jeudi 31 octobre 2013

Le Couquiou épisode 19.



Notre nouveau Philip Marlowe était résolu à remuer les profondeurs du passé local. Il agissait en historien, feignant s’intéresser aux événements de la dernière guerre, parcourant les archives municipales de chaque village, puis s’occupant de la tragédie d’Oradour. La liste des victimes le passionna. Il lui fallut aussi des témoignages oraux. Il n’hésita pas à venir interroger les habitants, équipé d’un magnétophone à bande, se faisant passer pour un journaliste, sans toutefois arborer la moindre carte de presse... 
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L’attention des gendarmes fut attirée par la présence de ce fouineur. Il était visible qu’il empiétait sur leur propre enquête, marchait sur leurs plates-bandes, jouait aux intromissions, aux intrusions illégales dans leur domaine réservé, essayait, par une évidence sautant aux yeux, de grappiller soit des fariboles, soit des indices capitaux, encore inédits, auprès de la populace locale du cru, à moins qu’ils fussent déjà connus d’eux et par conséquent frappés du sceau du secret de l’instruction. Après tout, ce type leur paraissait peu redoutable, bien qu’ils lui attribuassent l’étiquette de rival ; et il était de notoriété publique que tous ces détectives privés français amateurs, abreuvés jusqu’à l’écœurement de série noire américaine argotique, violente et érotique, voire de giallo à l’italienne (ce qui était bien pis : les Italiens, désinhibés à la différence de ces pudibonds d’Amerloques, faisaient encore moins dans la dentelle avec le sang et le sexe), n’étaient que des succédanés de Sam Spade, Mike Hammer, Lemmy Caution et Cie. Les intrigues de ces bouquins étaient souvent tordues à souhait ; chez un Raymond Chandler,
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 par exemple, on les jugeait selon le cas obscures, alambiquées, voire mal ficelées. Insolubles par un esprit moyen, en tout cas. Que dire de la cérébralité fumeuse d’Ellery Queen,
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 des styles de Peter Cheyney
 
