mercredi 31 octobre 2012

Aurore-Marie ou Une Etoffe Nazca : épisode 5.



11 septembre 1877.

En ce triste après-midi de fin d'été au ciel morne,  je me sentais particulièrement désœuvrée. Je venais de donner congé à une de mes élèves d'allemand, mademoiselle de**, dix-sept ans, fille du vicomte de**, à laquelle j'avais prodigué mes conseils éclairés de modeste professeur de cours particuliers aux fort modestes émoluments : « Mademoiselle, vous m'apprendrez pour la prochaine fois l'extrait du Don Carlos de Schiller et cette poésie de Novalis. N'oubliez pas de réviser vos conjugaisons du subjonctif, lui avais-je prescrit avant qu’elle me quittât. A la semaine prochaine. » 
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La semaine prochaine... le jour du rendez-vous de Cluny. Ni Henri ni Victoria n'étaient là, occupés à placer des tableaux chez le marchand d'art G**.[1] Pour tromper mon ennui, je contemplais de la fenêtre du salon les grilles de fer forgé de l'hôtel d'en face, avec leurs rai-de-cœur et leurs motifs lancéolés. Les passants avaient un air maussade, à l'image du ciel. Les trottoirs étaient détrempés par la pluie. Le camaïeu sombre des toilettes arborées par les deux sexes, puce, prune, grenat, chamois, Sienne, gris ou anthracite, sauf parmi les soldats au pantalon garance, les femmes de petite vertu aux chapeaux tout fleuris ou les cousettes, trottins et grisettes au juvénile sourire, n'arrangeait aucunement cette impression d'austérité générale dégagée par mes contemporains, dignes du protestantisme et du jansénisme des siècles passés. Il y avait de quoi faire accroire à un visiteur éventuel débarqué de l'époque de la « douceur de vivre », fardé comme en ce temps, dont je me remémorais ces toilettes extraordinairement extravagantes et colorées de la cour de Marie-Antoinette, que toute la France s'était convertie au calvinisme ou avait repris les édits somptuaires du Grand Cardinal.
Mathilde, notre bonne, vint m'informer qu'une personne frappait à l’huis avec insistance. Pouvais-je refuser qu'on lui ouvrît, qu'elle entrât en notre logement ? Devais-je éviter que vous, ma sœur et mon beau-frère, me grondassiez comme une enfant pour avoir osé permettre à un inconnu de recevoir notre hospitalité ; que vous me condamnassiez à demeurer enfermée au pain sec dans un cabinet noir jusqu'à la tombée du soir voire au-delà, telle la Jeanne du grand Victor Hugo, l'universel poëte, qui venait de publier son recueil L'art d'être grand-père ?
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J'ordonnai conséquemment à Mathilde de permettre au visiteur d'entrer. C'était la petite Aurore-Marie, les larmes aux joues, nu-tête, la résille défaite laissant échapper de longues mèches châtain clair. Une ravissante robe à petits carreaux écossais et à tournure chamois mettait en valeur sa fine silhouette. Elle était haletante, écarlate, en sueurs ! La malheureuse, à cause de sa course trop hâtive, souffrait de diaphorèse. Elle avait visiblement pris la poudre d'escampette, trompé la vigilance de ses gardiens. Notre adresse lui avait été utile, lui prodiguant le havre, le refuge, l'asile d'un nouveau Paradis, qui n'avait rien à voir avec celui, perdu, de Milton.
Les joues de pivoine de la malheureuse enfant luisaient. Elle risquait à tout le moins la syncope, et sa transpiration, si je n'intervenais pas, entraînerait en elle une fluxion de poitrine.
« Au secours ! Madame ! Protégez-moi ! » implora-t-elle de plus belle.
Je ne pouvais agir comme un Louis XIV rabrouant un courtisan en retard et lui déclarant : « Mon Sieur, il eût fallu que vous vous dépêchassiez. Nous détestons attendre ! »
La chétive pécore, pour parler comme monsieur de La Fontaine, ressemblait à une rose à peine éclose destinée à précocement passer. Une de ces roses que monsieur de Nerval, le poëte suicidé, avait alliée au pampre.
