Notre
nouveau Philip Marlowe était résolu à remuer les profondeurs du passé local. Il
agissait en historien, feignant s’intéresser aux événements de la dernière
guerre, parcourant les archives municipales de chaque village, puis s’occupant
de la tragédie d’Oradour. La liste des victimes le passionna. Il lui fallut
aussi des témoignages oraux. Il n’hésita pas à venir interroger les habitants,
équipé d’un magnétophone à bande, se faisant passer pour un journaliste, sans
toutefois arborer la moindre carte de presse...
L’attention
des gendarmes fut attirée par la présence de ce fouineur. Il était visible
qu’il empiétait sur leur propre enquête, marchait sur leurs plates-bandes,
jouait aux intromissions, aux intrusions illégales dans leur domaine réservé,
essayait, par une évidence sautant aux yeux, de grappiller soit des fariboles,
soit des indices capitaux, encore inédits, auprès de la populace locale du cru,
à moins qu’ils fussent déjà connus d’eux et par conséquent frappés du sceau du
secret de l’instruction. Après tout, ce type leur paraissait peu redoutable,
bien qu’ils lui attribuassent l’étiquette de rival ; et il était de
notoriété publique que tous ces détectives privés français amateurs, abreuvés
jusqu’à l’écœurement de série noire américaine argotique, violente et érotique,
voire de giallo à l’italienne (ce qui
était bien pis : les Italiens, désinhibés à la différence de ces pudibonds
d’Amerloques, faisaient encore moins dans la dentelle avec le sang et le sexe),
n’étaient que des succédanés de Sam Spade, Mike Hammer, Lemmy Caution et Cie.
Les intrigues de ces bouquins étaient souvent tordues à souhait ; chez un
Raymond Chandler,
par exemple, on les jugeait selon le cas obscures,
alambiquées, voire mal ficelées. Insolubles par un esprit moyen, en tout cas. Que
dire de la cérébralité fumeuse d’Ellery Queen,
des styles de Peter Cheyney
ou
de Mickey Spillane ?
Dullin,
un jour, avait eu la curiosité de se plonger en douce dans un de ces romans
noirs de Dashiel Hammett à la couverture écornée, fatiguée et racoleuse, aux
pages froissées et tachées de graisse, et, bien qu’il se fût agi d’une
traduction expurgée abusant d’une langue verte ou crue à la Auguste Le Breton,
Albert Simonin ou José Giovanni,
il avait rougi aux gravelures multiples que
cet écrit contenait : les Américains, audacieux, n’hésitaient pas à mettre
en scène des pépées canon maquillées
comme des bagnoles volées, fumant comme des pompiers, jurant comme des
charretiers, buvant du scotch whisky cul sec, couchant avec le détective himself et s’exhibant pour un oui et
pour un non en guêpière, soutif, gaine
Playtex™, combinaison ou porte-jarretelles si ce n’étaient de subtils jeux
de fesses, de croupe, se déhanchant, se dandinant au son du mambo, lorsqu’elles marchaient vêtues de
leur robe fourreau moulante noire de night
club.
Sans parler de leur forte poitrine cylindro-conique… Tels étaient les
fantasmes du mec machiste français du milieu du XXe siècle face à la femme
américaine émancipée et Marie-couche-toi-là.
Notre représentant de la loi se demandait pourquoi de tels torchons se
prétendant littéraires ne tombaient pas sous les ciseaux d’Anastasie et n’étaient
pas condamnés pour outrage aux bonnes mœurs comme au bon vieux temps des procès
de Flaubert et de Baudelaire. Décidément, cette République, Général aux
commandes ou pas, devenait par trop permissive, amollissante et tolérante…
C’était préjudiciable à la société, attentatoire même. Si ça continuait comme
ça, Dullin n’en doutait pas, on verrait un jour prochain des bonnes femmes se
balader en pleine rue avec des jupettes au ras des cuisses et du derrière et
bronzer sur les plages avec les seins à l’air, avec impossibilité pour le bon
gendarme ou gardien de la paix de verbaliser contre les contrevenantes
exhibitionnistes. A Saint-Trop’, déjà, les bikinis
rétrécissaient chaque été davantage. Outre-Manche, une Anglaise tapageuse
de King’s Road ou de Carnaby street avait juré ratiboiser
chaque année ses jupes d’un centimètre supplémentaire
parce qu’elle militait en
faveur de la facilitation de l’accès des bus londoniens à ces dames qui
manquaient le transport en commun à impériale du fait qu’elles ne parvenaient
pas à courir après avec suffisamment de hâte, à les attraper au vol, à cause de
leurs talons trop hauts et de leur ourlet trop long qui les entravait. Cette
mégère prônait aussi la suppression des bas à jarretelles, peu pratiques, au
profit de collants montant jusqu’au ventre, collants qu’imposerait l’usage des
jupes rétrécies au grand dam des messieurs grivois à l’ancienne manière. Cependant,