 ou de Mickey Spillane ? 
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Dullin, un jour, avait eu la curiosité de se plonger en douce dans un de ces romans noirs de Dashiel Hammett à la couverture écornée, fatiguée et racoleuse, aux pages froissées et tachées de graisse, et, bien qu’il se fût agi d’une traduction expurgée abusant d’une langue verte ou crue à la Auguste Le Breton,
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 Albert Simonin ou José Giovanni,
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 il avait rougi aux gravelures multiples que cet écrit contenait : les Américains, audacieux, n’hésitaient pas à mettre en scène des pépées canon maquillées comme des bagnoles volées, fumant comme des pompiers, jurant comme des charretiers, buvant du scotch whisky cul sec, couchant avec le détective himself et s’exhibant pour un oui et pour un non en guêpière, soutif, gaine Playtex™, combinaison ou porte-jarretelles si ce n’étaient de subtils jeux de fesses, de croupe, se déhanchant, se dandinant au son du mambo, lorsqu’elles marchaient vêtues de leur robe fourreau moulante noire de night club.
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 Sans parler de leur forte poitrine cylindro-conique… Tels étaient les fantasmes du mec machiste français du milieu du XXe siècle face à la femme américaine émancipée et Marie-couche-toi-là. Notre représentant de la loi se demandait pourquoi de tels torchons se prétendant littéraires ne tombaient pas sous les ciseaux d’Anastasie et n’étaient pas condamnés pour outrage aux bonnes mœurs comme au bon vieux temps des procès de Flaubert et de Baudelaire. Décidément, cette République, Général aux commandes ou pas, devenait par trop permissive, amollissante et tolérante… C’était préjudiciable à la société, attentatoire même. Si ça continuait comme ça, Dullin n’en doutait pas, on verrait un jour prochain des bonnes femmes se balader en pleine rue avec des jupettes au ras des cuisses et du derrière et bronzer sur les plages avec les seins à l’air, avec impossibilité pour le bon gendarme ou gardien de la paix de verbaliser contre les contrevenantes exhibitionnistes. A Saint-Trop’, déjà, les bikinis rétrécissaient chaque été davantage. Outre-Manche, une Anglaise tapageuse de King’s Road ou de Carnaby street avait juré ratiboiser chaque année ses jupes d’un centimètre supplémentaire
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 parce qu’elle militait en faveur de la facilitation de l’accès des bus londoniens à ces dames qui manquaient le transport en commun à impériale du fait qu’elles ne parvenaient pas à courir après avec suffisamment de hâte, à les attraper au vol, à cause de leurs talons trop hauts et de leur ourlet trop long qui les entravait. Cette mégère prônait aussi la suppression des bas à jarretelles, peu pratiques, au profit de collants montant jusqu’au ventre, collants qu’imposerait l’usage des jupes rétrécies au grand dam des messieurs grivois à l’ancienne manière. Cependant, chez nous, une France hédoniste de législateurs pornographes peu éclairés remplacerait sous peu notre brave fille aînée de l’Eglise. Etait-ce cela, la modernité ? Un monde en mutation ? Ces années soixante, qui s’amorçaient à peine, promettaient…
L’émule de Marlowe poussa le culot jusqu’à venir chez les gendarmes, afin de leur proposer ses services. Cela tombait fort mal à propos pour le brigadier, qui graillonnait parce que l’andouillette qu’il venait d’avaler au déjeuner passait mal. L’homme avait apporté un dossier conséquent, fruit de toutes les compilations, de toutes les interviews d’habitants qu’il avait recueillies. Et ce dossier prétendait reconstituer un fil historique des causalités des événements criminels depuis l’époque de Pétain, en cela que, dans la tradition des drames paysans, du polar campagnard (le genre attendait qu’on l’inventât et qu’il devînt prospère, ce qui, vingt ans plus tard, serait fait), les racines du crime plongeaient profondément dans un passé occulté, inavouable, que tous taisaient en fonction de la loi du silence. Il fallait donc délier toutes les langues…
« Mon nom est Luc, Edmond Luc (enfin, le bonhomme déclinait son identité). Les faits survenus chez vous m’intéressent au plus haut point. Ils sont singuliers, inédits pour ne pas dire uniques. Mes études passées en criminologie m’encouragent à venir vous proposer de vous épauler. »
Ainsi s’exprima-t-il. A ces paroles, Dullin daigna lever les yeux, son attention enfin accaparée par autre chose que le bloc-notes qu’il griffonnait machinalement, rempli de gribouillages en formes de hachures.
« Z’avez un mandat d’une autorité supérieure, une permission, une recommandation ? » se contenta-t-il de questionner de son ton inquisiteur habituel, presque atavique pour qui exerçait une profession en uniforme.
« Certes, j’ai fait aussi l’école de journaliste – spécialité « investigation », mais je ne travaille pour personne, y compris comme pigiste. Je me suis établi à mon compte. »
« Un type free-lance, comme dans les polars américains, un amateur ! » songea le brigadier, plus suspicieux que jamais. De fait, ce qu’il détestait le plus chez les privés, c’étaient leurs méthodes hétérodoxes, à la limite de la déontologie. Il eût eu en face de lui un ex de la Gestapo française, de la rue Lauriston,
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 qu’il se serait méfié tout autant. Mais le visage d’Edmond Luc reflétait franchise, conviction et détermination. La gendarmerie allait-elle être la dupe, le jouet, d’un tel bonhomme ? Au bénéfice du doute, Dullin eut le courage d’une promesse presque informelle.
« Si vous nous secondez officieusement, sans que le commandement le sache, pourquoi pas ? Mais, en cas de résolution de l’enquête, de libération de la petite d’Arthémond, si on pince enfin le coupable, ne vous attendez pas, monsieur, à coiffer les lauriers de la victoire. Les félicitations seront pour nous, pour le corps.
- Je ne travaille ni pour l’argent, ni pour la notoriété. Je ne prétends pas non plus au rôle d’un Hercule Poirot ou d’un Sherlock Holmes. » 
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Là, c’était bien dit !
« Je vous ai apporté tout mon dossier d’enquête. Puisse-t-il vous intéresser et éclairer votre lanterne. »
Il tendit au brigadier la grosse chemise cartonnée qu’il transportait, une de ces chemises de format in-quarto, d’un vert moche moucheté de noir, qu’on voyait communément chez les étudiants de l’école des beaux-arts, toutes emplies de croquis, de crayonnés, d’esquisses, lavis, fusains et autres. Dullin s’en empara, sans que transparût en lui la moindre émotion. Satisfait de cette réaction somme toute positive, Edmond Luc donna au gendarme un bristol sur lequel étaient inscrits au stylo bille une adresse et un numéro de téléphone.
« J’ai installé mes pénates à l’hôtel Terminus. Appelez-moi si vous avez du nouveau.
- C’est le seul hôtel du coin, pas de risque que vous logiez ailleurs », répondit le brigadier, l’air un peu las.
Il congédia le détective, d’un simple geste de la main, comme un patricien romain son esclave. Dullin hésitait à attaquer, à se jeter dans le fouillis paperassier de la chemise. Pour se donner du courage – il n’était guère un cérébral, un intellectuel, et redoutait que toutes les pièces remplissant ce dossier n’eussent été que théorie, qu’extrapolation gratuite journalistique, à défaut de faits, d’indices concrets – il prit une cigarette et l’alluma. Clope aux lèvres, fin prêt, il ouvrit la chemise et commença à en feuilleter le contenu, à en parcourir les liasses. C’étaient soit des croquis, soit des notes griffonnées, soit, plus inquiétant, des documents qui semblaient avoir été subtilisés à l’insu de leur propriétaire, soit des séries de photos.
« Il utilise un vieux Leica d’avant-guerre, j’y mettrais ma main au feu », songea-t-il. 
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Tout d’abord, rien ne l’intéressa ; rien de bien neuf, de suffisamment pertinent, de décisif. Dullin marmottait en soliloque, déçu de cette première impression, lisant en diagonale, presque avec désinvolture, les pièces s’offrant à sa sagacité gendarmesque. « Mouais, bof ; bof… » faisait-il en mâchouillant machinalement le mégot aux trois-quarts consumé, l’heure passant. Ce fut alors qu’il tressaillit : une simple page semblait-il extraite du livre de compte d’un méticuleux pingre, découpée en douce, au coupe-papier, par, il n’en doutait p      as, Edmond Luc en personne. Cette page était suivie de quatre autres du même acabit. C’étaient des frais de boustifaille, de pain, d’œufs, de lait, de soupe, de chandelles, supplémentaires, une augmentation imprévue de dépenses alimentaires et d’éclairage, si on comparait ce décompte quotidien, scrupuleux, maniaque, à celui, presque vide, des jours précédents ouvrant la première feuille coupée. Visiblement, on avait affaire à un foyer en presque autarcie, qui, d’un coup, avait dû faire face à une présence supplémentaire à loger et nourrir, à gîter comme on dit traditionnellement.  La date…la date fit tilt : c’était à partir du 12 juin 1944 au soir – deux jours après l’atrocité d’Oradour -, que ces frais avaient connu une inflation soudaine, imprévisible. L’ensemble des feuilles couvrait une période de deux mois passés, jusqu’à en gros, si Dullin se souvenait des événements, la libération officielle de la contrée. Le proprio du livre de comptes, c’était le père Martin. Cela signifiait qu’il avait logé un clandestin : un rescapé du massacre, un résistant planqué pour échapper aux SS, ou, plus redoutable, un de ces malgré nous alsaciens, complice de la tuerie horrible et recherché par les maquisards prêts à exercer des représailles dûment méritées ? Le métayer avait fait preuve d’imprudence, par esprit paysan près de ses sous, à tout noter,  à tout comptabiliser, tout conserver, car voulant rentrer dans ses frais. Comme pour confirmer les hypothèses tempêtant dans la cervelle du gendarme, Dullin, qui avait saisi l’exceptionnalité des indices, balayant une hypothétique et tardive participation au marché noir d’un anti allemand avéré, extirpa de la chemise une coupure de presse jaunie, malmenée, en date du 13 juin 1944, tirée d’un journal de Limoges, qui relatait l’assassinat de Louis Brunel, un milicien notoire. Et ce morceau chiffonné, presque cassant, d’une feuille de papier à carreaux arrachée d’un cahier d’écolier à spirales,  écrite au crayon gras, à l’intitulé farci de fautes, au texte à demi effacé : Reconaisance (sic !) de dete (sic !) ! Ça couvrait exactement, exprimé en anciens francs, la période de deux mois correspondant à l’inflation des dépenses de nourriture et de logement de la métairie. Le document était signé des deux parties ; le débiteur nommément désigné, avait inscrit d’une écriture moins fautive que celle du campagnard :
Je soussigné Pierre Desportes, reconnais par la présente devoir à Louis Martin la somme de…
Non seulement ces documents résolvaient une affaire vieille de plus de seize ans, mais ils éclairaient d’une manière nouvelle tout ce qui s’était passé depuis plusieurs mois. Alors, le brigadier Dullin explosa, recrachant son mégot :
« Putain de putain ! Le Martin n’a pas tout dit ! Ah, le vieux salaud ! Il savait ! Il savait ! Bréjoux ! Bréjoux ! »
L’auxiliaire pointa le bout de son képi dans l’embrasure du bureau de son chef. Dullin s’agitait comme un frénétique, exécutait de grands gestes, animé par une exaspération, par une exaltation telle qu’il semblait perdre tout contrôle de lui-même.
« Vous voulez me voir, chef ?
-  Et comment ! Faut réinterroger le père Martin, perquisitionner à nouveau dans son trou de sanglier ! Préparez-moi un mandat de perquisition et dépêchez-vous de le transmettre en urgence pour contre-signature de l’autorité supérieure, mais avant tout, je vais téléphoner !
- A qui, chef ?
- D’abord à ce sacré détective ! Puis, nous allons informer le procureur, le commandement départemental, le préfet ! Toutes les autorités, toutes ! L’enquête est relancée, Bréjoux ! Le dénouement approche ! »

A suivre...
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dimanche 20 octobre 2013

Le Couquiou épisode 18.



