dimanche 16 février 2014

Mala Suerte (nouvelle) épisode 2.



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Ces trois heures du matin où cessait invariablement la visite de mes supposés spectres me tourmentaient, m’obsédaient. Je m’interrogeai sur le bon fonctionnement de la pendule, allant jusqu’à contacter un horloger afin qu’il vérifiât si aucune avarie n’en gâtait le mécanisme, n’en viciait la mécanique. L’homme vint, pour rien : il ne détecta aucune tare, aucune poussière dans les engrenages, dans l’échappement, qui eussent pu expliquer ce que j’essayais de faire passer pour une tendance à oublier de sonner les heures nocturnes.
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« Cette horloge fonctionne parfaitement, et de plus, elle marque l’heure juste.
- Je vous ai en ce cas dérangé inutilement. Veuillez m’excuser. Combien vous dois-je ?
- Ce sera deux livres et trois shillings. »
Je passai toute la journée à égrener des hypothèses, alors que le visage presque implorant de la petite Flora, en sa prière, vêtue de sa chemise de nuit de batiste l’apparentant à un jeune ange pervers, ne cessa de me tourmenter en de multiples apparitions fantasmées au sein de mon cerveau.
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 Je ne cessai de m’égarer dans des circonvolutions, des chemins tortueux irrationnels et invraisemblables. C’étaient des successions de suppositions farfelues, non scientifiques. Je feignis déceler une périodicité à mes manifestations nocturnes, comme si au fond, il se fût agi d’une machinerie bien réglée. Les enfants étaient-ils des automates, des androïdes, obéissant à un signal commandé par la pendule ? S’agissait-il d’illusions, de fantasmagories d’anciennes lanternes magiques, ou, plus inconcevable encore, d’empreintes filmiques, cinématographiques, émulsionnées dans les murs de la chambre, programmées par un de ces nouveaux calculateurs colossaux que l’on développe aux Etats-Unis,  images tridimensionnelles pareilles à celles de ce court roman fantastique argentin, L’Invention de Morel, que j’avais lu récemment.
Toujours fut-il qu’après avoir pensé m’être endormi, la tête emplie de cogitations hasardeuses, je les revis, fidèles au rendez-vous.
« Monsieur, c’est nous », me murmura Miles, revêtu d’un de ces banals costumes marins de la seconde moitié du XIXe siècle, alors que je me fusse attendu à une tenue plus ridicule et compassée dans le genre Petit Lord Fauntleroy. 
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Il se mit en retrait, cédant la place à sa petite sœur. Comme pour se faire pardonner ses écarts de la veille, Flora avait revêtu sa plus belle robe et s’était parée de ses plus beaux atours. Elle affichait avec ostentation ses ruchés, ses dentelles, ses broderies, ses rubans de velours confondants de ridicule suranné. Ses joues brillaient et ses longs cheveux noirs, frisés au fer, s’entortillaient encore davantage que les précédentes fois. Elle avait poussé l’audace jusqu’à coiffer un petit chapeau fleuri d’azalées dont mes narines crurent capter l’efflorescence. La robe, de teinte grenadine, s’évasait en une accoutumée crinoline miniature. 
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« Monsieur, débuta la gamine de sa petite bouche aux accents apprêtés, veuillez recevoir nos excuses pour notre inconduite de la veille. »
Elle s’inclina, révérencieuse, mais je restai coi.
«  J’ai d’importantes révélations à vous faire, monsieur, des messages nouveaux à vous délivrer. J’ignore si les hommes sont prêts à les recevoir, à en accepter la teneur. »
Elle prit un air sérieux, empreint de davantage de gravité que celui de la première nuit.
« Monsieur, sachez d’abord que l’univers n’est pas un, mais multiple, et qu’il existe une infinité de possibles. Tels que vous nous voyez présentement, nous sommes bien vivants, mais non tout à fait matériels. Nous sommes des projections, des images… en quatre dimensions. Vous connaissez l’holographie, je suppose. »
Elle prenait une pose tout en grâce en prononçant ce discours dont l’étrangeté confirmait mes suppositions.
Alors, ce fut en elle comme une invocation :
« Ô Lewis Carroll, ô, Alice, vous qui les premiers franchîtes l’interface du Miroir ouvrant sur les autres inter-mondes… »
J’avais besoin d’une démonstration concrète, d’un tableau noir, d’équations, de chiffres, de figures tracées à la craie afin que Flora explicitât tout ce qu’elle me contait. Elle manquait de pédagogie, et il fallut que je contentasse d’un discours magistral abstrus.
« Miles et moi sommes possédés par les Démons des Temps. » poursuivit la jeune enfant.
Je la questionnai, espérant qu’elle m’eût entendu :
« Qu’est-ce à dire ?
- Il existe plusieurs temps, rétorqua-t-elle, réceptive, comme il y a une pluralité de mondes différents. Nul n’est unique.
- Si vous n’êtes pas des fantômes, quelle est donc votre exacte nature ?
- Notre quintessence, vous voulez dire ? Lorsque nous vînmes nous manifester auparavant à d’autres personnes réceptives…parce qu’il est nécessaire que nous entrions en contact avec des gens susceptibles de constater notre présence…
- Je ne suis aucunement médium ! Et vous dites que ce n’est pas la première fois que vous rendez visite à…
- … nous subîmes aussi leurs interrogatoires, bien qu’elles ne fussent pas sceptiques à proprement parler, poursuivit Flora sans de nouveau trop faire cas de ce que je disais. Que vous soyez crédule ou incrédule…peu importe, car c’est la réceptivité des sens qui compte ! Vous vous interrogez sur notre essence…Nous sommes, Miles et moi, parfaitement matériels et organiques, constitués d’atomes, de molécules, de cellules, cependant, nous avons la faculté inter-temporelle de briser l’espace d’Euclide, de voyager outre-lieu, outre-temps. En fait, ce que vous voyez à présent, je le répète, ce sont nos projections.
