vendredi 20 mai 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre14 1ere partie.



Chapitre 14.

Chaque camp se faisait face, demeurant dans l’expectative. Les hybrides de félins et d’humains jaugeaient leurs adversaires ou proies potentielles de leurs escarboucles de fauves. Leurs queues battaient l’air tel un métronome en furie, chassant au loin les mouches importunes. Leurs gueules émettaient des mugissements rauques tandis que des effluves alcalins saisissaient les humains à la gorge.
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A la sueur tropicale s’était additionnée celle de la peur atavique de l’hominien face au prédateur. Le brav’général tentait vainement de conserver sa contenance et son sang-froid. Il avait saisi qu’il n’avait pas affaire à une classique tribu belliqueuse mais s’efforçait de se comporter à la manière des bâtisseurs d’Empire ultramarin dont la première option consistait à parlementer. Il s’agissait d’abord d’amadouer ces « sauvages » avec des offrandes : sacs de sel, verroterie, coupons d’étoffes (guinées) etc. Jacques Santerre et Angelo Franceschi se chargèrent de la tâche, bien que notre caporal-chef Italo-corse tremblât comme une feuille. Le tout fut déposé à même la terre, dans l’attente que les guerriers-chasseurs s’en emparent.
Pierre, en un geste qui eût paru machinal pour tous ceux qui ne le connaissaient pas, rajusta son monocle de capitaine Boieldieu. C’était une manière anodine, imperceptible, de camoufler son épouvante et son agacement. De fait, il avait beau se persuader qu’il ne pouvait s’agir que d’une simulation hyperréaliste destinée à éprouver Daniel et ses compagnons, manœuvre de cet « esprit frappeur », de cet A El impalpable, le comédien peinait de plus en plus à conserver son flegme. Faute de mieux, il fit sienne la méthode Coué, aussi inefficiente qu’elle fût, se répétant inlassablement par la pensée : « Ce n’est qu’un cauchemar. Ça va passer ; je vais me réveiller. », mais  la scène demeurait telle quelle. Certes, Pierre se retenait car il n’avait plus qu’une envie, prendre les jambes à son cou. Pourtant, il décela l’avantage de la situation : « Au fond, ce maléfique A El nous sert : il contribue à la déroute des boulangistes et à la remise en place à plus ou moins long terme de la chronoligne que nous avons connue. »
Cependant, il ressentait encore la présence éthérée du spectre de Farquhar, blafard, enflé, aux yeux phosphorant d’un rouge ardent charbonneux, comme extirpé des Enfers d’Hadès. Ce fantôme épiait la troupe, dissimulé dans un buisson et, de temps à autre, bien qu’il fût immatériel, les narines de l’acteur parvenaient à capter son odeur qui rappelait celle de l’herbe fraîche mouillée par une brève ondée ou des foins que l’on vient de couper. Un souffle glacé, provenant des exsufflations d’asthmatique de la créature tourmentée par son obésité d’homme-pachyderme, effleura la joue de Boieldieu. Son bras fut même frôlé par la main suiffeuse, extirpée du fourré, enflée au-delà du raisonnable, du fantôme de l’explorateur infortuné. Puis, sans demander son reste, l’« esprit » du compagnon de route malchanceux de Stanley s’évapora. Il en demeura moins qu’une vapeur.
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En un premier temps, les hommes-Smilodons parurent accepter les dons de Barbenzingue. Prudemment, ils se penchaient sur ces tas de camelote occidentale, en humaient les fragrances inconnues, en éprouvaient la consistance avec leurs doigts griffus tout en palabrant, échangeant des « paroles » qui s’apparentaient davantage à des grondements qu’à un langage humain.

Leur chef, reconnaissable à ses emblèmes guerriers profus et ostentatoires, à sa mâle crinière léonine imposante, rayonnant autour de sa noble face aux traits africains purs tel un diadème échevelé qu’eût jalousé un rasta de la fin du XXe siècle, s’approcha à son tour du monticule d’offrandes, avec toutefois une circonspection redoublée. La lenteur suspicieuse des gestes de ce « roi » accentuait la nervosité des boulangistes. Des filets de sueur dégoulinaient le long des échines glacées, malgré la température ambiante. Michel Pèbre d’Ail se retenait de ne pas claquer des dents tant sa peur était grande. « Pour sûr, ils sont anthropophages et vont nous bouffer tout crus » pensait-il à tort. Ses compères n’en menaient pas large non plus, mais il n’était pas question d’afficher sa trouille. Le général ne l’aurait pas toléré. Toutefois, demeurés sur leurs gardes, les officiers gardaient la main sur la crosse de leur revolver. Dans l’intolérable suspension du temps, un craquement se fit entendre : c’était un des sacs de sel dont la toile venait d’être fendue d’un coup de griffe par le potentat. Le contenu d’un marron sale, non lavé de ses impuretés, se répandit sur le sol. Alors, le guerrier nimbé plongea avec résolution une main avide dans les cristaux puis se lécha les doigts avec une expression réjouie. Il reconnut la précieuse denrée.
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« C’est dans la poche les gars », siffla Franceschi entre ses dents.
Le soldat de fortune s’illusionna un très court instant car, coup de théâtre, des cris et des appels en wolof s’élevèrent de l’arrière de la colonne.
Il s’agissait des deux tirailleurs sénégalais qui, contre toute attente, tandis qu’à peine quelques secondes auparavant, leurs organismes étaient encore frappés par les phénomènes régressifs que l’on sait, jaillirent de leurs civières parfaitement guéris, sans qu’aucun symptôme hétérochronique ne fût encore visible. De joie, véritables miraculés, ils rendirent hommage à toutes les divinités qu’ils vénéraient, dansant, chantant, gesticulant, frappant dans leurs mains. Certes, la surprise fit se retourner les soldats français, mais, événement bien plus conséquent, les hommes-félins crurent à une trahison. Leur méfiance atavique de l’homme blanc reprit le dessus. Alors, ils rejetèrent avec une haine mêlée de mépris les offrandes qu’ils avaient commencées à charger sur leurs épaules.
« Ça pas bon massa ! » lança le Capita à l’adresse de Barbenzingue.
Les sagaies fendirent l’air en une pluie létale. Deux d’entre elles vinrent se ficher en travers des gorges des deux miraculés. Ces armes n’avaient rien de classique. On se serait attendu à ce qu’elles se terminassent par des pointes en os, en fer, en bronze, en obsidienne ou encore de silex mais pas avec des griffes gravées, encore dotées de vie, de Machairodus géants.
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 Les lances ensorcelées éventrèrent et éviscérèrent à l’envi les malheureux qu’elles embrochaient. La mêlée devint générale. Le sang coula d’abondance. Il était impossible en de telles circonstances aux fusiliers rationnels d’ajuster leurs cibles. Restait comme seule option le corps à corps, à la baïonnette. Boulanger lui-même fut renversé de son tipoye et mis en grand péril.
Il était moins une que toute la colonne succombât. Tout en se débarrassant d’un attaquant autochtone grâce à une prise de harrtan, Pierre Fresnay émit un message de détresse destiné au commandant Wu : « Urgent ! Urgent ! Colonne de Barbenzingue attaquée ! Dans dix secondes, tout est fini. »
Ce qui advint n’était pas le résultat d’une intervention directe du prodigieux adolescent grimé en daryl androïde. Le retournement de situation, tant usité par les théâtreux du XVIIIe siècle et les feuilletonistes contemporains d’Aurore-Marie, fut si prompt que nul parmi les combattants ne comprit ce qui arrivait. En quelques secondes, une centaine de petits hommes de la forêt surgit des plus hautes ramures, et, bondissant sur les redoutables pseudos Smilodons, les emprisonnèrent à l’aide de filets ou, par simple contact tactile, embrasèrent leurs proies qu’ils exécraient avec raison. En effet, les Pygmées, depuis des temps immémoriaux, étaient les ennemis héréditaires des hommes-félins qui les pourchassaient comme gibier au même titre que les cercopithèques et autres singes. La victoire fut rapidement acquise. Si les captifs jouissaient d’une chance relative (ils seraient voués à l’esclavage), leurs frères achevèrent leur consumation en d’innommables tas indistincts tordus et noirâtres dont l’insupportable fragrance importunait les narines délicates des Blancs. Comme des enfants, les petits hommes entonnèrent des vocalises polyphoniques célébrant leur triomphe.
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Lecteurs, l’intervention opportune des Pygmées était prévue par le Ying Lung. Il savait où les petits hommes se tenaient, leur territoire étant attenant à la position présente des Boulangistes. Il s’était contenté d’attirer la tribu des chasseurs sur le terrain de la confrontation car ceux-ci traquaient un animal fabuleux, réputé en cryptozoologie, susceptible de leur procurer des réserves de viande pour un mois entier : le Mokele Bembé, sorte de Plésiosaure pachydermique survivant en Afrique sur quinze chronolignes.
Le brav’général, sale et éclopé, eut pour premier réflexe de remercier chaleureusement ses sauveteurs, qui appartenaient au peuple Bekwe. Mais il recula à leur vue.
A sa décharge, Barbenzingue vivait à une époque où l’on ignorait tout des effets de la radioactivité et des mutations visibles et effrayantes qu’elle pouvait engendrer. Les Bekwe s’offraient à ses yeux tels des mutants répugnants : non seulement ceux-ci souffraient de polydactylie et de polymembrie, mais leurs têtes présentaient également des boursouflures crâniennes les apparentant aux célèbres esclaves encéphalocèles de la cour des Moro Naba de Texcoco. Leur néoténie s’avérait manifeste. De plus, leur carnation dénonçait les ravages des radiations car leur visage se maculait çà et là de taches plus claires et leur chevelure crépue et clairsemée blanchissait anormalement. Pour achever le tableau, les silhouettes étaient grêles et grotesques, portées qu’elles étaient par des jambes courtes et arquées.
Daniel et Spénéloss auraient scientifiquement expliqué les mutations dont les Pygmées Bekwe étaient victimes. Ils vivaient sur un territoire où affleuraient d’abondants gisements d’uranium et d’iridium. Georges Boulanger ne le savait pas, mais le fait qu’il avait rencontré ce peuple témoignait qu’il touchait au but. Le commandant Wu aurait ajouté que ces Pygmées lui rappelaient un peu (oh, si peu !) les sinistres Aruspuciens d’une défunte piste temporelle en cela qu’ils présentaient une amorce de convergence évolutive avec ces extraterrestres, convergence aboutissant aux Alphaego de la piste 1721 bis.