Il s’était réfugié au fin-fond de la sylve la plus profonde, là où les marais méphitiques mettaient en danger depuis des siècles les communautés rurales successives. Elles tenaient ce secteur à l’écart, dressaient des barrières naturelles, concevaient et inventaient des fables effrayantes, des légendes peuplées de fantômes mugissant et hululant, promulguaient des tabous, édictaient des interdits ressassés de bouche en bouche, de bornage gaulois en bornage romain, de rescrit sénatorial, diocésain[1] puis épiscopal en capitulaire carolingien, de terrier féodal en registre seigneurial, de charte en charte aux lacs soyeux sigillographiques de diverses couleurs, d’acte de sénéchal en acte d’intendant et de commissaire départi du Roy, d’arrêté municipal en arrêté municipal. 
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Le père Martin ne cela rien au chef des résistants locaux, à la milice patriotique qui exerça à la fin de l’été 44 son pouvoir coercitif et de purge revancharde à l’encontre des tièdes, des salopards, des collabos, des criminels de guerre, des putains à boches qu’on fusilla ou qu’on tondit. Les leaders improvisés du nouvel ordre libérateur du CNR déclarèrent Pierre disparu, en état de mort civile, puis sociale. Cela fut porté plus tard sur son acte de naissance, d’autant plus facilement qu’il n’avait plus aucun proche en vie. Nul n’alla le chercher en son dangereux refuge. On ne s’aventurait plus là-bas depuis quatre mille ans, sauf quelques égarés imprudents victimes d’un engloutissement, d’une submersion, d’une immersion, d’un ensevelissement dans le limon de boue stagnante. 
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Il était arrivé qu’on retirât, vers l’an 1800, quelques momies fabuleuses des tourbières marécageuses, momies huileuses, papyracées, gallo-romaines, dont l’état de conservation ébaudissant n’avait rien à envier à celui des cadavres des martres d’Auvergne inhumés dans leur sarcophage de plomb.
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 A l’origine de ces exhumations, de modernes agronomes, héritiers « savantissimes » des physiocrates, avaient souhaité qu’on gagnât de nouvelles terres arables, qu’on agrandît l’ager aux dépens du pagus, ce qui nécessitait, outre des défrichements et des débroussaillages conséquents, que l’on bonifiât et amendât les terrains, qu’on asséchât et drainât tout ce marécage fétide et insalubre pourvoyeur de fièvres estivales.    
Au cours de cette entreprise ardue, on avait donc retiré de leur embourbement multiséculaire ces cadavres gainés d’un empois puant ocré, englués dans la tourbe, tels des dipneustes africains s’enterrant durant une sécheresse, corps momifiés naturellement, dont la conservation exceptionnelle avait été facilitée par quelque alchimie anaérobie, par un phénomène d’eutrophisation des fonds de cette maremme limousine du fait que s’y putréfiaient et s’y gazéifiaient depuis d’incalculables millénaires d’innombrables restes végétaux et animaux qui s’y étaient enlisés au cours des temps. Les paysans n’y avaient vu que superstition, malédiction. Ils s’étaient signés en présence de ces restes confits vénérables, médiévaux ou antiques. Pour eux, c’étaient des victimes du diable, punies à cause de leur imprudence ou de leur sacrilège.
Ces corps remontaient à la surface des eaux dormantes, comme s’ils ressuscitaient d’entre les morts, comme surgis de quelque catacombe lacustre engloutie et occulte. Ils s’en revenaient de cet au-delà mouvant des syrtes, d’une mystérieuse cité antédiluvienne, immobilisés dans la posture dans laquelle ils s’étaient débattus en s’enlisant, s’étant senti disparaître, s’étouffer, stabilisés ensuite dans telle ou telle gestuelle de submergés vivants, remodelés par la boue,  stoppés à quelque stade de la décomposition différant d’un cadavre à l’autre, indatables si ce n’était par les restes de vêtements. Et les paysans prétendaient qu’en plus des accidents, quelque présupposé rite druidique avait pu conduire à la pratique de sacrifices humains afin que les populations celtes honorassent la divinité des marais. En sondant davantage en profondeur, en des strates plus anciennes, on aurait pu découvrir des espèces disparues de crocodiliens fossilisés géants noircis comme des Stégocéphales,
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 ayant conservé leurs téguments cuirassés, leur caparaçon, crocodiles secondaires ou tertiaires que Georges Cuvier, appâté par l’importance scientifique de cet événement, se serait empressé d’étudier et de reconstituer. 
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Des naturalistes du Muséum de Paris, au nom du Premier Consul, étaient allés recueillir ces dépouilles barbares remarquables, souventes fois de jeunes pâtres à sayon et à manteau gaulois à capuchon, à braies et à chaussons, allés rechercher une brebis perdue dans le bois, les avaient rapportées, puis exposées aux curieux, nettoyées de leur fange, horribles et encore souples, bistrées, laquées de différentes nuances de brun, s’étiolant, s’altérant à l’air libre ou dans leur vitrine, attaquées par les insectes, les moisissures et les peu respectueux visiteurs fascinés par leur aspect macabre qui en prélevaient des fragments d’épiderme, de dents, de cheveux ou d’étoffe avec discrétion, en un culte sécularisé des reliques, avant qu’elles fussent enfin confinées et recluses par précaution dans les réserves des caves du même Muséum où, par exemple, croupissaient la dépouille de Thaïs,
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 les siamoises alcoolisées en leur flacon dignes de celles de Rabastens rapportées par Diderot[2] 
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et les masques mortuaires plâtreux et grisâtres des régicides de la Révolution, de Talleyrand et des chauffeurs d’Orgères.

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 Cependant, le projet de bonification avait fini par être abandonné à mi-tâche, devant les résistances locales multiples, le ressassement des mythes, des fantasmes, et les colères émotionnelles des enfants de la Grande Peur de 1789 ; la contrée demeurerait dans son acception, sa doxa répulsive et hantée. Bonaparte n’avait pas souhaité perdre l’attachement indispensable de cette frange de la paysannerie bornée, issue du monde d’oc et des temps réformés, animée par l’esprit de justice issu de la Révolution et de l’abolition des privilèges.

