jeudi 31 octobre 2013

Le Couquiou épisode 19.



Notre nouveau Philip Marlowe était résolu à remuer les profondeurs du passé local. Il agissait en historien, feignant s’intéresser aux événements de la dernière guerre, parcourant les archives municipales de chaque village, puis s’occupant de la tragédie d’Oradour. La liste des victimes le passionna. Il lui fallut aussi des témoignages oraux. Il n’hésita pas à venir interroger les habitants, équipé d’un magnétophone à bande, se faisant passer pour un journaliste, sans toutefois arborer la moindre carte de presse... 
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L’attention des gendarmes fut attirée par la présence de ce fouineur. Il était visible qu’il empiétait sur leur propre enquête, marchait sur leurs plates-bandes, jouait aux intromissions, aux intrusions illégales dans leur domaine réservé, essayait, par une évidence sautant aux yeux, de grappiller soit des fariboles, soit des indices capitaux, encore inédits, auprès de la populace locale du cru, à moins qu’ils fussent déjà connus d’eux et par conséquent frappés du sceau du secret de l’instruction. Après tout, ce type leur paraissait peu redoutable, bien qu’ils lui attribuassent l’étiquette de rival ; et il était de notoriété publique que tous ces détectives privés français amateurs, abreuvés jusqu’à l’écœurement de série noire américaine argotique, violente et érotique, voire de giallo à l’italienne (ce qui était bien pis : les Italiens, désinhibés à la différence de ces pudibonds d’Amerloques, faisaient encore moins dans la dentelle avec le sang et le sexe), n’étaient que des succédanés de Sam Spade, Mike Hammer, Lemmy Caution et Cie. Les intrigues de ces bouquins étaient souvent tordues à souhait ; chez un Raymond Chandler,
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 par exemple, on les jugeait selon le cas obscures, alambiquées, voire mal ficelées. Insolubles par un esprit moyen, en tout cas. Que dire de la cérébralité fumeuse d’Ellery Queen,
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 des styles de Peter Cheyney
 
 ou de Mickey Spillane ? 
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Dullin, un jour, avait eu la curiosité de se plonger en douce dans un de ces romans noirs de Dashiel Hammett à la couverture écornée, fatiguée et racoleuse, aux pages froissées et tachées de graisse, et, bien qu’il se fût agi d’une traduction expurgée abusant d’une langue verte ou crue à la Auguste Le Breton,
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 Albert Simonin ou José Giovanni,
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 il avait rougi aux gravelures multiples que cet écrit contenait : les Américains, audacieux, n’hésitaient pas à mettre en scène des pépées canon maquillées comme des bagnoles volées, fumant comme des pompiers, jurant comme des charretiers, buvant du scotch whisky cul sec, couchant avec le détective himself et s’exhibant pour un oui et pour un non en guêpière, soutif, gaine Playtex™, combinaison ou porte-jarretelles si ce n’étaient de subtils jeux de fesses, de croupe, se déhanchant, se dandinant au son du mambo, lorsqu’elles marchaient vêtues de leur robe fourreau moulante noire de night club.
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 Sans parler de leur forte poitrine cylindro-conique… Tels étaient les fantasmes du mec machiste français du milieu du XXe siècle face à la femme américaine émancipée et Marie-couche-toi-là. Notre représentant de la loi se demandait pourquoi de tels torchons se prétendant littéraires ne tombaient pas sous les ciseaux d’Anastasie et n’étaient pas condamnés pour outrage aux bonnes mœurs comme au bon vieux temps des procès de Flaubert et de Baudelaire. Décidément, cette République, Général aux commandes ou pas, devenait par trop permissive, amollissante et tolérante… C’était préjudiciable à la société, attentatoire même. Si ça continuait comme ça, Dullin n’en doutait pas, on verrait un jour prochain des bonnes femmes se balader en pleine rue avec des jupettes au ras des cuisses et du derrière et bronzer sur les plages avec les seins à l’air, avec impossibilité pour le bon gendarme ou gardien de la paix de verbaliser contre les contrevenantes exhibitionnistes. A Saint-Trop’, déjà, les bikinis rétrécissaient chaque été davantage. Outre-Manche, une Anglaise tapageuse de King’s Road ou de Carnaby street avait juré ratiboiser chaque année ses jupes d’un centimètre supplémentaire
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 parce qu’elle militait en faveur de la facilitation de l’accès des bus londoniens à ces dames qui manquaient le transport en commun à impériale du fait qu’elles ne parvenaient pas à courir après avec suffisamment de hâte, à les attraper au vol, à cause de leurs talons trop hauts et de leur ourlet trop long qui les entravait. Cette mégère prônait aussi la suppression des bas à jarretelles, peu pratiques, au profit de collants montant jusqu’au ventre, collants qu’imposerait l’usage des jupes rétrécies au grand dam des messieurs grivois à l’ancienne manière. Cependant, chez nous, une France hédoniste de législateurs pornographes peu éclairés remplacerait sous peu notre brave fille aînée de l’Eglise. Etait-ce cela, la modernité ? Un monde en mutation ? Ces années soixante, qui s’amorçaient à peine, promettaient…
