jeudi 9 décembre 2010

Translateur pictural troisième partie : Ma rencontre avec Fradin.

Une fois remises les pendules du monde que nous connaissions à l’heure, notre scientifique était fin prêt pour la suite : la translation temporelle d’un être vivant, moi en l’occurrence, nouveau cobaye, futur martyr éventuel de la science en marche, via la sérigraphie de Fradin, dans l’atelier du grand auteur dixit son exégète favori Boris Laporte, rédac chef de Sparrow de 1956 à 1968. Avanti pour 1959 !

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Je cogitais fort peu de temps, ayant horreur de la procrastination : Hettie et moi–même nous nous hâtâmes de rallier Orsay. A mes risques et périls cette fois-ci. Et si j’y laissais une jambe ou un bras, comme un mutilé de 14-18 ? Mon grand-père maternel avait fait les Dardanelles, et la guerre de 14, c’était pas de la tarte ! D’ailleurs, la Grande Guerre n’a été de la gnognote pour personne, sauf à l’arrière, bien entendu, parmi ces mondains et mondaines infatués de leur superficialité, ce milieu proustien nombriliste, égotique et futile.

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Ces cocottes roucoulantes couronnées de plumes d’autruches à la Charlot patine ou Famille Illico

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et ces aristos ou prétendus tels à l’épingle de cravate impeccable et aux gants beurre frais

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qui préféraient les croûtes pompières d’Alma-Tadema

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au cubisme de Braque.

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Ils croyaient soulager leur conscience faussement compassionnelle et spleenétique par leurs œuvres de guerre, tels ces cagots dénoncés par Luther et embobinés par Tetzel vidant leur bourse pour l’achat d’indulgences. Ils étaient tous pourris jusqu’à la moelle par la spéculation effrénée sur l’industrie de guerre, salauds d’entre les salauds marchant main dans la main avec les munitionnaires qui s’enrichissaient sur le dos de la chair à canon. Plus putrides encore que le vert cadavérique : ils n’avaient rien à voir avec ces sels d’une belle verdeur issus d’un métal nommé praséodyme.

Ce grand-père maternel, je ne l’ai pas connu. Il est mort cinq ans avant ma naissance. Peut-être que grâce à Ron, j’aurais pu me transporter à son époque via une de ses lettres, ou une carte postale envoyée du front, avec ses copains poilus d’Orient.

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Seulement, tout cela est fictif : mon grand-père maternel ne savait ni lire ni écrire.

L’expérience a donc repris, mais pas à l’identique. J’avais revêtu la combinaison protectrice, acceptant mon sacrifice éventuel pour la noble cause de la science en marche. J’allais passer à travers la sérigraphie de Fradin comme à la moulinette ! Tous mes atomes seraient transportés dans l’atelier du grand dessinateur belge en cette fin mythique des fifties alors que le sublime cycle des aventures d’UV paraissait dans Sparrow chaque semaine ! Je me suis placé sur le plot de téléportation, à côté du dessin génial. La tension a augmenté, au propre comme au figuré, cela jusqu’au paroxysme.

Il y a eu comme un flash et je n’ai plus rien vu. Avais-je échu nulle part, ou s’agissait-il d’un aveuglement temporaire dû au choc du transfert quadridimensionnel instantané ? Etais-je entier, où manquait-il quelque chose de moi ? Je ne souffrais pas, du moins, pas encore.

J’ai eu une absence. Dura-t-elle une picoseconde ou une éternité ? Je revins à la nouvelle réalité. Primo, la clarté, revenue, m’aveugla. Secundo, je fus comme assourdi par un éclat de rire. Ce fut comme une renaissance, comme si je venais de m’extirper une seconde fois du ventre maternel…pour une irruption vers ailleurs.

