vendredi 1 mars 2024

Café littéraire : Annie Ernaux : Les Années.

 Par Roger Colozzi.


Annie ERNAUX, au Café littéraire du 29 février 2024, avec Les Années, 2008

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D’un prix Nobel l’autre

 

L’esprit de vengeance, même froide, n’est surtout pas un sentiment de bon aloi, et Annie Ernaux l’utilise cependant pour justifier de son écriture. Et cette écriture apparaît très vite comme un exercice de souffrance et de rumination : « la genèse difficile de presque tous mes livres » (2022), affirme l’autrice et première femme française prix Nobel de littérature en 2022*, à 82 ans, quand « notre » Colette nationale l’aurait mérité, bien plus jeune, et de haute plume !

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Et quand, pour expliquer son travail d’une écriture à la fois « sociale et féministe », elle proclame écrire pour, je cite : « venger [sa] race – i.e. son extraction sociale – et venger [son] sexe », elle ne se souvient pas de la rengaine à la mode : « ...on choisit pas sa famille, on choisit pas ses parents. » Et, poursuit-elle encore : « cela ne ferait qu’un désormais. »

À partir de son « moi » – un ego surdimensionné, ou, inversement, et plus sûrement, hyper-complexé  – la dame d’Yvetot passe à un « surmoi », constitué à l’origine grâce à, ou à cause de, l’identification aux parents, par l’intermédiaire de conflits avec le « moi », des sentiments de culpabilité, lesquels, selon elle, les engendre, englués qu’ils sont dans le navrement (sic).

 Yvetot

Yvetot… Normande donc, tel Maupassant qui y fit un ou deux ans de petit séminaire. Mais aura-t-elle, dans un siècle et plus, toute la notoriété de l’auteur d’Une Vie, œuvre à laquelle d’ailleurs elle se permet pourtant, en passant, une référence ? « P’être ben qu’oui, p’être ben qu’non... »

En réalité, à l’inverse du prix Nobel 1957, lequel parvint, en dépit de ses origines misérables, et avec Le Premier homme (l’œuvre ultime en élaboration, jamais achevée), à sublimer, « orienter sa passion, son art, vers une valeur sociale positive, un bénéfice moral », l’autrice des Années ne parvient pas à une totale résilience ou presque jamais, que très rarement en tout cas.

Dans une double préface (2011-2022) à L’Atelier noir [L’Imaginaire, Gallimard], Annie Ernaux cherche encore et toujours à justifier son œuvre autobiographique, qui se veut faussement impersonnelle et rédigée, précise-t-elle, « dans une sorte d’atelier sans lumière et sans issue, et dans lequel je tourne en rond, à la recherche des outils [pour] le livre que j’entrevois, au loin, dans la clarté (ouf !) ... », quand Blaise Cendrars, lui, autre prix Nobel hautement légitime mais jamais décroché, affirma de son côté, poétiquement universel : « Je tourne en rond dans la cage des méridiens, comme un écureuil dans la sienne... » Lumineux, « sylvain-tessonnien » !

Annie Ernaux, décidément, n’en a pas fini de régler son compte à – ou avec – son passé, à l’écoulement des années – les voilà ! – courant de l’immédiat après-guerre jusqu’à nos jours, années-miroir de ses peines sociales, professionnelles, sentimentales, de genre enfin ; certes, comme l’a écrit Simone de Beauvoir, autre Nobel potentiel à son époque : « On ne naît pas femme, on le devient... », mais alors avec plus ou moins de bonheur, d’épanouissement ! Ce qui est loin d’être le cas de l’autrice de La Honte, 1997.

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Défilent ainsi, par le truchement de photos retrouvées, de notes archivées, les souvenirs du passage des années, de l’après-guerre à 2007, les événements sociaux, politiques, nationaux et mondiaux, les mœurs enfin, que le lecteur (la lectrice) retrouve pour les avoir simultanément connus, vécus. Trop vite, hélas ! Le temps fuit, passe... 

Et, revenant sur cette manière d’écrire, voulue impersonnelle, peu inventive, plate, neutre, l’écrivain Philippe Pichon de conclure son article du mois par : « La Chatte de Colette nous manque. Pas celle de madame Annie. » [Service Littéraire, n° 177, janvier 2024 : La vie est un roman. Ernaux ou l’écriture du degré zéro.]

 

Place à la discussion...

Roger Colozzi

 

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* Selon les termes de l’Académie suédoise : « pour le courage et l’acuité clinique avec lesquels elle révèle les racines, les éloignements et les contraintes collectives de la mémoire personnelle. »

vendredi 9 février 2024

La Conjuration de Madame Royale : chapitre 10 15e partie.

