Des groupes de
« moines » débouchaient dans ce naos par diverses galeries, peuplant
de leur hérésiarque multitude la grotte clandestine, en récitant la même
psalmodie hétérodoxe. D'Arbois nous intima l'ordre de nous installer, debout,
avec les autres et de demeurer dans l'expectative, jusqu'à l'instant critique.
Au centre de la grotte, il y avait encore le même bassin, un autel et une
longue table en pierre de taille sur laquelle reposait une théorie de codex
vénérables. D'Arbois se permit de nous les énumérer :
« Le culte suppose la
présence des différents ouvrages ou recueils composés par les
« évangélistes » fondateurs et de l'anti-traité dirigé contre eux,
qui joue le rôle du diable. Cet ensemble se compose de La Tetra Epiphaneia et de l'Embruon
Theogonia de Cléophradès d'Hydaspe, du recueil des épîtres de Cléophradès à
Marcion, Celse, Antonin le Pieux, Valentin, Justin Martyr, Polycarpe et Claude
Ptolémée, de l'Anti-Justin de
Cléophradès, dirigé contre ses dialogues avec le pseudo Tryphon, qu'il juge
réel et auquel il écrit pour prendre sa défense, du Contre Origène de Dion d'Utique et de la Tetra Sphaira d'Euthyphron d'Ephèse, de l'Almageste de Ptolémée, du rescrit d'Antonin lançant la persécution
des sectateurs cléophradiens et du Contre
Cléophradès d'Irénée de Lyon. Tout ceci constitue le corpus
« biblique » hérétique des gnostiques tétra-épiphanes. Saviez-vous
que l’Empereur Antonin fut empoisonné par des disciples de la secte ?
- Je ne suis ni théologienne, ni
historienne de la Rome antique ! » remarqua Nélie d'une moue
boudeuse.
Les sycophantes et hiérophantes,
en attendant l'arrivée de l’Élue et du Pontifex Primipile, goûtèrent à une musique liturgique à la fois
jouée à l'orgue positif et interprétée par un
singulier soliste. Le morceau ressemblait à de la musique des XIVe et
XVe siècles, à un mélange de Guillaume Dufay et de Guillaume de Machaut. Le
castrat qui entonnait cela de sa voix atroce de contralto s'époumonait. Ses
syncopes et ses « hoquets » Ars
Nova étaient insupportables ! Il avait une vêture équivoque : tunique
courte, chiton et cothurnes. Sa barbe blonde bouclée, visiblement décolorée au
henné, lui procurait l'allure d'un histrion, d'un Néron ou d'un Commode. Il ne
lui manquait que la lyre. L'organiste était encore pire. L'homme avait rabattu
sa capuche et apparaissait dans toute son horreur! Il semblait brûlé. Ses
chairs, ses muscles et ses vaisseaux sanguins étaient à vif. On eût dit un
écorché de cire de Zumbo. Il jouait avec virtuosité, habité par sa crise
mystique.
« C'est le feu des
radiations du Pan Logos qui l'a rongé ainsi. » nous déclara d'Arbois.
Enfin, le Pontifex Primipile fit
son entrée, escorté de trois autres personnes. Il s'agissait bien de ceux que
je redoutais : Aurore-Marie, en longue robe blanche de jeune vierge, pieds nus,
ses magnifiques cheveux tombant presque jusqu'à ses chevilles, les yeux
exorbités, se débattait dérisoirement contre ceux qui la maintenaient
solidement : Albéric son père et le comte Artus de Kermor Ploumanac'h, le
numéro trois de la secte. Chacun arborait de grotesques tuniques dorées, avec
le même chrisme sur la poitrine que sur les mosaïques, un pallium d'argent et
une mitre pourpre au centre de laquelle était brodé un œil prophylactique d'où
sortaient quatre foudres. Quant à Kulm, ses ornements sacerdotaux étaient
encore plus surchargés et ostentatoires, en cela qu'une chlamyde cramoisie et
une tiare vieil or chargée de gemmes constituaient les signes de son rang. Il
souriait d'une manière onctueuse.
Brusquement, je me suis
inquiétée. Un détail crucial manquait à notre déguisement. Tout le monde
portait la chevalière, sauf Nélie et moi. Si quelqu'un le remarquait, nous
étions perdues ! Je fis signe à mon amie : « Cache tes mains, je t'en
supplie, Nélie ! Cache-les ! » murmurai-je, éperdue. Elle s'exécuta, mais
je ressentis une douleur au pied droit. Un des « moines » m'avait
sciemment marché dessus. Il releva légèrement sa capuche. Je faillis m'écrier :
« Ciel ! Mister C.M. ! » mais je me mordis les lèvres
jusqu'au sang. L’Anglais mit son doigt sur sa bouche, en un signe
universellement compréhensible. Que faisait-il donc en cet antre démoniaque ?
Kulm débuta un exorde en latin de
cuisine, demandant à l'assistance d’entonner avec lui les chants de cet office
hétérodoxe : « Ave puella virgina
qui nostra Pontifa Maxima Aurora-Mariam electiva est ! »
Nous fûmes obligées de chanter
d'horribles hymnes hérétiques sur une musique anormale, plus moderne encore que
celle de Richard Wagner, des Kyrie
Eleison, Pan Phusis Eleison,
sur fond de psalmodie de la Genèse (« Et
tenebrae super faciem abyssi... » etc.). Une grosse
« moniale » d'environ quarante ans était pourvue d'une voix
particulièrement puissante de cantatrice. Cette fanatique, blonde comme moi,
n'était autre que la célèbre diva M**, elle aussi enrôlée dans ce culte maudit.
«Pan Logos divus in caelis ! Adoramus te ! Benedicimus te ! » hurlait
cette walkyrie fanatique.
On lui répondait : « Pater Mundi ! Creator tempus ! Creator pneuma ! Creator vitam aeternam ! »
Et la soprano colorature de
répliquer :
« Unam Sanctam
Ecclesia nobis ! Vera Ecclesia apostolicam ! Verus Israël !
Exusperantissimus Domine ! De inferioris humanis, liberate nos Pan Logos !
Furor divina ! Dies irae ! »
Cette furie m’insupportait.
Cependant, le culte avançait. La
malheureuse Aurore-Marie fut conduite sur un autel au centre du bassin, où des
acolytes la ligotèrent malgré ses protestations. Les sectateurs entonnèrent un
solennel : « Crucifige, crucifige ea
! » alors que l'orgue exécutait une fugue d'un chromatisme dépourvu de
toute tonalité.