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Le bilan de l’échauffourée se chiffrait à quinze victimes : dix morts et cinq blessés. Contre mauvaise fortune bon cœur, les boulangistes furent obligés d’accepter les médications des Pygmées qui s’avérèrent bien plus efficaces que la pharmacopée occidentale. Les baumes obtenus à partir de bouillies de végétaux pilés permettaient une cicatrisation rapide des plaies. Les soins rapidement prodigués évitèrent la gangrène et l’amputation qui en découlait. Quant aux pertes de sang, il fallut faire avec.
De Boieldieu partagea avec les chasseurs guerriers des cigarettes dont il était amplement muni. Tout en distribuant cette prébende, il ne pouvait s’empêcher d’observer que ces infortunés individus, nonobstant tout anachronisme, lui rappelaient ces résultats monstrueux consécutifs aux célèbres catastrophes nucléaires de Tchernobyl ou Fukushima de la piste temporelle 1721 qu’il avait eu le loisir d’étudier dans l’une des holobibliothèques de l’Agartha. Ces malformations, devenues congénitales, corroboraient l’épître de Cléophradès à Marcion que Sir Charles Merritt avait lue à Lord Sanders. L’un de ces petits êtres souffrait de la présence d’un frère siamois parasite hétéradelphe dorsal : c’était comme une sorte de corps greffé dans le dos, dont on pouvait supposer que la tête, interne, s’était développée au sein du tronc de l’hôte. Ce Pygmée brinquebalait vaille que vaille sa parasitose fraternelle dont les membres énervés gigotaient sans cesse. Les proportions corporelles de ce double étaient demeurées celles d’un nouveau-né, jaunâtre (flavescent eût écrit Aurore-Marie usant de son lexique décadent), un peu tels ces embryons humains formolés, dépigmentés, de sept à huit semaines de gestation, étape transitoire vers le fœtus. De plus, un œil exercé détectait la présence d’un troisième parasite, à peine esquissé, sans tête apparente, sur le ventre même du frère siamois. En fait, il s’agissait de triplés. Ce troisième individu se réduisait à un fragment de tronc accroché à l’abdomen du deuxième parasite, avec un bourgeon de bras droit pantelant. Il fallait avoir le cœur bien accroché pour supporter la vue de cette créature déshéritée.
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Pour l’heure, un problème se posait : celui de la communication avec les chasseurs de la tribu des Pygmées Bekwe. Dans l’équipe du général Boulanger, personne ne pratiquait leur dialecte. Toutefois, Pierre Fresnay parvint à faire accroire qu’il possédait quelques notions d’une langue bantoue voisine (ce qui était en partie exact). En réalité, muni d’un traducteur universel microscopique greffé sur une de ses cordes vocales, il était à même de pratiquer n’importe quel idiome africain. Au cours des préparatifs de l’expédition, le Superviseur général avait procédé à l’ajustement des indispensables petits appareils.
Ce fut pourquoi il se proposa à devenir l’interprète du chef des Bekwe qui s’appelait Kwangsoon. Ainsi, notre de Boieldieu décidément indispensable apprit de sa bouche que le peuple pygmée avait conclu une alliance avec M’Siri et Maria de Fonseca : l’élite de leurs guerriers avait pour charge de garder l’accès au territoire de la fameuse cité recelant les gisements uranifères. Kikomba-kongo était leur totem, leur emblème craint à cinquante lieues à la ronde. Les plus valeureux de l’escadron brandissaient des sortes d’enseignes, de faisceaux de licteurs, surmontés de têtes naturalisées de singes grisâtres, au pelage touffu, atteints d’albinisme, singes plus proches de Toumaï ou d’Orrorin
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 que des gorilles ou chimpanzés classiques, ceci afin de se faire craindre de leurs ennemis potentiels. Ils révéraient ces simiens comme des dieux. Presque devenu intime avec Kwangsoon, Pierre réalisa, après qu’il eut pu admirer les enseignes en question dans la case « royale », qu’il s’agirait des Pi’Ou eux-mêmes. Ceci aurait déplu à Uruhu. La statue du dieu, comme pour notre ex chef pilote, était constituée d’une tête modelée, élémentaire, auto-portraiturée par le roi des Kakundakari et Kikomba-kongo il y avait déjà des centaines de siècles. C’était la relique la plus sacrée existant sur terre. Le village comportait également une autre hutte sacrée vouée au culte de Congorilla Bekwe, c’est-à-dire à tous les avatars d’hominiens reliques cryptozoologiques des cinq continents engendrés par l’Ancêtre originel Pi’Ou, avec des statues hyperréalistes renfermées dans ce « temple », dont on pouvait naïvement croire qu’il s’agissait de spécimens empaillés, semblables à ceux du muséum fantasmé de Pamela Johnson dans une piste temporelle autre, en fait une simulation de notre Dan El perfectionniste. Pour les rares initiés, s’offraient à la vue (désolé pour l’énumération) Yeren, Orang Pendek, Kakundakari-kakou,  Kikomba-kakou (le dialecte des Bekwe les qualifiait de « kongo »), Améranthropoïde, Barmanou, Homo pongoïde, Yeti-Migou au poil roussâtre, Big Foot
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 et Sasquash nord-américains (à se demander ce qu’ils faisaient là), Yowie et Nguoi-rung du Vietnam (encore une incongruité !).  Il y avait aussi, encore plus impossible, un mystérieux Orang-lord antarctique, à la fourrure blanche immaculée et aux yeux bleus. A quelle chronoligne appartenait-il ? Le maître du jeu de ce continent mosaïque donnait l’impression de s’emmêler les pinceaux. Après tout, c’était peut-être le cas.

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On aurait pu penser qu’il s’agissait d’une mystification, d’un simulacre, d’un leurre holographique ou d’un mirage hallucinatoire. Les dinghies avaient atterri sur un sol de terre battue fangeux alors que toute eau s’était évaporée. Plus de grotte, plus de paysage tropical luxuriant. La soudaineté du changement de décor s’était opérée sans transition. Gaston fut le premier à apporter des éléments de réponse à cette modification, les souvenirs olfactifs familiers lui revenant en mémoire.
- Faites excuse, mes amis, mais cette odeur de crottin, ces paysages, ces masures, ces champs labourés… Cela me rappelle diantrement ma chère contrée natale. Bienvenue chez moi.
Benjamin s’étonna :
- C’est vite dit, chez vous ! Ce qui nous entoure semble européen, je vous l’accorde. La route est en terre, oui. Les maisons en torchis avec des toits de chaume…
- …un cheval avec son attelage au labour, ma foi, ça pourrait bien être le XVIIe siècle, fit Louis Jouvet d’un air dubitatif.
- Le XVIIe siècle, s’exclama Jean Gabin. La bonne femme avec son âne qui transporte des pots est tout à fait intemporelle. Elle pourrait aussi bien figurer dans un tableau des frères Le Nain ou caméo dans La Kermesse héroïque. Si je ne me trompe pas, vous y étiez, Louis.
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- Tout à fait.
- Messieurs, je doute que nous soyons en Picardie sous Louis XIII. Pour avoir la réponse…
- Hé bien, maman, demande à oncle Daniel. En tant qu’encyclopédie vivante, il a réponse à tout. 
- Ma fille, comme tous ici, le commandant dispose d’un transpondeur, mais cela ne fonctionne plus depuis que l’Afrique est devenue folle.
Durant cet échange, Daniel Lin restait étrangement silencieux, comme si ce changement de lieu et d’époque l’indifférait.
- Saloperie de matériel ! Éructa Symphorien. J’avais oublié ce détail.
Saturnin avait cessé de s’éponger le front et de trembler. Il humait l’air avec satisfaction, faisant fi des effluves suspects. En effet, beaucoup de masures se chauffaient à la bouse de vache. Craddock s’agitait de plus belle.
- Bougre d’anthropopithèque ! Daniel, où sommes-nous et quand ? Quant à vous Spénéloss, vous avez décidé de vous transformer en statue de la stupeur ? Je n’ai rien à cirer de cette contrée à peine sortie de la sauvagerie du Néolithique.
Le premier à réagir fut l’Hellados.
- Nonobstant quelques détails, tels que les matériaux utilisés pour la construction des maisons, je dirais que nous nous situons à la fin de l’hiver, un peu en deçà du 50e parallèle de l’hémisphère Nord, en France, aux alentours du XVe ou du XVIe siècle.
- Pourquoi avancez-vous cela, grasseya Deanna Shirley qui, d’une main, tentait de mettre sa mise en plis en ordre tout en essayant de se réchauffer.
Beauséjour secoua la tête et lança tout de go :
- Messieurs, vous faites tous erreur. Nous sommes en Champagne. J’y mettrais ma main au feu. Je reconnais la contrée. Dans mon jeune temps, j’ai longtemps séjourné à Joinville chez une tante. Ceci dit, nous ne sommes pas au XIXe siècle.
- Merci Monsieur de Beauséjour, s’inclina Daniel Lin. J’étais silencieux parce que j’essayais de nous situer.
- Ah, il vous faut donc du temps pour vous repérer, commandant, ironisa Dalio. Z’êtes pas aussi fortiche que vous voulez nous le faire accroire.
- Je pense pareil, ajouta Carette. Ce qui m’importe, c’est de savoir si nous sommes avant ou après la découverte de l’herbe à Nicot. Avec tout ce qui nous est arrivé, ma réserve a pris l’eau et je suis aussi dépourvu que la cigale !
Daniel reprit la parole.
- Bien que vous me jugiez tous incapable ou presque, si je me suis montré lent, c’est parce que nous avons changé de chronoligne. Bref, pour résumer, nous sommes le dimanche 1er mars 1562 à quelques lieues de Joinville, effectivement, Monsieur de Beauséjour. Plus exactement à Broussol, à un kilomètre de Wassy. Voyez ces cavaliers au loin.
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- Ouille ! S’écria de la Renardière. J’identifie de vieilles pétoires : arquebuses, pistolets à rouet, mais aussi des dagues et des épées. Pourvu qu’ils ne nous chargent pas.
Azzo cessa de renifler l’air avec dégoût. Son visage était marqué par la plus grande inquiétude.
- Mauvais ! Danger ! Esprit noir rode !