- Des images, de la télévision ? Allons donc ! Soyez plus explicite mademoiselle Flora !
- Télévision ? Qu’est-ce donc ? fit-elle, intriguée, fronçant les sourcils, à moins qu’elle jouât le jeu d’une gamine authentiquement victorienne, ce dont je commençais à douter. Reprenons, monsieur, ne nous interrompez pas, poursuivit la fillette doctement, bien que d’un ton impérieux, presque tranchant.
- Vous vous faites autoritaire, miss Flora !
- Parce que, si c’est bien ma voix que vous entendez présentement, ce sont les pensées de ceux qui nous possèdent, les Démons des Temps, qui s’expriment par nos bouches…
- Et je suppose que miss Jessel et Quint sont ces Démons, dont vous tentez de vous libérer de l’emprise, de la mauvaise influence perverse qu’ils exercent sur vous. Miss Giddens l’a compris et elle essaie de vous sauver. Est-ce bien cela ?
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- Miss Jessel et Quint ne sont que des enveloppes que d’aucuns qualifieraient de spectres, de revenants, que sais-je ? se mêla Miles. Les Démons ont pris leurs corps et veulent nous soumettre à notre tour.
- Quel lien y a-t-il entre eux et vos affirmations sur l’existence de plusieurs mondes et temps ?
- La pluralité des possibles, des virtualités, des destinées, des probabilités. »
A cette dernière réplique, Flora se fâcha davantage, se dressant comme un coq sur ses ergots, parce qu’elle souhaitait ardemment que je la crusse sur parole.
« Vous êtes trop jeune pour avoir lu Leibnitz, qui dit la même chose.
- Je m’appelle Flora, rappela-t-elle avec vanité, mais il y a d’autres Flora, une infinité, et certaines ne sont même pas humaines. Imaginez, monsieur, une salle des miroirs me reflétant à l’infini, multiple… Cette pièce insolite serait tapissée, du parquet au plafond, des plinthes au haut des murs, de glaces, de psychés. Elle paraîtrait d’une confondante infinitude…insondable donc, puisque infinie…truquée en fait car semblant bien plus vaste, considérable, qu’en vérité…tel que peut-être nous croyons qu’apparaît aux astronomes l’univers visible, observé. Car il est aussi des univers invisibles, impalpables, impénétrables, uniformément noirs.
- Spéculations !
- Speculum, observa judicieusement Miles.
- Je suis un de ces reflets, une de ces images d’une des vraies Flora. La salle des miroirs se prolonge en un lacis dédaléen de corridors tarabiscotés, un réticulé labyrinthique qui finit par constituer une espèce de réseau s’étalant dans l’ensemble de l’espace et du temps…
- Mademoiselle, vous parlez de la « vraie » Flora… Douteriez-vous de votre identité ? Qui êtes-vous exactement, vous qui vous prétendez une projection…mentale ?
- Notre manifestation ne résulte d’aucun appareillage », répliqua Miles avec une certaine désinvolture.
La petite fille opina du chef. Changeant brutalement d’attitude, elle s’agenouilla, ses iris embués, suppliante, les mains jointes. Des larmes coulèrent de ses yeux francs, trahissant son tourment.
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« Monsieur, je vous prie de nous croire ! Chacun de mes reflets, de nos reflets, diffère légèrement de son voisin de glace et, par touches successives, progressives…
- Ils finissent par diverger, par se distancier les uns des autres, jusqu’à ce que le plus éloigné de ma sœur originelle - ou de moi-même - dans le labyrinthe acquière un aspect tout à fait étranger. »
De nouveau, Flora acquiesça aux mots de son frère.
« Cessons-là, les enfants, fis-je, ulcéré, car je venais de constater, après avoir jeté un coup d’œil furtif à la pendule, que l’heure à laquelle ces manifestations prenaient d’habitude fin venait de passer.
- Votre incrédulité nous blesse, reprit Miles.
- Quelle Flora, quel Miles êtes-vous ? Vous affirmez que quelque part existe une Flora originelle, authentique, par conséquent aussi son reflet de départ. Non contents de me déclarer n’être que des images, vous sous-entendez n’exister qu’en tant que doubles, duplicatas, de modèles, patterns déjà déviés d’une Flora, d’un Miles, qui porteraient chacun, inscrits sur un dossard, les numéros d’ordre 1 ou même 0 ! De fait, vous ignorez combien d’exemplaires vous ont précédé. Chacune des Flora, chacun des Miles, jusqu’aux plus divergents, doivent croire dur comme fer qu’ils sont les tout premiers. Des Miles et des Flora simiesques, félins, reptiliens, insectes, arbres, amibes, minéraux, extraterrestres aussi, tant que nous y sommes. Pourquoi pas ? Remontons avec vous la chaîne du vivant et celle de la matière ! Et, quels que soient les présupposés partagés par la communauté scientifique au sujet de l’existence ou pas d’une cognition animale, de formes d’intelligences autres qu’humaines, force est d’admettre que certaines de vos répliques ne possèderont aucune conscience… Et j’ajoute que jamais, mademoiselle, vous n’auriez dû prononcer ces paroles imprudentes : « un de ces reflets, une de ces images d’une des vraies Flora »… Le cloning des êtres humains n’est pas encore possible ! Je doute, mademoiselle, que vous puissiez émettre la moindre objection devant cette évidence sainement assenée.
