samedi 28 juin 2014

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue : chapitre 1 2e partie.



Malgré l’heure relativement tardive, Deanna Shirley était encore visible. Ce fut pourquoi elle ouvrit la porte à l’intrus. 
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- Oh! C’est vous, Superviseur! Fit-elle en minaudant exagérément. Quel bon vent vous amène?
- J’ai besoin que vous éclairiez ma lanterne, Deanna Shirley. Et au plus vite!
- Bigre! Répondit la comédienne avec son accent anglais distingué. Je sens de la détresse dans votre voix, mon ami. Ce n’est pas dans vos habitudes de montrer votre désarroi, ce me semble!
- Laissez-moi entrer et quittez vos airs mondains. Je crois que le sort de la cité est en jeu. J’ai quelques questions à vous poser. Vous seule pouvez y répondre!
- Très bien, Daniel Lin. Puisque vous insistez… faites comme chez vous!
Deanna Shirley s’effaça et le commandant Wu entra dans le hall qui donnait sur une délicieuse antichambre. Au fait est-il utile de vous décrire à qui ou à quoi ressemblait l’actrice? Une vingtaine d’années tout au plus, un visage de forme légèrement triangulaire avec un menton un peu pointu, des yeux verts, un blond miel amélioré par une coloration discrète, des boucles retenues par un bandeau de soie bleue passé dans les cheveux, une robe de chambre du même ton mais en satin, des mules de velours aux pieds, une paire de lunettes à la main et un livre dans l’autre.
À peine, Daniel Lin fit-il quelques pas dans le hall qu’une tornade noire lui sauta dessus et se mit à le lécher abondamment!
- O’Malley! Veux-tu cesser immédiatement? S’écria la maîtresse de maison. En voilà des manières! Tu oublies ta bonne éducation, mon chien! 
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-  Ne le réprimandez pas, répondit Daniel Lin. O’Malley est un amour de chien! D’ailleurs, il est le seul que je supporte! Tiens, mon gourmand, regarde ce que je t’apporte!
Deanna Shirley ne sut comment, mais dans la main gauche du Superviseur, il y avait maintenant un cornet glacé à la noisette et au chocolat. Or, elle était certaine qu’une seconde encore auparavant, il n’y avait rien!
-Comment faites-vous ce tour? Demanda-t-elle presque en bégayant.
Tandis que le briard se jetait sur la glace et l’avalait d’un seul coup de langue, l’ingénieur daigna répondre d’une façon normande.
- De la prestidigitation, Deanna, tout simplement! Il n’y a là aucune magie!
- Je ne vous crois pas!
- Ah! Vous peinez à vous habituer à nos synthétiseurs temporels, je vois!
- Anderson a essayé de m’expliquer le fonctionnement de cette étrange machinerie mais je me suis mise à bâiller, tellement je m’ennuyais! Au fait, je manque à tous mes devoirs… Une tasse de thé? Quelque chose de plus fort?
- Une tasse de thé suffira, Deanna.
Le commandant Wu s’assit sur un fauteuil recouvert de cretonne fleurie. Les teintes se mariaient très bien, du jaune, du lilas et du gris. De même, tous les autres sièges étaient recouverts du même tissu et sur la table en merisier, un splendide vase en cristal tout ouvragé laissait des mimosas exhaler tout leur parfum. Aux murs, quatre Utrillo, tous ayant pour thème la campagne française à la fin de l’hiver. Abandonnée sur une crédence, une dentelle.
Deanna Shirley s’affaira dans sa kitchenette quelques minutes que Daniel Lin mit à profit pour examiner de plus près l’intérieur de son hôtesse.
«  Ce décor sent le petit-bourgeois! S’il n’y avait pas ces tableaux, je désespèrerais du bon goût de la miss! Deanna a réellement besoin d’apprendre à se servir des synthétiseurs mentaux installés un peu partout dans l’Agartha! ».
L’artiste revint les bras chargés d’un plateau sur lequel le thé était servi. Mais il y avait également des scones et des muffins à profusion ainsi qu’un pot entier de marmelade d’orange et un autre de confiture de cerise! Ah! J’oubliais le beurre!
- Tout cela pour moi? S’exclama Daniel Lin.