Kulm se pencha sur la pauvre
fillette qui transpirait de peur :
« Pitié, monsieur, je ne
veux pas mourir !
- Tu ne seras sacrifiée au Pan
Logos que si tu refuses obstinément le Pouvoir et la charge d’Élue ! riposta
sèchement le Pontifex Primipile. Voici la chevalière du Pouvoir de la Grande
Prêtresse ! Acceptes-tu ce qui t'est incombé ?
- Je...ne sais pas...
- Pour la deuxième fois,
acceptes-tu le Pouvoir ? Si tu le refuses, tu seras déclarée relapse, tombée en
l'état d’apostasie et mise à mort par l'Ecclésia !
- Crucifige crucifige ea ! reprirent en chœur avec ostinato les sycophantes.
- Je...je l'accepte, murmura la
malheureuse de sa petite voix fluette. Pitié ! Détachez-moi, monsieur le baron !
- Écoutez la Grande Prêtresse !
Elle accepte la Charge !
- Gloria ! Gloria ! Te Deum ! s'égosillèrent les fanatiques
sur des accords d'orgue fortement dissonants.
- Aurore-Marie Victoire de
Lacroix-Laval ! Grande Prêtresse ! Reçois l’Anneau de Pan Logos !
- Clericis Laicos ! Ineffabilis
Amor ! Unam Sanctam ! Pius Divus Soter ! Sola scriptura ! Sola fidei !
hurlèrent les « moines.»
- Bénie soit Celle qui ce jourd'hui
devient la représentante de Pan Logos sur Terre !
- Beata Virgina ! Benedicimus
Te !
Le Pontifex Primipile enfila la
chevalière au majeur gauche de la jeune fille qui tremblait.
- Gloria
in excelsis Deo ! chanta l'Ecclesia.
- A la suite ! dit Kulm à Albéric
et Artus. Monsieur de Lacroix-Laval, prenez la Tetra Sphaira. Monsieur le comte, à vous l'Embruon Theogonia. Je m'occupe de la Tetra Epiphaneia. Que les Portes des Mondes s'ouvrent ! Que les
Quatre Hypostases n'en fassent plus qu’Une !
- Détachez-moi, s'il vous plaît !
supplia une nouvelle fois Aurore-Marie.
- Le moment n'est pas encore venu.
Tu vas recevoir l'Energie Divine. Exordium
librio ! Lectio pregatores ! Gerbert genesis ! claironna le baron. Sanctus spiritus ! »
Tel un Savonarole totalement perverti,
Kulm s'adressa à sa victime en des termes énigmatiques :
« Les quatre forces de l'Univers
vont se fondre en toi, te féconder, mais tu resteras vierge. Elles vont
irradier en toi, te transfigurer en Quatre Personnes, en Quatre Épiphanies ou
Hypostases : la Mère, la Fille, la Jumelle Temporelle et l'Esprit Saint
Masculin concomitant à la Fille.
- J'ai grand’peur, monsieur ! »
répondit la fillette d'un timbre de voix si timide, si ténu, que nous
l'entendîmes à peine malgré l'acoustique exceptionnelle de la nef. Albéric de
Lacroix-Laval tendit avec déférence le codex maître de Cléophradès au Pontifex
Primipile.
L'office hérétique dégénéra alors
en une épouvantable cacophonie : psalmodie des fidèles, récitation simultanée
des trois codex par les « prêtres », hymne ou organum dit « de
la Genèse » à l'orgue, attribué à Gerbert d'Aurillac, joué extatiquement
par l'affreux écorché vivant... Ce maelström sonore eût pu plaire à un
improbable musicien de l'avenir.
« Archaea monerem
infusoria maedusa...et spiritus sanctus super ferebatur super acquas …Sphaira
cuboexaedron ! Sphaira icossiedron !... Fiat Lux ! Fecundatio uovo !
Dobla infusoria ! Quadra infusoria ! Ottava infusoria ! Sedicesima infusoria !
Trenta duacesima infusoria ! Sextanta quatracesima infusoria ! Morula ! »
Les bras levés au ciel, Kulm
commença à égrener en français le rituel suprême : « Dans le Un se
tient Pan Zoon ! Dans le Un se tient Pan Chronos... », mais une voix,
mêlée jusque là aux autres sectateurs, émanant d'un Odilon d'Arbois longtemps
inexplicablement passif, retentit en un cri de refus solennel qui fit se
retourner vers lui l'ensemble de l'assistance maudite :
« Non, baron Kulm, ou plutôt Herr Obersturmbannführer SS Hermann Von
Kulm !»
- Monsieur Odilon d'Arbois,
comme on se retrouve ! Dois-je dévoiler de même votre identité véritable,
monsieur Joseph Bernstein, résistant juif, ancien des Brigades Internationales
et du POUM ?
- Ce n’est point là ma vraie
identité. Tu ne sauras jamais mon nom exact, enfant de salaud ! Tu ne sais même
pas d’où et de quand je viens exactement. Sale fasciste ! Souviens-toi de Badajoz et de
mon article : Badajoz égale
civilisation fasciste. En tant que séide d' Himmler et membre éminent de la
SS Ahnenerbe, comment oses-tu encore
jouer les Pontifex Primipile, en 1944 comme en 1877 ? Sais-tu d’ailleurs
toi-même qui tu es ? Te penses-tu humain ?
- J'ai été adoubé en 1932 à mon
sacerdoce, par Gabriele d'Annunzio en personne, Grand Prêtre des Tétra
Épiphanes de 1903 à 1938. Ça ne se discute pas. »
S’adressant mystérieusement à la
fillette qui n’y comprit mie, il ajouta, énigmatique :
« Mademoiselle, Gabriele
d’Annunzio sera un de vos grands amis, un de vos épigones littéraires…»
Peu importait à l’enfant qu’on
lui révélât ses relations futures. A l'énoncé des dates de règne de son
successeur, Aurore-Marie fondit en larmes et s'écria :
« Ciel ! Je mourrai à
quarante ans ! Mon Dieu, c’est encore bien trop jeune !
