vendredi 20 mai 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre14 1ere partie.



Chapitre 14.

Chaque camp se faisait face, demeurant dans l’expectative. Les hybrides de félins et d’humains jaugeaient leurs adversaires ou proies potentielles de leurs escarboucles de fauves. Leurs queues battaient l’air tel un métronome en furie, chassant au loin les mouches importunes. Leurs gueules émettaient des mugissements rauques tandis que des effluves alcalins saisissaient les humains à la gorge.
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A la sueur tropicale s’était additionnée celle de la peur atavique de l’hominien face au prédateur. Le brav’général tentait vainement de conserver sa contenance et son sang-froid. Il avait saisi qu’il n’avait pas affaire à une classique tribu belliqueuse mais s’efforçait de se comporter à la manière des bâtisseurs d’Empire ultramarin dont la première option consistait à parlementer. Il s’agissait d’abord d’amadouer ces « sauvages » avec des offrandes : sacs de sel, verroterie, coupons d’étoffes (guinées) etc. Jacques Santerre et Angelo Franceschi se chargèrent de la tâche, bien que notre caporal-chef Italo-corse tremblât comme une feuille. Le tout fut déposé à même la terre, dans l’attente que les guerriers-chasseurs s’en emparent.
Pierre, en un geste qui eût paru machinal pour tous ceux qui ne le connaissaient pas, rajusta son monocle de capitaine Boieldieu. C’était une manière anodine, imperceptible, de camoufler son épouvante et son agacement. De fait, il avait beau se persuader qu’il ne pouvait s’agir que d’une simulation hyperréaliste destinée à éprouver Daniel et ses compagnons, manœuvre de cet « esprit frappeur », de cet A El impalpable, le comédien peinait de plus en plus à conserver son flegme. Faute de mieux, il fit sienne la méthode Coué, aussi inefficiente qu’elle fût, se répétant inlassablement par la pensée : « Ce n’est qu’un cauchemar. Ça va passer ; je vais me réveiller. », mais  la scène demeurait telle quelle. Certes, Pierre se retenait car il n’avait plus qu’une envie, prendre les jambes à son cou. Pourtant, il décela l’avantage de la situation : « Au fond, ce maléfique A El nous sert : il contribue à la déroute des boulangistes et à la remise en place à plus ou moins long terme de la chronoligne que nous avons connue. »
Cependant, il ressentait encore la présence éthérée du spectre de Farquhar, blafard, enflé, aux yeux phosphorant d’un rouge ardent charbonneux, comme extirpé des Enfers d’Hadès. Ce fantôme épiait la troupe, dissimulé dans un buisson et, de temps à autre, bien qu’il fût immatériel, les narines de l’acteur parvenaient à capter son odeur qui rappelait celle de l’herbe fraîche mouillée par une brève ondée ou des foins que l’on vient de couper. Un souffle glacé, provenant des exsufflations d’asthmatique de la créature tourmentée par son obésité d’homme-pachyderme, effleura la joue de Boieldieu. Son bras fut même frôlé par la main suiffeuse, extirpée du fourré, enflée au-delà du raisonnable, du fantôme de l’explorateur infortuné. Puis, sans demander son reste, l’« esprit » du compagnon de route malchanceux de Stanley s’évapora. Il en demeura moins qu’une vapeur.
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En un premier temps, les hommes-Smilodons parurent accepter les dons de Barbenzingue. Prudemment, ils se penchaient sur ces tas de camelote occidentale, en humaient les fragrances inconnues, en éprouvaient la consistance avec leurs doigts griffus tout en palabrant, échangeant des « paroles » qui s’apparentaient davantage à des grondements qu’à un langage humain.