- Que non pas! Je connais votre frugalité, Superviseur! Les gâteries sont pour moi!
- Permettez que je vous serve…
- Faites et contez-moi ce qui vous amène.
- Puis-je donner ces muffins à O’Malley?
- Naturellement, mon cher! Expliquez moi vite ce qui vous tracasse…
Le Génie de la Galaxie s’exécuta aussitôt. Il s’avéra que DS de B De B n’avait bien évidemment jamais entendu parler de Daniele Amphitheatrof. Cela n’étonna pas Daniel Lin. Encore moins de Stefan Brand, rôle tenu par l’acteur français Louis Jourdan dans le film déjà mentionné plus haut. 
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- Déçu par mes réponses? Questionna la comédienne après un court silence.
- Non, pas vraiment. Il est normal que vous ne vous souveniez pas de ces deux noms. Vous n’avez pas tourné dans Lettre d’une Inconnue… ( Du moins pas encore pour vous), compléta in petto le commandant Wu.
Une petite digression s’impose. Pour tous ou presque, Deanna Shirley avait gagné l’Agartha à la fin des années 1930, alors qu’elle n’était encore qu’une starlette en devenir. Dans son cas, nulle Rebecca, ni ce film noir splendide Le Crime de Madame Lexton, encore moins celui de Lettre d’une Inconnue … Et pourtant! En fait, sa mémoire avait été savamment et délicatement altérée par le Génie de la Galaxie. En cet instant précis, Daniel Lin regrettait son action antérieure et était prêt à remettre partiellement les choses en place. Mais il n’en fit rien car Deanna Shirley, inexplicablement jeta:
- Par contre, je connais les œuvres, du moins quelques unes de cette poétesse française, Aurore-Marie de Saint-Aubain! Lorsque j’étais adolescente, j’ai lu quelques poèmes de cette femme merveilleuse. J’ai adoré! Tenez, quelques vers me reviennent; écoutez comme c’est beau! Je me dois de les réciter en français. Cela ne vous dérange pas?
- Deanna, c’est ma langue maternelle!
- Alors, voici. Ne riez pas de mon accent, monsieur l’ingénieur!
«  Zeugite, père de mon père, viens donc joindre à tes lèvres ma bouche purpurine!
Eau-forte, taille douce, résidus balsamiques d’une gloire androgyne,
Statue chryséléphantine engendrée par Phidias en un naos divin,
Mes yeux d’ambre, mes ongles de copal et mon buste ivoirin,
Allumèrent en ton cœur, nouveau panégyriste fol au triomphe indicible,
Voué à la célébration, à la gloire de mon corps, repoussant tout rival abhorré,
Les feux inextinguibles d’une passion innée pour mon être adoré!
Au pampre des Frères Arvales, pourtant, tu te crus insensible!
Cippe, tertre, mausolée, cénotaphe, chef-d’œuvre de l’épigraphe,
Tel le grammatiste au calame d’orichalque sur l’argile gravée ajoutant son paraphe,
L’ennéade applaudit aux vertes espérances!
Hagiographe! Accomplis lors mon désir sans nuances!
Ops a parlé: bonne sera la récolte.
Qu’aux faux-semblants, le numismate en l’archivolte,
Fasse tomber le masque de mon amant fidèle,
Qu’au sexe semblable au mien le visage me révèle!
Aurore-Marie de Saint-Aubain ( 1863-1894)
« Psychés gréco-romaines » ( 1891)
- Voilà, c’est tout mais c’est sublime, non? Minauda D.S. de B De B.
Daniel Lin peina à garder son sérieux. Il rétorqua, mi-figue mi-raisin:
- Tous les goûts sont dans la nature, très chère. Mais avez-vous bien compris ce… salmigondis?
- Salmigondis! N’exagérez-vous pas un peu, Superviseur? Vous insultez la mémoire de cette poétesse géniale, si sensible, si cultivée, si…
- Ne posséderiez vous pas quelques recueils de cette Aurore-Marie?
- Pourquoi faire? Les dix bibliothèques de la cité suffisent à mon bonheur! Elles contiennent toutes les ouvrages publiés du vivant de la baronne de Lacroix-Laval! 