- Je continue l'énumération de
tes crimes, reprit d’Arbois, rageur : Guernica, Babi Yar, le ghetto de
Varsovie... et j’omets ce que tu fis dans d’autres mondes, d’autres
civilisations où nous nous affrontâmes. En 1871, tu as parfaitement su
persuader ton « chef » Thiers de commettre des atrocités similaires
contre les communards, mes amis, avec
les armes du XIXe siècle ! La possession du pouvoir des codex a toujours été
l’enjeu de ta quête infernale, ici, là-bas, ailleurs. L’Ahnenerbe aussi les convoitait...mais les jésuites surent la
prendre de vitesse et tu as retrouvé le nouveau propriétaire, Teilhard de
Chardin. Pour m'échapper, tu l'as forcé à ouvrir les portes temporelles par la
lecture de la Tétra Épiphanie...
-... et tu m'as suivi à travers
tous les temps, jusqu’au Mexique, puis jusqu'ici ! Cela fait apparemment
quatorze ans, depuis 1863, que dure ce petit jeu. En fait, nous nous
pourchassons depuis plus de trois mille années… Souviens-toi : Gudea, Akhénaton,
l’impératrice Wu…même le Commandante.
Je complotais contre eux, et chaque fois, tu parvins à me contrer…Cependant, je
pressens que notre affrontement arrive enfin à son terme, ici, en cette nef. Tu
as fini de me gruger. En 1863, comme
tu avais changé ton apparence, lorsque tu as eu le culot d'adhérer à notre
culte, je ne t'ai pas identifié d'emblée et t'ai fait initier comme si de rien
n'était...
- Et la chasse à travers le temps
s'est poursuivie : à chaque cérémonie, chaque ouverture des
« portes » vers les mondes parallèles, je t'emboîtais le pas!
Mexafrica, ère napoléonide, XVIIIe siècle dépourvu de Révolution française,
Rome antique ayant perduré jusqu'à nos jours, dynastie des Condé au pouvoir,
France des Plantagenêt en plein XIXe siècle etc... j'ai tant bourlingué dans
les temps autres, dans les uchronies déviantes, jusqu’à plus soif, jusqu’à
l’infini...
- Avant de me rendre compte que
c'était toi, enfant de salaud ! Tu voulais les codex pour toi, pour l'or des
autres mondes !
- Trésor de guerre pour la Cause
Sioniste et pour toutes les autres causes bonnes à défendre à travers les
multiplicités de pistes temporelles !
- Au risque que les codex, à
défaut d'être enfin aux mains de mein
Führer, ne tombent dans celles du tsar rouge, du cavalier rouge de la
prophétie apocryphe de Daniel.
- Ne parle plus de Daniel… J’ai
rompu les ponts avec lui. Je suis un dissident… J’ai quitté mes amis, là-bas, parce
que je jugeais que Daniel était devenu trop tolérant, pas assez
interventionniste, qu’il laissait trop de possibles indésirables prospérer,
fructifier, au nom de la préservation des petites vies humaines.[1]
C'est donc pour contrer l'avènement de ton maître, du cavalier brun au
svastika, dans cette piste temporelle honnie, que je demeure au XIXe siècle.
Les Tétra Épiphanes craignent l'Apocalypse gnostique du Néo Daniel ; ils en ont
une trouille folle ! Et toi, le SS imbécile, tu ne t'es pas rendu compte que tu
ne pouvais plus revenir en 1944, avec tout le corpus qu' Himmler réclamait tant
tandis que le Tsar Rouge lui-même fomentait son propre complot visant à s’en emparer
pour l’accomplissement du communisme. Récupérer ce corpus maudit dans le passé,
ici, au XIXe siècle, là où l’on avait attesté sa présence, après qu’on en eut
reconstitué le parcours historique empli de près de deux mille ans de
vicissitudes et d’errances, était pour l'Ahnenerbe
la seule solution après qu'en 1940, ces livres soi-disant sacrés se furent
volatilisé des collections Percival.
- Les services de l’Abwehr - vous le savez bien, le fameux amiral Canaris
les coiffait – avaient localisé et détecté ces manuscrits Outre-Manche, chez
ces Percival, rétorqua Kulm d’un ton
méprisant, alors que, selon toute logique, ils auraient dû demeurer à Paris ou
à Lyon, quoique cachés. Alexis Carrel, Grand Prêtre à ce moment-là, n’avait en
sa possession que des copies partielles, imparfaites et inexactes. Il pensa que
d’Annunzio s’était fait subtiliser la collection authentique à son insu, mais
après une enquête minutieuse, il s’avéra évident que le grand poète n’avait jamais été propriétaire des
originaux. Nous n’eûmes pas le temps de creuser la piste Cecil Rhodes, seul
britannique soupçonnable et éphémère prédécesseur du flamboyant italien. Nous
ne pûmes donc comprendre ni la raison de leur échouage à Londres depuis une
date indéterminée, ni le pourquoi de leur brusque évaporation, alors que le IIIe Reich touchait enfin au but.
- Pauvre idiot ! C'est la Compagnie de Jésus
qui a fait le coup cette fois-là, prenant Hitler et Staline de vitesse. Tu es
maintenant prisonnier d'une boucle temporelle. Hermann Von Kulm, ton identité
humaine officielle, né en 1902, mort quelque part vers 1900 ! Dérision !
- Joseph Bernstein, ou prétendu
tel, né officiellement en 1912, qui va périr aujourd'hui 18 septembre 1877 ! A
moins que tu te nommes Bokadu, Sésis Théis, ou Ivan…
- Plus jamais ! Ne prononce
plus jamais mon nom réel… Tous doivent l’ignorer ici. Je suis
définitivement un autre…
- Emparez-vous de lui, schnell !
- Comme tous mes frères d’arme et
d’adoption, Juifs, républicains espagnols ou révolutionnaires
latino-américains, je suis prêt au supplice. Je m’y résigne. Je ne suis pas
armé ! Au fait...
- Quoi encore ?
- T'es-tu posé la question ? Qui
était le vrai responsable de la présence des codex à Londres en 40, et non plus
en France ? Hé bien, je vais te le révéler. Si tes SS avaient un tant soi peu
fouillé l’histoire de la famille Sanders, ils auraient découvert qu’à la fin du
XIXe siècle, le lord de l’époque avait trempé dans des trafics louches et
juteux d’antiquités et autres objets de valeur, avec la complicité du roi de la
pègre londonienne. Un énième larron a profité des codex, sautant sur l'occasion
pour les dérober, dès l’époque où nous nous trouvons, ruinant par conséquent
nos plans mutuels irréalistes. Tiens, je parie un kopeck qu'il est ici même,
dans cette nef, et qu’il attend son heure ! Je suis certain qu’il s’agit de ce
chef de brigands, de contrebandiers et de trafiquants sans scrupules, prêts à
assassiner, embauché au service de la Maison Percival… Je sais son nom redouté,
mais je ne le dirai pas, parce qu’il serait capable d’attaquer prématurément,
de se dévoiler trop tôt, ce qui te donnerait un avantage indéniable sur moi.