Fradin était là, devant moi ! Et il se poilait franchement ! Il se fendait la gueule comme dans ce récent film comique sud-africain à succès où des Bushmen divinisent une bouteille de Coca ! C’était bien lui ! Le Fradin d’avant les grosses lunettes, d’avant le Tac au Tac, cette mythique émission de l’ORTF du début des années soixante-dix consacrée aux auteurs de bédé ! Le Fradin au grand nez et au sourire franc ! Rien ne paraissait l’étonner si ce n’est qu’il le prenait du bon côté ! Fradin, mon idole.

A cette époque – 1959, je le rappelle – ses cheveux étaient coupés en brosse. Je me retrouvai dans le saint des saints, plongé dans ce qu’il nommerait plus tard un cauchemarrant. Et j’étais en entier ! Sauf qu’avec ma combinaison, je devais ressembler à un extra-terrestre de nanar hollywoodien de la Guerre Froide. D’où l’hilarante surprise.

Malgré tout, je suis bien obligé d’avouer à mes éventuels lecteurs que ce rire de Fradin résonna en mon cœur aussi subtilement qu’un accord de sixte napolitaine dans un devoir d’harmonie hyper pointu d’une classe de conservatoire municipal. Il valait mieux avoir affaire à lui qu’à ce grand méchant loup d’RV, qui détestait en fait l’humour et surtout les enfants en cela qu’en 1959, il traversait une telle dépression que celle-ci le conduirait à son chef-d’œuvre mélancolique : Pinpin au pays de Bouddha. Pour Fradin, le cafard ne viendrait qu’en 1962, avec la suspension de la publication de QRM sur Delicatessenburg.

« M’enfin ! Commença-t-il avec son accent belge à couper au couteau, c’est Bafton qui a fait sauter une pile atomique et on vient me décontaminer ? »

J’ai saisi que ma cagoule était désormais de trop. Je l’ai enlevée. Ma situation s’est avérée paradoxale : la réussite de l’expérience s’est avérée optimale et je n’avais rien pour le communiquer à Hettie et à Ron qui avaient dû le constater de visu. Mon déplacement devait durer seulement une heure, juste le temps d’une prise de contact. Et j’avais un polaroïd sur moi, histoire d’immortaliser ces instants historiques. Fradin a repris de plus belle :

« Ecoute, mon gars, qui que tu sois, j’adore qu’on me fasse des farces, mais là, tu t’es trompé de période. Le carnaval de Binche est passé depuis six mois.

- J’suis pas habillé pour le carnaval, maître ! J’suis juste un admirateur venu de loin (j’ai appuyé sur le mot) pour vous rencontrer. J’aimerais vous interviewer sur votre œuvre, et je souhaite que vous me dédicaciez un album !

- Tous les stratagèmes sont permis pour m’approcher ! Avec une pareille tenue, tu as dû te faire repérer à cent lieues ! Mais ta franchise me plaît, mon jeune ami, même si je ne suis pas prêt à gober toutes tes fables. La fortune sourit aux audacieux, et j’aime ça.

- Je ne demande rien d’autre que de vous rencontrer. C’est un rêve d’enfant que je réalise là, monsieur Fradin.

- Boarf ! (décidément, il se comportait comme son antihéros Bafton) Le vedettariat, c’est pas trop mon truc ! Je suis conscient que ma renommée croît, mais si tu veux rencontrer de vraies gloires, essaie RV la prochaine fois, moi, je suis encore un peu néophyte.

- Votre notoriété est déjà faite ! Vous compterez parmi les plus grands du neuvième art !

- Neuvième art ? Connais pas !

- C’est votre confrère Boris qui va inventer l’expression en 1965. Elle va faire florès !

- Tu me ressors le bobard du visiteur venu du futur qui vient me prédire le succès assuré !

- Votre œuvre deviendra immortelle ! Je plaisante pas !

- D’où et de quand viens-tu, sans rire ?

- De 1985 ! Et de France, d’Orsay ! Mon ami Ron a inventé le moyen de voyager dans le temps et je viens de l’expérimenter avec succès ! Je le jure !