Leur chef, reconnaissable à ses emblèmes guerriers profus et ostentatoires, à sa mâle crinière léonine imposante, rayonnant autour de sa noble face aux traits africains purs tel un diadème échevelé qu’eût jalousé un rasta de la fin du XXe siècle, s’approcha à son tour du monticule d’offrandes, avec toutefois une circonspection redoublée. La lenteur suspicieuse des gestes de ce « roi » accentuait la nervosité des boulangistes. Des filets de sueur dégoulinaient le long des échines glacées, malgré la température ambiante. Michel Pèbre d’Ail se retenait de ne pas claquer des dents tant sa peur était grande. « Pour sûr, ils sont anthropophages et vont nous bouffer tout crus » pensait-il à tort. Ses compères n’en menaient pas large non plus, mais il n’était pas question d’afficher sa trouille. Le général ne l’aurait pas toléré. Toutefois, demeurés sur leurs gardes, les officiers gardaient la main sur la crosse de leur revolver. Dans l’intolérable suspension du temps, un craquement se fit entendre : c’était un des sacs de sel dont la toile venait d’être fendue d’un coup de griffe par le potentat. Le contenu d’un marron sale, non lavé de ses impuretés, se répandit sur le sol. Alors, le guerrier nimbé plongea avec résolution une main avide dans les cristaux puis se lécha les doigts avec une expression réjouie. Il reconnut la précieuse denrée.
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« C’est dans la poche les gars », siffla Franceschi entre ses dents.
Le soldat de fortune s’illusionna un très court instant car, coup de théâtre, des cris et des appels en wolof s’élevèrent de l’arrière de la colonne.
Il s’agissait des deux tirailleurs sénégalais qui, contre toute attente, tandis qu’à peine quelques secondes auparavant, leurs organismes étaient encore frappés par les phénomènes régressifs que l’on sait, jaillirent de leurs civières parfaitement guéris, sans qu’aucun symptôme hétérochronique ne fût encore visible. De joie, véritables miraculés, ils rendirent hommage à toutes les divinités qu’ils vénéraient, dansant, chantant, gesticulant, frappant dans leurs mains. Certes, la surprise fit se retourner les soldats français, mais, événement bien plus conséquent, les hommes-félins crurent à une trahison. Leur méfiance atavique de l’homme blanc reprit le dessus. Alors, ils rejetèrent avec une haine mêlée de mépris les offrandes qu’ils avaient commencées à charger sur leurs épaules.
« Ça pas bon massa ! » lança le Capita à l’adresse de Barbenzingue.
Les sagaies fendirent l’air en une pluie létale. Deux d’entre elles vinrent se ficher en travers des gorges des deux miraculés. Ces armes n’avaient rien de classique. On se serait attendu à ce qu’elles se terminassent par des pointes en os, en fer, en bronze, en obsidienne ou encore de silex mais pas avec des griffes gravées, encore dotées de vie, de Machairodus géants.
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 Les lances ensorcelées éventrèrent et éviscérèrent à l’envi les malheureux qu’elles embrochaient. La mêlée devint générale. Le sang coula d’abondance. Il était impossible en de telles circonstances aux fusiliers rationnels d’ajuster leurs cibles. Restait comme seule option le corps à corps, à la baïonnette. Boulanger lui-même fut renversé de son tipoye et mis en grand péril.
Il était moins une que toute la colonne succombât. Tout en se débarrassant d’un attaquant autochtone grâce à une prise de harrtan, Pierre Fresnay émit un message de détresse destiné au commandant Wu : « Urgent ! Urgent ! Colonne de Barbenzingue attaquée ! Dans dix secondes, tout est fini. »
Ce qui advint n’était pas le résultat d’une intervention directe du prodigieux adolescent grimé en daryl androïde. Le retournement de situation, tant usité par les théâtreux du XVIIIe siècle et les feuilletonistes contemporains d’Aurore-Marie, fut si prompt que nul parmi les combattants ne comprit ce qui arrivait. En quelques secondes, une centaine de petits hommes de la forêt surgit des plus hautes ramures, et, bondissant sur les redoutables pseudos Smilodons, les emprisonnèrent à l’aide de filets ou, par simple contact tactile, embrasèrent leurs proies qu’ils exécraient avec raison. En effet, les Pygmées, depuis des temps immémoriaux, étaient les ennemis héréditaires des hommes-félins qui les pourchassaient comme gibier au même titre que les cercopithèques et autres singes. La victoire fut rapidement acquise. Si les captifs jouissaient d’une chance relative (ils seraient voués à l’esclavage), leurs frères achevèrent leur consumation en d’innommables tas indistincts tordus et noirâtres dont l’insupportable fragrance importunait les narines délicates des Blancs. Comme des enfants, les petits hommes entonnèrent des vocalises polyphoniques célébrant leur triomphe.