chez nous, une France hédoniste de législateurs pornographes peu éclairés
remplacerait sous peu notre brave fille aînée de l’Eglise. Etait-ce cela, la
modernité ? Un monde en mutation ? Ces années soixante, qui
s’amorçaient à peine, promettaient…
L’émule
de Marlowe poussa le culot jusqu’à venir chez les gendarmes, afin de leur
proposer ses services. Cela tombait fort mal à propos pour le brigadier, qui
graillonnait parce que l’andouillette qu’il venait d’avaler au déjeuner passait
mal. L’homme avait apporté un dossier conséquent, fruit de toutes les
compilations, de toutes les interviews d’habitants qu’il avait recueillies. Et
ce dossier prétendait reconstituer un fil historique des causalités des
événements criminels depuis l’époque de Pétain, en cela que, dans la tradition
des drames paysans, du polar campagnard (le genre attendait qu’on l’inventât et
qu’il devînt prospère, ce qui, vingt ans plus tard, serait fait), les racines
du crime plongeaient profondément dans un passé occulté, inavouable, que tous
taisaient en fonction de la loi du silence. Il fallait donc délier toutes les
langues…
« Mon
nom est Luc, Edmond Luc (enfin, le bonhomme déclinait son identité). Les faits
survenus chez vous m’intéressent au plus haut point. Ils sont singuliers,
inédits pour ne pas dire uniques. Mes études passées en criminologie
m’encouragent à venir vous proposer de vous épauler. »
Ainsi
s’exprima-t-il. A ces paroles, Dullin daigna lever les yeux, son attention
enfin accaparée par autre chose que le bloc-notes qu’il griffonnait
machinalement, rempli de gribouillages en formes de hachures.
« Z’avez
un mandat d’une autorité supérieure, une permission, une
recommandation ? » se contenta-t-il de questionner de son ton
inquisiteur habituel, presque atavique pour qui exerçait une profession en uniforme.
« Certes,
j’ai fait aussi l’école de journaliste – spécialité
« investigation », mais je ne travaille pour personne, y compris
comme pigiste. Je me suis établi à mon compte. »
« Un
type free-lance, comme dans les
polars américains, un amateur ! » songea le brigadier, plus
suspicieux que jamais. De fait, ce qu’il détestait le plus chez les privés, c’étaient leurs méthodes
hétérodoxes, à la limite de la déontologie. Il eût eu en face de lui un ex de
la Gestapo française, de la rue Lauriston,
qu’il se serait méfié tout autant.
Mais le visage d’Edmond Luc reflétait franchise, conviction et détermination.
La gendarmerie allait-elle être la dupe, le jouet, d’un tel bonhomme ? Au
bénéfice du doute, Dullin eut le courage d’une promesse presque informelle.
« Si
vous nous secondez officieusement, sans que le commandement le sache, pourquoi
pas ? Mais, en cas de résolution de l’enquête, de libération de la petite
d’Arthémond, si on pince enfin le coupable, ne vous attendez pas, monsieur, à
coiffer les lauriers de la victoire. Les félicitations seront pour nous, pour le corps.
-
Je ne travaille ni pour l’argent, ni pour la notoriété. Je ne prétends pas non
plus au rôle d’un Hercule Poirot ou d’un Sherlock Holmes. »
Là,
c’était bien dit !
« Je
vous ai apporté tout mon dossier d’enquête. Puisse-t-il vous intéresser et
éclairer votre lanterne. »
Il
tendit au brigadier la grosse chemise cartonnée qu’il transportait, une de ces
chemises de format in-quarto, d’un vert moche moucheté de noir, qu’on voyait
communément chez les étudiants de l’école des beaux-arts, toutes emplies de
croquis, de crayonnés, d’esquisses, lavis, fusains et autres. Dullin s’en
empara, sans que transparût en lui la moindre émotion. Satisfait de cette
réaction somme toute positive, Edmond Luc donna au gendarme un bristol sur
lequel étaient inscrits au stylo bille une adresse et un numéro de téléphone.
« J’ai
installé mes pénates à l’hôtel Terminus. Appelez-moi
si vous avez du nouveau.
-
C’est le seul hôtel du coin, pas de risque que vous logiez ailleurs »,
répondit le brigadier, l’air un peu las.
Il
congédia le détective, d’un simple geste de la main, comme un patricien romain
son esclave. Dullin hésitait à attaquer, à se jeter dans le fouillis
paperassier de la chemise. Pour se donner du courage – il n’était guère un
cérébral, un intellectuel, et redoutait que toutes les pièces remplissant ce
dossier n’eussent été que théorie, qu’extrapolation gratuite journalistique, à
défaut de faits, d’indices concrets – il prit une cigarette et l’alluma. Clope
aux lèvres, fin prêt, il ouvrit la chemise et commença à en feuilleter le
contenu, à en parcourir les liasses. C’étaient soit des croquis, soit des notes
griffonnées, soit, plus inquiétant, des documents qui semblaient avoir été
subtilisés à l’insu de leur propriétaire, soit des séries de photos.