- Croix de bois croix de fer ! Si tu mens, tu vas en enfer ! »

J’ai fait comprendre à Fradin que je n’en avais que pour une petite heure avec lui. Il a fini par accepter de me faire visiter son atelier. Ni sa femme ni sa petite fille n’étaient heureusement là, ce qui aurait sacrément compliqué les choses. Cependant, il attendait la visite imminente de Grog, son scénariste, qui devait lui apporter les derniers développements envisagés pour conclure UV comme urraca verde. Fradin et Grog étaient embêtés en cela qu’ils ne parvenaient pas à se mettre d’accord sur le dénouement. Grog envisageait une suite à l’épisode, du fait que l’UV man Réjôme avait été laissé en plan en plein parc du château du comte, et qu’on ne savait pas ce qu’il allait advenir de lui, tandis que Fradin voulait que tout se conclue par la remise d’UV à la police. Fradin me fit part de son désarroi. Il devenait confiant et acceptait de me faire des confidences.

Tandis que je contemplais de superbes crayonnés d’UVmobile et d’UVoptère, je n’ai pas pu m’empêcher, mine de rien, d’émettre une suggestion :

« Et si vous terminiez votre bédé en faisant faire à UV de la pub sur la Lune ? »

Et vlan ! Je ne modifiais pas le cours de l’histoire. Je lui donnais juste un coup de pouce, comme pour Filament.

Fradin me dit :

« Mais c’est une excellent idée, mon gars ! Ouais ! Superbe ! Je vois çà d’ici ! Comme UV est un gaffeur, ses UV men vont inscrire le message publicitaire à l’envers ! Il va être écrit en UV langue ! Il faut que je le dise à Grog ! Les lecteurs vont être pliés en quatre ! »

Plus déridé que jamais, Fradin m’a serré dans les bras ! Le scénario, par ma grâce, était débloqué ! Avant de me montrer sa planche à dessin et ses outils de travail (papier, plume, rotring, crayons, gomme, pinceaux, flacons d’encre de Chine etc.), le grand dessinateur m’a demandé d’ôter mes oripeaux de cosmonaute mal dégrossi. Je lui ai répliqué que je ne pouvais pas : dessous, j’étais en slip. Et en Belgique, excusez-moi l’expression, on se les gèle un peu, une fois. Non pas que je souffrais d’une peur irraisonnée de l’exhibitionnisme. Je n’étais ni un père la pudeur, ni un pervers pépère, titre d’une BD célèbre de Vortlib, dont Georges Paleck,

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l’immortel auteur de L’apparition – exercice de style oulipo consistant à écrire un roman entier avec une lettre unique, le e, cela sur 800 pages, puis à en donner la traduction en français normal sur 800 autres – avait fait l’éloge détonant dans une de ses nouvelles primée au Renaudot. Pour rappel, j’exécrais la pullulation des filles en monokini sur les plages et le Peep show de Crétin Show sur la Une.

Fradin, toujours plus mis en confiance, devenu chaleureux, déblatéra sa volubilité belgicaine jusqu’à plus soif. Il me bombarda d’infos de première main, conscient que mon temps en 1959 était compté, comme celui de l’éphémère. Peut-être m’assimilait-il à une espèce de farfadet, de tomte, sitôt apparu, sitôt reparti pour son royaume sylvain enchanté. En fait, en cet instant, j’avais autant peur de crever qu’un mec du Moyen Age face à la crainte de décéder accidentellement, non point intestat, mais surtout sans la munition du saint viatique, ce qui le vouerait à la damnation éternelle. Mon questionnement intime, qui me donnait des sueurs froides était de cet ordre :

« L’aller a marché impec, soit. Mais mon retour ? Le danger de l’échec demeure jusqu’au bout. L’expérience n’aura pleinement réussi que si je reviens indemne en 1985 ! »

Et Fradin jactait, me dévoilait ses projets : une nouvelle aventure de Sparrow pour Le Parisien libéré, en collaboration avec Rabot : « Sparrow et les hommes-boules », qui suivait « Timbu tabu », et « Sparrow et les formats miniatures », inspiré directement du film de Jean Marais « Amour de poche », auquel il était fait allusion sous l’appellation de « un film idiot d’ailleurs » (je cite) ; les prochains gags de Bafton avec JKM aux décors etc.