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Lecteurs, l’intervention opportune des Pygmées était prévue par le Ying Lung. Il savait où les petits hommes se tenaient, leur territoire étant attenant à la position présente des Boulangistes. Il s’était contenté d’attirer la tribu des chasseurs sur le terrain de la confrontation car ceux-ci traquaient un animal fabuleux, réputé en cryptozoologie, susceptible de leur procurer des réserves de viande pour un mois entier : le Mokele Bembé, sorte de Plésiosaure pachydermique survivant en Afrique sur quinze chronolignes.
Le brav’général, sale et éclopé, eut pour premier réflexe de remercier chaleureusement ses sauveteurs, qui appartenaient au peuple Bekwe. Mais il recula à leur vue.
A sa décharge, Barbenzingue vivait à une époque où l’on ignorait tout des effets de la radioactivité et des mutations visibles et effrayantes qu’elle pouvait engendrer. Les Bekwe s’offraient à ses yeux tels des mutants répugnants : non seulement ceux-ci souffraient de polydactylie et de polymembrie, mais leurs têtes présentaient également des boursouflures crâniennes les apparentant aux célèbres esclaves encéphalocèles de la cour des Moro Naba de Texcoco. Leur néoténie s’avérait manifeste. De plus, leur carnation dénonçait les ravages des radiations car leur visage se maculait çà et là de taches plus claires et leur chevelure crépue et clairsemée blanchissait anormalement. Pour achever le tableau, les silhouettes étaient grêles et grotesques, portées qu’elles étaient par des jambes courtes et arquées.
Daniel et Spénéloss auraient scientifiquement expliqué les mutations dont les Pygmées Bekwe étaient victimes. Ils vivaient sur un territoire où affleuraient d’abondants gisements d’uranium et d’iridium. Georges Boulanger ne le savait pas, mais le fait qu’il avait rencontré ce peuple témoignait qu’il touchait au but. Le commandant Wu aurait ajouté que ces Pygmées lui rappelaient un peu (oh, si peu !) les sinistres Aruspuciens d’une défunte piste temporelle en cela qu’ils présentaient une amorce de convergence évolutive avec ces extraterrestres, convergence aboutissant aux Alphaego de la piste 1721 bis.

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Le bilan de l’échauffourée se chiffrait à quinze victimes : dix morts et cinq blessés. Contre mauvaise fortune bon cœur, les boulangistes furent obligés d’accepter les médications des Pygmées qui s’avérèrent bien plus efficaces que la pharmacopée occidentale. Les baumes obtenus à partir de bouillies de végétaux pilés permettaient une cicatrisation rapide des plaies. Les soins rapidement prodigués évitèrent la gangrène et l’amputation qui en découlait. Quant aux pertes de sang, il fallut faire avec.