Pierre devint donc, en ce lieu désolé, interdit, un Robinson d’un nouveau genre, abandonnant tout le vernis artificiel civilisationnel qui l’avait modelé depuis qu’il avait surgi du vagin maternel en l’an 1910. Ses vêtements effiloqués en lambeaux insanes, graisseux d’une crasse sauvage, putréfiés à jamais, il retrouva les gestes magdaléniens de la couture des peaux avec des aiguilles d’os. Il s’abreuva à l’eau des sources, à l’eau de la pluie, tailla la pierre, affûta les sagaies, les épieux, apprit et perfectionna l’art du piégeage, s’initia au langage des plantes et de la faune. Il battit Thoreau, Defoe et Whitman
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 sur leur propre terrain. Son esprit s’aviva. Il se découvrit des facultés cognitives inédites. Comme Victor Hugo dans Les Misérables évoquant, avec ce génie digressif qui lui était propre, l’existence, au sein du Léviathan intestinal baroque des égouts de Paris, d’improbables loges souterraines d’in-pace fantasmés,
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 il comprit que lui-même se transmutait en mythe mort-vivant, déformé dans la mémoire collective de ceux, père Martin ou baron d’Arthémond, qui l’avaient fugacement croisé, jusqu’à ce que ne subsistât plus de lui qu’une image floutée, incertaine, de croque-mitaine ou de coureur des bois, presque assimilé à une espèce simiesque antérieure à la nôtre et forcément hostile. Il sut dès lors qu’il n’aurait plus rien à redouter des autres, puisqu’ils auraient peur de lui, et il forgea au fil des ans les armes adaptées à son plan de vengeance contre cette civilisation technicienne qui avait tué les siennes. Cela lui prit longtemps, mais la persévérance était son fort. Il apprit à parler aux sangliers, aux écureuils, aux corneilles, aux biches, même aux champignons. Quinze années passèrent, qu’il compta en lunes, selon un comput ancestral de calendrier de chasse Cro-Magnon, fait d’encoches, de stries, de cupules, sur l’écorce ou le caillou. Il en oublia l’expression écrite, mais se refusa à délaisser le langage articulé qu’il pratiqua en soliloques murmurés. Maintes fois, la solitude menaça sa santé mentale, mais son objectif prévalant sur tout, il surmonta ce danger.
Enfin, test ultime, lorsqu’il parvint à contrôler tout un groupe d’oiseaux, à lui faire attaquer une proie d’élevage, un mouton qu’on crut occis par quelque loup, il sut qu’il était fin prêt.

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Il poursuivit, afin de bien convertir Lucille à sa cause :
« En plus de tout cela, le Néolithique est à la source de l’inégalité ; car auparavant, tous les hommes préhistoriques étaient naturellement égaux. Ils étaient solidaires, s’occupaient de leurs vieillards, de leurs malades et de leurs estropiés. C’était tout, sauf des brutes épaisses armées de massues, de coups de poings et de casse-têtes.  »
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Mais où donc était-il allé pêcher tout ça ? Il se fit didactique, expliquant à la fillette, trop jeune pour avoir lu Rousseau, que l’agriculture et l’élevage avaient entraîné l’apparition de la propriété, les inégalités sociales, la division en classes (prêtres, guerriers, travailleurs), la convoitise, le crime. C’était bien la racine du Mal, de tous les maux, jusqu’à l’apothéose SS.
La gamine se savait privilégiée, au contraire de cette pauvre simplette de Capucine. Elle plongea dans ses réflexions… Elle vivait un endoctrinement prophylactique, écoutait un prêche, un prône prosélyte du grand-prêtre de la religion des origines. Elle feignit éprouver le plus vif intérêt à ce discours d’un communisme primitif, se promettant, toutefois, d’y puiser des idées raisonnables et saines, logiques, de bon sens, qui jureraient, feraient tache devant le lot commun réactionnaire partagé par sa petite famille terrienne. Il lui fallut accepter toutes les élucubrations de ce Pierre meurtri. Elle pouvait bien attendre les secours des gendarmes, à présent. Elle s’instruisait de choses bigrement intéressantes, qui lui serviraient plus tard, adulte, pour ne pas se laisser faire par un futur mari, par exemple.

A suivre...

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[1] Le mot diocésain n’est pas employé dans un sens religieux, mais administratif, après la réforme de Dioclétien qui institua les diocèses à la fin du IIIe siècle de notre ère.
[2] Diderot en parle dans le Rêve de d’Alembert.

vendredi 11 octobre 2013

Le Couquiou épisode 17.



Parvenu en 1939, à la venue au jour de sa fille regrettée, il fit une pause. 

Lucille avait écouté tout cela, choquée et rougissante parfois, devant la crudité poétique de certains passages, ses prudes oreilles de onze ans point accoutumées n’ayant pas été ménagées par l’homme-cerf qui prenait consistance et relief, humanité, identité. Lucille comprit que tout ce qui était conçu pour la seule satisfaction immédiate de la chair n’était que péché, prohibé. Cela correspondait fondamentalement à son éducation catholique, bien qu’elle s’en défendît ; le but était avant tout d’engendrer dans la joie et dans la souffrance, de perpétuer l’Humanité vaille que vaille sans que mourût le grain. Elle se corsèterait, réprimerait donc en elle la tentation, le plaisir gratuit, sans objectif générationnel. Tout ce qui était interdit lui apparut contre nature, contre l’ordre des choses, mais son détenteur, ce Pierre devenu meurtrier, concevait cet ordre immuable comme antérieur à la chrétienté, et elle allait savoir pourquoi les tragédies qu’il avait vécues et enduré l’avaient conduit à rejeter radicalement toute la civilisation comme éminemment et nommément pécheresse.
Adonc, celui qui s’appelait désormais Pierre (à moins qu’il eût renié son ancienne identité), reprit, poursuivit le fil de son histoire.

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Il avait été mobilisé comme tout un chacun, alors que Jeanne n’avait pas trois mois, résigné à une guerre absurde dont il ne pensait pas l’issue certaine. Ce n’était plus la griserie de l’été 14. Il laissa Clémence et Jeanne seules, l’épouse et l’enfant faible et vagissante, leur envoyant de temps à autre des nouvelles, revenant à Noël puis repartant. 
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Sans crier gare, un hiatus, une ellipse, se produisirent dans sa narration. Il éluda la suite de la guerre, ce printemps 40, la débâcle, comme en hâte de parvenir à l’horreur, de la relater, de la ressasser. Il enchaîna sur le fait que les siens s’étaient réfugiés en plein Limousin, en zone sud, après que le Maréchal Pétain eut conclu l’armistice et fut devenu chef de l’Etat français, un Etat de la honte pour lequel le père de Lulu éprouvait quelque nostalgie mal placée, en descendant de vieil aristocrate terrien. 
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Le récit de Pierre était un palimpseste, sans cesse effacé, sans cesse réécrit, sans halte modifié, altéré. Ici, des ajouts successifs, des enrichissements par couches, des empilements, des superpositions narratives de détails d’une exactitude photographique ; là, au contraire, des élagages, des scissions, des silences, des omissions volontaires, des coupes arbitraires, des oublis, des retraits, des suppressions, des élisions, qui rendaient son histoire moins tangible, moins crédible, comme s’il obéissait aux injonctions, aux pressions, aux censures d’un régime totalitaire, brun, ou rouge, régime lui intimant l’ordre de retrancher, de biffer tel ou tel passage dangereux. Cette version déblatérée d’une existence tragique s’avérait au fond conforme aux principes de la littérature orale, qui transforme sans cesse un canevas d’origine jusqu’à ce que plus rien dans le contenu ne corresponde à la trame de départ. Ce n’étaient point là des aveux, une confession exacte, mais une relecture de soi-même.
Et il eût été bien dangereux de savoir que Pierre avait été maréchaliste, qu’il avait participé à la Révolution nationale, embrassé le retour à la terre, tenté de s’engager dans la Légion française des combattants d’où serait issue la sinistre Milice. Qu’il avait aussi manifesté sa dévotion au Maréchal, lors d’une visite officielle, aux côtés mêmes du grand-père de Lulu ! Qu’il était allé jusqu’à dénoncer un israélite, arrêté, déporté pour ne plus revenir…