« Il
utilise un vieux Leica d’avant-guerre,
j’y mettrais ma main au feu », songea-t-il.
Tout
d’abord, rien ne l’intéressa ; rien de bien neuf, de suffisamment
pertinent, de décisif. Dullin marmottait en soliloque, déçu de cette première
impression, lisant en diagonale, presque avec désinvolture, les pièces
s’offrant à sa sagacité gendarmesque. « Mouais, bof ; bof… »
faisait-il en mâchouillant machinalement le mégot aux trois-quarts consumé,
l’heure passant. Ce fut alors qu’il tressaillit : une simple page
semblait-il extraite du livre de compte d’un méticuleux pingre, découpée en
douce, au coupe-papier, par, il n’en doutait p as,
Edmond Luc en personne. Cette page était suivie de quatre autres du même
acabit. C’étaient des frais de boustifaille, de pain, d’œufs, de lait, de soupe,
de chandelles, supplémentaires, une
augmentation imprévue de dépenses alimentaires et d’éclairage, si on comparait
ce décompte quotidien, scrupuleux, maniaque, à celui, presque vide, des jours
précédents ouvrant la première feuille coupée. Visiblement, on avait affaire à
un foyer en presque autarcie, qui, d’un coup, avait dû faire face à une
présence supplémentaire à loger et nourrir, à gîter comme on dit
traditionnellement. La date…la date fit
tilt : c’était à partir du 12 juin 1944 au soir – deux jours après
l’atrocité d’Oradour -, que ces frais avaient connu une inflation soudaine,
imprévisible. L’ensemble des feuilles couvrait une période de deux mois passés,
jusqu’à en gros, si Dullin se souvenait des événements, la libération
officielle de la contrée. Le proprio du livre de comptes, c’était le père
Martin. Cela signifiait qu’il avait logé un clandestin : un rescapé du
massacre, un résistant planqué pour échapper aux SS, ou, plus redoutable, un de
ces malgré nous alsaciens, complice
de la tuerie horrible et recherché par les maquisards prêts à exercer des
représailles dûment méritées ? Le métayer avait fait preuve d’imprudence,
par esprit paysan près de ses sous, à tout noter, à tout comptabiliser, tout conserver, car
voulant rentrer dans ses frais. Comme pour confirmer les hypothèses tempêtant
dans la cervelle du gendarme, Dullin, qui avait saisi l’exceptionnalité des
indices, balayant une hypothétique et tardive participation au marché noir d’un
anti allemand avéré, extirpa de la chemise une coupure de presse jaunie,
malmenée, en date du 13 juin 1944, tirée d’un journal de Limoges, qui relatait
l’assassinat de Louis Brunel, un milicien notoire. Et ce morceau chiffonné,
presque cassant, d’une feuille de papier à carreaux arrachée d’un cahier
d’écolier à spirales, écrite au crayon
gras, à l’intitulé farci de fautes, au texte à demi effacé : Reconaisance (sic !) de dete
(sic !) ! Ça couvrait
exactement, exprimé en anciens francs, la période de deux mois correspondant à
l’inflation des dépenses de nourriture et de logement de la métairie. Le
document était signé des deux parties ; le débiteur nommément désigné,
avait inscrit d’une écriture moins fautive que celle du campagnard :
Je soussigné Pierre Desportes, reconnais
par la présente devoir à Louis Martin la somme de…
Non
seulement ces documents résolvaient une affaire vieille de plus de seize ans,
mais ils éclairaient d’une manière nouvelle tout ce qui s’était passé depuis
plusieurs mois. Alors, le brigadier Dullin explosa, recrachant son mégot :
« Putain
de putain ! Le Martin n’a pas tout dit ! Ah, le vieux salaud !
Il savait ! Il savait ! Bréjoux ! Bréjoux ! »
L’auxiliaire
pointa le bout de son képi dans l’embrasure du bureau de son chef. Dullin
s’agitait comme un frénétique, exécutait de grands gestes, animé par une
exaspération, par une exaltation telle qu’il semblait perdre tout contrôle de
lui-même.
« Vous
voulez me voir, chef ?
- Et comment ! Faut réinterroger le père
Martin, perquisitionner à nouveau dans son trou de sanglier ! Préparez-moi
un mandat de perquisition et dépêchez-vous de le transmettre en urgence pour contre-signature de
l’autorité supérieure, mais avant tout, je vais téléphoner !
-
A qui, chef ?
-
D’abord à ce sacré détective ! Puis, nous allons informer le procureur, le
commandement départemental, le préfet ! Toutes les autorités,
toutes ! L’enquête est relancée, Bréjoux ! Le dénouement
approche ! »
A suivre...
*************
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