De Boieldieu partagea avec les chasseurs guerriers des cigarettes dont il était amplement muni. Tout en distribuant cette prébende, il ne pouvait s’empêcher d’observer que ces infortunés individus, nonobstant tout anachronisme, lui rappelaient ces résultats monstrueux consécutifs aux célèbres catastrophes nucléaires de Tchernobyl ou Fukushima de la piste temporelle 1721 qu’il avait eu le loisir d’étudier dans l’une des holobibliothèques de l’Agartha. Ces malformations, devenues congénitales, corroboraient l’épître de Cléophradès à Marcion que Sir Charles Merritt avait lue à Lord Sanders. L’un de ces petits êtres souffrait de la présence d’un frère siamois parasite hétéradelphe dorsal : c’était comme une sorte de corps greffé dans le dos, dont on pouvait supposer que la tête, interne, s’était développée au sein du tronc de l’hôte. Ce Pygmée brinquebalait vaille que vaille sa parasitose fraternelle dont les membres énervés gigotaient sans cesse. Les proportions corporelles de ce double étaient demeurées celles d’un nouveau-né, jaunâtre (flavescent eût écrit Aurore-Marie usant de son lexique décadent), un peu tels ces embryons humains formolés, dépigmentés, de sept à huit semaines de gestation, étape transitoire vers le fœtus. De plus, un œil exercé détectait la présence d’un troisième parasite, à peine esquissé, sans tête apparente, sur le ventre même du frère siamois. En fait, il s’agissait de triplés. Ce troisième individu se réduisait à un fragment de tronc accroché à l’abdomen du deuxième parasite, avec un bourgeon de bras droit pantelant. Il fallait avoir le cœur bien accroché pour supporter la vue de cette créature déshéritée.
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Pour l’heure, un problème se posait : celui de la communication avec les chasseurs de la tribu des Pygmées Bekwe. Dans l’équipe du général Boulanger, personne ne pratiquait leur dialecte. Toutefois, Pierre Fresnay parvint à faire accroire qu’il possédait quelques notions d’une langue bantoue voisine (ce qui était en partie exact). En réalité, muni d’un traducteur universel microscopique greffé sur une de ses cordes vocales, il était à même de pratiquer n’importe quel idiome africain. Au cours des préparatifs de l’expédition, le Superviseur général avait procédé à l’ajustement des indispensables petits appareils.
Ce fut pourquoi il se proposa à devenir l’interprète du chef des Bekwe qui s’appelait Kwangsoon. Ainsi, notre de Boieldieu décidément indispensable apprit de sa bouche que le peuple pygmée avait conclu une alliance avec M’Siri et Maria de Fonseca : l’élite de leurs guerriers avait pour charge de garder l’accès au territoire de la fameuse cité recelant les gisements uranifères. Kikomba-kongo était leur totem, leur emblème craint à cinquante lieues à la ronde. Les plus valeureux de l’escadron brandissaient des sortes d’enseignes, de faisceaux de licteurs, surmontés de têtes naturalisées de singes grisâtres, au pelage touffu, atteints d’albinisme, singes plus proches de Toumaï ou d’Orrorin
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 que des gorilles ou chimpanzés classiques, ceci afin de se faire craindre de leurs ennemis potentiels. Ils révéraient ces simiens comme des dieux. Presque devenu intime avec Kwangsoon, Pierre réalisa, après qu’il eut pu admirer les enseignes en question dans la case « royale », qu’il s’agirait des Pi’Ou eux-mêmes. Ceci aurait déplu à Uruhu. La statue du dieu, comme pour notre ex chef pilote, était constituée d’une tête modelée, élémentaire, auto-portraiturée par le roi des Kakundakari et Kikomba-kongo il y avait déjà des centaines de siècles. C’était la relique la plus sacrée existant sur terre. Le village comportait également une autre hutte sacrée vouée au culte de Congorilla Bekwe, c’est-à-dire à tous les avatars d’hominiens reliques cryptozoologiques des cinq continents engendrés par l’Ancêtre originel Pi’Ou, avec des statues hyperréalistes renfermées dans ce « temple », dont on pouvait naïvement croire qu’il s’agissait de spécimens empaillés, semblables à ceux du muséum fantasmé de Pamela Johnson dans une piste temporelle autre, en fait une simulation de notre Dan El perfectionniste. Pour les rares initiés, s’offraient à la vue (désolé pour l’énumération) Yeren, Orang Pendek, Kakundakari-kakou,  Kikomba-kakou (le dialecte des Bekwe les qualifiait de « kongo »), Améranthropoïde, Barmanou, Homo pongoïde, Yeti-Migou au poil roussâtre, Big Foot
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 et Sasquash nord-américains (à se demander ce qu’ils faisaient là), Yowie et Nguoi-rung du Vietnam (encore une incongruité !).  Il y avait aussi, encore plus impossible, un mystérieux Orang-lord antarctique, à la fourrure blanche immaculée et aux yeux bleus. A quelle chronoligne appartenait-il ? Le maître du jeu de ce continent mosaïque donnait l’impression de s’emmêler les pinceaux. Après tout, c’était peut-être le cas.