- Je ne te crois pas ! Tu
mens ! Oui, nous avons échoué en 40, mais j’ai réussi en 1877, et je
trouverai le moyen de revenir d’où je viens ! Oui, notre objectif caché, à
l'occasion de la bataille d'Angleterre, a toujours été de nous emparer de tout
le corpus cléophradien, présent là-bas, dans la banlieue de Londres, chez ces
Lords décadents illégitimes, pour mein
Führer, sans que nous sachions alors la raison pour laquelle il avait
échoué en Albion. Le blitz a rasé le
manoir des Percival Sanders jusqu'en ses fondations ! Aucun débris de livre n'a
été décelé par nos espions parmi les ruines, parce qu’à présent, j’ai compris la
signification de tes mots. S’il y a un voleur parmi tous les disciples ici
présents, qu’il ait le courage de se démasquer ! Pleutre !
Lâche ! Untermensch !
- Les bandits Britanniques
s’apprêtent à les voler, ici et maintenant, je l’affirme, je le répète. Ils
sont en embuscade, caché parmi tes séides. L’affidé de Lord Percy les commande.
Il tue de sang-froid, impitoyable comme tes troupes de la mort sur le front
russe… Prends garde, Kulm…prends bien garde et adieu ! »
D'Arbois se laissa prendre sans
nulle résistance. Deux sinistres « moines » le ligotèrent à côté de
la malheureuse enfant. Le Pontifex Primipile murmura quelque chose à l’oreille
du baron de Lacroix-Laval. Ce dernier adressa un signe discret de prudence aux
autres sectateurs. Chacun devait faire attention à son voisin, le surveiller.
C’était instiller parmi l’Ecclésia un sentiment de méfiance réciproque, de
soupçon, propre à renforcer le fanatisme de tous ces hérésiarques. Une brève
agitation courut parmi les encapuchonnés, un léger brouhaha, qui trahissait
leur surprise.
La lecture simultanée des livres
maléfiques reprit cependant, mais, outre la « fécondation » de la
jeune vierge par les hypostases du Pan Logos, nous allions assister en prime à
un odieux sacrifice humain. C.M.
m'intima une fois de plus l'ordre de ne pas bouger. Il fallait que Nélie et
moi-même attendions que le culte en fût à son summum pour tenter d’intervenir,
d’en profiter pour libérer les captifs dans la confusion générale des sens
prodiguée par l'exaltation mystique de tous ces fanatiques... au risque
indubitable de la mort d’Aurore-Marie et de l'explorateur mais aussi de la
nôtre, bien que j’ignorasse de quel armement le camp de Kulm pouvait être doté
s’il ripostait promptement à un effet de surprise peut-être éphémère, éventé et
inefficace, maintenant que Kulm avait pris en compte les avertissements de
d’Arbois. Les capuces pouvaient dissimuler aussi bien des colts, des pistolets
que des couteaux. Mourir à vingt-sept ans… Est-ce tôt, est-ce prématuré ?
Je suis jeune et belle, mais sans progéniture. Laisser des orphelins à la
charge de mon beau-frère ne m’intéresse pas. Jamais je ne me marierai… Je suis
trop indépendante d’esprit. Ma pauvre sœur… comment réagirait-elle s’il
m’arrivait malheur ? Et nos parents ? Personne ne savait où nous
étions cette nuit, Nélie et moi, je le réalisais. Je m’étais éclipsée avec
discrétion de notre domicile, usant de la ruse classique : j’avais placé
dans mon lit un traversin et une baudruche bourrée de son, maquillés de manière
à ce qu’ils formassent un simulacre de mon corps. Je supposais que mon amie
avait rusé de même. Si tout devait mal tourner tout à l’heure, nous serions
portées disparues, et nul ne retrouverait nos cadavres. Je frémis, puis le
courage et la détermination me revinrent quelques instants.
Je poursuivais mes réflexions
intérieures, mes cogitations personnelles, attentiste. Je saisis à l'instant le
sens des paroles de notre aventurier : il ne mentait aucunement. C.M. était de toute évidence ce fameux larron
supplémentaire, cet audacieux Anglais, ce chef de la pègre de Londres au
service d’un lord excentrique et corrompu, qui guettait le moment propice pour
dérober ces codex d’une valeur inestimable et dotés de facultés maléfiques qui
allaient sous peu nous être révélées. Et je craignis que ce moment fût le même
que le mien. Je me sentais désarmée, impuissante à contrarier le cours de cette
aventure impensable. Il me fallait choisir entre deux vies humaines, ou
des livres dangereux, toujours destinés à demeurer entre de mauvaises mains.
Les être humains étant plus précieux que tous les biens terrestres, mon choix
avait été fait… mais nous n’étions que deux faibles femmes inermes face à toute
une assemblée de fous, dans laquelle se dissimulait une bande de hardis
forbans, prêts à tout, sans doute affiliés aussi aux Tétra-Epiphanes, mêlés à
eux à dessein selon un plan élaboré depuis un certain temps, et donc
insoupçonnables car tous porteurs de la chevalière. Nous demeurâmes
spectatrices de la suite des événements, marries de notre impossibilité à agir,
ne sachant qui de nous, ou de C.M., allait
attaquer en premier. Il aurait l’avantage, je n’en doutais plus. Je supposai
même qu’il serait fort capable de nous laisser nous sacrifier d’abord, afin de
se couvrir Je cessai alors d’atermoyer et de temporiser. Je me restreignis,
contrainte, au rôle d’observatrice passive.