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- Moui… Deanna, pardon pour le dérangement. Votre aide m’a été fort précieuse…
- Vous partez déjà? J’avais espéré…
- Je ne veux pas vous importuner davantage… d’autant plus que vous attendez une visite…
- Benvenuto, mais vous le savez déjà!
- Alors, pourquoi courir deux lièvres à la fois, Deanna? Je suis fidèle à Gwenaëlle!
- Sait-on jamais! Vous êtes le seul ou presque que je n’ai pas réussi à pêcher!
- A part Leonardo, Monty Clift, Jean Marais et Jean Cocteau, tous ont succombé à vos charmes, miss De Beauregard! Y compris ce benêt de Saturnin!
Sur ce, avec un sourire mi ineffable, mi ironique, le commandant Wu se retira.
«  Mufle! Pensa la comédienne. C’est tout juste s’il ne m’a pas traitée de gourgandine! Ah! O’Malley! Je crois que jamais je ne comprendrais ce Daniel Lin! Pourtant, Louise de Frontignac, malgré son passé des plus agités, fait partie de son cercle intime! »
Le chien à l’appel de son nom, redressa son museau tout empli de sucre et regarda sa maîtresse de son bon et tendre regard animal. Trop poli pour aboyer, il se contenta de soupirer et de pousser de petits gémissements de compassion. Consolée, Deanna Shirley, gagna sa chambre pour vérifier l’état de sa coiffure et de son maquillage. Peu après, on sonnait à la porte de ses appartements.

***************

Un autre segment de temps avait succédé au précédent, sans transition. Daniel Lin avait fait appel à Albriss pour l’aider dans ses recherches. Désormais, il fallait consulter et répertorier tous les ouvrages mémorisés par les ordinateurs des différentes bibliothèques sises dans la cité. La tâche était immense et l’ex-daryl androïde avait besoin de l’Hellados, occupé qu’il était par ailleurs à une œuvre vitale…
Comme à son habitude, Albriss s’en vint sans demander les raisons de cette convocation. Sa réserve proverbiale réprimait sa curiosité. Le grand Noir extraterrestre avait été ou serait un jour le chargé des opérations du vaisseau intersidéral «  Le Lagrange »… il avait travaillé ou travaillerait sous les ordres du commandant Wu. Pour son peuple, il passait pour un renégat, ayant déserté son monde pour se mettre au service des humains. Pour un observateur néophyte, l’Hellados ressemblait assez à ces représentants de la nation Bantoue. Or, il n’en était rien. Ses yeux noirs insondables, son attitude posée, toujours contrôlée, sa façon formelle de s’exprimer et, surtout, son sang jaune soufré ainsi que ses pommettes plus hautes que la normale, révélaient en fait qu’il appartenait à la caste des grands explorateurs d’Hellas. D’ailleurs, Albriss portait le même nom que son célèbre ancêtre qui avait entamé le premier grand périple de la Galaxie.
Pour l’heure, l’extraterrestre avait pris la direction des travaux concernant la construction d’un aéronef destiné à partir à la découverte de la Galaxie M.33. Le vaisseau devait être baptisé dans quelques semaines et recevoir le nom d’Étoile d’Argent.
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- Superviseur, que cherchons-nous exactement? Dit Albriss de sa voix monocorde, dépourvue d’inflexions.
- Des recueils de poésies d’une certaine Aurore-Marie de Saint-Aubain tout d’abord. Ensuite, des biographies la concernant.
- Vous vous intéressez également à la poésie, monsieur? Malgré toutes vos responsabilités?
- Tout ce qui touche à l’art attire mon attention, Albriss! Surtout les plus grands génies du passé et du futur!
- Certes… mais vous possédez l’intégralité de la littérature gréco-romaine! C’est… impossible!
- Sentirais-je une émotion de votre part, Albriss?
- Monsieur, comment vous êtes-vous procuré ces ouvrages? Poursuivit l’Hellados en désignant certains passages de l’index référençant les livres possédés par l’ex-daryl androïde. Les traités d’astronomie d’Hypatie, les livres perdus des Histoires de Tacite, d’Ammien Marcellin, l’intégralité des ouvrages d’Héraclite, la première version de l’Iliade… Théoriquement, ils ont tous été détruits lors du grand incendie de la bibliothèque d’Alexandrie!