L’émule de Marlowe poussa le culot jusqu’à venir chez les gendarmes, afin de leur proposer ses services. Cela tombait fort mal à propos pour le brigadier, qui graillonnait parce que l’andouillette qu’il venait d’avaler au déjeuner passait mal. L’homme avait apporté un dossier conséquent, fruit de toutes les compilations, de toutes les interviews d’habitants qu’il avait recueillies. Et ce dossier prétendait reconstituer un fil historique des causalités des événements criminels depuis l’époque de Pétain, en cela que, dans la tradition des drames paysans, du polar campagnard (le genre attendait qu’on l’inventât et qu’il devînt prospère, ce qui, vingt ans plus tard, serait fait), les racines du crime plongeaient profondément dans un passé occulté, inavouable, que tous taisaient en fonction de la loi du silence. Il fallait donc délier toutes les langues…
« Mon nom est Luc, Edmond Luc (enfin, le bonhomme déclinait son identité). Les faits survenus chez vous m’intéressent au plus haut point. Ils sont singuliers, inédits pour ne pas dire uniques. Mes études passées en criminologie m’encouragent à venir vous proposer de vous épauler. »
Ainsi s’exprima-t-il. A ces paroles, Dullin daigna lever les yeux, son attention enfin accaparée par autre chose que le bloc-notes qu’il griffonnait machinalement, rempli de gribouillages en formes de hachures.
« Z’avez un mandat d’une autorité supérieure, une permission, une recommandation ? » se contenta-t-il de questionner de son ton inquisiteur habituel, presque atavique pour qui exerçait une profession en uniforme.
« Certes, j’ai fait aussi l’école de journaliste – spécialité « investigation », mais je ne travaille pour personne, y compris comme pigiste. Je me suis établi à mon compte. »
« Un type free-lance, comme dans les polars américains, un amateur ! » songea le brigadier, plus suspicieux que jamais. De fait, ce qu’il détestait le plus chez les privés, c’étaient leurs méthodes hétérodoxes, à la limite de la déontologie. Il eût eu en face de lui un ex de la Gestapo française, de la rue Lauriston,
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 qu’il se serait méfié tout autant. Mais le visage d’Edmond Luc reflétait franchise, conviction et détermination. La gendarmerie allait-elle être la dupe, le jouet, d’un tel bonhomme ? Au bénéfice du doute, Dullin eut le courage d’une promesse presque informelle.
« Si vous nous secondez officieusement, sans que le commandement le sache, pourquoi pas ? Mais, en cas de résolution de l’enquête, de libération de la petite d’Arthémond, si on pince enfin le coupable, ne vous attendez pas, monsieur, à coiffer les lauriers de la victoire. Les félicitations seront pour nous, pour le corps.
- Je ne travaille ni pour l’argent, ni pour la notoriété. Je ne prétends pas non plus au rôle d’un Hercule Poirot ou d’un Sherlock Holmes. » 
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Là, c’était bien dit !
« Je vous ai apporté tout mon dossier d’enquête. Puisse-t-il vous intéresser et éclairer votre lanterne. »
Il tendit au brigadier la grosse chemise cartonnée qu’il transportait, une de ces chemises de format in-quarto, d’un vert moche moucheté de noir, qu’on voyait communément chez les étudiants de l’école des beaux-arts, toutes emplies de croquis, de crayonnés, d’esquisses, lavis, fusains et autres. Dullin s’en empara, sans que transparût en lui la moindre émotion. Satisfait de cette réaction somme toute positive, Edmond Luc donna au gendarme un bristol sur lequel étaient inscrits au stylo bille une adresse et un numéro de téléphone.
« J’ai installé mes pénates à l’hôtel Terminus. Appelez-moi si vous avez du nouveau.
- C’est le seul hôtel du coin, pas de risque que vous logiez ailleurs », répondit le brigadier, l’air un peu las.
Il congédia le détective, d’un simple geste de la main, comme un patricien romain son esclave. Dullin hésitait à attaquer, à se jeter dans le fouillis paperassier de la chemise. Pour se donner du courage – il n’était guère un cérébral, un intellectuel, et redoutait que toutes les pièces remplissant ce dossier n’eussent été que théorie, qu’extrapolation gratuite journalistique, à défaut de faits, d’indices concrets – il prit une cigarette et l’alluma. Clope aux lèvres, fin prêt, il ouvrit la chemise et commença à en feuilleter le contenu, à en parcourir les liasses. C’étaient soit des croquis, soit des notes griffonnées, soit, plus inquiétant, des documents qui semblaient avoir été subtilisés à l’insu de leur propriétaire, soit des séries de photos.