 

Suite et fin du récit de Georges Cuvier.

Nous luttions tous contre cette impression de nous éparpiller en des millions de grains de poussière.

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Je savais cette sensation imposée par les esprits des momies vénérables et, malgré mes efforts, je ne parvenais pas à me convaincre qu’il s’agissait d’une simple illusion. L’entrée de la cinquième antichambre était à notre portée, et aussi loin que portât mon regard épouvanté, les deux hémisphères vibrionnants planaient là-bas, tout au bout, étincelant de leurs feux étranges, azur pour le demi-globe de Burnet, gris brillant pour celui du Thibet. Le mariage, l’appariement, donneraient naissance à un astre-amnios contenant en même temps une neurula

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 et une Gaïa recelant une Vie dont se poursuivait l’évolution, implacable et logique, mêlant Linné, le grand Buffon et la Genèse. Après l’Océan, après les Bêtes articulées de la Mer, qu’allions-nous donc y voir ? Salamandres, sauriens, oiseaux ? Je redoutais que le globe ultime uni ne recelât quelque hideux singe, ou un nouvel Adam homoncule emprisonné. 

Description de l'image Salamandra_salamandra_MHNT_1.jpg.

J’eus la sensation que chaque grain me composant se détachait de moi, s’en allait vaguer çà et là, se disperser dans toute la grotte, sous l’impulsion muette impérative des dépouilles des bonzes. Pourtant, nul souffle ne s’exprimait dans la salle, mais c’étaient là les prémices de quelque tempête du désert, lorsque hurlent le sirocco ou le simoun que redoute tout Bédouin. Alors que nous courions tous vers l’achèvement de notre destinée, vers ce quia pulvis es commun à tous les êtres humains, une silhouette imprécise et vibrante, constituée d’une infinité de corpuscules colorés, se dressa résolument face à un groupe de momies et entonna un chant étrange, qui paraissait émis par chaque particule corporelle, prière ou supplique adressée aux tulpas, chant dont la langue paraissait si ancienne qu’elle pouvait remonter avant l’Inde védique. 

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Etait-ce là Rajiv ? De quel nouveau mirage fakirique s’agissait-il ? Plus se poursuivait l’étrange ode, davantage les notes se répercutaient en écho dans toute la caverne, jusqu’à ce qu’elle devînt polyphonique, une polyphonie à trois voix, lignes mélodiques dialoguées, tripartites, échangées entre le sâdhu, les disciples de Tsampang Randong et les deux hémisphères, dont les vibrations modulées révélaient un langage musical élaboré. Les couleurs elles-mêmes se firent changeantes, pulsatiles, combinaison chromatique pareille à ce que certains naturalistes avaient pu observer chez les seiches,

 Seiche commune (Sepia officinalis)

sans qu’ils comprissent qu’il s’agissait d’une forme de communication. Les corpuscules de Rajiv, l’épiderme des momies et les photophores des demi-globes harmonisèrent leurs teintes en ces échanges stupéfiants et vibrants.

A y regarder de plus près, il ne s’agissait plus de Rajiv à proprement parler. Les unités multiples qui le constituaient et dessinaient une figure « humaine » rappelaient ces organismes composites, coloniaux, coraux ou madrépores.

 Description de cette image, également commentée ci-après

Il y avait des milliers – peut-être même des millions - de ces microbilles irisées qui « parlaient » un langage de couleurs et, si j’eusse pu observer l’intérieur d’au moins l’une d’elle, j’aurais découvert avec stupéfaction une mise en abymes, en cela que le contenant se faisait contenu, chaque unité d’une sphéricité parfaite recelant son propre « Rajiv » formé des mêmes corpuscules plus petits, qui, à leur tour, auraient chacun révélé leur propre sâdhu et ainsi de suite. Cela me rappelait cette expérience que chacun a pu éprouver lorsqu’on se regarde dans un miroir faisant face à une autre glace dans son dos, révélant une succession de reflets toujours plus lointains, emboîtés à l’infini. Disons que le « Rajiv » madréporaire si l’on veut, intelligence collective, était une créature gigogne s’étendant dans tout un espace inappréhendable.

Le « dialogue » multicolore parut faire son effet, et, sans que je susse pourquoi, la volonté des corpuscules-brahmanes s’avérant plus puissante que celle des momies des disciples de Tsampang Randong, circonvint et fit fléchir les cadavres mitrés, les soumettant à nos desiderata.