- Utilisation du translateur temporel, lieutenant, voilà tout!
- A des fins personnelles?
- Pas tout à fait, monsieur l’ingénieur qui marque poliment son désaccord. Je ne fais rien sans l’approbation du Conseil!
- Veuillez excuser mon… ressentiment, Superviseur.
Les recherches se poursuivirent en silence quelques minutes. L’Hellados allait d’émerveillement en surprise. Un instant, il n’y tint plus et lança:
- Cardenio de Shakespeare? Dédicacé de la main même du dramaturge? Peines d’amour gagnées également!!!
- Oh! J’ai fréquenté William quelques semaines… un grand poète mais pas un grand homme, croyez-moi!
- Je saisis. C’est pour cela qu’il ne fait pas partie des résidents permanents de l’Agartha. Il n’a pas été qualifié.
- Tenzin Musuweni et Frédéric Tellier ont refusé leur aval. J’ai préféré ne pas insister. Par contre, Christopher Marlowe a été accepté… mais de justesse.
- Monsieur, loin de moi de vouloir me montrer indiscret, mais…
- Mais vous brûlez d’envie de savoir comment la présence de Leonardo a pu être validée…
- Tout comme celle du capitaine Craddock!
- On peut pardonner bien des choses à des êtres d’exception… Et Symphorien est un génie, mon ami!
- Puisque vous le dites… Il manque de rigueur…
- Et vous, vous en avez trop! Tous deux, vous vous complétez… il vous tempère et vous faites de même pour lui! La preuve: le vaisseau sera terminé avec un an d’avance sur les prévisions les plus optimistes!
Encore un moment de silence. Les deux ingénieurs s’activaient et accéléraient leur consultation des index. Enfin, s’afficha la liste des ouvrages d’Aurore-Marie de Saint-Aubain soudainement possédés par Daniel Lin. 
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«  Le cénotaphe théogonique » ( 1879),
«  Églogues platoniques » ( 1882),
«  L’Amphiparnasse du XIXe siècle » ( 1884),
«  Epitaphes pour une culture enfuie » ( 1885),
«  Iambes gnostiques » ( 1887), etc.
- Voilà une poétesse qui ne manquait pas d’inspiration! Souffla Albriss, intéressé. Puis-je vous emprunter un ou deux volumes de madame de Saint-Aubain?
- Là, dans la section des poètes maudits, l’enfer des bibliothèques… je souhaite que ce ne soit pas trop « osé » pour vous, mon cher ami.
- Osé? Pourquoi donc?
- Les amours saphiques, et non platoniques! Du moins c’est ce que j’ai compris lorsque miss D.S. de B. De B. m’a récité un poème de ladite Aurore-Marie!
- Je vous dirai ce que j’en pense, Superviseur…
- Tâchez que Renate n’en soit pas contrariée…
- Monsieur, madame de Saint-Aubain n’est pas qu’une poétesse décadente, je ne me trompe point… Sinon, vous ne vous intéresseriez pas à elle…
- Cette jeune femme n’aurait jamais dû voir le jour, Albriss, tout comme ses ouvrages.
- Comment pouvez-vous vous montrer aussi affirmatif? S’étonna l’Hellados à juste titre.
- Vous avez déjà voyagé hors de la Réalité de la cité, lieutenant.
- Dans les pistes temporelles? Oui, assurément, mais toujours en compagnie du commandant Sitruk, du capitaine Craddock ou de vous-même… jamais seul.
- Bien évidemment! Connaissez-vous le nombre de chrono lignes où l’humanité s’épanouit?
- Un nombre limité à mes yeux… on parle de deux mille…
- Eh bien dans aucune de ces deux mille possibilités, Aurore-Marie de Saint-Aubain n’est sensée exister!
- Une chrono ligne non prévue…
- Non autorisée, plus précisément!
- Ah! Mais qui autorise les pistes temporelles? Le Conseil? Composé de simples mortels?
- Lobsang Jacinto est bien plus qu’un humain ordinaire, tout comme Frédéric Tellier, Tenzin Muzuweni, Nadine Lancet, Benjamin Sitruk, Spénéloss, Kontiko et tous ceux qui un jour où l’autre ont présidé ledit Conseil!