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Je lui demandai de se calmer, de lentement tout m'expliquer, en lui disant que la police risquait de la rechercher parce que son père s'enquerrait assurément d'elle et ferait tout pour la récupérer. Il n'était pas sûr qu’Henri acceptât sa présence ! Je le lui déclarai franchement. Elle éclata en sanglots, transformés aussitôt en une crise de toux. Comme elle risquait plus que jamais la congestion, je demandai à Mathilde de préparer le tub avec de l'eau chaude afin qu'elle se réchauffât. Aurore-Marie n'en voulut pas, quoiqu’elle frissonnât grandement.
« Non, madame ! Je ne veux point me mettre nue devant une inconnue ! »
Je comprenais sa gêne, sa pudicité de jeune fille comme-il-faut, mais comment lui dire, lui faire admettre qu'aucun homme ne m'avait moi-même jamais connue, vue nue, et que je conservais donc mon intégrité ! Elle accepta toutefois que je la soulageasse avec des frictions. J'avais une pommade, un baume ou dictame souverain, remède de nos grands-mères, efficace pour prévenir les fluxions. Elle me permit enfin de la toucher, de la déshabiller, et que j'ôtasse son linge, y compris ses prudes pantalons, mais elle s'obstina à conserver sa chemise quoique celle-ci fût mouillée. Je lui dis de se mettre derrière un paravent, et je lui tendis une chemise de rechange, un peu grande et large pour elle. Dans cette tenue un peu équivoque, elle se laissa frictionner doucement. Ma position s'avéra fort ambiguë, au contact de ces chairs juvéniles et blêmes, de cette peau douce de petite poupée. Je sentais sous la chemise de batiste, qui appartenait à ma sœur, tout en la frottant vigoureusement de ce baume camphré, cette poitrine maigre et frémissante, ces côtes d'une demoiselle qui ne devait pas manger à sa faim. Mauvais traitements ou débilité de la santé ? Je ne le sus pas, car, par pudeur instinctive, elle tut ses problèmes corporels intimes, ses ennuis personnels, mais je compris à demi-mots qu'elle souffrait depuis la mort de sa mère, l'an passé, d'un mal mental que l'on nommait alors névrasthénie, allié à une anorexie. La demoiselle n'était pas encore réglée, nubile, et elle n'avait pas supporté son statut d'orpheline. 
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Calmée, elle se laissa rhabiller et coiffer. Ses magnifiques cheveux blonds foncés, indisciplinés, tombant jusqu'aux mollets, furent artistiquement torsadés et noués en une longue natte aux merveilleux reflets miellés, qui mettait en valeur son ovale d'elfe. Elle me dit, mutine :
« Madame, je voudrais que vous me coiffiez d'anglaises ! 
- Je n'ai pas de fer à friser à ma disposition. »
Je rajoutai la dernière touche en nouant au sommet de cette chevelure de rêve un ruban à carreaux assorti à sa robe. Bien qu’à nouveau en beauté, elle ne retrouva point toutefois le sourire. Tout en caressant de ses doigts fins d'albâtre un Delft en forme de magot chinois, elle se confia davantage :
« Je ne veux pas du destin que père me réserve! Je veux écrire de la poésie comme monsieur Leconte de Lisle, et jouer du piano. »
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Ce mot de destin revenait fréquemment en ses lèvres enfantines, sans que je susse pour l’heure ce qu’il sous-entendait. Aurore-Marie évoqua la mort de sa mère.
« Mère souffrait d'un squirre de la membrane utérine, dit-elle, sur un ton geignard et poignant. Elle était devenue d'une maigreur effrayante et elle souffrait beaucoup. Elle exhalait déjà une odeur de mort, et nous devions  masquer celle-ci en la badigeonnant constamment d'eau de Cologne, et en faisant chauffer des pastilles de menthe dans des cassolettes disposées dans tout notre château de Lacroix-Laval, en vain, hélas. »
Elle fondit en larmes. Vers les six heures du soir, Henri et Victoria revinrent au bercail. A mon grand soulagement, Henri ressentit autant que moi le désarroi de la fillette. Il accepta donc de l'héberger temporairement, sans toutefois souhaiter que ce séjour forcé allât au-delà du raisonnable. Si le géniteur de la malheureuse se manifestait, il faudrait bien obtempérer. Force devait rester à la loi !