« Il utilise un vieux Leica d’avant-guerre, j’y mettrais ma main au feu », songea-t-il. 
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Tout d’abord, rien ne l’intéressa ; rien de bien neuf, de suffisamment pertinent, de décisif. Dullin marmottait en soliloque, déçu de cette première impression, lisant en diagonale, presque avec désinvolture, les pièces s’offrant à sa sagacité gendarmesque. « Mouais, bof ; bof… » faisait-il en mâchouillant machinalement le mégot aux trois-quarts consumé, l’heure passant. Ce fut alors qu’il tressaillit : une simple page semblait-il extraite du livre de compte d’un méticuleux pingre, découpée en douce, au coupe-papier, par, il n’en doutait p      as, Edmond Luc en personne. Cette page était suivie de quatre autres du même acabit. C’étaient des frais de boustifaille, de pain, d’œufs, de lait, de soupe, de chandelles, supplémentaires, une augmentation imprévue de dépenses alimentaires et d’éclairage, si on comparait ce décompte quotidien, scrupuleux, maniaque, à celui, presque vide, des jours précédents ouvrant la première feuille coupée. Visiblement, on avait affaire à un foyer en presque autarcie, qui, d’un coup, avait dû faire face à une présence supplémentaire à loger et nourrir, à gîter comme on dit traditionnellement.  La date…la date fit tilt : c’était à partir du 12 juin 1944 au soir – deux jours après l’atrocité d’Oradour -, que ces frais avaient connu une inflation soudaine, imprévisible. L’ensemble des feuilles couvrait une période de deux mois passés, jusqu’à en gros, si Dullin se souvenait des événements, la libération officielle de la contrée. Le proprio du livre de comptes, c’était le père Martin. Cela signifiait qu’il avait logé un clandestin : un rescapé du massacre, un résistant planqué pour échapper aux SS, ou, plus redoutable, un de ces malgré nous alsaciens, complice de la tuerie horrible et recherché par les maquisards prêts à exercer des représailles dûment méritées ? Le métayer avait fait preuve d’imprudence, par esprit paysan près de ses sous, à tout noter,  à tout comptabiliser, tout conserver, car voulant rentrer dans ses frais. Comme pour confirmer les hypothèses tempêtant dans la cervelle du gendarme, Dullin, qui avait saisi l’exceptionnalité des indices, balayant une hypothétique et tardive participation au marché noir d’un anti allemand avéré, extirpa de la chemise une coupure de presse jaunie, malmenée, en date du 13 juin 1944, tirée d’un journal de Limoges, qui relatait l’assassinat de Louis Brunel, un milicien notoire. Et ce morceau chiffonné, presque cassant, d’une feuille de papier à carreaux arrachée d’un cahier d’écolier à spirales,  écrite au crayon gras, à l’intitulé farci de fautes, au texte à demi effacé : Reconaisance (sic !) de dete (sic !) ! Ça couvrait exactement, exprimé en anciens francs, la période de deux mois correspondant à l’inflation des dépenses de nourriture et de logement de la métairie. Le document était signé des deux parties ; le débiteur nommément désigné, avait inscrit d’une écriture moins fautive que celle du campagnard :
Je soussigné Pierre Desportes, reconnais par la présente devoir à Louis Martin la somme de…
Non seulement ces documents résolvaient une affaire vieille de plus de seize ans, mais ils éclairaient d’une manière nouvelle tout ce qui s’était passé depuis plusieurs mois. Alors, le brigadier Dullin explosa, recrachant son mégot :
« Putain de putain ! Le Martin n’a pas tout dit ! Ah, le vieux salaud ! Il savait ! Il savait ! Bréjoux ! Bréjoux ! »
L’auxiliaire pointa le bout de son képi dans l’embrasure du bureau de son chef. Dullin s’agitait comme un frénétique, exécutait de grands gestes, animé par une exaspération, par une exaltation telle qu’il semblait perdre tout contrôle de lui-même.
« Vous voulez me voir, chef ?
-  Et comment ! Faut réinterroger le père Martin, perquisitionner à nouveau dans son trou de sanglier ! Préparez-moi un mandat de perquisition et dépêchez-vous de le transmettre en urgence pour contre-signature de l’autorité supérieure, mais avant tout, je vais téléphoner !
- A qui, chef ?
- D’abord à ce sacré détective ! Puis, nous allons informer le procureur, le commandement départemental, le préfet ! Toutes les autorités, toutes ! L’enquête est relancée, Bréjoux ! Le dénouement approche ! »

A suivre...
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