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On aurait pu penser qu’il s’agissait d’une mystification, d’un simulacre, d’un leurre holographique ou d’un mirage hallucinatoire. Les dinghies avaient atterri sur un sol de terre battue fangeux alors que toute eau s’était évaporée. Plus de grotte, plus de paysage tropical luxuriant. La soudaineté du changement de décor s’était opérée sans transition. Gaston fut le premier à apporter des éléments de réponse à cette modification, les souvenirs olfactifs familiers lui revenant en mémoire.
- Faites excuse, mes amis, mais cette odeur de crottin, ces paysages, ces masures, ces champs labourés… Cela me rappelle diantrement ma chère contrée natale. Bienvenue chez moi.
Benjamin s’étonna :
- C’est vite dit, chez vous ! Ce qui nous entoure semble européen, je vous l’accorde. La route est en terre, oui. Les maisons en torchis avec des toits de chaume…
- …un cheval avec son attelage au labour, ma foi, ça pourrait bien être le XVIIe siècle, fit Louis Jouvet d’un air dubitatif.
- Le XVIIe siècle, s’exclama Jean Gabin. La bonne femme avec son âne qui transporte des pots est tout à fait intemporelle. Elle pourrait aussi bien figurer dans un tableau des frères Le Nain ou caméo dans La Kermesse héroïque. Si je ne me trompe pas, vous y étiez, Louis.
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- Tout à fait.
- Messieurs, je doute que nous soyons en Picardie sous Louis XIII. Pour avoir la réponse…
- Hé bien, maman, demande à oncle Daniel. En tant qu’encyclopédie vivante, il a réponse à tout. 
- Ma fille, comme tous ici, le commandant dispose d’un transpondeur, mais cela ne fonctionne plus depuis que l’Afrique est devenue folle.
Durant cet échange, Daniel Lin restait étrangement silencieux, comme si ce changement de lieu et d’époque l’indifférait.
- Saloperie de matériel ! Éructa Symphorien. J’avais oublié ce détail.
Saturnin avait cessé de s’éponger le front et de trembler. Il humait l’air avec satisfaction, faisant fi des effluves suspects. En effet, beaucoup de masures se chauffaient à la bouse de vache. Craddock s’agitait de plus belle.
- Bougre d’anthropopithèque ! Daniel, où sommes-nous et quand ? Quant à vous Spénéloss, vous avez décidé de vous transformer en statue de la stupeur ? Je n’ai rien à cirer de cette contrée à peine sortie de la sauvagerie du Néolithique.
Le premier à réagir fut l’Hellados.
- Nonobstant quelques détails, tels que les matériaux utilisés pour la construction des maisons, je dirais que nous nous situons à la fin de l’hiver, un peu en deçà du 50e parallèle de l’hémisphère Nord, en France, aux alentours du XVe ou du XVIe siècle.
- Pourquoi avancez-vous cela, grasseya Deanna Shirley qui, d’une main, tentait de mettre sa mise en plis en ordre tout en essayant de se réchauffer.
Beauséjour secoua la tête et lança tout de go :
- Messieurs, vous faites tous erreur. Nous sommes en Champagne. J’y mettrais ma main au feu. Je reconnais la contrée. Dans mon jeune temps, j’ai longtemps séjourné à Joinville chez une tante. Ceci dit, nous ne sommes pas au XIXe siècle.
- Merci Monsieur de Beauséjour, s’inclina Daniel Lin. J’étais silencieux parce que j’essayais de nous situer.
- Ah, il vous faut donc du temps pour vous repérer, commandant, ironisa Dalio. Z’êtes pas aussi fortiche que vous voulez nous le faire accroire.
