cependant successifs, les quatre forces fondamentales, les quatre hypostases du Verbe.
Les moines, les yeux brûlés, parfois sanglants, entonnèrent un Fiat Lux et un Deo Gracias hideux, lorsque les langues de lumières, désassemblées, quittèrent par les mêmes voies naturelles, celles de la parturiente, le corps tourmenté et apparemment sans vie de la malheureuse fillette. Ce fut une explosion lumineuse comme jamais être humain n'en avait vue. L'explosion décrite dans le codex de Sokoto Kikomba. Un souffle inouï traversa toute la nef. Les personnes assemblées parurent, un temps, n'être plus qu'une vapeur déphasée et tremblante, comme ces photographies floues qu'affectionnent certains artistes en mal d'impressionnisme. Un bruit titanesque, comme l'écho de millions d'explosions, retentit dans tout le sanctuaire. Il se répercuta jusqu'aux tréfonds de la Terre qui parut en trembler sur ses fondations immémoriales. Les quatre rayons du Logos réintégrèrent chacun leur « porte », qui se referma. Et il y eut un soir, il y eut un matin. PREMIER MATIN D'UN NOUVEAU MONDE.
Aurore-Marie n'était plus. Elle avait accouché de l'Energie Suprême, et elle n'était plus... A ses côtés, le cadavre calciné de d’Arbois, qui tomba en cendres grises. La pauvre robe de vestale de la fillette était marquée de traces de brûlures, tout comme sa figure, ses pieds et ses membres, sa peau parsemée de cloques. Ses merveilleux cheveux blond foncé demeuraient intacts bien que quelques mèches fussent aussi brûlées. Elle semblait dormir de son dernier sommeil lorsque soudain...
« Charlotte ! Elle vit ! Charlotte ! Elle respire ! La pauvrette ! Mon Dieu ! » me cria, hystérique, Nélie.
Chère Nélie, comme tu avais raison ! Ce fut une renaissance. Cette enfant, que je ne connaissais point il y a seulement trois semaines, m'était devenue aussi précieuse que si elle avait été ma propre fille ! Sa maigre poitrine souffreteuse se soulevait régulièrement. Son pauvre petit cœur battait. Elle avait la soif d’exister, elle l'aurait jusqu'à son dernier souffle de poupée. Kulm, toujours aussi antipathique, éructa un indécent Ite missa est ! et ses acolytes, secouant négligemment les cendres, hideuses, évocatrices et obituaires, de ce qui avait été un homme, délièrent Aurore-Marie qui, totalement hébétée, ne put que hoqueter. Ses yeux d’ambre si beaux me parurent encore plus vagues, égarés et rêveurs qu'autrefois. Enfin, elle parla : « Deo Gracias, Pontifex Primipile », prononça-t-elle, de sa voix si fluette. Et Kulm de répliquer : « Grande Prêtresse. Tu es re-née à nous, au Pan Logos, pour les siècles des siècles ! Que ton nom soit sanctifié! Gloria in excelsis Deo ! »
Aurore-Marie éclata de rire, d'un rire fou, irrésistible, irrépressible, incoercible. Elle se mit en position d'orante. Ses cheveux décoiffés, légèrement roussis, tombaient, entremêlés, jusqu'à ses chevilles marquées par les brûlures.
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 Et elle riait, riait, de sa jeune voix d'enfant ! Nous comprîmes que sa raison avait définitivement sombré et qu'elle souffrait d'hébéphrénie, de démence précoce. Alors que Nélie et moi, nous pleurions doucement, toutes à notre désespérance d'avoir échoué (mais avions nous fait quoi que ce fût pour secourir la malheureuse ?), C.M. réagit enfin, concrétisant mes craintes et comblant mon expectative. Il extirpa une montre à gousset de sa bure. « Midnight past two ! » dit-il. Il prit un sifflet et jeta un signal à ses comparses disséminés dans la salle. « Ready boys, let's go ! » s'écria-t-il. Il exhiba deux armes miniatures mais non moins redoutables : un Derringer et un pepperbox. Avant de charger, il me jeta un bristol que j'enfouis prestement dans ma chemise que j'avais conservée sous ma robe de druidesse. Pris par l'effet de surprise, malgré les mises en garde de feu d’Arbois et d’Albéric de Lacroix-Laval, les moines demeurèrent cois, comme frappés d’inertie. C.M. et ses quinze complices tirèrent, abattant plusieurs assistants. Kulm n'avait ni brassard, ni canne-épée pour se