-  Monsieur, vous avez tort ! Parce que, se courrouça-t-elle, les joues pourprines, parce que… chacune de moi est réelle ! Parce que chacune de moi est moi ! Parce que chaque Flora, même minérale, même végétale, revêt une importance égale ! Parce que (elle se faisait insistante, usant de l’anaphore) chaque miroir du dédale est une interface entre notre monde et un micro univers où existe aussi notre fratrie. Parce que chaque Flora, chaque Miles est autonome, vit différemment, ne connaît pas le même destin. Parce que chacune et chacun d’entre nous souffre d’incommunicabilité, isolé dans son propre univers-miroir divergent par de menus détails, conscient d’être prisonnier de son propre espace-temps, reclus dans sa bulle, sachant qu’existent une multiplicité de doubles infinis, souhaitant rompre leur réclusion, se libérer de l’isolat, animés par une volonté de contacter, de connaître l’alter ego…
- Univers parallèles, univers « bulles »…si jamais une seule de ces interfaces se rompait, si jamais  deux de ces mondes parallèles se rencontraient, convergeaient, entraient en collision, s’entrechoquaient, fusionnaient, l’équilibre précaire sur lequel reposent les fondements de la nouvelle physique spéculative serait à jamais rompu…  - Avez-vous à la parfin saisi pourquoi nous sommes venus à vous ? insista Miles.
- Je croyais qu’il s’agissait de conjurer un sortilège, de vous libérer de l’emprise de fantômes, ou de démons, figurés par le couple maudit ô combien de Quint et de sa maîtresse, l’ancienne gouvernante miss Jessel, tragiquement disparue… que vous tuâtes vous-même en vérité, enfants maudits. Vous culpabilisez ! C’est ce que Miss Giddens a cru comprendre, et elle lutte pour votre bien, que dis-je, pour éviter que vous soyez damnés.
- Foin d’eschatologie ! s’écria Miles. Certes, Quint nous pervertit, nous corrompit, nous enseigna la tentation, le péché…Il nous apprit à faire souffrir autrui. Il nous montra comment faire éclater un crapaud en lui bourrant la gueule avec un cigare allumé.
- Dois-je vous appeler, vous rebaptiser Flora numéro n, Miles puissance ∞ ? N’êtes-vous que des concepts mathématiques défiant les lois de la physique ? Vous mouvez-vous à l’échelle des quantas ? Votre essence serait-elle renfermée dans un espace multidimensionnel, à douze, seize, mille dimensions X ou Y ?
- Monsieur, répliqua la fillette, chagrinée par mon scepticisme, si nous vous avons contacté en particulier… c’est pour une raison bien simple. Vous nous sembliez plus réceptif, plus imaginatif que le commun des mortels, parce qu’écrivain et…
- Je serais curieux de la connaître, cette raison exacte dont vous ne cessez de reporter la révélation, mes jolis fantômes victoriens, dis-je avec ironie.
- Vous vous moquez, monsieur !
- Laisse-le, Flora. L’aube approche. Déjà, nous devenons transparents, pellucides, translucides, nous perdons de notre substance, de notre consistance.
- Non ! Je suis encore entière, mon frère ! Monsieur, vous appartenez au seul univers parallèle dans lequel nous n’existons pas ! Nous sommes bien la Flora et le Miles supposément originels… Nous vous le jurons solennellement.
-  Je me gausse de votre solennité ! fis-je, pris par une brusque révélation, une illumination, une explication définitive hors de toute hypothèse scientifique. En réalité, repris-je, vous vous trouvâtes renfermés dans l’imagination d’un grand écrivain sans avoir conscience qu’il vous avait engendrés. Vous apparûtes dans ses méninges, un beau jour, conçus par son inspiration, après qu’on lui eut conté des événements étranges et inexpliqués remontant à quelques décennies. L’indéniable goût victorien pour les apparitions fantomatiques fit le reste. C’était dans l’air du temps. Cet auteur de génie se nommait Henry James, parce que votre histoire écrite m’est enfin revenue. Vous avez voulu vous extirper des pages de son œuvre, Le Tour d’Ecrou, parce que vous en avez assez de n’être que des mots, une succession de caractères d’imprimerie. Parce que vous vous prétendez les Flora et les Miles du manuscrit original d’Henry James, écrit, composé de sa main, alors que peut-être, vous appartenez de fait à n’importe quel exemplaire imprimé de l’ouvrage, de n’importe quelle édition, en langue anglaise ou dans une des multiples traductions. Chacun des Miles, chacune des Flora, sont emprisonnés dans l’encre, dans le papier, dans les lettres, idéogrammes, caractères, signes ou syllabes, de chaque exemplaire du Tour d’Ecrou diffusé depuis l’an 1897. Chaque livre est unique et pluriel, chacun est un univers parallèle en soi, un reflet des personnages engendrés par le génie de l’auteur. Ouvrir un volume, le feuilleter, le lire, c’est ouvrir une interface entre le lecteur et le micro univers où vous existez, dans tous les langages humains de la Terre. De plus, lorsqu’on on jette, déchire, détruit ou  brûle un de ces bouquins, un Miles, une Flora, meurent quelque part. Quand le papier jaunit, s’acidifie,  se troue, tombe en poussière, quand les pages se détachent, se rongent, quand l’encre s’efface, un Miles et une Flora s’étiolent ! Vous êtes périssables !
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- Monsieur, pleura Flora. Nous voulons vivre, être chair, être sang, être matérialité ! Nous le revendiquons haut et fort. Aidez-nous, aidez-nous ! Je vous l’implore. Nous échapperons grâce à vous à l’emprise du livre, nous deviendrons réels ! Vous avez deviné la stricte vérité. Nous sommes littérature. Mais nous nous sommes déjà dupliqués, multipliés en adaptations picturales, fixes ou mouvantes, en enfants comédiens ou chanteurs interprétant nos rôles, en notes de musique, en personnages d’opéra prenant possession de ceux censés nous figurer, alors, nous ne savons plus, ne comprenons plus… »
Elle s’estompait, se brouillait. Je voulus la saisir par ses étoffes, cette simulation de l’esprit, et mal m’en prit. Flora me faisait pitié, du moins, cette Flora-là, que sans doute, j’avais moi-même conceptualisée, matérialisée après avoir lu Le Tour d’Ecrou. Elle eût pu être blonde, rousse, aux prunelles noires, au regard pers, vêtue comme en 1830, ou comme en 1920, en fonction des caprices de différents peintres, metteurs en scène, réalisateurs, scénaristes, responsables du casting. Flora ! Flora ! Elle s’acheva en fumeroles, en une ténuité de brume. Je perçus le chant du coq, distant. Mais…

A suivre...