Le troisième protagoniste de la « conversation », à savoir les deux hémisphères, s’unifia enfin, sans qu’il eût été besoin de psalmodier la moindre mélopée sacrée, biblique et autre. Les bonzes se « turent », vaincus, se figeant peut-être à jamais, avant qu’ils achevassent leur existence post-mortem en monticules de poussière sur lesquels souffla un air méphitique dont ils furent les uniques victimes, se dispersant dans toute la grotte tel ce mandala dont j’avais redouté la dislocation. Leur malédiction, leur mauvais sort mal jeté, s’étaient retournés contre eux.

 Mandana à Udaipur (Rajasthan)

De la sphère jointe, recelant une neurula, résulta l’explosion d’une vie intrinsèque. Tandis que s’ouvrait la nouvelle antichambre, le pullulement biologique devint si conséquent que de cet astre miniature s’éjectèrent des créatures que jamais je n’aurais crues possibles. Jaillissant du globe-microcosme comme autant de poissons bondissants, ces monstres inclassables s’allèrent au sol, s’y abîmant, y périssant faute d’eau, témoignages hypothétiques d’une Vie aléatoire qui tâtonnait. Ces cadavres étaient bien petits, mais, quoique dépourvu de microscope, on y devinait des anomalies, des aberrations qui permettaient toutefois de les classer parmi les prédateurs, parmi les larves de scorpions et autres arthropodes marins. C’était d’abord une espèce nageuse, sans pattes, à la queue divisée en cinq parties dont le plus remarquable était sans conteste la tête, pédonculée d’autant d’yeux d’insecte ou de crevette, à laquelle un naturaliste dément aurait greffé une trompe qu’achevait une pince dentée, évocatrice des plantes carnivores familières à von Humboldt.

Description de cette image, également commentée ci-après

C’était ensuite un ver sens-dessus-dessous, le haut étant bas, le bas étant haut, juché sur des paires nombreuses de piquants comme un mille-pattes ou plutôt un groupe de bergers des Landes montés sur leurs échasses.

 Reconstruction de Hallucigenia sparsa, selon Martin R. Smith & Jean-Bernard Caron (2015)

 C’était enfin le plus dérangeant des arachnides marins, lui aussi flottant en pleine mer sans membres articulés, pourtant segmenté, à la symétrie certes bilatérale, avec une unique paire d’yeux, mais aussi deux dents – si l’on pouvait les qualifier de dents ! – fichées à l’avant d’une rondelle rappelant quelque fruit des tropiques coupé en tranches, dents recourbées pareilles à des crevettes dont on eût ôté la tête et qu’on eût collées afin de parfaire la chimère.[1]

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J’interpellai Girodet

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afin qu’il tentât de croquer ces représentants d’espèces impossibles. Imprudemment, il s’était déjà aventuré dans la nouvelle salle, bossue et tourmentée, au bout de laquelle s’ouvrait comme un caisson aussi lisse, dépouillé et poli que du métal pur, dépourvu de la moindre irrégularité, du moindre défaut ou cassure. Tout au fond de ce caisson vibraient les deux autres hémisphères de Burnet et du Bardo Thôdol, aux teintes logiquement verte pour la Telluris Theoria sacra et rouge pour le traité du Thibet, portique encore clos de la sixième et pénultième antichambre.

Ce fut alors qu’à nos yeux effarés Girodet-Trioson parut englouti, aspiré, par une cavité non point située au sol, mais tout en haut de la grotte ! Tout à ma peur panique, j’avais oublié d’observer la poursuite de la métamorphose du cinquième globe unifié. Fourier me conta plus tard avoir eu le temps de le faire, sans que toutefois son regard s’y attardât longtemps.

Tel un œuf ou amnios, la sphère nouvelle recelait en même temps un embryon humain à la tête disproportionnée,

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 dont le cœur ébauché pulsait déjà et une sœur jumelle de notre Terre passée. Sans crier gare, la neurula d’il y avait un instant venait de brûler une étape. Son développement des plus véloces devenait imprévisible. Doté d’une queue et d’ébauches palmées de pieds et de mains, le visage de cette esquisse humaine n’était que bourgeons horribles, non encore soudés. Lorsqu’on l’examinait de côté, il apparaissait muni de fentes évoquant les branchies. Quant à la supposée planète miniature qui coexistait avec l’être en gésine, elle avait franchi un stade historique supplémentaire, si je puis le dire sans passer pour un fou.

Désormais, des sauriens gigantesques,

Description de cette image, également commentée ci-après

 tantôt bipèdes, tantôt quadrupèdes, parcouraient cet espace dont l’unique continent tendait à se fracturer en autant de nouvelles terres dérivant le long de mers inconnues. Fourier me confia avoir aperçu « le doigt de Dieu » frapper cet astre : une comète fulgurante avait chu sur sa surface, anéantissant en un instant tous les lézards terribles et autres crocodiliens géants le peuplant. Comment expliquer un tel microcosme au parcours accéléré, où les siècles s’écoulaient avec vélocité ?