- Je pense pareil, ajouta Carette. Ce qui m’importe, c’est de savoir si nous sommes avant ou après la découverte de l’herbe à Nicot. Avec tout ce qui nous est arrivé, ma réserve a pris l’eau et je suis aussi dépourvu que la cigale !
Daniel reprit la parole.
- Bien que vous me jugiez tous incapable ou presque, si je me suis montré lent, c’est parce que nous avons changé de chronoligne. Bref, pour résumer, nous sommes le dimanche 1er mars 1562 à quelques lieues de Joinville, effectivement, Monsieur de Beauséjour. Plus exactement à Broussol, à un kilomètre de Wassy. Voyez ces cavaliers au loin.
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- Ouille ! S’écria de la Renardière. J’identifie de vieilles pétoires : arquebuses, pistolets à rouet, mais aussi des dagues et des épées. Pourvu qu’ils ne nous chargent pas.
Azzo cessa de renifler l’air avec dégoût. Son visage était marqué par la plus grande inquiétude.
- Mauvais ! Danger ! Esprit noir rode !
- 1er mars 1562, articula lentement Spénéloss. C’est une date historique, valide sur 67 pistes temporelles… Le seigneur de Joinville dont dépendent les terres de Wassy porte un nom célèbre. Celui qui reprit Calais aux Anglais en l’an 1558.
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- François de Lorraine, duc de Guise, lieutenant.
En coup de vent,  une cinquantaine de cavaliers déboulèrent sur la route et croisèrent nos tempsnautes rescapés. A leur tête, le duc lui-même. Leur tenue se composait de cuirasses, de buscs, qui recouvraient des pourpoints à crevés, de capes à l’espagnole, de fraises tuyautées étroites et de hauts de chausses bouffants. Les teintes étaient ternes, foncées. Leurs mains étaient recouvertes de gantelets de fer. De hautes bottes montantes protégeaient les jambes tandis que de larges bonnets empanachés étaient inclinés sur les têtes aux cheveux courts. Parmi les visages, pour la plupart barbus, se distinguait celui de François de Lorraine, le nez en bec d’aigle, le poil châtain, le regard vif, la quarantaine à peine marquée. Cavalier hors pair, haut de taille et de belle prestance, il dominait de loin ses hommes.
Sans nulle hésitation, la troupe montée fit son entrée dans la bourgade. Le duc avait appris qu’un prêche de l’Eglise réformée s’y tenait en toute illégalité. Effectivement, d’une grange dont la rusticité ne payait pas de mine, sonnaient des psaumes hérétiques aux oreilles des bons catholiques. Le fait même qu’ils fussent chantés en langue vernaculaire trahissait l’appartenance de cette communauté de fidèles. Daniel savait ce qui devait arriver, Spénéloss aussi.
Avec rage, François de Guise prononça ces mots :
« Par la mort-Dieu, on les huguenotera bien d’un autre sorte ! »
De leur côté, les pages, valets et laquais s’inquiétaient :
« Ne nous baillera-t-on pas le pillage ? »
Violetta avait compris ce qu’il allait advenir.
- Oncle Daniel, tu ne vas pas laisser ces malheureux se faire trucider par cette horde de soudards ?
- Ma nièce, je ne change pas l’Histoire. Cela aurait trop de conséquences. Tu devrais le savoir depuis le temps !
Parallèlement, le duc de Guise et ses hommes pénétrèrent dans le moustier accompagnés et suivis du prieur de Salles. Tous solidement armés prirent de l’eau bénite, se signèrent comme dévots et bons chrétiens qu’ils étaient et s’en allèrent rejoindre les quarante hommes d’armes et archers qui tenaient habituellement garnison dans le bourg. Apparemment, le duc était attendu avec impatience.