- Des entités, des divinités…
- Tout de même pas… Disons des êtres qui ont conscience d’exister dans tous les temps et dans tous les mondes…
- Ah! Mais vous? Vous avez toujours refusé de faire partie de ces douze sages!
- Ma tâche de Superviseur général m’accapare pleinement, Albriss.
- Oui, mais encore! Vous n’avez pas réellement répondu à ma question, monsieur!
- Décidément, les Helladoï! Rien ne leur échappe! Soupira Daniel Lin.
- Tout le monde sait que vous êtes le seul et unique daryl androïde de l’Univers ou plutôt du Multivers. Vous êtes un télépathe hors pair, vous pouvez vous déplacer à la vitesse du son, vous possédez une mémoire quasi infinie, vous êtes capable de mener plusieurs tâches à la fois, vous calculez plus rapidement et plus exactement que tous nos ordinateurs les plus aboutis. Tous nos appareils, synthétiseurs, et autres matérialisateurs sont régis par vous, par votre pensée, vous contrôlez tous les paramètres permettant notre survie, à nous les quinze mille résidents de l’Agartha, mais en fait, nous ignorons comment l’idée vous est venue de construire cette cité.
- Je n’étais pas tout seul, Albriss! Dès le début, Lobsang et sa tribu étaient présents! Ainsi que le capitaine Craddock, Frédéric Tellier, Louise de Frontignac, Saturnin de Beauséjour, Lorenza di Fabbrini, Benjamin Sitruk, Denis O’Rourke…
- Soit! Nous sommes hors du Temps, hors de l’Espace habituel… Des machines complexes font en sorte que la cité soit viable, mais elles vous obéissent, non? Alors, qu’êtes-vous? Qui êtes-vous, Daniel Lin Wu?
- Un Préservateur, Albriss. Un Préservateur ou plus exactement un agent temporel, un… Homo Spiritus qui opta pour un corps humain amélioré afin de sauvegarder ce que les humanoïdes avaient de meilleur… Voilà pourquoi je ne m’intéresse pas qu’à la technologie, à la science et à ses œuvres… pour moi, l’ART vaut aussi sinon plus que le progrès matériel! Mentit le commandant Wu.
- Un Homo Spiritus… un être immatériel qui s’oblige à vivre incarné, donc…
- J’ai eu des prédécesseurs, jadis, il y a fort longtemps… Je ne suis que le numéro 132 545...
- Que sont devenus vos semblables?
- Ils sont… morts… Eh oui! Tout comme vous, je suis mortel même si mon espérance de vie est évaluée à plusieurs milliers d’éons!
- Présentement, y a-t-il d’autres agents temporels en activité, ailleurs?
- Euh… Quinze aux dernières nouvelles. Jamais plus de vingt-quatre à la fois…
- Me mentez-vous, Daniel Lin?
- Par Stadull, pourquoi le ferai-je? Vous m’avez percé à jour, Albriss! Je vous dois donc la Vérité! Asséna le commandant Wu avec une bonne foi désarmante.
Un battement de cil et l’Hellados oublia la conversation qui venait de se tenir. Mieux, il se retrouva sans hiatus chez lui, auprès de son épouse humaine Renate en train de savourer un thé poivré comme il l’aimait. Daniel Lin avait eu chaud. Il s’épongeait le front tout en caressant son animal familier lové entre ses bras.
- Mon Ufo… peste soit des Helladoï et de leur curiosité insatiable! Mais pourquoi ai-je dit « vingt-quatre »?  Bah! Il est temps pour moi de voir Lobsang. Lui saura me conseiller. Parfois, j’aimerais pouvoir me passer des humains, mais je ne le puis… je me suis trop entiché d’eux!