Il m’avoua avoir juste abandonné à Gazzaladro le dessin de Prudent et Bonbon dans le journal de Pinpin, qu’RV dirigeait d’une main de fer parce que Sparrow et Bafton, envahissants, prenaient désormais tout son temps et qu’il ne parvenait même plus à partir en vacances, au bord de la mer espagnole, plus précisément sur la Costa Brava, avec sa femme et sa fillette.

Je lui ai lancé :

« La Costa Brava ? Vous avez peut-être vu la villa de Truman Capote (en 1985, le grand écrivain homo et drogué aux pots bébé arrosés de whisky venait de passer l’arme à gauche comme dans un mauvais polar alimentaire d’Auguste le Breton) !

- Je ne connais pas ce type. »

J’ai alors commis une erreur, ou plutôt, un anachronisme :

« Truman Capote a une grande amie, Harper Lee. Elle vient de publier aux states un roman génial, The mocking bird, je crois. »

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Je réalisai trop tard ma bévue : je me mordis la lèvre jusqu’au sang. Non seulement je n’ai pas sorti le titre foncièrement exact du bouquin, mais en plus, j’ai anticipé sa parution de quelques mois. Mais était-ce si grave ? Courais-je le risque d’une conclusion à la Ray Bradbury dans sa nouvelle « Un coup de tonnerre », dont Miguel ne s’arrêtait pas de faire l’éloge, connaissant ma propension à me délecter de la moindre uchronie ? J’ai tenté de rattraper ma connerie, passant à une évocation du personnage de Bonbon, avouant à Fradin que j’avais un penchant pour les petites blondes diaphanes à queue de cheval à coupe au carré ou à chignon, mais que je regrettais avec amertume que la loi du 16 juillet 1949 imposât que l’on attribuât à la jeune femme un physique de planche à pain – tout comme à Scotchine dans Sparrow – dans le style DS De B de B.

« Censure, censure…, m’a-t-il répondu en haussant les épaules.

- Et si vous la défiez ? »

Avec audace, anticipant sur un gag sublime de Bafton de 1973 que je considérais comme un chef-d’œuvre absolu, j’ai proposé à Fradin, au risque de déchirer le continuum spatio-temporel, de dessiner dès maintenant – CAD 1959 – la planche où Bafton fait cuire un toast sur un radiateur, imposant à tout la rédac, victime de la chaleur étouffante, de se mettre en slip.

« Mais où est-ce que vous allez pêcher tout çà ? Ce gag ne passera jamais. La représentation des femmes voluptueuses – a fortiori en bikini – est déjà interdite, alors des bonshommes en sous-vêtements ! Les seuls dessins d’hommes déshabillés autorisés sont ceux des hommes préhistoriques en peaux de bêtes ou des Africains en pagne. Bien sûr, il y a des exceptions : un héros viril comme Jean Bravecoeur de mon ami et prédécesseur GG a parfaitement le droit de piquer un crawl dans une piscine en maillot de bain à condition de ne pas titiller l’imagination des lectrices boutonneuses souffrant des affres de l’adolescence.

- Pourquoi pas celle des homos ?

- Décidément, dans le futur, vous avez l’esprit mal tourné ! »

***********

Le temps s’écoulait dangereusement. Il ne me restait guère que huit minutes, et l’arrivée de Grog ne pouvait tarder. Fradin me proposa de rester jusqu’à l’arrivée de son scénariste. Il m’avait offert à boire, mais n’aimant guère l’apéritif, je n’avais accepté que de l’eau minérale de Spa.