Ainsi renforcé, François de Guise et ses hommes s’en vinrent vers la grange sommer les huguenots de cesser leur office. En y arrivant, ils trouvèrent la porte ouverte. Le premier à y entrer fut le jeune Brosse, accompagné de sept hommes. Aussitôt, le ministre du culte réformé et le peuple assemblé - environ 1200 personnes - firent bon accueil aux nouveaux venus.
« Messieurs, s’il vous plaît, prenez place. »
Un des bons catholiques répliqua : « Mort-Dieu, il faut tout tuer. »
Certains des protestants comprirent que leur vie était menacée. Le ministre du culte ordonna de fermer la petite porte ouverte par laquelle étaient entrés les huit hommes en armes, mais c’était trop tard. Les réformés s’aperçurent enfin de la présence du duc de Guise.
Alors, François ordonna à sa troupe de tirer à travers le guichet de la grange ouverte. L’arquebusade se déchaîna, blessa et massacra l’assemblée. Une sorte d’onde noire, informe, issue d’on ne savait où, parut envelopper la grange. Elle planait tandis qu’on tailladait et éventrait femmes, enfants et hommes faits sans distinction aucune dans les clameurs les plus sauvages et les gémissements. Des corps lardés de coups furent défénestrés. Une enfant s’était réfugiée dans le giron de sa mère, la tenant fermement par la taille. Son visage était ravagé par les larmes. Les deux femmes réchappèrent momentanément à la fureur ambiante mais deux massacreurs les débusquèrent et s’acharnèrent sur elles. Malgré les supplications et les plaintes, la horde assoiffée de sang plantait dagues, couteaux et épées dans les corps prostrés, aveuglée par la colère.
« Ici, l’on tue gratis ! »
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Il sembla que l’onde mystérieuse prenait la consistance d’un voile, se nourrissant de la haine, de la terreur et du sang versé. Au fur et à mesure que les victimes pantelantes embarrassaient le sol de la grange, la texture s’épaississait et s’étendait au-dessus des toits de Wassy.
Se signant frénétiquement, le sieur de Beauséjour glapissait :
« Les ailes de suie du démon ! Nous allons tous être emportés par cet esprit du mal. Cela me rappelle cette bi bande animée que vous me montrâtes jadis, l’adaptation d’une musique dénommée La Nuit sur le Mont Chauve.
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Daniel esquissa un sourire malgré les circonstances. Il ne pouvait lancer à son équipe que tous n’avaient rien à craindre.
- Nous sommes ici tels des observateurs invisibles, des pièces rapportées. Un peu comme des manifestations d’un mirage.
- Fata morgana, ajouta Spénéloss, toujours aussi docte.
Violetta se rongeait les ongles. S’il n’avait tenu qu’à elle, elle se fût emparée d’une arquebuse et aurait tiré sur Guise et consorts.
- Mais, Daniel, grogna d’impatience Benjamin. N’apercevez-vous pas tout comme nous cette espèce de fantôme noir déployant non ses ailes, mais ses ténèbres ?
- C’est une image, reprit l’Hellados. L’image mentale que votre esprit construit autour de la quintessence du Mal. Un concept, une allégorie, rien d’autre. Au XX e siècle, plus exactement en 1963, elle fut utilisée par les scénaristes américains dans une série qui eut son heure de gloire, Au-delà du réel, afin de personnifier l’esprit maléfique d’une planète miniature engendrée par les expériences malencontreuses de scientifiques imprudents avides de connaître la destinée de la Terre.
Daniel Lin se contenta d’acquiescer, puis, après avoir marqué une pause, il jeta :
- Ce n’est pas Fu. J’ai domestiqué l’Energie noire, le Dragon noir. Désormais, Il m’obéit.
- Commandant, de quoi parlez-vous ? Interrogea le docteur di Fabbrini, intriguée, ne comprenant rien aux propos obscurs de l’ex-daryl androïde.