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Il bâcla donc toutes ces années gênantes, ne fournissant à Lucille que peu d’informations fiables et corroborées par d’autres témoins de l’époque.
La fillette n’était pas dupe, sentait que quelque chose n’allait pas, quoiqu’elle fût dépourvue de la maturité nécessaire pour tout appréhender.
Il insistait lourdement sur son quotidien, comme si la collaboration avec l’Allemagne nazie n’avait pas existé, comme s’il lui avait fallu encaisser le choc brutal, atroce, soudain, du massacre de ses proches pour que se dessillassent ses yeux. Aveugle, il avait été aveugle par conviction, presque par fanatisme pétainiste.
Il ne cessait de parler de sa femme, de sa fille, de tout ce qu’elles faisaient, de la beauté de Clémence, de ses cheveux merveilleux, de ses robes, de son parfum, des plats qu’elle cuisinait, des légumes, des fruits, qu’elle cultivait en son potager, des toilettes enfantines et coquettes de Jajanne, du tissu qui les composait malgré les pénuries, des smocks, des engrêlures, ourlures et brochures qui les apprêtaient, de ses chaussons, de ses chaussures, de ses socquettes de toute petite fille, de ses petits pieds, de ses petites mains, de ses joues roses, de sa frimousse, de ses fossettes, de son rire, de son sourire, de son regard, de ses tétées, de ses premières dents de lait, de ses premiers pas, de ses premiers mots, des rubans qui ornaient ses cheveux, des circonvolutions de ses nattes ni blondes, ni brunes, de ses paroles d’enfant, de ses joies, de ses peines, de ses câlineries, de tout son babillage, de ses petites fautes et petites punitions, d’une fessée d’une fois parce qu’elle avait fait éclater un ballon. Enfant choyée, enfant divine. Clémence s’était attelée à lui enseigner les rudiments de la lecture, de l’écriture, de l’Histoire sainte, avant qu’elle eût l’âge d’être prise en charge par l’école du village. Oradour-sur-Glane, où ils s’étaient établis à la fin de 1940, était pour eux une tranquille bourgade sans problèmes, loin des remuements excrémentiels du conflit et des agitations des collabos parisiens.
Cependant, la réputation préhistorique de Pierre demeurait, tout comme son habileté au dessin. C’était pourquoi, dans le contexte archéologique ambigu de l’époque, où les imbrications idéologiques entre pétainistes et représentants de la nouvelle Allemagne hitlérienne, tous voués à une réappropriation du passé, servaient leur cause mutuelle, Pierre était régulièrement sollicité par les savants, même après que l’ensemble de la zone Sud fut tombée sous le joug nazi, vidant de toute sa substance et de son semblant de légitimité le gouvernement de l’Hôtel du Parc de Vichy, désormais constitué d’ombres et de fantoches à la solde de l’occupant brun. 
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Selon les uns, Cro-Magnon faisait figure de grand ancêtre aryen, blond, grand, barbu, musclé. Pour les autres, c’était une figure tutélaire du génie revivifié de la France éternelle, avant que l’invention de l’agriculture eût noué un lien indéfectible entre l’Homme et la Terre sacrée. Le Français, le Gaulois, enrichi par l’apport des sangs celte et germain, était issu de cela.
Parfois, Pierre, en bon maréchaliste, prenait le tramway jusqu’à Limoges, embarquait pour Vichy, ou Paris, allant goûter aux expositions hideuses du Palais Berlitz servant la propagande des nouveaux maîtres, ou épaulant « scientifiquement » les ministres chargés de l’éducation, de l’édification du peuple. Les années s’égrenaient, se succédaient, paisibles dans l’horreur niée et occultée, malgré les restrictions. 
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Puis, la forteresse Europe de l’ordre noir commença à se fissurer, à craquer de toute part, la nappe brune gammée à refluer. On disait que les Bolcheviks et les Yankees, mais aussi un grand escogriffe à deux étoiles y étaient pour quelque chose, tandis que le refus du STO enrichissait le camp des « contre ».
Il y eut un six-juin, où commença en Limousin le repli affolé, mais sauvage, des soldats Feldgrau, sollicités pour renforcer ce Nord-Ouest, cette Normandie, dans laquelle venait de se planter l’écharde effilée des Alliés anglo-saxons et de la France Libre.
Rien n’eut le temps de filtrer de ce qui se passa le neuf, à Tulle, où les troupes de la Mort Noire, amorçant leur déroute, débutèrent leurs exactions en série.
Et nous fûmes le dix, au matin ; et parce que, de Javerdat, un solliciteur avait réclamé l’aide de Pierre, afin de soumettre à son expertise des objets lithiques, la famille, Jeanne, Clémence, fut laissée au village, à Oradour.
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Les Panzergrenadiers de la Mort firent leur entrée de massacreurs en début d’après-midi, sans que Pierre fût encore revenu. Ils firent irruption, réséda de sang, soldats à tête de mort et runes, sans s’intéresser aux autres villages, à Cieux, Peyrilhac, Veyrac, Saint-Buce-sur-Vienne, Saint-Victurien ou Javerdat. Nous n’étions qu’à une trentaine de kilomètres de Limoges, où ils eussent pu se rendre pour frapper, détruire, tuer.
C’était la troisième compagnie du premier bataillon de Panzergrenadiers du quatrième SS-Panzer Regiment Der Führer, de la deuxième SS – Panzer Division Das Reich. Le commandant du bataillon se nommait Adolf Diekmann, grade Sturmbannfürher.
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Nos troupes de la Mort Noire débutèrent leur massacre à 14 heures. Cent cinquante SS, qui assemblèrent en un premier temps tous les habitants place du Champ-de-Foire. Ce fut l’irruption de l’horreur totale, comme sur le front de l’Est, la manifestation achevée d’une civilisation qui jamais, au grand jamais, ne se relèverait de cette opération, suite des quatre-vingt-dix-neuf pendus de Tulle de la veille. Un nouveau pas dans l’indicible fut franchi, une application à tous, de ce que le Reich avait expérimenté en Russie depuis juin 1941.
Les soldats des ténèbres séparèrent d’abord les hommes des femmes et des enfants, Jeanne, Clémence, de ceux qui les connaissaient, connaissaient Pierre. Ils entassèrent deux cent sept enfants et deux cent quarante-huit femmes dans l’église du village, là où se dressait un grand Christ au crucifix de métal s’oxydant, Homme des Douleurs témoignant par sa Passion du supplice des Autres.