- 1er mars 1562, articula lentement Spénéloss. C’est une date historique, valide sur 67 pistes temporelles… Le seigneur de Joinville dont dépendent les terres de Wassy porte un nom célèbre. Celui qui reprit Calais aux Anglais en l’an 1558.
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- François de Lorraine, duc de Guise, lieutenant.
En coup de vent,  une cinquantaine de cavaliers déboulèrent sur la route et croisèrent nos tempsnautes rescapés. A leur tête, le duc lui-même. Leur tenue se composait de cuirasses, de buscs, qui recouvraient des pourpoints à crevés, de capes à l’espagnole, de fraises tuyautées étroites et de hauts de chausses bouffants. Les teintes étaient ternes, foncées. Leurs mains étaient recouvertes de gantelets de fer. De hautes bottes montantes protégeaient les jambes tandis que de larges bonnets empanachés étaient inclinés sur les têtes aux cheveux courts. Parmi les visages, pour la plupart barbus, se distinguait celui de François de Lorraine, le nez en bec d’aigle, le poil châtain, le regard vif, la quarantaine à peine marquée. Cavalier hors pair, haut de taille et de belle prestance, il dominait de loin ses hommes.
Sans nulle hésitation, la troupe montée fit son entrée dans la bourgade. Le duc avait appris qu’un prêche de l’Eglise réformée s’y tenait en toute illégalité. Effectivement, d’une grange dont la rusticité ne payait pas de mine, sonnaient des psaumes hérétiques aux oreilles des bons catholiques. Le fait même qu’ils fussent chantés en langue vernaculaire trahissait l’appartenance de cette communauté de fidèles. Daniel savait ce qui devait arriver, Spénéloss aussi.
Avec rage, François de Guise prononça ces mots :
« Par la mort-Dieu, on les huguenotera bien d’un autre sorte ! »
De leur côté, les pages, valets et laquais s’inquiétaient :
« Ne nous baillera-t-on pas le pillage ? »
Violetta avait compris ce qu’il allait advenir.
- Oncle Daniel, tu ne vas pas laisser ces malheureux se faire trucider par cette horde de soudards ?
- Ma nièce, je ne change pas l’Histoire. Cela aurait trop de conséquences. Tu devrais le savoir depuis le temps !
Parallèlement, le duc de Guise et ses hommes pénétrèrent dans le moustier accompagnés et suivis du prieur de Salles. Tous solidement armés prirent de l’eau bénite, se signèrent comme dévots et bons chrétiens qu’ils étaient et s’en allèrent rejoindre les quarante hommes d’armes et archers qui tenaient habituellement garnison dans le bourg. Apparemment, le duc était attendu avec impatience.
Ainsi renforcé, François de Guise et ses hommes s’en vinrent vers la grange sommer les huguenots de cesser leur office. En y arrivant, ils trouvèrent la porte ouverte. Le premier à y entrer fut le jeune Brosse, accompagné de sept hommes. Aussitôt, le ministre du culte réformé et le peuple assemblé - environ 1200 personnes - firent bon accueil aux nouveaux venus.
« Messieurs, s’il vous plaît, prenez place. »
Un des bons catholiques répliqua : « Mort-Dieu, il faut tout tuer. »
Certains des protestants comprirent que leur vie était menacée. Le ministre du culte ordonna de fermer la petite porte ouverte par laquelle étaient entrés les huit hommes en armes, mais c’était trop tard. Les réformés s’aperçurent enfin de la présence du duc de Guise.
Alors, François ordonna à sa troupe de tirer à travers le guichet de la grange ouverte. L’arquebusade se déchaîna, blessa et massacra l’assemblée. Une sorte d’onde noire, informe, issue d’on ne savait où, parut envelopper la grange. Elle planait tandis qu’on tailladait et éventrait femmes, enfants et hommes faits sans distinction aucune dans les clameurs les plus sauvages et les gémissements. Des corps lardés de coups furent défénestrés. Une enfant s’était réfugiée dans le giron de sa mère, la tenant fermement par la taille. Son visage était ravagé par les larmes. Les deux femmes réchappèrent momentanément à la fureur ambiante mais deux massacreurs les débusquèrent et s’acharnèrent sur elles. Malgré les supplications et les plaintes, la horde assoiffée de sang plantait dagues, couteaux et épées dans les corps prostrés, aveuglée par la colère.
« Ici, l’on tue gratis ! »
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Il sembla que l’onde mystérieuse prenait la consistance d’un voile, se nourrissant de la haine, de la terreur et du sang versé. Au fur et à mesure que les victimes pantelantes embarrassaient le sol de la grange, la texture s’épaississait et s’étendait au-dessus des toits de Wassy.
Se signant frénétiquement, le sieur de Beauséjour glapissait :
« Les ailes de suie du démon ! Nous allons tous être emportés par cet esprit du mal. Cela me rappelle cette bi bande animée que vous me montrâtes jadis, l’adaptation d’une musique dénommée La Nuit sur le Mont Chauve.
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Daniel esquissa un sourire malgré les circonstances. Il ne pouvait lancer à son équipe que tous n’avaient rien à craindre.
- Nous sommes ici tels des observateurs invisibles, des pièces rapportées. Un peu comme des manifestations d’un mirage.
- Fata morgana, ajouta Spénéloss, toujours aussi docte.
Violetta se rongeait les ongles. S’il n’avait tenu qu’à elle, elle se fût emparée d’une arquebuse et aurait tiré sur Guise et consorts.
- Mais, Daniel, grogna d’impatience Benjamin. N’apercevez-vous pas tout comme nous cette espèce de fantôme noir déployant non ses ailes, mais ses ténèbres ?
- C’est une image, reprit l’Hellados. L’image mentale que votre esprit construit autour de la quintessence du Mal. Un concept, une allégorie, rien d’autre. Au XX e siècle, plus exactement en 1963, elle fut utilisée par les scénaristes américains dans une série qui eut son heure de gloire, Au-delà du réel, afin de personnifier l’esprit maléfique d’une planète miniature engendrée par les expériences malencontreuses de scientifiques imprudents avides de connaître la destinée de la Terre.
Daniel Lin se contenta d’acquiescer, puis, après avoir marqué une pause, il jeta :
- Ce n’est pas Fu. J’ai domestiqué l’Energie noire, le Dragon noir. Désormais, Il m’obéit.
- Commandant, de quoi parlez-vous ? Interrogea le docteur di Fabbrini, intriguée, ne comprenant rien aux propos obscurs de l’ex-daryl androïde.
- Ah, c’est vrai. Vous avez oublié. Notre cité avait été attaquée par l’entité en question…
A peine eut il prononcé ces mots que Dan El fut frôlé par une silhouette blanchâtre, spectrale, immonde. La créature, comme légèrement déphasée dans l’espace-temps, présentait une mosaïque de caractères l’apparentant tout à la fois aux tarsiers et aux Aruspuciens. Frappée d’albinisme et de macrocéphalie, dotée de très longues mains décharnées et d’énormes yeux en escarboucles phosphorescentes qui brasillaient dans un ciel toujours plus obscur, la chose murmura à l’oreille de Daniel, en des infra-sons plus lents et plus graves encore que les mantras des moines tibétains :
« On m’appelle Don Sepulveda de Guadalajara. Souviens-t’en, mortel. »
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Seul le commandant Wu avait capté le message. Aussitôt tout bascula, tout disparut. Une fois encore, les tempsnautes furent projetés comme des dés, non au hasard dans une chronoligne, mais à un moment clef des Guerres de Religions.
Nous étions désormais à Orléans, le 18 février 1563. La ville était restée entre les mains des réformés. Le duc de Guise l’assiégeait depuis le 4 du même mois. La cité n’allait pas tarder à succomber. Déjà, les faubourgs étaient forcés et pris par les troupes catholiques, les tourelles gagnées. François était content de la situation. Il se réjouissait, pensant que d’ici quelques jours, Orléans serait à lui. Il s’en retourna à son logis ; il était alors environ six heures du soir. Il avait déjà repassé la petite rivière de Loiret, accompagné par le sieur de Rostaing. Alors, dissimulé derrière une haie, Poltrot de Méré fit feu, tirant d’abord un coup de pistolet dont la balle atteignit l’épaule du côté droit. Mais ce coup n’était pas mortel. Deux autres balles firent leur œuvre : François de Guise s’effondra, mourant. L’assassin, protestant, avait lâchement abattu le duc par derrière.
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Du moins était-ce là la version officielle de l’Histoire rapportée par Brantôme. Mais la créature souhaitait que Daniel fût témoin d’une démonstration de son Pouvoir. C’était pourquoi elle l’avait expédié avec ses amis à l’instant fatidique de la mort de Guise. En tant qu’essence du Mal, Don Sepulveda de Guadalajara menait un jeu complexe, une partie maléfique d’échecs où il poussait les factions, religions, à en découdre, disciples et croyants de toutes obédiences à s’entre-tuer. Sans aucun scrupule, bien qu’il appartînt sous sa couverture officielle, à l’inquisition espagnole, il avait lui-même armé le bras du religionnaire Poltrot. Cela, en cette dysharmonie passée, en recourant à la science de l’automation, ce qui expliquait pourquoi le pistolet avait pu tirer trois coups successifs.
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Don Sepulveda avait extorqué à Ambroise Paré une de ses inventions mise au point en secret, la main savante, qu’il avait détournée de son usage pacifique, réparateur, de prothèse médicale. Il s’agissait d’un gantelet auquel était greffé un pistolet à rouet. On ne savait par quel maléfice le prétendu dominicain avait insufflé vie, autonomie, à ce brassard d’armure, qui, de lui-même, sans que Poltrot en pressât la détente, avait tiré les coups mortels. Son « devoir » accompli, il était revenu à son inertie première. Cette main automate enchantée fut à l’origine de la croyance en « la main du diable ». L’arme robotique ne pouvait provenir de la technologie du XVIe siècle. Elle était annonciatrice des brassards Asturkruks leur « ancêtre » en quelque sorte. Elle comportait des servomoteurs miniaturisés. De cette technologie découleront les légions de moines androïdes empaleurs qu’affrontera en l’avenir Gaston de la Renardière en personne. Mais ceci est une autre aventure, que nous vous conterons.
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François de Guise chût de sa monture, au ralenti. Il blasphéma, éructant un juron : « Par la morbleu ! »
Daniel avait vu, saisi, compris. La démonstration ayant été concluante, le groupe fut transféré en l’Afrique déviante. Au Congo souterrain s’étaient substitués les faubourgs délaissés, abandonnés, d’une mystérieuse cité digne du Grand Zimbabwe, à la monumentalité cyclopéenne.