- Ah, c’est vrai. Vous avez oublié. Notre cité avait été attaquée par l’entité en question…
A peine eut il prononcé ces mots que Dan El fut frôlé par une silhouette blanchâtre, spectrale, immonde. La créature, comme légèrement déphasée dans l’espace-temps, présentait une mosaïque de caractères l’apparentant tout à la fois aux tarsiers et aux Aruspuciens. Frappée d’albinisme et de macrocéphalie, dotée de très longues mains décharnées et d’énormes yeux en escarboucles phosphorescentes qui brasillaient dans un ciel toujours plus obscur, la chose murmura à l’oreille de Daniel, en des infra-sons plus lents et plus graves encore que les mantras des moines tibétains :
« On m’appelle Don Sepulveda de Guadalajara. Souviens-t’en, mortel. »
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Seul le commandant Wu avait capté le message. Aussitôt tout bascula, tout disparut. Une fois encore, les tempsnautes furent projetés comme des dés, non au hasard dans une chronoligne, mais à un moment clef des Guerres de Religions.
Nous étions désormais à Orléans, le 18 février 1563. La ville était restée entre les mains des réformés. Le duc de Guise l’assiégeait depuis le 4 du même mois. La cité n’allait pas tarder à succomber. Déjà, les faubourgs étaient forcés et pris par les troupes catholiques, les tourelles gagnées. François était content de la situation. Il se réjouissait, pensant que d’ici quelques jours, Orléans serait à lui. Il s’en retourna à son logis ; il était alors environ six heures du soir. Il avait déjà repassé la petite rivière de Loiret, accompagné par le sieur de Rostaing. Alors, dissimulé derrière une haie, Poltrot de Méré fit feu, tirant d’abord un coup de pistolet dont la balle atteignit l’épaule du côté droit. Mais ce coup n’était pas mortel. Deux autres balles firent leur œuvre : François de Guise s’effondra, mourant. L’assassin, protestant, avait lâchement abattu le duc par derrière.
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Du moins était-ce là la version officielle de l’Histoire rapportée par Brantôme. Mais la créature souhaitait que Daniel fût témoin d’une démonstration de son Pouvoir. C’était pourquoi elle l’avait expédié avec ses amis à l’instant fatidique de la mort de Guise. En tant qu’essence du Mal, Don Sepulveda de Guadalajara menait un jeu complexe, une partie maléfique d’échecs où il poussait les factions, religions, à en découdre, disciples et croyants de toutes obédiences à s’entre-tuer. Sans aucun scrupule, bien qu’il appartînt sous sa couverture officielle, à l’inquisition espagnole, il avait lui-même armé le bras du religionnaire Poltrot. Cela, en cette dysharmonie passée, en recourant à la science de l’automation, ce qui expliquait pourquoi le pistolet avait pu tirer trois coups successifs.
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Don Sepulveda avait extorqué à Ambroise Paré une de ses inventions mise au point en secret, la main savante, qu’il avait détournée de son usage pacifique, réparateur, de prothèse médicale. Il s’agissait d’un gantelet auquel était greffé un pistolet à rouet. On ne savait par quel maléfice le prétendu dominicain avait insufflé vie, autonomie, à ce brassard d’armure, qui, de lui-même, sans que Poltrot en pressât la détente, avait tiré les coups mortels. Son « devoir » accompli, il était revenu à son inertie première. Cette main automate enchantée fut à l’origine de la croyance en « la main du diable ». L’arme robotique ne pouvait provenir de la technologie du XVIe siècle. Elle était annonciatrice des brassards Asturkruks leur « ancêtre » en quelque sorte. Elle comportait des servomoteurs miniaturisés. De cette technologie découleront les légions de moines androïdes empaleurs qu’affrontera en l’avenir Gaston de la Renardière en personne. Mais ceci est une autre aventure, que nous vous conterons.
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François de Guise chût de sa monture, au ralenti. Il blasphéma, éructant un juron : « Par la morbleu ! »
Daniel avait vu, saisi, compris. La démonstration ayant été concluante, le groupe fut transféré en l’Afrique déviante. Au Congo souterrain s’étaient substitués les faubourgs délaissés, abandonnés, d’une mystérieuse cité digne du Grand Zimbabwe, à la monumentalité cyclopéenne.
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A suivre...

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