Les SS allaient offrir en holocauste au Moloch hitlérien qu’ils adoraient et concélébraient avec un faste négateur de toutes les valeurs humaines, telles des couronnes votives wisigothiques d’or pur (de celles qui avaient fasciné par leur faste et leur splendeur les conquérants arabes de Tariq, en 711, après qu’ils eurent vaincu et tué le roi Rodrigue en combat singulier)toutes ces victimes civiles expiatoires, innocentes, en une immense bacchanale du Feu et de la Destruction.  
D’abord, ils passèrent tous les mâles par les armes, fusillant cette masse avec délectation, se nourrissant, se repaissant, jouissant des rafales de balles, du broiement et des transpercements multiples de ces chairs de Français succombant sous la puissance du Feu des mitraillettes et des fusils.
Cependant, tandis que les soldats de l’ordre des ténèbres accomplissaient leur forfait de sang, comme les massacreurs du front russe, les Einsatzgruppen et bataillons de police, de Babi Yar et d’ailleurs, qu’ils avaient souvent été, femmes et enfants demeuraient entassés, terrorisés, prostrés, au sein de la nef ogivale de l’église. Tous gémirent de peur, crièrent leur terreur à l’audition de la fusillade endiablée dont les échos parvinrent à travers le bois de la porte du porche. Entendant les lamentations des autres malheureuses, Clémence serra sa fille contre elle. Elles étaient blotties l’une, l’autre, Jeanne contre le sein sécurisant de sa mère.
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A l’extérieur, les SS, enivrés du sang des autres, comme en une catharsis, continuaient leur œuvre obscène, en un poudroiement obsessionnel d’autres massacres à venir. Ils auraient pu se contenter d’une prise d’otages, d’une désignation classique, par décimation, pour l’exemple, de ceux à fusiller. Ils allèrent jusqu’au bout de leur logique irraisonnée.
C’était inappréciable ; c’était inexprimable, mais il était plus que visible que ces machines humaines pourvoyeuses de mort, qui éprouvaient une jouissance certaine à l’accomplissement, à l’assouvissement de leurs actes tel un rut de la Chair – et parmi ces robots mal pensants, éduqués par le Reich, se trouvaient des recrues françaises, des enrôlés alsaciens qu’on disait « malgré eux » - recherchaient la satisfaction du plaisir, le divertissement pur, en tuant leur prochain, sans distinction d’âge, de sang et de sexe. Ils marquaient de leur sceau infâme de jets de balles puis d’embrasement de l’église, la négation et la mise à bas de la Civilisation issue du néolithique. C’était selon eux une entreprise d’hygiène publique, d’assainissement du monde entier. Eliminer les non-aryens, éliminer.
Après qu’ils eurent achevé de fusiller les hommes, les SS commencèrent la purification par le Feu. Ils incendièrent les bâtiments et les maisons, dans la clameur générale des aboiements gutturaux des ordres des chefs, des sous-officiers, Sturmcharfürher et autres, galvanisant ces brassées de fanatiques. Déterminés à aller jusqu’au bout, à faire table rase de tout Oradour et de ses habitants et résidents, à jouer en ce village un jeu d’horreur pis que celui des Jacobins lorsque Lyon ne fut plus, lorsque Marseille devint ville sans nom[1] nos soldats de l’ordre brun sanguinaire, une heure après le début de leur « travail » d’éradication, s’en prirent à l’église. Plusieurs Panzergrenadiers pénétrèrent dans le lieu de culte afin d’y déposer une caisse d’explosifs, qui, lorsqu’elle fut ignée, dégagea une épaisse fumée asphyxiante qui s’ajouta à la force létale de la détonation. De l’extérieur, les Feldgrau casqués de paganisme à runes arrosèrent le bâtiment cultuel de rafales de mitraillettes, de balles profilées phalliques cuivrées, depuis des canons d’acier bruni éjaculant leur principe de létalité, afin que les captifs n’eussent nulle chance d’en réchapper. Les chargeurs se vidaient ; les douilles vides s’accumulaient sur la terre, comme une pluie excrémentielle métallifère puante et chaude.
Afin de parfaire leur ouvrage, les nazis dynamitèrent la voûte. Non contents de cela, indifférents aux plaintes, aux gémissements, aux pleurs et aux cris paniques ou d’imploration à la clémence de l’ennemi qu’ils percevaient à l’intérieur, les soldats de la Mort gammée, de la Svastika de ténèbres, à la teinte de Sang Noir, parachevèrent leur action en répandant un produit inflammable. On pouvait ouïr leurs jappements de chacals et de coyotes humains, leurs grognements inarticulés de bêtes brunes d’enfer claquant comme des onomatopées ou des cliquetis de crans de sûreté, leurs éructations dans un langage déshumanisé, bestialisé par leur Führer, émises en cette langue dite du Troisième Empire déterminé à durer mille ans. Langue simpliste, réduite à des signifiants limbiques, élémentaires, instinctifs et reptiliens de brutes massacreuses, d’une soldatesque élevée dans le culte de la race des seigneurs du Blut und Boden et du Völkisch pour qui le « travail » (c’était-à-dire la Mort de tous les Autres non-aryens) rendait libre. C’était une incarnation jubilatoire de la Haine et de la négation de la Vie. Les SS assassinaient en masse car ils considéraient cela comme la Sublimité absolue des Beaux-Arts selon Adolf Hitler. Science de la Mort collective mécanique, industrielle, du Génie de l’Homme à tuer l’Homme. Mauvais singe belliqueux, agressif, mauvaise espèce en une guerre sans cesse revisitée, toujours plus sophistiquée dans son Opus Mortem (mortifère). Les SS avaient exulté en exaltant la Mort lyrique (selon eux), car wagnérienne, comme dans un opéra. Ils étaient outrance et démesure, revisitant les traditions hoplitique, teutonique, les réinterprétant dans un sens hitlérien, dans le but d’éradiquer tous ceux qui n’étaient pas à leur semblance : Juifs, Slaves, chrétiens, Tziganes, homosexuels, résistants, communistes. Ils ne cessaient de définir de nouvelles catégories à exclure, d’allonger la liste des sous-hommes et leur martyrologe. Eux seuls devaient demeurer, régner sur Terre, pour mille ans, tel Satan délié. La tempérance et la modération ne revêtaient pour eux aucune signification. La pitié leur était chose étrangère. Aucun de ces trois mots n’existait dans le dictionnaire qui fixait la novlangue de leur barbarie tautologique.