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A suivre...

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vendredi 6 mai 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 13 3e partie.



Ils atteignirent ainsi la partie Lualaba du Congo. Le Katanga n’était plus qu’à quelques kilomètres en amont. Il était cinq heures du soir, du moins en apparence, en des paysages changeants, en des topographies mouvantes, aléatoires, en des faunes et flores composites, récapitulatives d’un Vivant foisonnant, exubérant, baroque, créatif en diable… Caprice d’un dieu primesautier et turbulent qui expérimentait, essayait toutes les combinaisons possibles et impossibles, toutes les hypothèses d’agencement des plans d’organisation, du Bauplan, comme en une explosion cambrienne sans cesse remise à l’ouvrage, tapisserie de Pénélope tissée, détissée, retissée et chaque fois différente, ou plutôt, simultanément différente et multiple.
Depuis une demi-heure, les embarcations ralentissaient, non pas qu’elles fussent freinées par le courant, mais à cause d’un encombrement croissant du cours par des débris de toutes sortes. Le Congo paraissait muer en dépotoir hétérodoxe. Les pagaies servaient davantage à dégager le passage qu’à ramer. Le fleuve charriait une multitude d’arbres déracinés, d’algues brunes mortes, de posidonies, de varech, de sargasses, comme en provenance d’une mer lointaine, d’un estuaire, d’une embouchure qui se serait comportée à l’envers, avec un flux contraire, les eaux salées s’introduisant dans les douces, s’y mélangeant et remontant le cours jusqu’à la source, polluant le Congo au risque de l’obstruer, d’en faire une eau morte, entravée et étouffée par les détritus maritimes. On avait l’impression que quelque cataclysme impossible, quelque déluge revisité, recrée, venait de dévaster la région de Matadi, à la condition que l’on crût dur comme fer à une réversibilité totale, à un tête-à-queue intégral, un bassin conventionnel congolais retourné comme un gant, l’est à l’ouest et l’ouest à l’est. Louis Jouvet, énervé par ces entraves, ces végétaux pourrissants, consulta machinalement sa boussole électronique : elle n’indiquait plus rien.
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« Hé, les aminches ! apostropha-t-il Gabin, Carette et Craddock, Où est-ce qu’on est ?
- Sais plus ! rugit le Cachalot de l’Espace. Où c’est-y qu’est l’est ? Y’ a plus de points cardinaux ! Daniel, ne nous dites pas que nous sommes dans l’œil d’un cyclone ou en plein triangle des Bermudes ! »
La pagaie de Benjamin heurta une horreur : c’était une charogne de zébu,
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 ventre gonflé et pattes en l’air, qui, dérivant depuis cet estuaire inverse, noyé par quelque tsunami inconnu, avait fini par rejoindre l’étrave du dinghy de tête. Une escorte d’insectes nécrophages accompagnait cette provende. Elle tourmenta les explorateurs, bruissant autour d’eux. Les chitines cuivrées de ces mouches, aux nuances vertes ou bleues, suscitaient le dégoût. Et d’autres compères de la bête morte affluaient, mâles ou femelles,  au sexe rendu indiscernable par la difformité des abdomens putrides, troupeau Masaï ou autre décimé par une catastrophe en amont (l’aval en fait ?), dépouilles tout aussi gonflées et putrescentes. Elles devenaient légion. Le plus curieux dans leur aspect peu ragoûtant consistait en cette impression que ces cadavres baudruches étaient uniquement constitués d’une peau gonflée d’air, outrée, sortes de montgolfières qu’on aurait dépouillées de l’entièreté de leur structure osseuse, de leur charpente. Il y eut aussi des morts anthropoïdes et humanoïdes, tout aussi tuméfiés, d’une néoténie inattendue, pareils à des fœtus énormes, dont les disproportions létales s’expliquaient autant par leur surdimensionnement que par la multiplicité anarchique de leur génome, de leurs chromosomes, réincarnations fantasmées évocatrices des anciens Aruspuciens, morts de triploïdie, quadriploïdie et plus si affinités…
Les héros devaient prendre garde à la pollution. Les émanations méphitiques charognardes causaient une prolifération bactérienne en parallèle avec une invasion de champignons vénéneux qui croissaient à même l’eau devenue vaseuse, avant de répandre leurs spores empoisonnées. L’on avait pris soin de s’enduire d’une crème protectrice répulsive anti-moustiques, de répandre sur tous les équipements, sur les vêtements, les bagages, les chaussures, les coiffes, des poudres désinfectantes antibactériennes. L’atmosphère devint viciée, irrespirable, asphyxiante, à cause de la multiplication exponentielle des bactéries anaérobies. Tous se contraignirent à mettre un masque sur la bouche. Certains éprouvaient des difficultés à respirer ainsi – Azzo, Saturnin, Deanna Shirley – mais il n’existait pas d’autres moyens de filtrer cet air fétide. L’on vit des bulles se former en cette bientôt boue, enfler, crever, épandre de nouvelles colonies microbiennes.
Bientôt, l’on cessa d’avancer. L’entièreté du fleuve s’était gainée d’une pellicule versicolore moussue.
A l’instant où tous avaient stoppé, Azzo donna l’alarme :
« Kakundakari Kongo ! Z’i aï ! Z’i aï ! »

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Il désignait un pont de lianes, à cent mètres en amont (du moins si l’on se référait au fait qu’on remontait encore le cours du Congo),  structure sur laquelle se dandinait un plus tout à fait singe. Cet au-delà de la bête brandissait un hachereau acheuléen, ébouriffant son pelage grisâtre de mâle dominant, le hérissant, voulant se donner la stature d’un géant. Azzo aurait dû dire : Kakundakari Kakou. Cela signifiait soit que l’on avait affaire à une espèce divergente, soit que le terme pouvait différer dans l’un ou l’autre idiome de l’Afrique mystérieuse et intestine. Car tous se trouvaient désormais en l’hyper-centre de l’Afrique équatoriale, au milieu de nulle part dirions-nous, plongés dans les profondeurs intestinales du continent noir. En ce cas, le fleuve était l’organe, le côlon, les animaux et végétaux vivants la flore intestinale, et les cadavres malodorants les excréments en formation. Le pont lui-même paraissait tressé, fabriqué à partir de matériaux de récupération. Le plus effrayant caractérisait sa « décoration » : ce qu’un regard myope eût confondu avec des garnitures, des ornements, mascarons ou antéfixes redondants et superfétatoires pendouillant de chaque côté, était en réalité constitué de têtes et de mains tranchées de gorilles et de bonobos, trophées de viande de brousse récupérés d’ordinaire par les braconniers de la fin du XXe siècle au service de pharmaciens chinois douteux qui vendaient ces saletés momifiées à des chefs de triades d’un surpoids conséquent de poussahs souhaitant revivifier leur virilité défaillante. Le sinistre Sun Wu des pistes 1721 et 1722 avait compté parmi les clients de ces officines.
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Hubert de Mirecourt, à la place de nos amis, aurait une fois de trop tenté d’abattre le simien. Azzo aurait quant à lui pu parlementer avec, mais il eût fallu qu’Uruhu servît d’interprète à distance afin de faciliter les échanges.
« Nous sommes déconnectés d’Agartha City. », déclara froidement Spénéloss.
Sans réaction, d’une immobilité tétanique, réfléchissant comme un orang-outan d’expérience de cognition animale placide mais intellectuel à la recherche de la solution efficiente permettant d’obtenir la friandise cachée, au contraire du chimpanzé qui s’énerve et fonce en avant, Daniel ne donna aucun ordre. Violetta perdait patience, trépignait, étant à deux doigts d’imiter sa mère, de répéter ce soufflet administré au Superviseur qui avait marqué les esprits. Brûlant la politesse à sa fille dont l’envie de frapper son « oncle » la démangeait, Lorenza jeta :
« Daniel Lin, qu’envisagez-vous ? Nous n’avons pas l’éternité devant nous ! Le « Kongo » me paraît hostile !
Il parut enfin comprendre ce que tous devaient faire.
- Que non pas ! Tout au contraire, le singe veut nous aider : il nous montre le chemin. S’il avait été doté d’intentions belliqueuses, il aurait projeté sur-le-champ son arme sur nous ou sur le canot de tête afin de le crever et le couler, ou encore nous aurait sautés dessus. Il a senti que nous n’étions pas ses ennemis. La présence d’Azzo parmi nous l’a convaincu de notre pacifisme.
- Monsieur Wu, je suis épouvanté ! balbutia Saturnin, pris des mêmes trémulations qu’une feuille de chêne rouvre agitée par les tempêtes d’équinoxe. Il était moins une qu’il se souillât, tant la peur atavique le dominait.
- La pointe du hachereau désigne une porte de sortie  à droite, poursuivit le Ying Lung.  Il s’y trouve un bras non obstrué du fleuve, qui se ramifie sur trois kilomètres en forme de delta compliqué de méandres. Ce singe supérieur possède une carte mentale inscrite en son néocortex : il mime l’itinéraire mémorisé avec les moulinets de son arme de chasse ; il dessine pour nous la voie.
- J’veux bien vous croire, crénom ! rugit le Loup de l’Espace. Mais gare à vous si ce sac à puces nous a emberlucoqués !
- A dieu vat ! » résuma Gaston. 
Benjamin, Gaston, Jean Gabin et Carette durent se plonger dans cette eau verte morte qui arrivait à mi-corps, décoincer et pousser les dinghies à la force de leurs bras en prenant garde de ne pas s’enliser à cause de cette faible profondeur trompeuse qui trahissait l’envasement du lit du fleuve. Les trois esquifs prirent le chemin indiqué par le Kakundakari. Celui-ci émit une grimace puis jeta un « Ouh-Ouh » : c’était sa manière de sourire, de saluer les voyageurs, de leur souhaiter bonne chance. Lorsque les trois téméraires eurent repris pied à bord, ils durent se changer et se désinfecter. On repartit enfin.