La raison me rappela le danger que Girodet courait, avalé par le trou inversé. D’autres cavités apparurent, évocatrices à la fois de tuyaux, de tornades, et de galeries de vers géants crevant la voûte de l’antichambre. Le tout aboutissait à des tunnels verticaux à vent, un vent étrange dont les facultés mettaient à mal le monde d’Euclide et de Newton. Nous fûmes irrésistiblement aspirés par ces puits à la gravité inversée,

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 absorbés et piégés au sein de cheminées qui ne tardèrent pas à constituer toute une ramification tubulaire sinueuse dont la capillarité semblait s’étendre infiniment. C’était comme si la main nerveuse d’un savant eût jeté sur un carnet des notes et des formules éparses comme autant de fragments d’un nouvel Héraclite réclamant en vain qu’on les raccordât, les assemblât afin qu’ils acquissent l’intelligibilité nécessaire à leur déchiffrement.

Le temps n’était plus le temps, l’espace n’était plus l’espace. Tous deux se confondaient désormais en une dimension impalpable et inconcevable, où tout se mélangeait. Nos corps subirent des métamorphoses dont je ne puis expliquer par quel miracle elles ne nous tuèrent point. Nous parcourûmes des distances non évaluables, voyageant en un espace tourmenté ressemblant davantage à un agglomérat de grumeaux qu’à un éther cohérent. Comme si nous eussions nagé dans une soupe contradictoire, gelée et brûlante à la fois…

J’éprouvai une première sensation d’étirement, vers l’avant comme vers l’arrière, un tiraillement de tout mon corps gagné par une élasticité déconcertante. Je supportais stoïquement un écartèlement, en direction du passé comme de l’avenir, rajeunissant et vieillissant tout en même temps, habité par la sensation d’un parcours éclaté à l’échelle tout à la fois physique, individuelle, et cosmique, globale, de l’espèce humaine plongée dans un macrocosme. Je crus devenir un singe embryonnaire pareil à ceux, Migous, qui dévoraient les colossoi, tout en m’étiolant et en me desséchant comme les bonzes fanatiques, compressé et étalé par des vents contraires, mus au-delà de nos trois dimensions. Tour à tour, je fus réduit à un point minuscule puis si enflé que j’eus le sentiment de contenir le cosmos tout entier.

Une voix déformée blessa mon ouïe, voix s’étendant simultanément aux registres extrêmes aigus et graves, voix qui peut-être appartenait à Muljing, un Muljing méconnaissable, inconnaissable, écrasé et éclaté, dont la faculté vocale inhumaine mêlait une clameur accélérée, plus haute que la dernière touche de droite du clavier du pianoforte, plus rapide aussi que la triple croche, clameur qu’on eût pu prêter à des animalcules ressemblant à des souriceaux plus réduits qu’un atome de Démocrite. Contenue en un tourbillon proche de ceux imaginés à tort par Descartes, l’autre voix de Muljing s’exprimait dans l’échelle des graves, d’une durée plus longue que la note carrée, au-delà des chants de gorge des mantras thibétains. Dans le même temps, cette voix s’exprimait à l’envers ! Des éclats de lumière dansaient dans des mouvements aussi complexes que ces célèbres courbes sinusoïdales que Fourier se targuait de théoriser.

Sans crier gare, la sensation d’enfermement dans des cubes et polyèdres métalliques

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 insondables car sans limites, virtuels, éthérés mais cependant palpables, succéda aux compressions et aux étirements, aux simultanéités embryonnaires et post-mortem, à la sensation partagée sans doute d’être en même temps monère ou infusoire

 Description de cette image, également commentée ci-après

en régression et homme de l’avenir. Mon cerveau avait capté des images anarchiques, mon œil avait essayé en vain de retenir ce qui, à peine entrevu, s’évanouissait dans le non survenu : animaux chimériques articulés jaillis de la sphère de tantôt, munis d’appendices, de trompes dentées et d’échasses contondantes, masses amorphes rampantes, plus proches de l’édredon que de la méduse[2], immenses reptiles et éléphants à fourrure, aux défenses si grandes qu’elles finissaient par se croiser, lémuriens inconnus ayant peuplé la Terre il y avait des éons, fugaces visages de géants à l’encéphale hypertrophié, à la mâchoire étrécie, humanité des derniers temps réduite à des silhouettes pulsatiles d’ondes multicolores, aux nuances plus étendues que celles du spectre optique de Newton, en arc-en-ciel de douze teintes. Nous nous retrouvâmes tous prisonniers qui de brins, qui de membranes, qui de boucles vibrantes tressées sautant d’un volume à l’autre, pyramide, tétraèdre, octaèdre, icosaèdre, dodécaèdre, prisme, trapézoèdre, rhomboïde, cristaux hyalins, phosphoreux, clivant et réfractant la lumière, lancéoles luminifères, fantasmagores, luminophores à plus de quarante côtés, mais aussi tores unidimensionnels sans omettre une multiplicité de figures impossibles s’étalant de quatre à seize dimensions etc.