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samedi 8 février 2014

Mala Suerte (nouvelle) épisode 1.



Mala suerte

Par Christian Jannone


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Cette nuit-là, je l’ai vue pour la première fois.
Je reposais en ma chambre, installé depuis seulement quelques jours en mes nouvelles pénates, un de ces châteaux anglais qui feignaient le gothique, se targuaient d’imiter une architecture médiévale autant fantasmée qu’idéalisée, édifiés dans la foulée de la vogue des romans de Walter Scott, demeure que j’avais acquise à prix d’or grâce aux royalties engrangées conséquemment au succès de mes œuvres. Écrivain désormais reconnu et apprécié, l’argent me permettait d’assouvir mes envies, mes caprices, mes extravagances, sans que la haute société qui me boudait y trouvât à redire.
C’étaient ces fameuses heures sombres et sinistres propices aux apparitions, aux fantômes. Comme tout châtelain, même hétérodoxe, j’avais des domestiques et, à cause de la fraîcheur automnale, je leur avais demandé non seulement de s’assurer du bon fonctionnement de la chaudière, mais aussi de l’entretien de l’âtre, cette cheminée traditionnelle, aux lourds chenets imités d’on ne savait plus quel style, qui trônait, encombrante et moulurée, en face de mon lit.
Je crois à une théorie commune quoique non scientifique, selon laquelle les vieilles demeures s’imprègnent de la présence de leurs propriétaires successifs. Les murs, les moindres recoins, alcôves et interstices jusqu’aux douves et pignons, agissent telle une plaque photographique, se sensibilisent à l’aura ou aux ondes émises par les cerveaux des hôtes, les mémorisent, non seulement d’une manière imagée, mais aussi, peuvent restituer jusqu’à leurs pensées les plus intimes, jusqu’aux odeurs ou parfums qu’ils ou elles ont exhalé tout au long de leur vie. Je ne pense aucunement en émule de Marcel Proust, bien que je sache que ces facultés imprégnatrices propres aux pierres de taille, aux marbres, aux perses, aux capitons, aux tentures, aux tapisseries usées par les ans, aux bois plus ou moins précieux dont sont faits les meubles, appartiennent à cette zone indéfinie de l’extrahumain, de l’extrasensoriel que certains appellent métapsychique. J’étais persuadé que maintes émulsions sensitives s’étaient déjà produites en ces aîtres depuis les cent trente années qui avaient suivi l’édification de ce pseudo castel victorien.            La chambre, espace le plus privé, le plus réservé de l’habitation, clos et secret, incarnait par excellence le haut lieu de l’expression de ces propriétés intrinsèques sensément fantomatiques ou ectoplasmiques. Il ne pouvait s’agir que d’un reflet des âmes mortes, errantes, d’une reproduction ex-nihilo, d’une mimésis recréé, réengendrée, des occupants de l’autre siècle.
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Lorsque le phénomène débuta, je ne fus point surpris. Je me trouvais en cet état incertain, intermédiaire entre le sommeil et la veille, pas tout à fait encore celui du rêve, de la phase paradoxale du cerveau. On ne sait jamais quand on s’endort précisément, comme on ne peut se souvenir de sa naissance, de son extirpation du sein maternel. De même, on ne capte pas l’instant de sa propre mort.
C’était au départ une simple vapeur blanchâtre. Elle planait au-dessus du mobilier lourd, surchargé de bibelots hétéroclites. Elle parcourait la pièce, en exploratrice, en examinatrice, comme pour s’assurer du bien-fondé de sa manifestation. Elle se retrouva auprès de la coiffeuse, qui, je le supposais, révélait l’ambiguïté même de cette chambre, sa destination sexuée : parce que je reposais non pas dans un lit qui avait accueilli autrefois un homme, mais qui avait servi au doux repos, à l’assoupissement, à l’alanguissement d’une jeune fille. Trop de frivolité et de superfluité ornementale caractérisaient l’endroit pour que je doutasse longtemps de la nature de l’ancienne occupante.
Là, présentement, qui était-ce ? Qu’était cet ectoplasme, cette vapeur qui, peu à peu, prenait audacieusement forme, consistance ? Allais-je assister à la révélation du spectre de celle qui, jadis, s’était enfouie sous les couvertures, avait accroché ses mains à la courtepointe avant, en divers soupirs, de s’abandonner toute à des songes à taire ?
Ce qui me gênait le plus, c’était la perception olfactive qui se mêlait à cette révélation, à l’organisation progressive de cette image non plus photographique mais tridimensionnelle. C’était une efflorescence révolue, un pot-pourri passé, fané, obsolète et vain, un de ces parfums poudreux, capiteux, dont les coquettes se pensant à la page n’usent plus, un empoisonnement des sens, des narines, une imprégnation toxique de l’épiderme, épistémè de la Beauté supposée idéale.