***************

  Un nouveau clignement des yeux et sans transition, celui qui se nommait à juste titre le Préservateur et mentait en revendiquant l’appellation d’Homo Spiritus, se retrouva paisiblement assis face à l’Amérindien bouddhiste Lobsang Jacinto. Mais Daniel Lin n’était pas apparu les mains vides. Il tenait une tablette aussi fine qu’une feuille d’aluminium transparent qui contenait tous les poèmes répertoriés d’Aurore-Marie de Saint-Aubain, du moins répertoriés en cette picoseconde! L’Amérindien, habitué aux tours du daryl androïde, ne s’étonna pas de la présence de ce dernier alors qu’il savait pertinemment que peu d’instants auparavant encore, il menait une séance du Conseil avec Tenzin Musuweni et Frédéric Tellier. Naturellement, les deux autres édiles s’étaient évaporés et seul Lobsang gardait le souvenir de ce qui avait été. Comme s’il poursuivait une conversation entamée depuis plusieurs minutes, Daniel Lin déclara: 

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- Lobsang, je vous prie de porter particulièrement votre attention sur ces vers extraits du «  Tropaire végétal ». Écoutez-les et dites-moi ce qu’il vous en semble.
- Je suis à votre service, Daniel Lin, vous le savez…
- Dans ce cas, voici:
«  … Qu’en la geste de Roland Turold déclina,
Chut las le paladin qu’adonc le cor sonna!
L’ivoirin instrument exprima lors sa plainte,
Thrène qui ne se tut qu’aux ultimes cris du soir,
En l’espace achevé, pour corbeaux, nulle crainte!
L’ombilic de métal au Bellérophon noir
Résonne encor ce jourd’hui d’un résidu fossile
Jà détruit par Omphale de son rouet gracile! »
- Oui, je saisis ce qu’il y a de troublant dans ces écrits, fit l’Amérindien en hochant pensivement sa tête. «  Résidu fossile »…
- Tout à fait! Acquiesça Daniel Lin. Il  n’y a aucun doute sur le sens de ces mots…
- Il s’agit du rayonnement fossile de l’Univers, dit le Bouddhiste répondant en écho au Préservateur.
- Certes, mais cette Aurore-Marie vivait au XIXe siècle. Or, la découverte de l’énergie noire et du rayonnement fossile de l’Univers n’a été faite qu’en 1965 par les scientifiques Penzias et Wilson. 
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- Vous alliez rajouter quelque chose… constata Lobsang.
- Cet extrait de poème date lui de 1885, et, qui plus est d’un 1885 non prévu, non voulu!
- Les anomalies s’aggravent. Peut-être vous faudrait-il tout reprendre à zéro…. Suggéra placidement l’Amérindien.
- Ce n’est pas là la solution que j’envisage. Elle est trop extrême! Se rebiffa le Superviseur.
- Alors, quelqu’un manipule la toile de la Réalité! Quelqu’un qui est plus que puissant et qui se dissimule… je ne sais où!
- Vous savez parfaitement que Fu le Suprême a été vaincu, anéanti et… effacé. Il ne demeure rien de lui, pas même un écho!
- Je sais également que vous êtes le Seul de votre espèce, Daniel Lin… mais, il est parfaitement envisageable que vous ne puissiez TOUT VOIR!
- Hum… Consciemment, sans doute… Il faudrait que je fasse un retour sur moi-même… longtemps j’ai joué à être Un et Multiple à la fois, pour lutter contre cette horrible solitude!
- Qu’attendez-vous pour entreprendre cette exploration?
- Vous n’avez rien senti, mais je viens de l’achever. Résultat: néant. Cela ne vient pas de moi!
- Cela signifie donc que Vous n’êtes pas Seul au sein de la Supra Réalité! Vous vous êtes trompé…
- Ouille!
- Vous avez peur? Vous craignez que cet inconnu soit hostile, néfaste?
- Néfaste aux humains, à toute forme de vie et d’intelligence, oui! Jeta le préservateur durement. J’ai trop l’expérience de mes essais de jadis! Tenez! Une nouvelle distorsion. Un autre recueil de poésie vient d’être entré dans la mémoire de cette tablette. «  La Nouvelle Aphrodite », et cette fois-ci, il s’agit de l’exemplaire dédicacé à la duchesse d’Uzès en personne. On s’amuse avec moi, on se moque de moi!
- Et cela vous terrorise, poursuivit Lobsang.
- Pas personnellement.
- Tâchez d’en apprendre davantage sur cette poétesse tombée du ciel comme disent vos amis monothéistes.
- Rejetée par l’Enfer, plutôt! Je le sens, j’en suis persuadé.