Un volume quadrangulaire, parallélépipédique,

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 victime d’une pression inconnue, se compressa tant qu’il broya le malheureux Népalais qu’il avait subrepticement renfermé avant de se réduire à un point microscopique indécelable, point qui se creusa et s’effondra sur et en lui-même, pliant et courbant l’éther, comme s’il eût été doté d’une masse supérieure à celle du Soleil. Les tubes qui nous portaient au-delà de notre monde ne cessaient de se ramifier, en une arborescence dantesque ne menant nulle part. Ce réseau se caractérisait par sa nature plurielle, rappelant autant les galeries des fourmilières que les racines des arbres, la circulation sanguine que les toiles d’araignées ou les filaments qui sous terre, prolongent les champignons. Je devinais plus que je ne voyais des amas de nébuleuses telles que mon ami Laplace les avait récemment décrites, luminescentes et scintillantes, parfois spiralées, d’autres en forme de chapeaux traditionnels des Mexicains familiers à Humboldt. Une voix – divine peut-être ? – murmura : « je ferai l’Homme à mon image. » Nul n’avait parlé, pourtant, il s’avéra plus tard que tous avaient entendu, chacun en sa langue natale, cette sentence inspirée des Saintes Ecritures, quoiqu’inexacte.

Un entonnoir vorace, qui absorbait toute la lumière du monde, avalait toute la matière céleste, plus noir que le noir sépia, se constitua à quelques toises de nous. Nous nous y précipitâmes, privés de volonté. Cet entonnoir dévorateur résultait peut-être de l’écrasement du volume de tantôt. Je perdis connaissance en bordure de ce cratère nouveau, de ce néant personnifié, tandis que mes compagnons d’infortune plongeaient droit dans un abîme d’ébène profond de milliards de coudées, surpassant ainsi les épreuves d’Ulysse.

A suivre...

                                         *****



[1] Cuvier a une vue excellente ! Il nous décrit sans trop de fantaisie des animaux énigmatiques et fantastiques de l’explosion cambrienne que connaissent bien les amateurs des livres du regretté Stephen Jay Gould, « étranges merveilles » de son maître ouvrage « La Vie est Belle » à savoir Opabinia, Hallucigenia et Anomalocaris. Le fruit coupé en tranches n’est autre que l’ananas, la « tranche » constituant la bouche unique du plus grand prédateur du Cambrien.

[2] Il s’agit là d’une allusion imparfaite à la faune d’Ediacara, à la fin du Précambrien, qui ne sera découverte qu’en 1947.

samedi 20 janvier 2024

Café littéraire : Les Enfants de Cadillac.

 

Café littéraire : Les Enfants de Cadillac de François Noudelmann.

 

Par Christian Jannone.

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Un livre initialement paru chez Gallimard en 2021, à l’occasion de la rentrée littéraire. Je ne reviendrai pas sur la polémique qui a entaché la sortie du livre lors de la première sélection du prix Goncourt lorsqu’il s’est retrouvé dans cette sélection avec un autre roman qui abordait un sujet similaire. Toujours fut il que les deux ouvrages ne figurèrent plus dans la deuxième sélection.

François Noudelmann est un philosophe français né le 20 décembre 1958. Il professe à New York University et à Paris VIII. De même, il a présidé entre 2001 et 2004 le collège international de philosophie et depuis 2019 dirige la maison française de NYU. Jusqu’à 2020, sa bibliographie a été dominée par des essais, notamment sur Sartre et Edouard Glissant. 

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Les Enfants de Cadillac n’est pas un roman dans le sens classique du terme, ni une autobiographie, ni une non-fiction novel dans le sens de Truman Capote, encore moins une autofiction. Disons qu’il s’agit d’une enquête historique, dans la signification antique du mot « histoire », étalée sur trois générations, une recherche sur ses racines, sur les origines, sur son grand-père, son père et enfin, sur lui-même. C’est ainsi que Les enfants de Cadillac se divise en trois parties, tout en embrassant tout un siècle.