Le tourbillon entremêlé et
ininterrompu des paroles des codex, outre une sorte de transe parmi les
sectateurs, finit par provoquer la manifestation de phénomènes curieux, comme
ondulatoires et lumineux à la fois... Il m'est extrêmement difficile de décrire
par des mots ce que je vis en cette « nef ». Quant à la cacophonie
résultant de la psalmodie simultanée de textes hérétiques rédigés en français,
en grec et en latin médiéval, elle n'était pas sans évoquer le célèbre épisode
biblique de la tour de Babel et de la confusion des langues. Il me sembla
bientôt que quatre rais de lumière, ou plutôt, quatre « ouvertures »
brillant d'un éclat différent de celui de la lumière solaire, se
matérialisèrent aux quatre points cardinaux du sanctuaire, fentes ténues au
départ, puis brèches s'élargissant jusqu'à laisser place à de véritables
« portails célestes », seuils vers d'autres réalités, d'autres mondes
inconnus, dont l'insoutenable éclat aveugla bon nombre de ces frénétiques
gnostiques, qui, malgré l'ophtalmie qui rongeait leurs yeux, poursuivaient la
récitation de ces « versets » abscons. Le baume de d’Arbois était
censé nous protéger, Nélie et moi, mais il nous aurait fallu ce que l'on nomme
des verres fumés, comme ceux dont se munissent les astronomes lorsqu'ils
observent une éclipse. Car il s'agissait bien d'une éclipse du monde réel, de
notre monde, au profit de la quadruple matérialisation d'univers déviés ! A ma
grande et nouvelle stupéfaction, C.M.
sortit de son froc plusieurs de ces lunettes protectrices. Il nous en passa discrètement
deux paires, afin que nous protégeassions nos yeux d'une probable cécité. Je
constatai qu'au sein de l'ecclésia, une quinzaine de membres firent de même,
sans que leurs gestes soulevassent la moindre remarque et occasionnassent la
moindre réaction d'étonnement, de méfiance ou d’hostilité de la part de leurs
supposés coreligionnaires es-gnosticisme. Ce fait me révéla le nombre de
complices supposés de cet homme dont je soupçonnais désormais les mauvaises
intentions. Il avait tout prévu, connaissait le danger auquel sa bande
s’exposait. Ce n’était pas la première cérémonie à laquelle ils assistaient.
Cela faisait longtemps que ce C.M. avait
dû infiltrer la secte, dans un but éminemment malhonnête. Qu’y pouvais-je ?
Dans le même temps, jaillissant
des quatre portes « infra-mondes », du septentrion, du ponant, du
levant et du midi, quatre langues de feu (les « foudres joviens » de
la mosaïque représentant Cléophradès recevant la Révélation ?) convergèrent
vers l'autel, glissèrent sur d'Arbois qu'elles léchèrent et brûlèrent alors que
ce dernier poussait d'épouvantables hurlements de souffrance avant de se fondre
en Aurore-Marie, prise de telles convulsions d'épileptique qu'on eût cru que
son pauvre corps allait se rompre à tout va, la pénétrant par les voies
naturelles sans aucunement anéantir sa virginité. C'était la chevalière du
majeur gauche de la fillette qui paraissait étrangement avoir
« aimanté » les quatre rayons et les avoir dirigés, canalisés, en
direction de son intimité ! Le « Fecundatio uovo » retentit
confusément, en chœurs, mélangé aux « Fœtus mammalia ! Fœtus
lemuria ! Fœtus simii ! Sphaira octaedron ! Sphaira tetraedron ! Dans le Un se
tient Pan Logos ! » inextricablement mélangés en une
« polytonalité » indéchiffrable.
Il y eut, à l'instant de la
fécondation des quatre hypostases en la nouvelle vierge élue (le « tri pan
d'Ogo », qui en fait était le Λόγος
τετρά πάν υπόστασις ou Logos tetra pan hupostasis),
un nouveau phénomène de distorsion de la lumière, qui se décomposa selon les
lois de l'optique en sept couleurs, puis, plus étonnant, en douze !
Le plus prodigieux commença : le
corps de l'infortunée fillette parut se déformer tout en se dissociant en
quatre personnes distinctes, trois féminines et une masculine : la Mère, la
Fille, la Jumelle et le Concomitant. Ce dernier, comme les trois autres, était
ectoplasmique, potentiel, mais j'eus le temps d’entr’apercevoir une silhouette
en soutane de jésuite, un homme imberbe aux cheveux courts et grisonnants. Il
tenait entre ses mains un curieux crâne de singe. Ce fossile vénérable me
paraissait comme hybridé, car partageant, me sembla-t-il, des traits communs
entre le simien et nous-mêmes, situé à mi-chemin entre l’humanité et la
bestialité, conforme à cette étrange théorie transformiste venue d’Angleterre,
où l’on spéculait, dissertait, sur d’hypothétiques chaînons manquants intermédiaires…
Quant à la troisième hypostase d’Aurore-Marie, la « jumelle »,
c'était peut-être là la fameuse jeune femme qui hantait tant son esprit
maladif,
surgie d'un futur indéterminé, les robes courtes, juste au-dessous du
genou, en une mode de l'avenir demeurant pour l'heure incréée, à moins que la
femme ne se libérât des entraves corsetées qui l'engonçaient tant ! J'avoue
avoir concentré sur elle mon regard, tant je brûlais de la soif de connaître
cette Deanna hypothétique ! C'était assurément de celles que l'on nomme de
« jolies laides», vraies ou fausses maigres, non pas que son visage fût
désagréable à regarder quoique triangulaire. Mais sa silhouette était fluette,
et elle manquait effectivement de formes. La Fille, enfin, ressemblait tant à
l’infortunée fillette qu’on l’eût crue dédoublée par scissiparité, bien qu’elle
me parût âgée de moins de dix ans, aussi floutée qu’elle fût.
Les quatre hypostases
réintégrèrent un corps de plus en plus contorsionné, qui s'étirait et se
compressait simultanément. Les distorsions devinrent alors pis. Aurore-Marie se
métamorphosa en une mosaïque infinie de corps, d'organismes multiples, humains
et non-humains, de tous les instants de la vie humaine et animale, de l'œuf au
squelette (lorsque l'organisme en avait un !), de la monère à l'Homme, de
l'embryon au cadavre en décomposition, à la fois concentration et étalement de
la chair, de la matière, en une pâte de plus en plus grumeleuse, incertaine,
dont on ne put plus déterminer si elle était vive ou morte !