Alors, la dynamite explosa et la voûte s’effondra sur les femmes et les enfants qui commençaient à brûler vifs. Le brasier ardent rougeoyait, satanique, et des volutes de fumée d’holocauste tournoyaient, s’élevaient des ruines enflammées, dévorées par le Baal moloch aryen. Et Clémence, et Jajanne, subirent leur martyre superbe.
Jamais en reste de leur coït, certains SS se satisfirent sans vergogne sur quelques femmes moribondes, lésées de balles, et qui avaient recherché une échappatoire à l’incendie de l’église, laissant après leur forfait de reîtres leur intimité violée exposée en plein air, jupes retroussées, culottes arrachées, cuisses écartées, opercule offert de celles qui devinrent des cadavres incendiés à leur tour. Nouvel Imago Mundi, réinterprétation d’un chef-d’œuvre caché de Gustave Courbet… Nos Allemands noirs avaient ainsi franchi un nouveau pas dans l’affirmation de la barbarie terminale, ignominie ultime, alliant la nécrophilie au sadisme et au fourvoiement du IIIe Reich dans la néga-civilisation. Sensualité déraisonnable de la Mort lubrique… Tous se crurent impunis. Pour un temps. De fait, c’était une troupe affolée, en déroute, aux abois, à l’approche de l’heure libératrice des maquisards et des Alliés. Les SS avaient procédé à ce déchaînement de violence qu’on eût cru gratuit en représailles, pour conjurer les revers militaires du Reich, pour se venger des résistants qui les harcelaient avec hardiesse et audace. Et Pierre était absent des événements, retenu à Javerdat plus que de raison.         
 Non pas que le narrateur, l’homme-cerf, eût voulu s’étaler avec complaisance sur les détails sordides. Il avait reconstitué après coup le fil conducteur des événements. Il traduisait sa culpabilité de l’absence, du non-partage du destin des siens, par l’étalage exhaustif de l’horreur. Lucille frémissait à l’audition de ces atrocités, ressentant çà et là des accès nauséeux à l’évocation des cadavres brûlés, enchevêtrés, amoncelés, pêle-mêle dans la nef ou près du porche ayant tenté la fuite, fumant encore, cadavres des femmes, des petites filles, des garçonnets, de tous ces écoliers qui jamais ne reverraient luire le soleil de l’été. Ils avaient partagé leur sort d’innocence avec leurs parents.
Car la chaleur de Dante du brasier s’était additionnée à celle de juin.  Il parlait d’une bouche de poète, d’un poète de l’invocation de la Mort et de la Décomposition.
On pouvait faire le distinguo entre les amoncellements de cadavres masculins, en peloton d’exécution de masse d’Einsatzgruppe du front de l’Est (sans que les SS eussent même vérifié si certains des mitraillés-fusillés respiraient encore, geignaient, ne serait-ce que pour leur porter le coup de grâce dans la nuque, coup qui empoisserait leur vareuse feldgrau d’éclats de cervelle et d’esquilles et engluerait des mêmes matières organiques immondes les canons de leur Walther 1938, comme en Russie) et les alignements et monticules carbonisés d’enfants et de mères (certaines outragées), dont Jajanne et Clémence, désormais inidentifiables.
En ce sommet infernal de l’horreur civilisationnelle techniciste, les troupes de la Mort, paradoxalement, épargnèrent ceux qui s’en revenaient de Limoges par tram, se contentant de simples contrôles de police, d’identité, mais interdisant à ces quidams de descendre dans le village dévasté et puant du fumet humain calciné. Baal-Hitler était repu.
Sur ces entrefaites, Pierre revint, enfin, en selle sur son vélo, s’étonnant que des panaches de fumée s’élevassent des maisons, visibles de loin tel le brasier de Manderley dans « Rebecca ».
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 Il y eut une pluie cendrée d’incendie, produit des consumations multiples de l’œuvre d’art thanatologique SS. Thomas de Quincey
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 avait été surpassé par les sculpteurs de la Mort brune à Totenkopf, qui avaient institué, ouvragé, l’assassinat collectif (s’inspirant peut-être d’une de leurs autres idoles historiques, Charlemagne, lors des massacres de Saxe des années 780 et quelques). La gouge, le poinçon et le ciseau du feu, de la mitraillette, avaient entrepris et modelé les chairs vivantes, les avaient façonnées, transmutées, transfigurées en organismes morts, en horribles cadavres, en pantins produits de carbonisation exclus de l’acception humaine, en déchets sans nom. Cette immolation des Français succédait aux bûchers hébraïques, qui se poursuivaient d’ailleurs partout ce dix-juin 1944 dans l’univers des camps d’extermination. Au fond, il y avait concomitance, contemporanéité des faits.
Et Pierre aperçut les corps informes recroquevillés, s’approcha malgré les menaces des occupants allemands qui l’intimidaient de leurs crosses. C’était le soir, et la compagnie des Das Reich, rassasiée de sa drogue létale, après qu’elle eut frôlé le manque, goûtait un repos immérité. Les Panzergrenadiers entonnaient des chants obscènes, « patriotiques », du Horst Wessel lied à tue-tête avinée, de leurs voix rauques, gutturales, de rogomme de schnaps, exultant, exaltant leur race d’élus du Führer et du Reichsfürher, se félicitant mutuellement de leurs exploits guerriers sans pareils. Ils avaient égalé Siegfried et Arminius. Le IIIe Reich, dans sa mansuétude, les décorerait, les honorerait pour leur bravoure de lâches.
Pierre en était abasourdi. Les monstres se désintéressèrent de sa présence, ne le touchant même pas, leur cerveau bien alimenté par la boucherie close. D’instinct, il ne put dire comment ni pourquoi, dans l’immondice, dans l’amas, il identifia celles chères à son cœur.
« Jeanne, Jeanne, Clémence… Non ! Pas vous, pas vous ! Pourquoi ? »
Il voulut se précipiter sur un Rottenfürher, un homme du rang, un enrôlé alsacien, le saisir par le col de la vareuse, et lui cracher toute sa réprobation. Le type ricanait, se fichait de sa gueule. Il titubait d’ivresse. Il avait bu pour oublier ce qu’il venait de faire. Pierre se ravisa, par instinct de survie, de conservation. Lui aussi devenait une bête sauvage, qui voulait échapper aux prédateurs du Reich. Il retourna près des cadavres et étreignit ces horreurs, telle une Pietà avant la mise au tombeau. Ce n’étaient plus que des statues noirâtres, fondues, dérisoires. Méconnaissables sauf pour celui qui, intimement, avait partagé leurs joies et leurs peines, leurs effrois aussi, sauf l’ultime… celui dont il s’accusait de l’absence aux heures cruciales. Car il ne leur avait pas porté secours, à cause de cet imbécile d’archéologue amateur, là-bas, à Javerdat ! Il avait même déjeuné avec ce type, sans jamais se douter de rien !  Il n’avait pu résister à l’invitation de ce brave Français, qui lui avait dit que ça n’allait pas tarder à barder pour les boches, et que les actes de résistance et d’insubordination (à cause du STO) se multipliaient dans la région, car on pressentait l’approche des libérateurs, qui venaient de débarquer en Normandie. L’homme faisait fi du pétainisme fidèle et attardé de Pierre, alors que tous, autour de lui, se détachaient du Maréchal, devenu selon eux un fantoche, une marionnette de Pierre Laval et de l’occupant. Pierre n’avait rien affiché, arborant une expression neutre, pour ne pas trahir ses idées politiques. Il craignait les résistants, les communistes surtout, les règlements de compte qui adviendraient une fois la guerre finie et le Reich vaincu. Il ne voulait pas d’histoires ; Clémence et Jeanne comptaient trop pour lui. Elles étaient innocentes, vierges de toutes les taches de la compromission.