Pourquoi Cadillac ? Ne cherchons pas un lien quelconque avec la célèbre marque automobile américaine, ni avec l’aventurier Antoine de Lamothe-Cadillac (1658-1730),

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/2/24/Antoine_de_la_Mothe_Cadillac.JPG

 bien connu dans la Nouvelle-France du début du XVIIIe siècle, car ce Cadillac-là se réfère à un village ou lieu-dit localisé dans le secteur de Saint-Nicolas-de-la-Grave, dans le Tarn-et-Garonne. Le Cadillac de notre livre est localisé en Gironde et s’appelle Cadillac-sur-Garonne depuis le 1er janvier 2023 !

 Cadillac-sur-Garonne

 La région est viticole et le vin « Cadillac » AOC.

 De fait, c’est l’hôpital psychiatrique de la commune qui nous intéresse ici, construit dans le style néo-classique bordelais vers 1790, agréé comme asile d’aliénés en 1838, autonome en 1912 puis relevant des services départementaux depuis la loi de 1970. De même, lieu majeur du roman, le Cimetière des Oubliés ou des fous, parcelle de terrain acquise en 1920 par notre hôpital psychiatrique près du cimetière communal, afin qu’y reposent les soldats de la Grande Guerre « mutilés du cerveau ». 

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Le récit s’étend sur trois générations, se subdivise donc en trois parties simplement numérotées en chiffres romains, chacune axée sur une personne : le grand-père de l’auteur, son père et lui-même. Ce n’est pas l’œuvre d’un généalogiste, une quête ancestrale mais bien, à travers chaque évocation, la narration d’un siècle entier d’histoire avec ses silences, ses lacunes, ses hypothèses et conjectures, ses drames mais aussi ses périples, ses errances, hasards et coups de chance. Les migrations voulues comme subies, la volonté de s’en sortir, de vivre, l’intégration, les luttes, l’affirmation de soi comme la destruction de l’individu : tout cela constitue une toile étonnamment riche, un extraordinaire intriqué dans l’ordinaire des destinées, expliquant pourquoi, dès que sa sortie en librairie fut programmée, ce « roman » du réel attira mon attention, mes choix d’achat et de lecture. Un entrecroisement étonnant avec des thématiques abordées dans d’autres livres du café littéraire enrichit encore le propos et rejoint les études historiques récentes, comme celles consacrées à l’hécatombe des hôpitaux psychiatriques sous Vichy et l’Occupation, lorsque les fous, comme Camille Claudel, 

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moururent de faim en masse, sorte d’euthanasie non officielle des malades mentaux rejoignant celle de l’Allemagne nazie. Le grand public sait cela depuis à peine vingt ans, voire moins. L’ouvrage fondamental qui se pencha sur la question et révéla la tragédie est l’hécatombe des fous : la famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l’Occupation d’Isabelle von Bueltzingsloewen, paru en 2007, disponible en version de poche chez Champs Histoire (éditions Flammarion).

Chaïm le grand-père, figure centrale de la première partie, est la double victime des traumatismes de la guerre 14-18 et de l’abandon des aliénés en 1940. A lui seul, il déconstruit l’odieux antisémitisme, car les poilus juifs furent aussi courageux et patriotes que les autres combattants de la Grande Guerre ! 

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François Noudelmann nous dit comment il est venu à s’intéresser à son grand-père, non sans avoir ouvert son texte par une critique contre ceux qui font comme lui, les généalogistes, les quêteurs d’ancêtres, critique qui n’est pas sans rappeler le commencement des Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss exposant sa haine des voyages et des explorateurs. Ce ne sont pas les liens du sang qui intéressent notre philosophe mais le legs du nom et de la citoyenneté française.

Nous suivons chaque étape du parcours du « fou pour la France » depuis sa naissance en 1891, son périple, sa fuite des pogroms russes en Lituanie, son arrivée en France comme migrant, les solidarités, les entraides, l’engagement en l’armée assimilatrice, l’enfer du front comme « engagé volontaire juif », le mariage, l’acquisition hésitante du patronyme, le traumatisme du gazé et son premier internement à Sainte-Anne. Lorsqu’il fut naturalisé français en 1927, il n’avait plus d’entendement. Evénement révélateur de l’intégration, la manière dont furent enrôlés des milliers d’israélites d’Europe de l’Est, via une propagande patriotique affichée en yiddish, les encourageant à combattre l’Allemagne, quitte à tuer d’autres israélites du camp d’en face.  