défendre. Cependant, Albéric de Lacroix-Laval tenta de s'interposer. Une décharge de pepperbox en pleine poitrine le mit hors de combat. Les bandits s'emparèrent promptement des codex maudits et prirent la fuite par un des couloirs en continuant à décharger leurs pistolets sur tout ce qui tentait de leur résister. Dans le même temps, la terre se remit à gronder, et d'inquiétantes fissures apparurent sur la voûte et les murs de la nef. Tout allait s'effondrer, miné par la puissance du « Fiat Lux » du Pan Logos ! Ce fut la panique générale parmi l’ecclésia disloquée. Avant de céder à la peur, Nélie me prit par le poignet et m'entraîna jusque vers Kulm et la fillette, qui venait de réagir à la blessure de son père.
« Prenons-la avec nous, avant que l'enfer ne s'abatte sur nos têtes! » Me dit mon amie.
Aurore-Marie se tenait au chevet de son paternel agonisant. Kulm et de Kermor Ploumanac'h demeuraient auprès d'elle, lui recommandant de se hâter. Albéric de Lacroix-Laval expira en murmurant : « Baronne... ». La fillette hurla son chagrin, sa rage démentielle. Ses cerbères la saisirent par les bras, l'entraînant au loin, escortés de deux « moines » qui nous menacèrent avec des bâtons.
« Tâchons de partir, me déclara Nélie. Nous ne pouvons désormais plus rien pour elle. »
Longtemps, les hurlements de la jeune folle retentirent dans les voûtes qui se fissuraient et s'effritaient davantage à chaque seconde.
« Empruntons le chemin pris par C.M. et ses complices ! » dis-je.
Le grondement se rapprochait. Bientôt, au grand dam des sectateurs paniqués, souvent aveugles de l'éclat du dieu immonde qu'ils adoraient, des morceaux de roche s'éboulèrent, aussi bien du plafond que du côté de l'orgue positif.
« L'eau ! La Seine a percé le sanctuaire ! Sauve qui peut ! » s’écria Nélie.
Tandis que nous nous précipitions vers la salvatrice sortie des voleurs de codex, nous eûmes le temps de voir l'apocalyptique engloutissement des hérésiarques. L'organiste écorché et le haute-contre furent aux premières loges. Le flot se précipita, écroulement du mur, dislocation de l'orgue, des tuyaux, du clavier, des registres, des pédales, engloutissement de l'atroce homme sans peau et du chanteur inverti qui n'eurent même pas une seconde pour broncher.
La scène ressembla à une termitière ou une fourmilière inondée par un diluvien orage d'été. Les ultimes sectateurs se bousculaient maladroitement, handicapés par leur cécité. Cependant, une femme, l'eau déjà jusqu'à la ceinture, me tendit le bras droit en un geste d'imploration. Je reconnus ma voisine, la cantatrice M**, dont les orbites dégouttaient des larmes de sang comme si des becs de rapaces de mauvais augure les eussent crevés, tels les pendus de Villon. Je parvins à saisir quelques doigts de la malheureuse, l'encourageai à renforcer son étreinte. Hélas, le courant du fleuve fut le plus fort, et mademoiselle M**, prima donna adulée qui avait tant enchanté le public de l’Opéra dans ses interprétations de Wagner, Verdi, Gounod, Ambroise Thomas et Meyerbeer, périt emportée devant moi par le flux impétueux ! Il est toujours triste d'assister à la noyade de quelqu'un sans pouvoir faire grand’ chose.
Quittant ce naufrage d'un nouveau genre, nous prîmes la galerie, qui déboucha sur un interminable escalier voussé en colimaçon. Durant notre ascension, le rugissement de l'eau devint de plus en plus distant. Après les marches, une galerie en encorbellement de couleur bise s'offrit à nous, étrangement éclairée de lampes à arcs à la lueur bleutée et sculptée de bas-reliefs végétaux en stuc, en travertin et en marbre gris en formes de bouquets d'asparagus, d'œillets mignardises et d'asclépiades. Enfin, nous reconnûmes une cage d'ascenseur, cette invention récente remontant seulement à une décennie.
« Un steam elevator ! » s'exclama Nélie, faisant preuve d'une anglomanie affectée malgré les circonstances dramatiques.
Il y avait un bouton. Je le pressai, et un doux chuintement ravit nos ouïes.
« Grâce à Dieu, il fonctionne ! » ajouta mon amie avec espièglerie.