Tous ne tardèrent pas à le constater : certes, la navigation était redevenue fluide, mais la voie se ramifiait et les divisions multiples déroutaient, sans que l’on sût quel itinéraire emprunter. C’était bel et bien là une espèce de delta, accompagné de boucles, de méandres, de bras morts, certains fermés en labyrinthe annulaires, en ouroboros, en impasses, d’autres ouverts, s’enchaînant en des chenaux plus étroits. Spénéloss saisit quel était le bon itinéraire :
« Regardez ! s’exclama l’Hellados. Les berges des voies à prendre ont bénéficié d’aménagements. Je les pense d’origine humaine, à moins que les Kakundakari congénères de celui de tantôt… »
Il était fort probable que ces bordages de terre crue, ces aménagements en sortes de quais de briques de pisé qui s’offraient désormais aux regards, étaient l’œuvre effective des plus qu’anthropoïdes. De telles constructions, admirables, surélevaient le lit, donnant l’impression que l’on naviguait sur un aqueduc.   L’itinéraire du labyrinthe, désormais tout tracé, comme un monorail, s’en trouva facilité lorsque, après vingt minutes de progression, le chenal suivi s’engouffra sous une voûte, dans une bouche digne d’un collecteur d’égout étrusque. Le plus gênant dans l’affaire était le fait que le cours avait repris son flux descendant… On ne remontait plus le Congo, on avançait désormais d’amont en aval d’une rivière souterraine non répertoriée : c’était cela les blancs, les trous, les « zones inconnues » des cartes de Stanley et Van Vollenhoven. Nous progressions en pleine terra incognita.  L’explorateur complice des trafics de Sir Charles Merritt avait mentionné l’existence d’égouts d’une ancienneté indatable, au nord de l’Etat de M’Siri, aménagements qui jouaient le double rôle d’adduction d’eau, d’alimentation de cités immémoriales tombées en déshérence, mais aussi d’évacuation de leurs déchets domestiques. Cet aqueduc-cloaca-collecteur
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 était réputé cheminer sous la cité mentionnée dans l’épître de Cléophradès à Marcion de Sinope, ville bâtie par une civilisation très avancée avant même l’ère chrétienne, résultant de descendants de Méroé, de Nubie,
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 d’Axoum ou du royaume de Saba. Une des branches dynastiques issue de la descendance de cet Etat légendaire avait formé le noyau du Grand Zimbabwe, une autre celle du royaume du Prêtre Jean, environ mille ans après l’établissement des premiers bâtisseurs dont la main-d’œuvre nécessaire à la construction de l’aqueduc et des cloaques avait été constituée de singes mutants à la suite d’un cataclysme qui avait vitrifié les roches, créant par là même les matériaux ayant servi de base à la ville, mais aussi les gisements tant convoités par Barbenzingue. Cela signifiait que l’objectif du commandant Wu n’avait jamais été si proche. Il avait désormais une longueur d’avance sur le Général Revanche…
Loin de se retrouver plongés dans les ténèbres, les trois canots polymorphes naviguaient en des tunnels voûtés en berceau, éclairés par des pierres-lanternes verdâtres qui phosphoraient, enchâssées à intervalles réguliers dans des niches aménagées à mi-hauteur. Le chenal caecal allait s’élargissant et, après trois kilomètres, il commença à se border de constructions étranges, un peu troglodytiques ou à la semblance des palais rocheux de l’Arabie pétrée, qui allaient se complexifiant. Daniel aurait affirmé qu’il s’agissait là du réseau aquifère élaboré par l’Empire Khmer à Angkor, tant les similitudes architecturales rapprochaient cet outre-lieu des cités du Cambodge. Selon Symphorien, nous étions davantage plongés en pleine attraction factice de Luna Parc ou Disneyland du genre « pirate des Caraïbes. »
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- Croyez-moi, les gars, mais faut s’attendre à tout instant à une attaque surprise d’un frère de la côte garanti XVIIe siècle !
- J’en crois pas mes yeux ! s’exclama Gabin. C’est encore mieux qu’à l’expo coloniale de Vincennes en 31 !
Il ne croyait pas si bien dire. Ce réticulé souterrain reflétait des influences diverses. Les concepteurs et architectes avaient emprunté partout, brassant les références, les styles,  adoptant, adaptant, réinterprétant, synthétisant les différents apports, endogènes et exogènes, purement africains et autres. Tel élément architectonique avait quelque chose de viking, tel autre de mégalithique. Ici, tout était scythe ; là-bas, les bâtisseurs avaient assimilé des structures prémonitoires de Machu Picchu. Plus loin, l’on identifiait Djenné.
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Cet adducteur se muait en musée des civilisations. L’on passa ainsi sensiblement des références khmères à celles de l’Egypte, ce qui était au demeurant plus logique. Lovée sous terre, à demi ruinée, comme enkystée dans le roc qui essayait de l’avaler, une construction hybride, mi ramesside mi hellénistique, périptère, carrée, surmontait une étendue saumâtre lacustre, dressant avec un orgueil décati ses colonnades rongées par des lianes, cariées par l’abandon.
- Un succédané de Philae ! s’exclama Spénéloss.
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- Une imitation imparfaite, précisa Daniel.
Maintenant, le canal souterrain jouxtait d’autres vestiges, quelque peu apparentés à la cité sacrée du dieu crocodilien Sobek, dont les allées de statues hiératiques se dressaient jusqu’à un temple hypogée, certaines décapitées, d’autres mutilées de leurs bras ; parfois n’en demeurait qu’un socle surmonté de pieds nus brisés. Alors, les dinghies furent entraînés irrésistiblement par le courant en direction du temple-hypogée principal, parcourant le chenal d’accès avec ses alignements statuaires d’une Crocodilopolis réinterprétée. Ils pénétrèrent sous l’entrée principale, allant jusqu’au naos, puis plongeant comme en un siphon dans des profondeurs insoupçonnées.
Il s’agissait d’une grotte dédaléenne, d’une rivière chthonienne aménagée en nécropole où, des siècles durant, l’on avait entreposé les dépouilles embaumées des crocodiles sacrés. C’était là le sanctuaire ultime des adorateurs de Sobek, du dieu Archosaure primordial. Un culte votif naïf était rendu à ces cohortes confites ; des siècles durant, des populations inconnues, animées d’une ferveur commune, avaient voulu remercier Sobek pour son intercession, déposant maintes offrandes, maintes sortes d’ex-voto grossiers, anatomiques, de bois, d’ambre, de pâte de verre, de lapis-lazuli, de cuivre repoussé ou de faïence bleue, vils ou assez ouvragés, des milliers d’amulettes aussi, œil prophylactique, croix ânkh, Bès grimaçant et difforme à la virilité grotesque, shaouabti, scarabée Khépri etc.
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Violetta s’exclama, la mine pincée :
« Pouah ! Comment peut-on révérer des carcasses qui schlinguent ? Je sens leurs fumets imprégner mes fringues ! Déjà que nos odeurs corporelles deviennent difficiles à supporter ! Il me faudra une bonne douche désinfectante pour me débarrasser de ces saloperies, de ces imprégnations ! 
- T’en fais pas, ma petite, rétorqua le Cachalot du Système Sol avec son accent écossais rocailleux – ce qui chez lui dénotait un agacement certain – te soucie plus de ton apparence ou de quoi que ce soit ! Fais pas ton numéro de mijaurée. Te prends pas pour Deanna. Si tu pues, tu pues ! T’as pas la possibilité de briller comme un sou neuf  24 heures sur 24 en ces contrées ensauvagées. Faudra surtout prier l’bon Dieu pour qu’on sorte tous d’ici sains et saufs. Personne ici n’est à la fête. Tu peux pas t’imaginer la baraka qu’a Gemma de ne pas nous accompagner. Tant pis si au final de ce périple foutraque on aura l’allure de clodos dépenaillés comme des Robinsons ou comme ces gars du roman de Jules Verne Voyage au centre de la Terre 
- Mais ma coquetterie en prend un coup ! » jeta l’adolescente, piquée.
Non contente de servir de dépotoir obituaire à reptiles, la structure occulte étalait avec ostentation ses beautés naturelles. Dolomites, reliefs karstiques, mais aussi roches métamorphiques, jaspe, pouzzolane, cheminées hydrothermales à solfatares, témoignaient de la magnificence synthétique et absurde des lieux. C’était aussi un palais de concrétions calcaires, de dentelles de pierre naturelles, de parois de gypse, parfois aussi de schistes bitumeux formés par le pourrissement multimillionnaire de milliards d’organismes marins passés, parois qui transpiraient, transsudaient, exsudaient un naphte toxique qui pouvait s’enflammer à la moindre étincelle. La fermentation des momies elle-même contribuait à ce risque aigu.
Afin de pallier un probable effondrement dû à l’extrême finesse de certains arcs gypseux, les architectes troglodytes inconnus avaient dû aménager des encorbellements et des soutènements. Ceux-ci obéissaient aux principes architectoniques africains et égyptiens (ce qui revient au même) ; aussi la coupole demeurait en ces civilisations vénérables un concept inconnu. C’était pourquoi nos navigateurs apercevaient des empilements identiques à ceux de la chambre royale de la pyramide de Khéops, qui, on le sait, renfermait une cuve sarcophage désespérément vide.
De même, plafond et voûtes se renforçaient çà et là d’étançons. Ils différaient de ceux des mines européennes : l’on avait étançonné à l’aide de poutres massives, taillées dans le bois de rônier, poutres qui plus était sculptées, rappelant quelques figures de proue, pourtant davantage apparentées, par leur facture, à des effigies cubistes d’une stylisation conséquente, en conformité avec le génie artistique africain porté sur l’abstraction, le symbole. Car toutes ces poutres, colonisées insidieusement par le gypse qui se développait en elles en écheveaux d’aiguilles à la croissance lente, les cariant, les minant, les blettissant, étaient autant de figures de pouvoir préventives, érigées tels des emblèmes phalliques pour conjurer le sort d’écroulement qui attendait tôt ou tard ce réseau funéraire. L’on ne pouvait appréhender, mesurer, fixer, le temps qui restait avant que tout se ruinât et disparût. Cinq minutes ou mille siècles ? Nul ne savait.
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Il y avait aussi des sortes de môles ouvragés, des ombilics, des dômes, des cônes, des volumes cubiques ou pyramidaux, des mamelons et des piliers sculptés aussi, apparentés au style totémique amérindien du Canada, de la Colombie britannique, chamaniques peut-être, à moins qu’ils eussent été consacrés à la célébration de cérémonies de don-contre don, de potlatch, prémonition du style sculptural d’Henri Gaudier-Brzeska.