Le souvenir de Chaïm paraît presque effacé de la mémoire familiale, comme de la mémoire historique collective : les traces en sont ténues, et le sujet paraît interdit, presque tabou, le père de l’auteur ne sachant presque rien de son géniteur, sauf des bribes mémorielles. Vingt-deux ans d’une vie itinérante d’un asile à l’autre, comme d’autres poilus fous trop longtemps effacés et évacués de l’histoire officielle, malgré de courtes rémissions et un retour temporaire au bercail familial. De Sainte-Anne au 20 rue du Ruisseau (un deux pièces surpeuplé autant qu’exigu), puis nouvel internement à Ville-Evrard sur demande de sa propre femme Marie, veuve remariée, plus âgée que lui et déjà mère de quatre enfants de la première union. Une famille que l’on dirait de nos jours « recomposée ». La loi de 1838, longuement évoquée dans le Bal des Folles a dû jouer à plein son rôle néfaste, et Chaïm finit par arriver en son dernier séjour, sa migration ultime, pour les onze et quelques dernières années de sa vie, à Cadillac, du 21 décembre 1929 à son morne décès prématuré et dénutri, le 21 mars 1941 à 9 h 50, précision inédite, presque obscène mais clinique, dans un périple d’à peine cinquante années. Il achevait son existence dans l’anonymat des mouroirs psychiatriques, échappant par ce sort funeste à la probabilité d’une mort en déportation. La quête du grand-père se mue en recherche des traces funéraires et il fallut longtemps pour qu’à la fosse commune où tous les os se mélangent sans distinction se substitue la justice du cimetière des poilus fous lieu de mémoire, seulement en 2020 ! Le cimetière mémoriel de Cadillac clôture le livre, retour aux sources qui ne cache pas qu’une liste de noms, de chiffres et de symboles et ne peut remplacer la brutalité irrespectueuse du traitement des restes à la pelleteuse, par l’oubli des êtres de chair.

 Le cimetière des Oubliés (nov. 2011).

Le père de notre écrivain, Albert, fut taiseux sur son passé, sur l’incroyable fenêtre de son existence s’étendant de 1937 à 1945, destin vécu à coups d’usurpations d’identités qui n’a rien à envier au destin extraordinaire d’un Salomon Perel (1925-2023) conté par la réalisatrice Agnieszka Holland dans le film Europa Europa sorti en 1990. Albert, tout comme Salomon Perel, échappa à la Shoah par un concours de circonstances, par chance, par ruse mais aussi contingence, passant parfois à un cheveu de la mort. Nous apprenons que ce père souffrait lui aussi d’une blessure le privant d’une oreille, qu’il ne se confia que tardivement à son fils et qu’il choisit sa mort à la fin du siècle dernier. De même, preuve qu’il s’était détaché du judaïsme, il opta pour la crémation. 

 Description de cette image, également commentée ci-après

Albert, le modeste ouvrier et vendeur de textiles d’avant-guerre, c’est une traversée de l’Europe en guerre de camps (au départ un stalag de prisonniers français),

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en évasions manquées depuis la Silésie, de trahisons en camaraderies nouées avec des compagnons d’infortune perdus ou non de vue au hasard des errances, ballotté d’un nom d’emprunt à l’autre (il devient Philippe Garnier, prénom l’affiliant si l’on veut au maréchal Pétain, afin d’échapper à l’indicible), d’une profession fictive à l’autre, d’un mensonge à l’autre afin de préserver sa vie. Ruse, tromperie qui dupa les Allemands sauf lorsqu’il passa à un cheveu de l’exécution sommaire, nu face au bourreau potentiel qui l’épargna bien qu’il eût vu le circoncis (p. 105-107). Albert, c’est une épopée très longtemps anonyme, une traversée de l’histoire de la seconde guerre mondiale telle un cauchemar réel, depuis l’étrange défaite analysée par Marc Bloch.

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 Ce sont des rencontres sentimentales éphémères, des partages d’amitiés, de débrouillardises, de haines, de trahisons, d’égarements, une participation subie à la débâcle allemande, une retraite « dantesque » sur un plan différent que celui vécu par Simone Veil lors des marches de la mort,

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enfin la rencontre salvatrice avec les Américains occupant le Reich vaincu. Histoire ambiguë (Albert n’eut-il pas des aventures avec des « Aryennes » ?), non manichéenne. Albert récapitule toute une époque, sans y avoir témoigné dans l’immédiat, n’ayant pas partagé sa mémoire avec les autres rescapés, en anonyme. Combien de ses semblables choisirent-ils de se taire entre la France et la Pologne ? L’époque ne fut pas favorable au souvenir de la Shoah, la Libération et ses suites préférant celui de la Résistance et des résistants déportés. On sait quel fut le premier choc révélateur du film d’Alain Resnais Nuit et brouillard. La vie d’Albert, digne d’une fiction échevelée, ne fut pas du cinéma quoique aussi forte que celle du Pianiste.