J’allais savoir qui…qui hantait cette chambre… Une forme éthérée se silhouettait, se définissait. Elle demeurait suspendue à quelques centimètres du sol, et je ressentais un troublant souffle frais l’accompagnant, sorte de signature expirante, parce que les fantômes, par mimétisme avec les vivants, poursuivent l’expression du fonctionnement des organes, croient reproduire tous les mouvements physiologiques de l’en deçà, d’avant la tombe. Les spectres veulent encore respirer, excréter, digérer, transpirer. Ils refusent d’admettre qu’ils n’appartiennent plus au domaine de la chair, du vif, de l’Incarnation. Ils font comme si de rien n’était.
Je faillis pousser un cri d’épouvante, mais, dans le stade frontalier de la conscience où je me situais, ce cri eût été muet, non résonné. Il arrive que l’on hurle dans les plus terrifiants cauchemars, que la bouche du dormeur s’ouvre tout en n’exprimant rien, qu’elle croie avoir fait retentir l’expression sonore de la peur, sans que même celui qui rêve (même lorsqu’il a l’impression de chuter indéfiniment) ne l’entende. J’eus donc grand-peur, car le spectre, ainsi que ce fameux homme invisible d’un classique du cinéma américain, se refusait à une révélation intégrale directe, mais, au contraire, apparaissait en couches physiologiques successives, progressives, charpente du squelette d’abord, organes, réticulé sanguin et artériel, puis muscles ensuite. Cet écorché de cire embryonnaire et vague, dont le cœur pourtant immatériel battait en transparence (du moins voulais-je l’assimiler à quelques-unes de ces impressionnantes cires anatomiques florentines du XVIIIe siècle, chefs-d’œuvre de sculpteurs savants anatomistes de La Specola et d’autres musées insignes), était de taille réduite, là où je me fus attendu à la matérialisation d’une adulte.
Car c’était une femme, ou plutôt, une petite fille, qui prenait consistance et conscience, révélation non plus daguerréotypique, mais matérialisation par étapes de quelqu’un qui se fût projeté à distance spatio-temporelle, abolissant non seulement les lois euclidiennes, mais aussi l’espace-temps  d’Albert Einstein.
La fillette était vivante, sans l’être ; de fait, elle ressembla en ses préliminaires semi matériels à une espèce de chrysalide ou de nymphe membraneuse, recouverte de quelque suaire, ou, plutôt, d’un de ces voiles antiques, mandylion, soudarion ou maphorion, symbolique, métaphorique, ou, plus prosaïquement destiné à dissimuler, masquer, les stigmates de la putréfaction. Ce n’était pas là une enterrée vive enfantine ; quoi que cachassent ces voiles de Salomé ou de vestale, quelque vérité horrible qu’ils dissimulassent à mon regard ébahi, ils ne furent qu’un leurre temporaire, juste une phase de la concrétisation de l’être qui, en quelque sorte, naissait devant moi. J’eus alors l’illusion d’un fœtus se développant de manière accélérée tout en ayant déjà  acquis une taille enfantine.
L’organogenèse fut prompte : la translucidité de la peau fœtale, sous l’estompement de la membrane d’éther ou de vapeur, ne tarda pas à disparaître. A la place se dressa devant moi, toujours flottante, suspendue, sans que les pieds n’effleurassent même les lattes du parquet encaustiqué et quelque peu glissant, une enfant d’environ dix ans.
Sa toilette s’était aussi constituée ; je la voyais nettement, comme en plein jour, sans que se fût posée la nécessité de recourir à un éclairage artificiel. Inactuelle, elle m’apparut inactuelle, accoutrée d’une mode ancienne, révolue, que je rapprochais du temps d’Alice ou de la comtesse de Ségur. Elle tenait dans ses bras une poupée de porcelaine d’un style antérieur aux fameux Bébés de la fin du XIXe siècle. De fait, elle paraissait affublée d’une tenue de promenade, de sortie en quelque parc d’antan. 
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Ses cheveux, d’un noir profond, tombaient en harmonieuses boucles. De grands yeux céruléens et un incarnat diaphane contrastaient avec le jais de ses tire-bouchons. Le regard était éclatant, vif et franc, subjuguant, mais aussi, sérieux en diable. Une espèce de toque la coiffait, et son corsage bleu de roi, que je qualifierais de « brandebourgeois » (cela à cause de ses brandebourgs noirs à la semblance de quelque dolman de hussard ou de tenue de dompteuse de fantaisie), s’évasait à la taille en basques frangées de passements, de passepoils, de rubans et de ganses, alors que diverses damassures alourdissaient davantage cette toilette de luxe. La jupe était large, ourlée, du même ton que le corsage, son évasement traduisant cette propension de la mode enfantine d’autrefois à vouloir singer celle des adultes ; ici, c’étaient aux crinolines que le concepteur de cet accoutrement quasi carnavalesque avait souhaité se conformer. Parmi les tissus employés, j’identifiai cheviotte, satin et veloutine. Cette tenue, en vogue vers 1860, se complétait par des bottines étroites, lacées, torturantes, guêtrées de chevrotin, d’une teinte chamois. La toque, de velours, assortie du même bleu, était fourrée de loutre. La gamine avait attaché un manchon, dont elle se préoccupait peu, le laissant pendre à ses basques, parce que la poupée, aussi bien habillée qu’elle, requérait tous ses soins. 
Alors, elle me parla. Je croyais que les voix spectrales nous parvenaient assourdies, atténuées, indéchiffrables. Ce n’était pas là le cas. Ses inflexions, nettes et pures, parfaitement articulées, avec un détachement de chaque syllabe, en un anglais quelque peu compassé du siècle passé, trahissaient à la fois son appartenance à une classe sociale aisée, élevée, mais aussi un léger mépris pour ceux et celles que la fillette avait, par son éducation, appris à classer parmi les inférieurs.