Moi, narrateur extérieur contemporain
et impartial, distancié, dont vous avez pu apprécier quelques interventions au
commencement de ce récit romanesque bien qu’invraisemblable, je me dois de
prendre le relais : Charlotte Dubourg ne possède pas la science nécessaire à la
description exacte de la suite. Aurore-Marie
de Lacroix-Laval était devenue un réceptacle kaléidoscopique, une
récapitulation haeckelienne, darwinienne et lamarckienne de toutes les formes
du vivant, passées, présentes et futures, déformées jusqu'à l'indéfini. Elle
s'était transmutée en un résumé de tous les états de la matière (solide,
liquide, pâteux, gazeux), de toute la phylogenèse évolutive (du premier être
supposé à l'Homme) et de l'ensemble de
l'ontogenèse individuelle (de l'ovule fécondé au squelette fossilisé). Elle
s'étirait d'avant en arrière, se compressait, à la fois vers le passé et vers
le futur, au ralenti et en accéléré. Elle était Tout !
Aurore-Marie n'était plus
qu'une mosaïque hétérochronique des états de la Matière et du Vivant, de toutes
les formes existant et ayant existé dans le Pan-Trans-Multivers. Elle intégrait
en elle un pouvoir fabuleux, prodigieux, dangereux, redoutable, que seul un
bio-translateur conçu par les IA des Olphéans et fabriqué par un scientifique
Hellados du XXVIe siècle de notre ère pouvait détenir. Entités extraterrestres
improbables, de l’ordre de l’hypothèse ou des limbes… Mademoiselle de
Lacroix-Laval n'était point pourtant le Pouvoir
Suprême car elle concentrait, récapitulait, mais n'avait pas la faculté
d'engendrer les multiples mondes du Chœur du Pan-Trans-Multivers. C'était en
cela que résidait sa faiblesse, au même titre que celle de l’Énergie Noire que
Daniel avait précédemment vaincue en la personne de Fu Le Suprême[2].
C'est pourquoi, en 1888, elle n'affronterait pas Daniel sur un pied d'égalité.[3]
La chevalière du Pouvoir, détenue par tous les Grands Prêtres depuis l'an
148, avait été forgée par un orfèvre
bithynien sur ordre de Cléophradès en personne. Les Olphéans, race
extraterrestre transcendant la division entre biologie et information pure, (ou
l'Energie Noire, à des fins de revanche ?) la lui avaient envoyée, sous la
forme brute d'une bille de charpakium venue de l'outre-espace, à Rome, un beau
soir de l'an 136, alors qu'il soutenait la candidature de Valentin au poste
d'épiscope, après le martyre de Télesphore... Valentin un des maîtres
gnostiques de Cléophradès !
La distorsion créée par la
réunification des quatre forces fondamentales, véritable nature des hypostases
de Cléophradès (à savoir l'interaction nucléaire forte, l'interaction nucléaire
faible, la gravitation et l'électromagnétisme) au sein de l'utérus de la
préadolescente engendrait un retour à l'anté-Big Bang, à l'anté-espace-temps, à
l'anté-matière, à l'anté-physique, un franchissement en-deçà du mur de Planck,
soit avant le fatal 10-43 secondes
après le Big Bang. Il était inévitable qu’en la matrice d'Aurore-Marie, la
matière revînt à un état quantique de pré-matière, nourri par le principe
d'incertitude de Werner Heisenberg, où les particules élémentaires, la matière
et l'antimatière demeuraient à l'état de limbes potentiels. Il n'y avait encore
ni graviton, ni positron, ni électron, ni neutron, ni neutrino, ni proton ou
antiproton ni quarks top ou beauté, ni antiquark, ni gluon, ni muon, ni hadron,
ni boson de Higgs, ni branes, ni boucles de super-cordes! L'anté-matière se
présentait sous l'a-forme de grumeaux indéfinis et infinis, mouvants et
instables, d'une soupe justement grumeleuse de purée malléable et étirée dans
tout le non-espace, sorte de chewing-gum de l'incréé qui ne crée point tel que
Scot Erigène sut le définir dès le IXe siècle en son « Periphyseon. »
On ne pouvait plus extrapoler sur la nature exacte, anthropomorphe, physique ou
non, d’Aurore-Marie, dire si elle avait une essence ou une existence, si sa
présence était réelle ou symbolique, si elle s’était dissoute en ce que
d’aucuns eussent qualifié de pur esprit, de Noûs, de Phusis ou d’âme... Tout se
dissociait pour se réunifier, jusqu'à la gravité quantique à boucles, jusqu'aux
branes ou aux super-cordes, théories rivales enfin réconciliées par le (encore)
Rien d'un pré ou proto Pan-Trans-Multivers au sein du Chœur Multiple, au-delà
de l'hendécadimensionnel, de la dimension supplémentaire à la dimension π, car
il en comporterait seize tout en respectant cette légère dissymétrie, ce ténu
déséquilibre entre matière et antimatière qui permettait aux scénarios où
naissaient des mondes prévus et programmés par Daniel en tant que Préservateur,
de s'épanouir tout leur soûl, Chœur Multiple qui se devait de recommencer
encore et encore cycliquement à engendrer telle la reine des termites. Il n'y
avait même plus de lumière, plus de paroles finales, de « mehr Licht »,
à prononcer pour Goethe, puisque point encore de photons. La réunification de
l'ά et de l'ω dans la noosphère teilhardienne allait prendre fin : le Noûs de
Pan Logos se devait, à regrets, de quitter la matrice (mais un Dieu Énergie
Pure peut-il éprouver du sentiment, nous qui avons avec excès anthropomorphisé
Dieu, alors que dès le IXe siècle, des penseurs carolingiens comme Scot Erigène
savaient qu'un Dieu anthropomorphe n'était point la Quintessence, la Vraie
Nature de Dieu : pourquoi Saint Jean dit-il dans ce cas que le Verbe, le Logos,
s'est fait chair en Christ ?). C'est ce que fit l'Un, redevenant le Multiple,
dissociant, de nouveau, en un autre cycle, un nouveau Fiat Lux parmi une
infinité d'autres possibles, simultanés, potentiels, réels pourtant et
cependant successifs, les quatre forces fondamentales, les quatre hypostases du
Verbe.
Les moines, les yeux brûlés,
parfois sanglants, entonnèrent un Fiat
Lux et un Deo Gracias hideux,
lorsque les langues de lumières, désassemblées, quittèrent par les mêmes voies
naturelles, celles de la parturiente, le corps tourmenté et apparemment sans
vie de la malheureuse fillette. Ce fut une explosion lumineuse comme jamais
être humain n'en avait vue. L'explosion décrite dans le codex de Sokoto Kikomba.