- Ensuite, prenez toutes les mesures prophylactiques imposées par les événements, Daniel Lin, Superviseur! c’est là le devoir de votre charge!
- Votre courage, votre assurance m’éblouissent, Lobsang Jacinto.
- Laissez de côté ces compliments superfétatoires et enquêtez. N’oubliez pas: tout dépend de votre capacité à bien agir.
- Oui, mais qu’est-ce que bien agir ici?
- Notre Préservation ou, du moins la Préservation de la Vie!
Ces paroles aussitôt prononcées, la scène s’effaça comme si le Superviseur avait revécu dans sa mémoire des faits antérieurs remontant déjà à plusieurs heures. Pour l’instant, penché sur l’écran sphérique de son chrono vision, l’ingénieur remontait le fil de l’existence de la mystérieuse et troublante Aurore-Marie de Saint-Aubain.

***************

 Le «  talent » de la poétesse s’était soudainement révélé en 1877, date de ses plus anciennes œuvres contenues dans « Le cénotaphe théogonique », écrites alors qu’Aurore-Marie n’avait encore que quatorze ans. Née en 1863, la jeune fille avait été intronisée, ô stupeur! Grande Prêtresse de la Secte des Tétra Épiphanes dont le gnosticisme reposait en majeure partie sur la pensée de Cléophradès d’Hydaspe. Dans la piste temporelle qui conduisait aux Napoléonides, cette secte avait été dirigée par Charles Maurice de Talleyrand-Périgord en personne et par François Vidocq. Or, lesdits codex cléophradiens pieusement conservés par les adeptes permettaient d’ouvrir les portes conduisant aux univers alternatifs! 
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 «  Cela signifie, pensait Daniel Lin, que ces Tétra Epiphanes existent dans plusieurs chrono lignes autres que celle des Napoléonides! Notamment dans celle où vit cette Aurore-Marie! Mais, par tous les Shaitans, comment cette piste temporelle s’est-elle enclenchée? Je ne l’ai pas désirée! Et le monde des Napoléonides n’était qu’une chimère née de la volonté de me tester! J’ai entravé le Daniel Deng qui sévissait encore et dont les résidus noirs pouvaient nuire à la Vie! De cela, j’en suis tout à fait certain! J’ai trop souffert, trop payé pour parvenir à extraire mon côté sombre! Des milliards et des milliards d’éons, des milliards et des milliards de toiles tissées et défaites, recommencées, assemblées et retissées… des simulations enchaînées jusqu’à l’épuisement, un autre moi-même piétiné, extirpé, rejeté, craché, précipité dans l’Enfer du Shéol! Un autre que j’ignorais, tout à fait extérieur à moi, imprévu et imprévisible a jailli de l’Improbable et non de l’Impossible pour me faire comprendre que je ne suis pas encore assez sublimé, aguerri, achevé! Très bien! Je relève le Défi! Il me faut monter une expédition pour voir ce qui s’est effectivement produit en cette année 1877! Sur qui va se porter mon choix? Il ne faut pas inquiéter le Conseil. Tantôt, j’ai fait une promesse à ce cher et inénarrable Saturnin… oui… pourquoi pas? Chaperonné, Beauséjour est fortement capable de me rendre ce service… mais qui seront les chaperons… réfléchissons… ». 
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Daniel Lin de plus en plus troublé, vivant une tempête sans précédent sous son crâne, sa raison renversée par un tsunami de force mille, lisait la dernière strophe du poème d’Aurore-Marie intitulé «  Ode à la Nymphe furtive ».
« L’univers lutta lors contre l’énergie sombre
Du Fils du Ciel trahi, réservant sa faconde,
Engloutissant les étoiles, les astres du Logos!
Corps à corps dantesque, victoire du Rien, ô nouveau Polémos,
Encor en apocryphes codex, Révélation, poussière en devenir,
Par l’eschatologie, voici La Mort, ô Néant à venir!  »
Elle m’interpelle! Elle m’appelle! Elle a conscience de mon Existence, de ma Supra Présence par-delà les Mondes du Possible et du Probable! Mais je ne suis pas et ne serai jamais cette Mort qu’elle semble chérir et redouter à la fois! Son contraire, je veux l’être et JE LE SUIS!!! 
A suivre...
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