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 Ces totems étaient eux-mêmes inspirés des fameux masques à transformation, pluriels, animaux et humains, chers à Claude Lévi-Strauss, ces masques extraordinaires dont le nom complexe était Kwakwakàwakw du nom de l’ethnie ou tribu qui en faisait ostensiblement usage.
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 En outre, il n’était point rare que des représentations en ronde-bosse de divinités protectrices de l’au-delà, psychopompes si l’on veut, accompagnassent en sus ces témoignages amérindiens. Là intervenait l’Asie du Sud-Est, encore le Cambodge, mais un Cambodge mâtiné de Mésopotamie. Des démons babyloniens de bois laqué recouverts de feuilles d’or, des Pazuzu aux ailes déployées, traités dans le style bouddhique du Petit Véhicule, présentaient leur main droite levée, paume exposée, certes en signe de paix protectrice, mais c’était là la paix illusoire des Enfers de Marduk et d’Azazel. De fait, ces ancêtres iconographiques du diable occidental étaient aussi influencés par les démons de l’Himalaya, du Bardo Thödol, parce qu’ils arboraient des pectoraux ou des poitrails constitués de crânes humains. Il ne fallait pas s’y tromper : les artistes auteurs de ces statues étaient de toute évidence des bonzes tibétains pris d’un délire hallucinatoire provoqué par l’absorption ou l’inhalation d’herbes toxiques consumées. Et ces moines avaient été initiés au chamanisme toungouze… Tout se mélangeait dans ce délire récapitulatif.
- Nous voilà plongés dans une nouvelle de Lovecraft, marmonna Benjamin.
Cette affirmation s’avéra justifiée, mais non point louangeuse en ces boyaux dédaléens malodorants qui imposèrent une nouvelle fois les masques. Non seulement les amoncellements de momies pourrissantes, embaumées sommairement, de sauriens sacrés, dégageaient des remugles fétides, mais il fallait y ajouter ces colonies de roussettes qui avaient élu domicile, tête en bas, sur les anneaux des voûtes ou nichaient partout où elles pouvaient, en la moindre anfractuosité, en le moindre interstice, disputant leur territoire aux crocodiles emmaillotés,
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 peuplant les alvéoles où ils s’entassaient les uns sur les autres, polluant tout de leurs défécations, de leurs fientes alcalines. Un ichor bitumeux mélangé d’excréments liquéfiés sourdait en filets brunâtres le long des étages à cadavres, diaprant les bandelettes en décomposition, jusqu’à atteindre le sol où la terre calcifiée ou spongieuse l’absorbait. Cela rappelait l’hypothèse selon laquelle la malédiction des Pharaons aurait été causée par les fientes délétères des chiroptères, accumulées en couches au sein des hypogées.  La duplicité des chauves-souris cavernicoles opportunistes, qui, en plus de ces théories équivoques de crocodiliens morts, achevaient de métamorphoser ces lieux d’outre-tombe en délire cauchemardesque, importunait Benjamin : ainsi que nous l’avons déjà constaté,  le second de Daniel souffrait de ces réminiscences de souvenirs douloureux, dans la grotte lunaire d’une autre histoire, caverne peuplée de bonzes tibétains desséchés. Si Ufo s’en fichait, il n’en allait pas de même du chien dont les oreilles sensibles frémissaient parce qu’il percevait les ultrasons émis par les mammifères volants. Il s’énerva. Les aboiements d’O’Malley à l’adresse des chiroptères et les glapissements de DS de B de B, qui craignait par-dessus tout qu’ils s’emberlificotent et s’accrochent à sa chevelure blonde achevèrent de perturber le commandant Sitruk. Il était à redouter que le Canadien renonçât en si bon chemin et prît ses cliques et ses claques. Daniel voulut calmer le jeu :
« Tenez bon Benjamin. Ceci n’est qu’un psychomonde illusion collective. »
Il voulut expliquer ces mots, mais un nouveau cri d’orfraie de l’apprentie star l’en dissuada, du moins pour l’instant.
« Ah ! Quelle horreur ! »
Une roussette venait de lui fienter dessus et elle était prise de nausées, accentuées par sa grossesse. De plus, elle voyait qu’aux crocodiles s’ajoutaient désormais d’autres tristes sires écœurants. Non contents d’être horribles en leur état normal, les sauriens offraient à présent des abdomens ouverts, éventrés, entaillés, et il en allait de même pour d’autres créatures embaumées nouvelles venues, sacrées aussi : cynocéphales, mandrills, hamadryas, colobes, babouins incarnations de Thot, tous victimes d’éventrations rituelles après qu’on les eut dépouillés de leur fourrure, afin que les taricheutes y plaçassent de biens particuliers organes. Tous ces sauriens, tous ces singes, servaient de matrice : les prêtres inconnus y avaient introduit, greffé, des amnios. Et, en ces membranes amniotiques, non encore putréfiées, parfaitement translucides, on devinait la présence de fœtus encore vivants des fils de Sobek, dont le sang, les artères, pulsaient. Leurs battements cardiaques emplirent le tunnel sépulcral. Les méandres et déclivités se succédaient dans cette interminable cité aquatique des morts. Il semblait que le parcours se faisait spiralé en même temps que descendant, comme si les trois esquifs parcouraient les cercles dantesques de l’Enfer. La nécropole mutait en entonnoir chthonien infini. Cela ressemblait de plus en plus à l’avalement d’un trou noir Baalmoloch, à un maelstrom. On se demandait si cet « horizon d’événement » goulu n’allait pas déboucher du côté opposé du pantransmultivers, côté sombre, inframonde ressuscité. Là résidait l’optimum de l’idée lovecraftienne.
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Daniel reprit son laïus interrompu tandis que le courant s’accélérait encore, menaçant de retourner les dinghies. Les remous conséquents, les secousses, causaient des éclaboussures d’eau viciée.
« Vous m’imposez une explication ardue au sujet de la notion de psychomonde illusion collective, créé par vos pensées elles-mêmes, avec un modelage virtuel de la matière à l’échelle quantique, qui finit par concrétiser vos fantasmes, vos cauchemars les plus profondément enfouis en votre ça. Vous n’êtes pas obligés de prendre pour argent comptant tout ce que je vous dis, mais je vous rappelle l’idée maîtresse des représentations mentales jungiennes dépendant du vécu, de la culture de chacun par exemple – et je m’adresse ici à l’expérience de celles et ceux qui ont une mémoire multiple -  les phénomènes de vision environnementale divergente à l’extérieur de la pyramide d’Ogo de Texcoco ou du fameux temple-piège multiple de Johann van der Zelden. Vous m’objecterez, toi Violetta, vous, Benjamin et Lorenza : nous n’avons pas encore vécu cela parce qu’il s’agit d’une simple potentialité, d’une virtualité. Pourtant, vous le savez : ces expériences étant de l’ordre des possibles, vous les avez à la fois connues et ignorées. Elles ont été, seront ; elles n’ont pas été, ne seront point. Au XXe siècle, Schrödinger l’avait compris. Ou plutôt dois-je dire : dans telle ou telle chronoligne où l’existence de ce grand savant est prédictible ou avérée, Schrödinger l’aura ou l’aurait compris ? Cette Afrique est celle que vous en faites. Elle surgit, se concrétise, se matérialise, prend même conscience d’elle-même à partir de vos subconscients amalgamés et fusionnés. » 
Or, tandis que les dinghies s’engageaient dans des déclivités toujours plus périlleuses, Daniel cachait aux siens une partie de la vérité. Il ressentait aussi des interférences, des parasitages, car, dans le Congo souterrain, il pressentait que la patte de Kulm venait de s’additionner à cette anticréation provoquée par des facteurs multiples : lui-même (il persistait à le nier), A El, ses compagnons de voyage et la réactivation inexplicable de l’infra-sombre, de l’énergie noire. Un regard lourd de sens échangé avec Spénéloss suffit à le convaincre que l’Hellados n’était pas dupe : l’ex daryl androïde, réfugié dans un semi déni, éludait la plupart des problèmes.
 Il eut la preuve que Kulm était un perfectionnement, une mutation d’un des clones du colonel Kraksis, une version plus avancée encore du sinistre Asturkruk dont une partie du génome s’était hybridée, synthétisée à celle des Aruspuciens. Kulm avait acquis le don de la transdimensionnalité et la faculté de se mouvoir dans l’espace-temps sans recourir à un quelconque appareillage. Marguerite de Bonnemains avait rapporté à Aurore-Marie cette vision fugace d’un homme à tête de calmar, et Jean Gabin avait rendu compte de leur conversation. Nul ne savait de quand Kulm venait, ni son âge exact. Or, de plus, si l’on s’en référait à l’enquête de 1877, au témoignage de Charlotte Dubourg dans les souterrains de Cluny, lors de la cérémonie d’intronisation de la poétesse comme Grande Prêtresse des Tétra-épiphanes, Kulm et d’Arbois se connaissaient.
Tout partait de d’Arbois, tout aboutissait à d’Arbois. Quelle était l’origine même d’Odilon d’Arbois ? Qui était-il ? Sans oublier que Sir Charles Merritt, avant qu’il ne volât les codex à la fin de la cérémonie, avait ouï l’ultime échange entre l’aventurier français et celui qui s’était attribué la fonction de Pontifex primipile de la secte.
Alors, Daniel entendit : un appel, ou plutôt, une exclamation enragée, dans le lointain, d’un autre temps, encore. A Mossoul, an 1941 de l’Hégire, piste n° 1833, un autre lui-même conversait avec le sultan Radouane. Et ce souverain éructa sa haine :
« Shiran ! Shiran ! Fils de chien galeux ! Maudit créateur des Syros ! »
Cela fut volatil : la connexion avec cette autre piste n’avait duré qu’une poignée de secondes, suffisamment pour que Daniel comprît. Il s’enferma dans un mutisme renouvelé, se refusant à rapporter cela à Spénéloss. « Kulm sait ; Sir Charles sait ; Aurore-Marie sait. Les deux derniers ne comprennent pas tout cependant. Merritt va instrumentaliser Aurore-Marie puisque tous deux ont partagé le vécu de la nuit du 18 septembre 1877. Il la fera chanter.  Là-bas, à Venise, Frédéric court un danger mortel. Je me sens pour l’heure impuissant… La faute à Kulm (est-il en Afrique ?), à A El…à moi-même ? Antor, mon frère des étoiles… Tu es en moi. »
Ils étaient enfermés dans le piège de Kulm, dans le monde de Kulm peut-être, dans l’Afrique de Kulm aussi… dans l’Afrique de la partie négative niée du Préservateur, que Kulm-Kraksis s’efforçait d’incarner.