« Bien que Mère m’ait toujours enseigné qu’il ne faut jamais se présenter sans qu’on vous l’ait expressément demandé, Monsieur, je me permets de vous révéler mon nom : je m’appelle Flora. »
Un halo éclairait son juvénile visage, lui conférant davantage d’irréalité. S’il s’agissait bien là d’une apparition fantomatique, de quelque réincarnation d’une enfant ayant vécu au milieu de l’ère victorienne, rien ne me permettait d’en expliquer et expliciter les causes.
« Miss Jessel n’eût rien trouvé à redire à mes paroles, à mon attitude, mais Miss Giddens, quoiqu’elle en dise… Oh ! J’oubliais… »
Son discours m’intriguait, m’était inintelligible. Cependant, les noms que la fillette venait de prononcer évoquaient en moi un vague souvenir littéraire, sans que je pusse toutefois attribuer un titre à l’œuvre à laquelle ils se référaient. Cette douce apparition enfantine était-elle une fiction de papier, un personnage incarné, matérialisé ?
Comme pour répondre à une sollicitation, ou à un ordre invisible, Flora, après qu’elle eut posé sa poupée qui parut suspendue au-dessus du parquet, flottante et irréelle, s’inclina avec grâce, avant d’exhiber, venu de nulle part, un bouquet de violettes de Parme qu’elle me tendit avec une certaine spontanéité que je n’aurais pas soupçonnée chez une enfant corsetée par des règles révolues de politesse ancienne. 
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L’enfant demeura immobile en sa courbette, me fixant de son regard azuréen, dans l’expectative d’une réaction courtoise de remerciement ou de compliment qui cependant tardait. Elle n’éprouvait aucune gêne à me voir en toilette de nuit, vêtu d’un pyjama, anachronique en son époque. Je tentai de me saisir du bouquet ; il n’avait nulle consistance, ne dégageait pas la moindre odeur, alors que ces violettes,  cueillies fraîches en apparence, en quelque parterre de jardin de printemps, eussent dû embaumer la chambre tout entière. Ces fleurs étaient des fantômes végétaux ; elles n’existaient plus, mortes depuis un siècle.
A cette pensée, je crus que Flora allait s’estomper, s’évanouir. Il n’en fut rien.
« Je rapporterai à Mrs Grose que vous n’avez pas apprécié mes violettes.
- Veuillez m’excuser, mademoiselle Flora. Ces fleurs sont fort jolies et…
- Miles sera là demain. »
Elle venait de me fournir un nouvel indice. Sa bouche enfantine s’enhardissait, jamais intimidée, comme si j’eusse déjà fait partie de ses familiers, de ses relations. Un autre enfant, plus guindé, aurait hésité. Flora, non. Un mystère la nimbait, l’obligeait à une audace relationnelle incompréhensible. Elle voulait peut-être me choisir comme tuteur, m’adopter, parce qu’elle jugeait son entourage quotidien étouffant. Ces conjectures mériteraient éclaircissement, à condition toutefois que cette petite fille revînt la nuit prochaine. J’observais la pendule, sur la console, à ma gauche. Elle marqua les trois heures du matin et tinta aussitôt. Ce fut le signal que je redoutais entre tous : l’enfant semblait avoir profité de mon inattention pour disparaître promptement. Même la poupée s’était évanouie. Je me décidai à consigner ces faits étranges dans mon journal.

**********

Une journée d’automne, maussade, s’écoula, sans histoires. J’avais contacté mon agent littéraire par téléphone, l’informant de l’avancée de mon roman. Je devais répondre à plusieurs courriers, dont une sollicitation d’un studio hollywoodien, qui voulait acquérir les droits d’adaptation de mon dernier succès La Rebelle de Fredericksburg. J’avais entrepris ce bouquin, croyant son sujet démodé ; je pensais que la Guerre de Sécession n’était plus en vogue, que j’avais trop forcé sur le romanesque. Mais les réactions positives des critiques et du lectorat, dès la sortie de l’ouvrage, l’an passé, m’avaient surpris. J’y ressentais bien là ce goût conservateur d’une certaine société huppée et privilégiée WASP de l’Amérique du président Eisenhower. 
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De fait, plus la soirée approchait, plus je faisais preuve de fébrilité. Dans l’expectative d’un retour de ma juvénile apparition, je m’étais préparé à une nouvelle nuit d’étrangeté.
Je me couchai comme à l’ordinaire, après un dîner frugal, afin de ne pas alourdir inutilement mon estomac. Je craignais tout à la fois l’insomnie et le sommeil profond ; je m’étais mis en condition afin que la petite Flora se matérialisât telle que je l’avais vue.
Il devait être environ une heure du matin lorsque, de nouveau plongé dans cette espèce d’hébétude transitoire, indéfinie, je perçus d’abord un bruit léger, un toc-toc. Personne ne frappait à la porte, mais, je ne pus m’empêcher de marmotter un « entrez ! » que je n’émis pas réellement.
Flora fut devant moi, d’un coup.  Aucun préliminaire fantasmatique, embryonnaire, ne s’était produit cette fois-ci.
Je remarquai un changement dans sa toilette, non plus de sortie, mais d’intérieur, chamoisée, veloutée et assez inconfortable, aux étoffes empesées et d’une teinte prune. Le manque de sens pratique de la mode enfantine des années 1860 et quelques ne cessait de m’étonner. La fillette, nu-tête, bien que cela n’empêchât pas en sa jolie chevelure noire coiffée d’anglaises une profusion rococo de faveurs de soie harmonisées avec le coloris assez austère de sa robe, s’occupait à un de ces jeux d’adresse puérils : elle s’efforçait à réussir sa partie de bilboquet aussi habilement qu’un mignon de la cour d’Henri III, ce roi de France futile qu’on qualifiait de décadent. Les tocs provenaient de ce jouet de bois, peint en rouge vif. Une fois de plus, l’obscurité s’était abolie. 