Ce fut alors que je commis ma gaffe la plus grave, la plus conséquente, résultant d’un geste maladroit qui m’échappa : j’ai eu le tort de poser mon verre encore à moitié plein sur la table où se trouvait la dernière planche terminée et encrée d’UV comme Urraca verde, que Fradin devait envoyer le lendemain aux coloristes pour parution avant un mois, délais d’impression inclus. Parfois, j’ai tendance à parler par gestes. Pris dans un discours passionnant sur les ressorts du comique burlesque, alors que je mimais une scène du célèbre film de Laurel et Hardy Œil pour œil (celui où ils interprètent des vendeurs ambulants de sapins de Noël qui se disputent avec James Finlayson et finissent par tout saccager en un jubilatoire festival de casse),

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j’ai eu un coup de coude incontrôlé. Mon verre s’est renversé sur la planche et Fradin m’a engueulé !

J’ai émis une de ces interjections que les phylactères des miquets de l’époque remplaçaient par des idéogrammes à tête de mort au nom de la bienséance, un « Hé merrrde ! » digne de Notre prison est un royaume de Gilbert Cesbron auquel mes parents auraient immanquablement rajouté « mange-la », juron auquel Fradin enchaîna un « Rogntudju ! » prémonitoire suivi d’un « Gotverdomme ! » tonitruant. Je venais de lui foutre en l’air plusieurs jours de boulot ; j’en étais conscient et mon esprit, pour atténuer le choc, vagabonda au milieu d’une de ces digressions paravents dont il avait le secret : les tics de langage d’un de mes anciens profs d’histoire-géo. Ce dernier avait la sale habitude d’intercaler presque entre chaque mot d’incessants « bon ben », « grossièrement », « or tenez » et autres « grosso modo » qui entrelardaient ses phrases jusqu’à l’amphigouri surréaliste. Pour se fiche de sa tronche de méchant de western spaghetti mal léché, (Dynamite Jack quelque chose, ainsi le surnommais-je) un de mes copains était allé jusqu’à maquiller une copie de cours en y ajoutant des commentaires imaginaires de ce prof du style ne mets plus de telles conneries. Un jour, le mec s’était tellement embrouillé les pinceaux avec les bas blacs et les blas bas de Robespierre (« Bon ben, voyez Robespierrrre – en plus, il roulait les r - avec ses bas blacs euh blas bas… ») qu’on avait tous explosé unanimement de rire…rire bientôt jaune puisqu’après un « Pourquoi vous rioz ? » (sic.) suivi d’un redoublement de la rigolade il avait jeté, fulminant de colère : « Bon ben, prenez une feuille ! »

Comme si cela ne suffisait pas à parer le coup psychologique, mon cerveau focalisa prestissimo sur un autre sujet digressif : Mestre Lepre et ses cours de langue occitane. Oh, je sais bien : lepre, ça signifie lièvre en italien ! Non pas que j’ai voulu prendre la poudre d’escampette, foutre le camp, détaler comme un lièvre, avec un Fradin m’agonisant d’injures à ma poursuite ! Seulement, cette UV de première année bouche-trou – puisqu’il fallait absolument avoir dans son cursus de DEUG une UV de langue étrangère – c’est Mestre Lepre qui s’en chargeait malgré ses septante ans sonnés pour palabrer à la belge. Comme ses étudiants plus expérimentés l’exprimaient dans un provençal douteux pollué par les gallicismes et les italianismes : « è Mestre Lepre che nous fara coummençar ! »

Imaginez-vous un vieux paysan madré pagnolesque coiffé d’un béret basque ( !) défraîchi (pour ne pas écrire crado) à la Bréols, Arius

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ou Aquistapace

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(je ne cite ni Maupi – trop marseillais –

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ni Casa, vu qu’il était peut-être corse à ce que je subodore à cause de son rôle du gendarme Colombani dans la mémorable pastorale des santons de Provence d’Ivan Audouard opus 1957)

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avec un œil de verre qui plus est.