Un souffle inouï traversa toute la nef. Les personnes assemblées parurent, un
temps, n'être plus qu'une vapeur déphasée et tremblante, comme ces
photographies floues qu'affectionnent certains artistes en mal
d'impressionnisme. Un bruit titanesque, comme l'écho de millions d'explosions,
retentit dans tout le sanctuaire. Il se répercuta jusqu'aux tréfonds de la
Terre qui parut en trembler sur ses fondations immémoriales. Les quatre rayons
du Logos réintégrèrent chacun leur « porte », qui se referma. Et il y
eut un soir, il y eut un matin. PREMIER MATIN D'UN NOUVEAU MONDE.
Aurore-Marie n'était plus. Elle
avait accouché de l'Energie Suprême, et elle n'était plus... A ses côtés, le
cadavre calciné de d’Arbois, qui tomba en cendres grises. La pauvre robe de
vestale de la fillette était marquée de traces de brûlures, tout comme sa
figure, ses pieds et ses membres, sa peau parsemée de cloques. Ses merveilleux
cheveux blond foncé demeuraient intacts bien que quelques mèches fussent aussi
brûlées. Elle semblait dormir de son dernier sommeil lorsque soudain...
« Charlotte ! Elle vit !
Charlotte ! Elle respire ! La pauvrette ! Mon Dieu ! » me cria,
hystérique, Nélie.
Chère Nélie, comme tu avais
raison ! Ce fut une renaissance. Cette enfant, que je ne connaissais point il y
a seulement trois semaines, m'était devenue aussi précieuse que si elle avait
été ma propre fille ! Sa maigre poitrine souffreteuse se soulevait
régulièrement. Son pauvre petit cœur battait. Elle avait la soif d’exister,
elle l'aurait jusqu'à son dernier souffle de poupée. Kulm, toujours aussi
antipathique, éructa un indécent Ite
missa est ! et ses acolytes, secouant négligemment les cendres,
hideuses, évocatrices et obituaires, de ce qui avait été un homme, délièrent
Aurore-Marie qui, totalement hébétée, ne put que hoqueter. Ses yeux d’ambre si
beaux me parurent encore plus vagues, égarés et rêveurs qu'autrefois. Enfin,
elle parla : « Deo Gracias,
Pontifex Primipile », prononça-t-elle, de sa voix si fluette. Et Kulm de
répliquer : « Grande Prêtresse. Tu es re-née à nous, au Pan Logos, pour les
siècles des siècles ! Que ton nom soit sanctifié! Gloria in excelsis Deo ! »
Aurore-Marie éclata de rire, d'un
rire fou, irrésistible, irrépressible, incoercible. Elle se mit en position
d'orante. Ses cheveux décoiffés, légèrement roussis, tombaient, entremêlés,
jusqu'à ses chevilles marquées par les brûlures.
Et elle riait, riait, de sa
jeune voix d'enfant ! Nous comprîmes que sa raison avait définitivement sombré
et qu'elle souffrait d'hébéphrénie, de démence précoce. Alors que Nélie et moi, nous pleurions
doucement, toutes à notre désespérance d'avoir échoué (mais avions nous fait
quoi que ce fût pour secourir la malheureuse ?), C.M. réagit enfin, concrétisant mes craintes et comblant mon
expectative. Il extirpa une montre à gousset de sa bure. « Midnight past two ! » dit-il. Il prit un sifflet et
jeta un signal à ses comparses disséminés dans la salle. « Ready boys, let's go ! » s'écria-t-il. Il exhiba deux
armes miniatures mais non moins redoutables : un Derringer et un pepperbox.
Avant de charger, il me jeta un bristol que j'enfouis prestement dans ma
chemise que j'avais conservée sous ma robe de druidesse. Pris par l'effet de
surprise, malgré les mises en garde de feu d’Arbois et d’Albéric de
Lacroix-Laval, les moines demeurèrent cois, comme frappés d’inertie. C.M. et ses quinze complices tirèrent,
abattant plusieurs assistants. Kulm n'avait ni brassard, ni canne-épée pour se
défendre. Cependant, Albéric de Lacroix-Laval tenta de s'interposer. Une
décharge de pepperbox en pleine poitrine le mit hors de combat. Les bandits
s'emparèrent promptement des codex maudits et prirent la fuite par un des
couloirs en continuant à décharger leurs pistolets sur tout ce qui tentait de
leur résister. Dans le même temps, la terre se remit à gronder, et
d'inquiétantes fissures apparurent sur la voûte et les murs de la nef. Tout
allait s'effondrer, miné par la puissance du « Fiat Lux » du Pan Logos ! Ce fut la panique générale
parmi l’ecclésia disloquée. Avant de céder à la peur, Nélie me prit par le
poignet et m'entraîna jusque vers Kulm et la fillette, qui venait de réagir à
la blessure de son père.
« Prenons-la avec nous,
avant que l'enfer ne s'abatte sur nos têtes! » Me dit mon amie.
Aurore-Marie se tenait au chevet
de son paternel agonisant. Kulm et de Kermor Ploumanac'h demeuraient auprès
d'elle, lui recommandant de se hâter. Albéric de Lacroix-Laval expira en
murmurant : « Baronne... ». La fillette hurla son chagrin, sa rage
démentielle. Ses cerbères la saisirent par les bras, l'entraînant au loin,
escortés de deux « moines » qui nous menacèrent avec des bâtons.
« Tâchons de partir, me
déclara Nélie. Nous ne pouvons désormais plus rien pour elle. »
Longtemps, les hurlements de la
jeune folle retentirent dans les voûtes qui se fissuraient et s'effritaient
davantage à chaque seconde.
« Empruntons le chemin pris
par C.M. et ses complices ! » dis-je.
Le grondement se rapprochait.
Bientôt, au grand dam des sectateurs paniqués, souvent aveugles de l'éclat du
dieu immonde qu'ils adoraient, des morceaux de roche s'éboulèrent, aussi bien
du plafond que du côté de l'orgue positif.
« L'eau ! La Seine a percé
le sanctuaire ! Sauve qui peut ! » s’écria Nélie.
Tandis que nous nous précipitions
vers la salvatrice sortie des voleurs de codex, nous eûmes le temps de voir
l'apocalyptique engloutissement des hérésiarques. L'organiste écorché et le
haute-contre furent aux premières loges. Le flot se précipita, écroulement du
mur, dislocation de l'orgue, des tuyaux, du clavier, des registres, des
pédales, engloutissement de l'atroce homme sans peau et du chanteur inverti qui
n'eurent même pas une seconde pour broncher.