Nous ouvrîmes les grilles de l'ascenseur ; à l'intérieur de la cage se présentèrent plusieurs boutons, du sous-sol au rez-de-chaussée, en passant par divers niveaux marqués – 5 à – 1.
« Presse le bouton marqué « RC », on verra bien où cela nous mènera !
- C.M. et sa bande de ladres sont passés par ici : on voit leurs empreintes de chaussures. »
La cage, vaste, pouvait contenir une vingtaine de personnes, comme dans les monte-charges  que l'on trouve de plus en plus dans les mines du Nord et les chantiers de construction employant de nombreux ouvriers, par exemple, ceux des buildings américains toujours plus étagés au fil des ans et des caprices des architectes.
« Bientôt, ils gratteront littéralement le ciel », pensai-je.
L'élévateur nous mena à bon port, si je puis m'exprimer ainsi. Après un ultime corridor parfaitement nu, sans aucun quinquet, où nous tâtonnâmes à qui mieux mieux, la lueur blafarde de la lune et un souffle d'air frais nous informèrent que notre but était atteint. Nous eûmes une sacrée surprise, une fois dehors !
« Le chantier de la colline du Trocadéro ! ne pus-je retenir de m'exclamer.
http://www.expositions-universelles.fr/1878-photo/1878-trocadero-1905-71.jpg
- Là-bas, Charlotte, il y a des gens ! »
J'aperçus dans l'obscurité presque complète, parmi l'ombre incertaine des carcasses d'ailes de bâtiments en cours de construction, trois silhouettes furtives à une distance d'environ dix mètres. Elles nous entendirent et se dépêchèrent de fuir.
« Je suis sûre qu'il s'agissait d'Aurore-Marie et de ses gardiens ! », gloussa Nélie d'un air amusé quoiqu'avec un soupçon de fâcherie et de déception dans la voix.
« Et il va falloir rendre des comptes à Victoria et Henri sur notre équipée nocturne, si ce n'est à la préfecture de police ! J'ai vu la chanteuse M** se noyer !
- Étant donnés les appuis occultes dont Kulm et Kermor bénéficient, y compris peut-être parmi certains fervents républicains, permets-moi, ma chérie, de douter que la police fasse quelque chose.
- Tu as raison Nélie. Le sanctuaire est anéanti, peut-être par notre faute, mais les chefs de la secte courent toujours.
- Es-tu certaine de notre responsabilité dans ce cataclysme ?
- Le véritable responsable est peut-être le pseudo d'Arbois qui nous a entraînées jusqu’ici : il voulait les codex et la peau de Kulm ! Il paraissait venir d’une autre époque ! Je doute même de son identité. Il a interrompu le Pontifex Primipile alors que ce dernier commençait à prononcer son nom véritable. Je n’ai pu percevoir que le prénom Ivan. Etrange… Notre homme s'est sacrifié en sachant les conséquences de son acte suprême, et le surplus d'énergie que ce logos inconnu a déployé pour anéantir l'aventurier en plus de « féconder » la pauvre enfant a peut-être été fatal au sanctuaire de ces fous.
- Que le vrai Dieu, celui de la chrétienté, t'entende ! » répliqua Nélie sur un ton ambigu.
Je ne sus jamais si elle plaisantait, persiflait, ou était sérieuse. Nélie était si snob, ironique et fantasque qu'on ne parvenait plus à démêler chez elle la gravité de la hâblerie. Nous nous dîmes au revoir, après un baiser qui n'avait rien de saphique, n'en déplaise aux traqueurs de mauvaises mœurs ! Tandis qu'elle s'éloignait, je tirai le bristol de C.M. de ma robe antique. Je lus, imprimées en anglais, les mentions suivantes :

Charles Merritt, esquire, professor of mathematics, the best pupil of Charles Babbage.

Plus bas, griffonné à la pointe de graphite, mais en français :

A vous revoir, mademoiselle Dubourg.


http://www.allartclassic.com/img/Jean_Beraud_BEJ009.jpg                                                                
A suivre.

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[1] Bien que ce dialogue puisse paraître obscur aux lecteurs et lectrices néophytes, il trouvera  son explication dans des romans ultérieurs : Le Nouvel Envol de l’Aigle, En Quête du Phénomène humain et D’Arbois, le Pérégrin des Temps.
[2] Confère le roman Le Nouvel Envol de l’Aigle.
[3] Ces événements feront l’objet d’un roman intitulé Cybercolonial.