Justement, à propos de santons… Les émules de Mestre Lepre (ou ce qu’il en restait en deuxième année) avaient imposé comme diaporama de fin d’année du cours de M. Kovak une œuvrette inspirée des marionnettes de la crèche parlante d’Aix en Provence,

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mémorable attraction du XIXe siècle. Les étudiants américains de l’UV durent se farcir vingt-cinq minutes de diaporama en provençal non sous-titré (même moi, j’avais du mal). Cette pochade s’intitulait « Micourau et Joussellet »,

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avec les pantins aixois articulés de ces deux personnages garantis d’époque, tout écaillés, fanés et de traviole, croisements improbables entre les paladins de France alias les marionnettes siciliennes et le Guignol primitif de 1808, qui causaient de la bouno nouvello, c'est-à-dire qu’ils racontaient la naissance du Christ. Bien des cervelles d’outre-Atlantique fumèrent ce jour là ! Pour parler à l’ancienne, je me suis gaussé du désarroi de ces guys face à ces poupées articulées dégingandées toutes de guingois avec leurs habits râpés et pelucheux de feutrine, de velours et de barège garantis d’origine, comme sortis de vieilles malles ayant appartenu au marquis et à la marquise des Baux. Je dis guys en amerloque familier : Mestre Lepre appelait chacun de nous gaïre !

Malgré tout, Fradin m’a rappelé à la triste réalité. Il m’a traité d’un terme propre aux Belges, que je ne reproduirai pas ici tellement il est insultant. Ce que j’ai retenu, c’était que dans X semaines, les p’tits lecteurs allaient être privés de leur planche hebdo des aventures de Sparrow et Lorenzo pour cause de gâchis à l’eau et de recommencement imposé ! Comme mon temps en 1959 s’effilochait, j’ai engagé une course contre la montre ou plutôt un match pour la vie, en hommage à cette série américaine oubliée avec Ben Gazzara, par ailleurs principal interprète d’un fameux film de Peter Bogdanovitch, Jack le Magnifique, où il jouait le rôle d’un patron de bordel à Singa pour. Bref, j’ai pris les jambes à mon cou pour échapper à l’ire de Fradin. Je suis sorti en pleine rue fissa. Il me semble avoir bousculé dans la panique Grog qui arrivait et qui venait de descendre de son ID 19 (un tout nouveau modèle – je n’allais tout de même pas commettre un anachronisme en disant que Grog conduisait une Peugeot 404, alors que je sais pertinemment que celle-ci n’a été commercialisée qu’en 1960).

De mes pérégrinations de tempsnaute en 1959, ce fut tout. Il y a eu un nouvel éclair et je basculai dans mon présent !

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En atterrissant avec brutalité sur le plot de téléportation, je me suis rendu compte que :

1) Je n’avais pas remis ma cagoule ;

2) Je n’étais pas passé par une translation normale en me positionnant en face de la sérigraphie pour faciliter mon retour vu l’urgence de la situation ;

3) J’étais intact malgré tout !

Conclusion : l’invention de Ron était désormais bien plus au point que ce que j’imaginais. Restait à savoir si ma maladresse n’avait pas tourneboulé le cours de l’Histoire.

En première impression, il n’en était rien : le hangar était le même, les appareils aussi. Pour Ron et Hettie, itou ! C’était tant mieux. Si bouleversement il y avait eu, ce dernier avait dû se limiter à un retard d’une planche de bédé !

En fait, j’oubliai un facteur, digne de la progression exponentielle ou des tangentes : plus on s’éloigne de la source de la perturbation, plus la déchirure du continuum spatio-temporel s’accroît et s’aggrave. En 1985, elle devait être déjà sensible…alors, dans cinquante ou cent ans. Comment allions nous être fixés ?

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(à suivre)