« Je suis les Asturkruks. Je suis les Haäns. Je suis les Velkriss. Je suis les Olphéans. Ai-je permis leur existence pour ensuite les effacer, les évacuer, ne plus vouloir d’eux ? Pourquoi furent-ils mes vaincus, mes rejetés, mes autodétruits ? Suis-je fautif de leur avoir fermé l’entrée d’Agartha City, de ne jamais les avoir envisagés dans le schéma de la Cité ? Ai-je été le vainqueur qui a écrit une vision faussée de l’Histoire ? »
Cette patte africaine de Kulm revêtait indéniablement une inspiration lovecraftienne, puisée dans les visions littéraires cauchemardesques de l’écrivain américain raciste et dément. Kulm-Cthuluh ? Daniel Lin se posait la question. Cela signifierait-il que tous ici présents ne seraient que des créatures imaginaires, des personnages littéraires sans existence réelle ? Potentiels jusqu’à quel point ? Inconcevable ! Daniel comprit que sa propre force créatrice avait été parasitée, à moins qu’il se fût auto-parasité. D’où les a-monde non souhaités, ce qui donnait raison à Spénéloss : Daniel premier responsable de toute l’aventure parce que sa partie A El s’était détachée de lui et avait pris sa place ? D’Arbois-Shiran provenait-il d’Agartha city ? En était-il le Révolté, l’Ange Déchu, le Dissident, le Porteur de Lumière destiné à semer la pagaïe ?

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Le Superviseur se remémora un incident insignifiant en apparence à la fin du combat contre Fu le Suprême. Combat survenu et non advenu encore… Tout obéissait ici au principe d’incertitude. Il y avait corrélation avec cet autre affrontement potentiel, avec le combat de la pyramide d’Ogo en la Mexafrica, avec Fouchine. Fouchine n’est pas mort, il n’a pas été anéanti. Il est dédoublé, gémellaire. Lui aussi recherche les hypostases de Pan Logos… Teilhard de Chardin est le Concomitant. Les Fouchine vont lui chercher noise.
 La source de ce 1888 se situait finalement au XXe siècle parce que Daniel avait commis une erreur en anéantissant Fu et en dévoilant sa vraie nature : il avait laissé se développer des pistes temporelles avec les frères Fouchine ; il eut tort de ne pas écouter Antoine Fargeau, de faire fi de ses paroles, de prendre d’abord en compte l’aberration Aurore-Marie au lieu d’intervenir de préférence au milieu du XXe siècle : tout ce monde de la fin du XIXe siècle avait été conçu par sa partie négative pour le retarder, partie négative qui s’était séparée et intégrée dans le fœtus astral momifié de Fouchine. 
« Ici et maintenant n’est qu’une simulation de la partie A El ex Antor, un divertissement pascalien me détournant du vrai combat. La présence passée des espions français du milieu du XXe siècle en ce 1888 s’explique dès lors aisément : ils agissent en fait pour le compte des descendants des Tétra-Epiphanes qui veulent contrecarrer l’anti-créateur, l’Anti-Pan logos concrétisé, incarné dans les frères Fouchine. Ils viennent d’environ 1950 et doivent prendre les Fouchine de vitesse. Tous ignorent que Pan Logos, Daniel, Dan-El, A El ne font assurément qu’un… Dérision ! Ambiguïté ! Duplicité ! Ambivalence !  Mais Fu ou les Fouchine, A El-Dan-El ne peuvent pas tout expliquer : il demeure nécessairement un résidu de l’antimatière, de l’énergie noire, préexistant à la pluralité des multivers prévus ou acceptés. Qu’est devenu ce résidu quintessencié qui formera Le Mal personnifié ? »
Il craignit que Spénéloss eût capté cette dernière pensée. Le Ying Lung prit la décision d’accélérer, d’en finir au plus vite avec cette aventure stérile peuplée d’ombres (car il s’agissait d’un théâtre d’ombres ridicules) à l’exception de ceux venus d’Agartha City. Les compagnons de Daniel étaient plongés au cœur d’un simulacre, de la simulation parasitaire d’un antimonde qui allait s’effilochant, se déréglant, parce que cette simulation obéissait au second principe de la thermodynamique, l’Entropie.
« Tous les intrus de cette piste s’effaceront lorsque je me battrai personnellement contre Aurore-Marie. Je dois la détruire, l’effacer.  Elle est le Vide. Le Rien. Elle n’est qu’une enveloppe de chair, et encore. Même pas réelle. De toute façon, elle n’existe pas, n’existera jamais. Pourtant, même si Aurore-Marie est déracinée, n’existe pas ou plus, les Tétra-Epiphanes ne peuvent s’effacer aisément puisque leur piste préexistait dans le monde napoléonide, et qu’ils figurent dans plusieurs d’entre elles depuis l’an 150. Aurore-Marie n’est qu’un détail, une annexe non-nécessaire à la pérennité de la secte dans plusieurs temps alternatifs : ces gnostiques peuvent se passer d’elle. Tout est de ma faute. J’ai laissé faire mon non-moi… »
Mais Daniel n’avait pas encore découvert le rôle joué par la descendance de Gwen dans l’engendrement de la poétesse dans cette piste fausse. Cela était en corrélation avec la présence de Betsy Blair en 1888. Qu’était-elle devenue ?  
Louis Jouvet interrompit cette cogitation de Daniel Lin. Sa voix, filtrée par le masque, parvint déformée aux oreilles du commandant Wu. Incongrûment, il le questionna :
« Pourriez-vous m’expliquer la raison de la non présence de Jules Berry à l’Agartha ? Excusez les circonstances, mais ce problème me titille. »
 La question absurde tombait comme un cheveu dans la soupe alors qu’une multitude de calmaroïdes-Kulm surgissaient de niches, d’anfractuosités des tunnels et boyaux du lit du Congo souterrain. Mis au pied du mur, les héros n’avaient pas le choix : poursuivre ou périr et Louis Jouvet, qui avait compris non pas le comique de la situation, mais son contraire dramatique, en homme de théâtre expérimenté, avait interrogé Daniel afin de détendre l’atmosphère oppressante. 
Or, le fleuve chthonien venait de se métamorphoser une nouvelle fois. Les dinghies, après l’entonnoir de Dante, après le tourbillon, venaient de déboucher en des eaux trompeuses plus calmes, aux tréfonds de la terre, en un impluvium aux arcatures Renaissance, impluvium mis en abyme, reflété infiniment en trois ou quatre dimensions, de haut en bas, de gauche à droite, d’avant en arrière, renversé aussi, débouchant ou s’amorçant sur et vers l’outre nulle-part. Palais florentin piège et miroir, aux milliers de galeries marbrées, superposées en tous sens, stuquées, agrémentées de statues parfois chryséléphantines aux socles quelquefois ancrés au plafond qui était le parterre, tête en bas. Au-dessous, la voûte à caissons maniéristes. Et les trompe-l’œil miroités multipliaient ces successions infinies palatiales enchaînées et imbriquées, sorties de l’imagination d’un Bramante, d’un Bernin et d’un Andrea Palladio
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 devenus déments. Il s’agissait là de l’épicentre d’un cube de Moebius multidimensionnel. Un espace restreint et en même temps illimité, sans bords, confiné en un micro-macro univers apparu en un point précis de l’espace-temps, un macro-microcosme, figure mathématique repliée sur elle-même. Le grand enfermement. Les arcades inverses ou non s’étendaient sur des milliers de kilomètres et les calmaroïdes, les fils de Cthuluh, survenaient de toute part, éployant leurs tentacules poisseux en des fushuuu horripilants tout en éjectant leurs nuages d’encre. Tout fut bientôt en passe de s’obscurcir.
Malgré le dramatique de la situation, Daniel répondit à Louis Jouvet :
- Louis, fit humblement le Superviseur, posez-vous la question : pourquoi ai-je banni toute forme d’argent d’Agartha city ? De même, pourquoi la cité n’héberge-t-elle aucun politicien, aucun souverain, monarque ou chef d’Etat, y compris Shah Jahan ou Cyrus le Grand qui eussent pu y prétendre ? Je refuse aussi les dignitaires religieux, les saints et prophètes de toute sorte, de toute croyance, afin de prévenir le prosélytisme. Même des personnalités comme le cinquième Dalaï Lama, Elie, Jean Jaurès ou Marcucius, le chef de guerre Castorii qui se convertit à la paix avec Hellas, même Ashoka d’ailleurs n’y figurent pas.
- Je ne saisis pas le lien avec Jules, reprit le comédien. Ou alors, c’est subtil.
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- Berry était un flambeur invétéré, amateur de paris, de courses, de casinos, de bandit manchot et autres. Souvent, Lobsang Jacinto a déploré que ses frères Navajos ou Arapaho des pistes 1721 et 1722 se soient résignés, pour survivre dans les Etats-Unis de la fin du XXe siècle, à diriger des casinos. Certains investirent aussi dans les gisements pétrolifères ! Ils y firent leur beurre tant que put perdurer le système capitaliste. Il n’était donc pas question que Jules Berry fît partie de la communauté. De même ces Amérindiens malins. Cet acteur, qui jamais au grand jamais ne connaissait son texte, aurait passé son temps à claquer des sommes colossales à la roulette, à moins qu’il n’eût cassé la baraque grâce à quelque martingale soutirée à un des mathématiciens de la cité, en contraignant nos Navajos, Pueblos, Apaches, Séminoles, Cherokees ou Sioux mercantiles à lui verser tous ces vilains gains. Le jeu d’argent est une drogue, une addiction.
- Soit.
Alors, tout bascula de nouveau. Le commandant Wu pressentait que, depuis un certain temps, l’équipe avait quitté l’Afrique pour être transportée ailleurs. L’illusion générée par des facteurs multiples brusqua les humains, les hybrides (Violetta, Lorenza, Azzo), les animaux et l’Hellados. Une gueule caverneuse colossale, mascaron de divinité fluviale, d’Akhelóös, bouche des enfers d’une enluminure du XIIe siècle, vomit les trois embarcations en un torrent qui déboucha en une contrée autre, où la guerre s’apprêtait à sévir.  