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Elle me vit, feignit d’être blasée, fâchée. Ses lèvres fines eurent une légère moue alors que ses grands yeux se concentraient davantage sur le jeu. Indifférente, elle me dit :
« Miles va être ici sous peu. N’ayez pas peur. »
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Ces mots résonnèrent telle une mise en garde avant l’apparition d’une créature des ténèbres. A cet instant, une bosse sembla se former au dos de la robe de Flora. Ce gonflement prit des proportions inusitées, parut crever l’étoffe, s’amplifiant de seconde en seconde. C’était une tumeur horrible, translucide, veinée, sorte de têtard parasite qui s’extrayait de la fillette. Durant tout cet épouvantable phénomène, elle parut ne rien ressentir ; au contraire, Flora demeurait impassible, immobile, presque contemplative dirais-je. Et cette parturition se poursuivait. Quelle qu’en fût l’exacte nature, l’être en développement (puisqu’il s’agissait de cela) éprouvait des difficultés à s’extraire de l’échine de Flora. Cette scène me rappela la division cellulaire, la mitose. Elle me désempara aussi, car fort épouvantable. Une innocente petite fille venue d’un autre temps « accouchait » dorsalement de celui que je compris être ce Miles dont elle m’avait déclaré qu’il arriverait bientôt.
Cet embryon se mouvait par secousses maladroites, et chacune engendrait une nouvelle étape de sa constitution. Le têtard humain prit consistance, sa tête hypertrophiée, labourée de bourgeons de visage, ses membres pareils à des palmes natatoires se ramifiant en doigts ; son corps même, disproportionné, acquerrait peu à peu une harmonie enfantine. L’absurde résidait dans le fait que cette situation fantastique n’avait qu’un unique témoin, moi-même, et que l’incertitude demeurait sur la véracité consciente des événements auxquels j’assistais depuis la veille. Tout cela me sidérait, me médusait alors que les vêtements mêmes du fœtus de « Miles » s’organisaient aussi. 
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Après quelques minutes, la fine membrane qui rattachait encore le garçonnet à Flora, tel un invraisemblable siamois faux jumeau, une fois celui-ci achevé et vêtu de pied en cap, se rompit. Miles se dressa devant moi, gamin d’environ douze ans, aussi brun que la « parturiente », les joues pâles, le regard toujours d’azur, dont le costume s’apparentait, fait étrange et inspiré, à celui du Blue Boy de Gainsborough, copié semblait-il sur un pourpoint du temps de Charles 1er Stuart, bien que la toile datât du XVIIIe siècle. 
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Un étrange éclat d’ironie traversa le regard de porcelaine de la fillette, qui échangea avec Miles un clin d’œil complice : ils étaient frère et sœur, ce qui expliquait leur ressemblance.
« Monsieur, vous êtes le bienvenu ! » me sourit le garçonnet dont la main droite se tendit. Je n’effleurai qu’une ombre impalpable, sans consistance, ectoplasmique et floue, tandis qu’encore une fois, cette sensation de souffle frais hérissait ma peau.
« Ce sont deux morts, deux fantômes d’enfants disparus depuis un siècle », songeai-je.
Miles, quoiqu’il me parût l’aîné, se contenta de laisser Flora me conter ce qu’elle souhaitait m’exprimer (gratitude, communication spirite ?). Il resta en retrait le reste de cette nuit, tripotant machinalement les glands du collet rabattu de dentelles de son pourpoint soyeux.
« Monsieur, nous voulons discuter avec vous. Nous avons d’importants messages à vous délivrer. »
Sa diction était parfaite, toujours un peu empruntée toutefois, assez Oxbridge.
« Nous sollicitons votre protection, monsieur. Un danger nous menace. Miss Giddens en est consciente, mais elle ne parvient pas à en évaluer l’exacte nature. Nul ange gardien ne veille sur nous. Nous soupçonnons Quint et Miss Jessel d’être à l’origine de ce danger. »
Je me surpris à répondre avec netteté, bien que, j’insiste, les sons s’extirpant de mes cordes vocales ne résonnaient nullement. Je me retrouvais doué d’une mutité loquace, comme dans ce célèbre film d’Abel Gance, Napoléon, où les comédiens prononçaient de véritables répliques, destinées aux cartons d’intertitres.
« Pouvez-vous, mademoiselle, me fournir la preuve que vous ne mentez pas ? »
J’entendis Flora articuler chaque syllabe, presque à les détacher.
« Nous ne pouvons demeurer longtemps ici chaque nuit, fit-elle, n’ayant pas fait cas de mes paroles, à moins qu’elle ne m’entendît point. Nous sommes obligés de revenir quotidiennement vous contacter dans votre chambre, et vous fournir peu à peu, les éléments complémentaires nécessaires à la compréhension des raisons de notre venue.
- Cela ne m’avance guère, miss… »
J’avais à peine rétorqué, et je ne voyais plus Flora. Je scrutais la chambre enténébrée et elle n’était plus là. Miles lui-même, ou son spectre, s’était évanoui. Je voulus appeler, mais, jugeant cela inutile, je m’enfermai dans le silence avant de m’obliger à m’abandonner au sommeil. J’allumai. La pendule indiquait la même heure que la veille : trois heures.

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Ils retournèrent me voir encore, immuables bien que chaque fois vêtus différemment, à deux autres reprises, ne m’apprenant rien de nouveau, contant leur quotidien monotone, ce que Miss Giddens leur enseignait. Je notai de mémoire, scrupuleusement, chacune de leurs conversations.
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C’était comme si toutes les choses s’étaient brusquement figées en ce château que je me contraignais à qualifier de hanté. Je demande aux esprits rationalistes et sains de ne pas poursuivre plus avant cette lecture. Un rituel immuable parut s’installer au fil des jours. Je me désintéressais de mes tâches, car impatient du retour quotidien et ponctuel de mes jeunes fantômes imaginaires ou vrais. C’était une espèce de hantise s’insinuant en mon intellect au risque de l’aliénation.