A la fin de la deuxième partie – le suicide du père – et davantage encore dans la troisième, consacrée à sa propre vie, François Noudelmann délaisse le présent au profit de la narration passée. Après une interrogation sur l’identité, les origines et le mot juif, le passé devient roi à compter de la phrase « Ayant débuté ma vie à Montmartre (…) » (p. 167) Tandis que la première partie était axée sur le rêve d’intégration brisé par la guerre et la folie, cela malgré la naturalisation, alors que la deuxième se démarquait par la dissimulation de l’identité afin de sauver sa peau, dissimulation derrière des masques, noms et métiers multiples afin d’échapper tout à la fois aux nazis et aux traîtres jusque parfois au déni de soi-même et à l’enfermement dans le silence, le tiers final du récit de François Noudelmann, par-delà ce qui pourrait être de simples mémoires sous une forme abrégée, insiste au contraire sur l’affirmation de soi et de ses racines. C’est pourquoi la forme passée, appliquée au vécu, à l’époque la plus récente du texte, contraste avec tout ce qui a été écrit jusqu’à présent.

L’identité française s’entrecroise avec la prise de conscience juive, identité issue de l’école républicaine et laïque, qui passe par la découverte des plaisirs de la lecture, de la musique, non sans le déclenchement d’une crise d’ennui vis-à-vis de l’institution scolaire. Une famille encore dysfonctionnelle : il n’y a plus la figure de la mère, à cause du divorce, chaque géniteur vivant sa vie sexuelle de son côté : maîtresse, remariage etc. Les recompositions familiales, le « papillonnage sexuel » (p.180) du père, ont pour effet paradoxal d’accélérer la socialisation de notre auteur, mieux que l’avait fait l’école. Le remariage raté d’Albert, ses turpitudes, ses errances sentimentales, l’ordinaire d’une vie quotidienne chaotique, contrastent avec le côté extraordinaire de son vécu de guerre, tant ces épreuves – qui reflètent une certaine déstabilisation de la société post-mai-68 - nous semblent banales et prosaïques !

De ce désenchantement d’une famille mal recomposée, pionnière de ce qui devint courant dans la société française, François Noudelmann tire les leçons : il n’y a rien de commun entre la bourgeoisie des années 70 à laquelle le père voulut appartenir et lui. Cette bourgeoisie qui rappelle l’ancienne aristocratie, comme dans La Règle du Jeu de Jean Renoir, qui ne s’affirme que par les loisirs obligés, les vacances nécessaires et la chasse, conquête sociale, si l’on peut le dire, issue de 1789. Le sang et la filiation priment, avec la généalogie. L’ascension scolaire débouche sur les études supérieures, capitales, en cela que la prise de conscience de l’antisémitisme, de la xénophobie, de leurs idéologues passés et présents, les accompagne. Ceci nous éclaire sur la détestation des généalogistes exprimée au commencement du récit.

Commence l’époque des engagements politiques et des expatriations. L’expérience du kibboutz

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deux mois durant fut fondamentale dans la vie de François Noudelmann. Non pas par sionisme militant ni par retour à la religion ancestrale. L’Etat d’Israël apparaît à l’écrivain plus complexe et paradoxal que ce que les médias qu’il lisait en véhiculent. S’en suivent des pages polémiques, pouvant susciter d’âpres débats, pages d’une actualité brûlante, l’auteur prenant conscience des ambiguïtés de ses engagements de jeunesse se heurtant au mur d’un nouvel antisémitisme. Les faits sont là, pourrait-on dire, surtout lorsque notre écrivain raconte la rupture survenue fin 2008, avec la formule bien connue d’un avant et un après lors d’une manifestation contre l’Etat d’Israël (p. 207). C’était avant les attentats de 2012 et 2015 et leur suite. Cela suscite des frissons légitimes, l’évocation de cruelles réminiscences rappelant les pages les plus sombres de l’histoire du XXe siècle, écho douloureux aux deux premières parties, comme si l’Histoire bégayait et se répétait.

 Image illustrative de l’article Attentats du 13 novembre 2015 en France

Ces faits sont vécus à distance, hors de France, à la faveur d’une expatriation aux Etats-Unis, expatriation familiale pour des raisons professionnelles, universitaires, qui « greffent » notre philosophe spécialiste de Sartre dans le monde particulier de New York. Le retour sur soi-même, sur les ancêtres, sur Chaïm, sera dû à la pandémie de Covid-19, que je n’ose qualifier de salutaire, retour fondateur, boucle bouclée au commencement, qui répond aux obsessions identitaires et généalogiques de tout poil.

 

Christian Jannone.