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Guillaume exécrait l’inaction. Il s’attendait à du sport. Appréhendant que Frédéric lui remît ses instructions pour la journée, il se distrayait à la lecture de la presse française. Il se désintéressait des journaux italiens, dont il ne comprenait pas la langue. Nous savons que ce péché mignon de Pieds Légers avait pour inconvénient de maculer ses doigts d’encre, et qu’il laissait partout ses empreintes, ce qui l’avait fait remarquer par Sir Charles, lancé ainsi sur la piste de la bande du Danseur de cordes. Guillaume allait se considérer pour partie responsable des événements vénitiens que nous vous narrerons. Les quotidiens dont il disposait à l’hôtel n’étaient pas d’une absolue fraîcheur informative : ils parvenaient en la cité des Doges avec vingt-quatre à quarante-huit heures de retard. Nous ne vivions pas au temps des excès de l’Histoire immédiate, de la connexion non-stop à la toile.
Présentement, le jeune homme lisait tranquillement dans sa chambre un Petit Journal de l’avant-veille, édition du soir. Une manchette l’attira. Un fait divers, puisque, déjà à cette époque, le lectorat populaire s’intéressait davantage à ceux-ci qu’aux arcanes de la politique, a fortiori internationale.
« Pristi ! » ne put-il s’empêcher de jeter en l’air.
La une du quotidien racoleur était illustrée par un dessin tapageur censé représenter l’agression dont avait été victime le bien connu journaliste antisémite Edouard Drumont.
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La scène était figurée de manière à susciter la peur et la répulsion. Le chromatisme des couleurs se limitait au rouge pivoine et au pourpre, au bleu canard, au jaune canari (pour le halo des réverbères), au noir et au gris. La théâtralité et la fantaisie de cette représentation étaient accentuées par l’aspect des apaches : ils ne se contentaient pas d’arborer des tricots rayés de canotiers d’une propreté douteuse, des ceintures rouges de matamores, des foulards noués au cou et des casquettes enfoncées sur le crâne jusqu’à dissimuler les fronts. Leurs avant-bras musculeux s’ornaient de tatouages menaçants et outranciers en formes de nœuds coulants, de cordes de funambules et de têtes de mort. Le dessinateur avait même pris soin de représenter un des bandits balafré du front à l’arête du nez, invention de sa part du plus bel effet.
L’Illustration, quant à elle, montrait en première page un dessin à peine moins sobre. Si le premier quotidien s’était contenté de quatre apaches, l’hebdomadaire avait forcé la dose : c’était une bande de dix forbans qui s’acharnait sur un Drumont sans défense, gisant à terre dans une flaque de sang d’un écarlate à soulever le cœur. Son nez brisé et sa barbe en bataille dénonçaient les souffrances de son corps martyrisé.
Le plus grave consistait dans les titres fracassants des deux journaux : pour l’un, Le Retour de l’Artiste et, en sous-titre : Cette fois-ci, il va trop loin. Pour l’autre, un brin sotto voce : Le chef de la pègre Frédéric Tellier ressuscité. Même Satan n’en a pas voulu !
Le journaliste de bazar qui avait pondu cette insanité plumitive laissait entendre que le Danseur de cordes avait opté pour des positions politiques dangereuses : ce n’était pas un bon Français ; soit l’Allemagne le stipendiait, soit les assassins nihilistes qui avaient assassiné le tsar Alexandre II le payaient.
Le sang de Pieds Légers ne fit qu’un tour : il devait prévenir le Maître d’urgence. Sa surprise et son indignation étaient telles qu’il laissa tomber sa chique sur le col de sa chemise qu’il tacha abondamment d’un jus brun peu ragoûtant.

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Or, présentement, Tellier était fort préoccupé. Ses sens exacerbés par plusieurs décennies de double ou triple vie, il s’était rendu compte qu’il était l’objet de l’attention d’un espion, mais de quel camp était-il ?
La réponse n’allait pas tarder à lui parvenir.
Michel Simon se trouvait écartelé entre l’impératif de la poursuite de sa mission d’ange gardien auprès de l’Artiste, suivant en cela les ordres du commandant Wu avec rectitude, et l’obligation humanitaire de délivrer le prisonnier Dodgson de son miroir, quel que pût être son emplacement. Il pressentait, sans pouvoir en expliquer les causes, que cette captivité était un des fils de la tapisserie compliquée dans laquelle lui-même et ses amis se trouvaient emmêlés.
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« C’est pas un maléfice, un sortilège, pensait le Suisse, ses mains trifouillant dans ses poches à la recherche d’une blague à tabac hypothétique. Fichtre ! Torquemada est mort depuis des lustres ! On ne brûle plus pour sorcellerie, ni à Venise, ni en France ! »
Après mûres réflexions, Michel Simon se décida. Il allait se révéler à Frédéric et tout lui dire. C’était plus important pour lui que de suivre les recommandations de Daniel, les doigts sur la couture du pantalon.
Alors que le Danseur de cordes s’apprêtait devant une coiffeuse à modifier son grimage pour suivre Aurore-Marie de Saint-Aubain dont il avait su qu’elle avait quitté la compagnie de d’Annunzio munie d’un étrange livre, son ouïe sensible perçut la tentative de crocheter la serrure de la porte d’entrée de la chambre qu’il louait. Aussitôt, sa main droite se porta sur un long surin à la lame bien aiguisée tandis que sa gauche se saisissait d’un Derringer à la crosse d’ivoire. Se levant sans bruit, il se dissimula derrière l’huis, laissant ainsi l’importun s’introduire chez lui.
Le rossignol avait fait son office. Le quadragénaire poussa un ouf de soulagement tout en entrant dans la suite.
« Foutre, y’a personne ! »
Aussitôt, il regretta ses paroles, car il sentit une poigne de fer l’immobiliser par le col tandis que l’acier froid d’une lame appuyait sur sa glotte.
« Pitié ! J’suis pas là pour voler !
- Michel Simon ! s’étonna Tellier qui avait reconnu la voix du comédien.
- Ah, compère ! L’moment est inapproprié pour jouer au chourineur !
- Dois-je faire mea culpa pour cette méprise, Michel ? C’était donc vous qui me suiviez depuis que je suis arrivé ici. Bravo pour votre maquillage, je ne me suis douté de rien. Qui vous a donné des cours ?
Le comédien suisse parut embarrassé. Il mit quelques secondes à répondre.
- Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas. C’est maître Albriss.
- J’en conviens, vous avez été à bonne école. Mais cela s’explique, car le lieutenant a souvent dû se faire passer pour un pur terrien. Castrat à l’époque de Vivaldi, guerrier zoulou au XIXe siècle, bras droit du roi mandingue Abou Bakari II au XIVe siècle et ainsi de suite. Pour en revenir à nos affaires, je suppose que votre tentative d’effraction s’imposait par une nécessité urgente.
- On ne peut rien vous cacher.
- Votre crochetage a-t-il un lien avec Barbenzingue ?
- Tout à fait, mais indirectement. C’est un tout petit peu plus compliqué. Est-ce que le nom Dodgson vous dit quelque chose ?
- Je ne suis pas une encyclopédie vivante !
- Mais tout de même, Alice au pays des merveilles, Alice à travers le miroir
- Lewis Carroll ! s’exclama Tellier, à peine surpris.
- Z’avez tout compris ! Et j’puis vous assurer qu’à l’heure qu’il est, il se trouve dans de beaux draps ! Pour lui, le fantastique est devenu réalité.
- C’est-à-dire ?
- Eh bien, Dodgson a traversé le miroir. Il s’y retrouve prisonnier depuis tantôt vingt-trois ans. Je suis de bonne foi. Vous me connaissez, je ne suis pas porté sur le mensonge, bien que ma profession m’y oblige. J’ai un esprit assez pragmatique. Si vous le permettez, acceptez de me suivre. Nous allons vérifier mes dires sur pièce immédiatement.
- Qu’attendez-vous de moi ?
- Pas un miracle, mais une solution.
Tous deux allaient quitter la chambre lorsque Guillaume surgit au débotté, la cravate nouée à la diable et les cheveux en bataille.
« Ah, maître, vous voici ! Visez un peu ce que je vous apporte. Zieutez-moi ça ! »
Michel Simon fit une remarque tandis que l’ancien escarpe jetait sur un guéridon les journaux plus ou moins chiffonnés qu’il avait compulsés.
« Ses paluches sont pourries d’encre ! Encore heureux qu’il ne se lèche pas les doigts. Sa langue serait aussi noire que de la suie ! »
L’Artiste se saisit du Petit Journal et ne put que constater les mensonges s’étalant sur quatre à cinq colonnes selon le format usité.
- Que le boulanger me patafiole !
Il lut rapidement le contenu ignoble de cette presse de caniveau. Il eut le plus grand mal à conserver son sang-froid. Arrivé au terme de sa lecture, il jeta :
- Il n’y a pas à se questionner : c’est un coup monté signé Merritt.
- Comment, maître ?
- C’est évident, mon petit. Je connais le profil des hommes de main qu’utilise ce gentleman assassin. Notre cambriolage londonien a été éventé.
A ces mots, Pieds Légers réalisa sa gaffe.
- Pardonnez-moi, maître, mais je suis responsable. C’est moi qui ai laissé des indices qui nous ont trahis.
- Tes mains, gamin, tes mains ! siffla Michel Simon.
- Pourquoi n’as-tu pas porté continuellement des gants ? C’est le B.A. BA du métier de cambrioleur. Mais vivre dans la cité de l’Agartha t’a fait perdre des années d’enseignement. Réalises-tu les conséquences ?
- Ben, on ne peut plus revenir en France. La rousse est à nos trousses. Si nous passons la frontière, nous sommes bons pour Mazas.
- Pas seulement, reprit Frédéric. Avec mon passif, l’abbaye de monte-à-regret me sera réservée, à moins que les sicaires de Sir Charles ne me trouent la peau avant.
A ces mots, Michel Simon leva un sourcil.
- Abbaye de monte-à-regret ? Ah, oui ! Mais nous n’en sommes pas encore là, Frédéric !
Le Danseur de Cordes acquiesça.
- Montrez-moi ce mystérieux miroir, Michel. Cela me changera les idées. Je n’aime pas ruminer ma colère. Je ne suis pas le pègre qui exécute ses séides lorsqu’ils ont fauté.
Penaud, Guillaume baissa la tête et promit de se faire oublier durant les prochaines heures.

A suivre...

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