A l’heure dite, la cinquième nuit consécutive, ils revinrent. En chemise de nuit, agenouillés sur des prie-Dieu, ils adressaient des bénédictions à leur gouvernante. Les longues boucles brunes de Flora se moiraient à la lueur incertaine d’une lampe à pétrole qui n’existait nulle part tandis que son profil, un peu altier, se reflétait sur le miroir de la coiffeuse. Ce phénomène constituait selon moi une preuve de matérialité de mes apparitions. Les deux voix fraternelles se mélangeaient dans cette génuflexion commune, en un parfait duo polyphonique, les petites voix d’enfants prononçant strictement les mêmes mots : « Dieu nous protège et bénisse Miss Giddens. »
Un détail me troubla, me dérangea : la manche droite de la chemise de nuit de la petite fille était relevée à son poignet, laissant apparaître des traînées rougeâtres, des meurtrissures, comme si on l’eût attachée avec de gros cordages trop serrés afin, supposai-je, de la punir pour une faute inappréhendable. 
J’attendis qu’ils eussent terminé leur prière, puis m’enquis de la raison de la blessure de Flora :
« Qui vous a fait cela ?
- C’était un jeu », dit-elle, laconique.
La scène se modifia, instantanément, et tous deux m’apparurent en vêtements de jour. C’était comme si le temps, par caprice, à sa fantaisie, venait d’effectuer un bond en arrière de plusieurs heures. Les enfants ne rejouaient pas une scène, ne la reproduisaient pas, ne la revivaient pas : ils étaient retournés à l’instant où s’était produit l’événement ludique que les lèvres de Flora venaient d’évoquer, presque allusivement. Aucun sentiment de culpabilité n’avait effleuré sa conscience qu’à tort, j’avais supposée pure, mais le spectacle que désormais Miles et sa cadette offraient à mon regard outrepassait les convenances.
Le garçonnet s’était amusé à enserrer les avant-bras de Flora avec d’épaisses cordes qui la meurtrissaient et, bien que des crispations de souffrances s’exprimassent et marquassent son fin visage, elle ne pouvait s’empêcher de lancer à haute voix ses encouragements :
« Continue, Miles, continue ton ouvrage ! Serre plus fort, serre encore ! »
Il s’accroupissait, s’arc-boutait sur ses bottillons tout en tirant davantage les liens qui entravaient et torturaient la fillette. Tous deux - comment exprimer crûment ce sentiment sans choquer les âmes prudes ? - éprouvaient un vif plaisir à cette action et Flora, assise sans façon sur le parquet qui n’eût même pas dû réagir à sa présence (or, il craquait, c’était indubitable), était la plus ravie des deux.
« Venez monsieur, venez partager notre jeu de cordage ! »
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Cette invitation de celle que j’avais crue innocente, me troubla. Miles et Flora, devant mon regard médusé, se livraient à un jeu adulte de nature sadomasochiste, assurément appris d’autres personnes, à moins qu’ils eussent surpris un couple à l’improviste sans qu’ils eussent compris la nature perverse de cette pratique.
Je criai, sachant qu’ils ne m’entendraient pas - mutisme de ma voix oblige :
« Veuillez cesser, c’est odieux ! »
Cette fois, je me trompais.
« Vous ne voulez pas nous joindre à nous ? C’est monsieur Quint et miss Jessel qui nous ont enseigné ce truc, répliqua Flora, empourprée, non pas de honte, mais de contentement, ses jupes amples d’une teinte gris souris s’étalant impudemment et s’empoussiérant sur les lattes, là où, la première nuit, l’enfant flottait, suspendue, aérienne, telles ces danseuses russes ou ukrainiennes réputées pour leur célèbre pas.
- Cessez cela ! Je ne vous le répéterai pas deux fois. »
Ils n’écoutaient pas, poursuivant leur caprice. Je découvris avec effarement la vénénosité de l’enfance, la pire des perversions, que ce Quint et cette miss Jessel, que je ne connaissais point, avaient cultivé et instillée chez cette fratrie dont je supposais qu’ils avaient reçu la charge éducatrice. Dépourvu de ressources, je m’écriai, jetant à la face de Miles et de Flora ces paroles telle une furie antique :
« Je vous dénoncerai à Miss Giddens ! Elle vous punira ! »
Je crus avoir fait mouche. Ils cessèrent aussitôt leur amusement impur. J’entendis une voix lointaine, si distante qu’elle paraissait provenir du vestibule, voire de l’extérieur les appeler :
« Miles, Flora ! Où êtes-vous ? »
Et cette voix, de nature féminine, ajouta, sans qu’on l’eût sollicitée :
« Les enfants ! Je dois protéger les enfants ! »
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Elle résonna, comme en écho, dans ma chambre, l’emplissant de sonorités déformées, dissonantes, irréelles. Elle avait des intonations d’outre-tombe, extirpées des cordes vocales d’une morte revenue de quelque purgatoire en quête des jeunes pécheurs pour les punir. Ainsi, les génuflexions de Miles et de Flora de tantôt s’expliquaient aisément : je compris que celle qui les recherchait était cette Miss Giddens, la gouvernante « actuelle », qu’ils craignaient tout en l’aimant. Ce troisième spectre venait de se manifester, de répondre à ma sollicitation.  Flora et Miles avaient prié afin que Miss Giddens les laissât en paix, qu’elle ne les châtiât point pour leur hideuse faute de luxure.
Tous deux devinrent incertains, tremblotants, telles des feuilles de papier agitées par une brise. Ils s’évaporèrent et l’heure du cadran pendulaire, à ce que j’en pus juger, demeurait identique à celle des précédentes nuits. 

A suivre...

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