La scène ressembla à une
termitière ou une fourmilière inondée par un diluvien orage d'été. Les ultimes
sectateurs se bousculaient maladroitement, handicapés par leur cécité. Cependant,
une femme, l'eau déjà jusqu'à la ceinture, me tendit le bras droit en un geste
d'imploration. Je reconnus ma voisine, la cantatrice M**, dont les orbites
dégouttaient des larmes de sang comme si des becs de rapaces de mauvais augure
les eussent crevés, tels les pendus de Villon. Je parvins à saisir quelques
doigts de la malheureuse, l'encourageai à renforcer son étreinte. Hélas, le
courant du fleuve fut le plus fort, et mademoiselle M**, prima donna adulée qui avait tant enchanté le public de l’Opéra
dans ses interprétations de Wagner, Verdi, Gounod, Ambroise Thomas et
Meyerbeer, périt emportée devant moi par le flux impétueux ! Il est toujours
triste d'assister à la noyade de quelqu'un sans pouvoir faire grand’ chose.
Quittant ce naufrage d'un nouveau
genre, nous prîmes la galerie, qui déboucha sur un interminable escalier voussé
en colimaçon. Durant notre ascension, le rugissement de l'eau devint de plus en
plus distant. Après les marches, une galerie en encorbellement de couleur bise
s'offrit à nous, étrangement éclairée de lampes à arcs à la lueur bleutée et
sculptée de bas-reliefs végétaux en stuc, en travertin et en marbre gris en
formes de bouquets d'asparagus, d'œillets mignardises et d'asclépiades. Enfin,
nous reconnûmes une cage d'ascenseur, cette invention récente remontant
seulement à une décennie.
« Un steam elevator ! » s'exclama Nélie, faisant preuve d'une
anglomanie affectée malgré les circonstances dramatiques.
Il y avait un bouton. Je le
pressai, et un doux chuintement ravit nos ouïes.
« Grâce à Dieu, il
fonctionne ! » ajouta mon amie avec espièglerie.
Nous ouvrîmes les grilles de
l'ascenseur ; à l'intérieur de la cage se présentèrent plusieurs boutons,
du sous-sol au rez-de-chaussée, en passant par divers niveaux marqués – 5 à –
1.
« Presse le bouton marqué
« RC », on verra bien où cela nous mènera !
- C.M. et sa bande de ladres sont passés par ici : on voit leurs
empreintes de chaussures. »
La cage, vaste, pouvait contenir
une vingtaine de personnes, comme dans les monte-charges que l'on trouve de plus en plus dans les
mines du Nord et les chantiers de construction employant de nombreux ouvriers,
par exemple, ceux des buildings américains
toujours plus étagés au fil des ans et des caprices des architectes.
« Bientôt, ils gratteront
littéralement le ciel », pensai-je.
L'élévateur nous mena à bon port,
si je puis m'exprimer ainsi. Après un ultime corridor parfaitement nu, sans
aucun quinquet, où nous tâtonnâmes à qui mieux mieux, la lueur blafarde de la
lune et un souffle d'air frais nous informèrent que notre but était atteint.
Nous eûmes une sacrée surprise, une fois dehors !
« Le chantier de la colline
du Trocadéro ! ne pus-je retenir de m'exclamer.
- Là-bas, Charlotte, il y a des
gens ! »
J'aperçus dans l'obscurité
presque complète, parmi l'ombre incertaine des carcasses d'ailes de bâtiments
en cours de construction, trois silhouettes furtives à une distance d'environ
dix mètres. Elles nous entendirent et se dépêchèrent de fuir.
« Je suis sûre qu'il
s'agissait d'Aurore-Marie et de ses gardiens ! », gloussa Nélie d'un air
amusé quoiqu'avec un soupçon de fâcherie et de déception dans la voix.
« Et il va falloir rendre
des comptes à Victoria et Henri sur notre équipée nocturne, si ce n'est à la
préfecture de police ! J'ai vu la chanteuse M** se noyer !
- Étant donnés les appuis
occultes dont Kulm et Kermor bénéficient, y compris peut-être parmi certains
fervents républicains, permets-moi, ma chérie, de douter que la police fasse
quelque chose.
- Tu as raison Nélie. Le
sanctuaire est anéanti, peut-être par notre faute, mais les chefs de la secte
courent toujours.
- Es-tu certaine de notre
responsabilité dans ce cataclysme ?
- Le véritable responsable est
peut-être le pseudo d'Arbois qui nous a entraînées jusqu’ici : il voulait les
codex et la peau de Kulm ! Il paraissait venir d’une autre époque ! Je
doute même de son identité. Il a interrompu le Pontifex Primipile alors que ce
dernier commençait à prononcer son nom véritable. Je n’ai pu percevoir que le
prénom Ivan. Etrange… Notre homme s'est sacrifié en sachant les conséquences de
son acte suprême, et le surplus d'énergie que ce logos inconnu a déployé pour
anéantir l'aventurier en plus de « féconder » la pauvre enfant a
peut-être été fatal au sanctuaire de ces fous.
- Que le vrai Dieu, celui de la
chrétienté, t'entende ! » répliqua Nélie sur un ton ambigu.
Je ne sus jamais si elle
plaisantait, persiflait, ou était sérieuse. Nélie était si snob, ironique et
fantasque qu'on ne parvenait plus à démêler chez elle la gravité de la
hâblerie. Nous nous dîmes au revoir, après un baiser qui n'avait rien de
saphique, n'en déplaise aux traqueurs de mauvaises mœurs ! Tandis qu'elle
s'éloignait, je tirai le bristol de C.M.
de ma robe antique. Je lus, imprimées en anglais, les mentions suivantes :
Charles Merritt, esquire, professor of
mathematics, the best pupil of Charles Babbage.
Plus bas, griffonné à la pointe
de graphite, mais en français :
A vous revoir,
mademoiselle Dubourg.
A suivre.
**********
[1] Bien
que ce dialogue puisse paraître obscur aux lecteurs et lectrices néophytes, il trouvera
son explication dans des romans
ultérieurs : Le Nouvel Envol de
l’Aigle, En Quête du Phénomène humain et D’Arbois, le Pérégrin des Temps.
[2]
Confère le roman Le Nouvel Envol de
l’Aigle.
[3] Ces
événements feront l’objet d’un roman intitulé Cybercolonial.
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