Son récit prenait un tour halluciné. Il y mettait beaucoup d’emphase, de conviction. Ses pupilles brillaient d’un éclat de folie. Lucille en était impressionnée ; elle partageait avec son kidnappeur des émotions communes, sans qu’elle pût s’en défendre, le nier. La fillette émit des larmes non intentionnelles.
Plus jeune, elle avait déjà pleuré, éprouvé cette tristesse à maintes occasions : lors de la mort de Juniper, de quelque grand parent ; elle avait éprouvé ce chagrin profond, expression de sa sensibilité enfantine, en présence des fictions, à la lecture ou l’audition du merveilleux, des contes, du Petit Poucet, du Petit Chaperon rouge face au loup, de Blanche Neige, des Misérables plus tard, à cause de Fantine,  de Cosette (bien que ce fût dans une version expurgée, élaguée, de ce roman qu’elle eût trouvé trop long sans ces coupures). C’était mélodramatique. Cependant, rejetant toute explication et interprétation irrationnelle de cette expression absolue et vraie (non fantasmée), de la barbarie à Oradour-sur-Glane, Pierre, l’homme-cerf, orienta sa recherche des causes de la cruauté nazie dans un sens anthropologique.  
Alors, Lucille fut plus stupéfiée que jamais, l’excusant presque, se surprenant à le dédouaner, à l’absoudre des meurtres. Sa captivité prenait une tournure dangereuse.
Il erra, hagard, dans les ruines, plusieurs heures durant, jusqu’à ce qu’il fît nuit noire, une nuit de seiche digne de l’ordre hitlérien. Il ne pouvait plus détacher son esprit des viandes d’holocauste, des sacrifiés, des martyrs, ressassant toutes les responsabilités, les culpabilités du monde, devenu tel un idiot, un fou du village mort, un innocent de Boris Godounov.
« C’est la civilisation agraire et ses suites que j’ai accusées, déclara-t-il, lucide, à Lucille. Jamais Cro-Magnon n’aurait fait cela ; jamais Neandertal n’aurait agi ainsi. Il fallait dès lors que le crime originel s’inversât, qu’Abel tuât Caïn, que le pasteur supprimât le cultivateur. C’était envisager froidement le renversement du mythe biblique fondateur, fondamental, à la source de toutes les civilisations. Mais le pasteur était encore insuffisamment primitif, pas assez vierge de reproches. L’Homme lithique, lui, l’était. Il s’excusait de chasser, de devoir tuer l’animal-Dieu pour survivre, pour consommer sa viande. Abel avait désacralisé le troupeau en le domestiquant, en le rendant dépendant, en l’enfermant dans un enclos. Et il en prélevait ses produits, le cuir, le lait, la chair, les os, sans scrupule de commettre un sacrilège contre la nature libre. Le sauvage chasseur-cueilleur, lui, avait raison et détenait la Vérité. Il me fallut une victime expiatoire, pour l’exemple, pour châtier les nazis. Je jetai mon dévolu sur un milicien, un chef de dizaine, qui, telles les hyènes charognardes, suivent en commensales la horde des prédateurs principaux en déroute. Et la Milice française au béret au bélier était l’hyène, l’exécutrice servile des plus basses œuvres des bourreaux allemands au casque d’acier. Je le connaissais ; il s’appelait Louis Brunel. Tout Oradour le haïssait, ce traître. Si ça n’avait été moi, un autre, un résistant, lui eût réglé son compte tôt ou tard. Son meurtre salvateur fut mal interprété : ce n’était pas au nom de la Résistance, de la France Libre, que je passai à l’acte, non, c’était non seulement pour venger égoïstement ma Jajanne, ma Clémence, mais pour faire mon entrée dans la négation de la civilisation agricole puis industrielle qui avait engendré le démon germanique. »
Cela devenait clair pour Lucille : l’homme était raisonnable, vivant de sa propre logique. Restait à expliquer comment et quand il avait acquis ce pouvoir sur la nature, sur les oiseaux, et pourquoi il avait tardé quinze ans avant d’entamer sa série d’homicides.
« J’ai tué Brunel deux jours après le massacre. Il habitait Limoges. Je l’ai abattu, à bout portant, avec un fusil de chasse, chez lui, alors qu’il s’apprêtait à prendre la poudre d’escampette. Il m’avait toujours cru dans son camp.  Les résistants le recherchaient pour lui régler son compte. Je les ai devancés. Comme il restait des Allemands qui écumaient la région afin de poursuivre leurs représailles et que je savais qu’ils me chercheraient, j’ai sollicité l’aide d’une planque : le père Martin me la fournit. Il me cacha deux mois dans sa métairie, jusqu’à la Libération. Puis, je me réfugiai dans le bois pour n’en plus ressortir, m’y terrant. »
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« J’avais raison ; le père Martin savait le nom du coupable. Il nous cachait tout, le vieux cachottier ! » pensa Lucille, estomaquée.  
Son visage marqué par la surprise, elle dit :
« Pourquoi n’avez-vous pas rejoint les résistants à ce moment-là ? 
- Parce qu’ils représentaient l’autre face de ce que désormais, je ne pouvais plus accepter, et qu’avec eux, une fois vainqueurs, le crime de la civilisation technicienne se poursuivrait, perdurerait, autrement. »
C’était dit, avoué avec une franchise confondante. La maturité déboula dans l’esprit de Lucille. Le choc des mots, des aveux de ce Pierre, la transformaient inexplicablement. Elle n’aurait plus jamais onze ans ; elle devenait adolescente, presque trop mûre pour son âge pré-pubère.  C’était comme si elle venait d’avoir ses premières règles (celles-ci arriveraient peu après ce que nous vous contons).
« Votre grand-père paternel, Lucille, était un salaud maréchaliste à bloc. Je l’ai connu aussi. Et j’ai vu votre frère aîné dans les langes. », jeta-t-il.
Elle encaissa le coup. Elle ne l’avait pas connu, ce grand-père ultraconservateur. Il était mort en 1949, deux mois avant sa venue au monde. Père était déjà baron en titre.
« Une connaissance du vieux Martin, un ami de la famille. Des secrets cachés, enfouis avec soin… Personne n’a raconté la vérité aux gendarmes, absolument personne. Par peur de quoi ? » songea encore la petite fille qui allait de surprise en surprise.
« La bru, votre mère et Clémence, se sont connues. Clémence était allée à son mariage, en 1942. »
C’était trop ! Afin d’amortir, de compenser tous ces chocs multiples, not’ Lulu, comme son petit frère aimait à l’appeler avec affection, parvint à détourner sa propre attention en extirpant du sac à malices du manuel de français dont sa préceptrice usait avec sadisme maints exemples grammaticaux les plus tordus, soit :
- le gérondif (c’est en forgeant qu’on devient forgeron) ;
- l’apposition (la lune, astre des morts) ;
- l’article partitif (du vin, il en buvait à chaque repas).
- etc ;
et d’autres instruments de torture variés destinés à tourmenter sa chère petite tête pas tout à fait blonde, mais plutôt d’un châtain clair mordoré l’été, tout plein de reflets avenants.
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Tantôt, elle avait risqué gros ; il eût pu la tuer. Comment donc avait-il acquis ce pouvoir surnaturel ? Sans doute sa vie dans la forêt répulsive, ensauvagée, à proximité des marais soufrés, avait-elle activé des zones inconnues ou latentes du cerveau, que la civilisation, au fil des millénaires, avait rendues caduques ou endormies. Les Aborigènes d’Australie, les Indiens d’Amérique ou d’Amazonie, savaient cela. Ils vivaient intensément dans le rêve, dans le temps du mythe, faisant un usage immodéré et total de leurs facultés sensorielles et cervicales, parfois excitées, avivées, stimulées par des drogues grisantes, peyotl, mezcal, pulque, thériaque ou autres. Donc, Pierre avait acquis ou réveillé un sixième sens ancestral.

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A suivre...

[1] Allusion à la répression par la Convention montagnarde des révoltes fédéralistes de Lyon et Marseille.