***********

Le lendemain, alors que nous servions à la pauvre fillette un plantureux petit déjeuner, Victoria nous dit, inquiète :
« Observez bien la fenêtre d'en face ! J'ai l'impression que des acolytes de Monsieur Albéric de Lacroix-Laval nous épient. Ces sournois savent où Aurore-Marie a trouvé refuge, et ils la guettent pour l'enlever. Ils se tiennent en tapinois !
- Si c'est le cas, cela signifie que ce monsieur refuse d'utiliser les voies légales. Il a quelque chose à cacher aux autorités.
- Monsieur Fantin-Latour, pleurnicha la jeune fille. Croyez-moi ! Père veut faire de moi une « Élue » d'un culte interdit, jeta-t-elle, se décidant enfin à en dévoiler davantage sur ce destin promis. Il veut me conduire de force dans un sanctuaire caché. Il a de nombreux complices. Il croit que j'ai été désignée par une divinité pour la servir.
- Divinité, sanctuaire ? répondit Henri, sceptique. Vous affabulez, mademoiselle de Lacroix-Laval. Êtes-vous saine d'esprit, ou souffrez-vous de la maladie de la persécution ? Votre cas intéresserait beaucoup messieurs Blanche et Charcot.
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- Je dis la stricte vérité ! fit-elle, irritée, ses grands yeux couleur de résine traversés par d'étranges et fugaces lueurs. Si vous ne me croyez point, demandez à mademoiselle Jacquemart, qui était en train d'exécuter mon portrait avant que je ne m'enfuie ! Mademoiselle Charlotte m'a dit que son amie avait noté les inscriptions de la chevalière de Père et de ses complices. Il me destine à porter le même bijou qui marquera mon appartenance au même culte et me désignera à ses disciples comme la « Grande Prêtresse ».
- Qu'y-a-t-il de gravé sur cette bague ? questionna Henri, toujours aussi peu convaincu.
- Τετρά Επιφάνεια Κλεόφαντις ! Πάν Ζώον ! Πάν Χρόνος ! Πάν Φύσις ! Πάν Λόγος ! Τετρά Σφαίρα Έύθύφρων ! Σφαίρα  κύβοέξάεδρον! Σφαίρα έικοσίεδρον (…) s'exalta la fillette, toute pourprine. Je continue, monsieur ? 
- C'est du grec revu et corrigé, fis-je : « Tetra Epiphaneia Cleophrades ! Pan Zoon ! Pan Chronos ! Pan Phusis ! Pan Logos ! Tetra Sphaira Euthyphron ! Sphaira cuboexaedron ! Sphaira icossiedron… »
- Il y en a encore deux autres au moins. Peut-être le total serait-il de sept sphères ? poursuivit Aurore-Marie. Ce culte dériverait de l’Almageste de Claude Ptolémée, des sphères armillaires de Kepler et des gnostiques...
- Vous en savez beaucoup, jeune demoiselle, coupa Henri.
- Je subis une initiation forcée depuis plusieurs mois. Père me gave comme une oie du Périgord afin que j'assimile un savoir hérétique. J'ai grand’ peur, monsieur Fantin ! »
Ignorant le laps de temps durant lequel Aurore-Marie séjournerait chez nous, je sortis lui acheter deux robes, du linge de rechange (bas, pantalons de dessous, chemise et jupon) et une chemise de nuit. La triste et malingre fillette passait ses journées à composer des vers de mirliton surchargés de références à la mythologie gréco-romaine, ampoulés et empesés au point d'en devenir inintelligibles pour le profane. Il y était question d' « okéanides », de « nymphes », d’ « hamadryades », de « satyresses », de « Séléné », d' « Arès » et d'autres personnages de la mythologie... Elle me dit, de sa petite voix si douce, de sa petite bouche rose, avec une spontanéité charmante et  juvénile : « Je veux être Leconte de Lisle ou rien. », comme monsieur Hugo l'avait  lui-même écrit au même âge -puisqu'elle nous avait appris qu'elle avait quatorze ans - : « Je veux être Chateaubriand ou rien ».
Le reste de son temps, elle chantonnait mélancoliquement ou jouait du piano, reprenant en particulier cette vieille romance ou chanson de Jean-Paul Égide Martini, composée sur des paroles de Jean-Pierre Claris de Florian : Plaisir d'amour.  En ces instants, elle ressemblait davantage à un misérable petit singe, un atèle ou un ouistiti pitoyable et mal peigné.
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« Plaisir d'amour ne dure qu'un moment,
Chagrin d'amour dure toute la vie.
J'ai tout quitté pour l'ingrate Sylvie
Elle me quitte et prend un autre amour.

Plaisir d'amour ne dure qu'un moment,
Chagrin d'amour dure toute la vie.
Tant que cette eau coulera doucement
Vers ce ruisseau qui borde la prairie
Je t'aimerai, me répétait Sylvie.
L'eau coule encor, elle a changé pourtant.
Plaisir d'amour ne dure qu'un moment,
Chagrin d'amour dure toute la vie. »

Cette chanson était en vogue sous Louis XVIII, voire même du temps du Directoire. La voix d’Aurore-Marie, fin cristal presque grêle, immature, était celle d'une soprano n'ayant point encore travaillé la profondeur du « coffre » et le « masque ».

*********

Le deuxième soir, tandis que je lisais dans ma chambre un quelconque roman anglais, une traduction de Mrs George Eliot (mes souvenirs hésitent désormais à me permettre de m’en remémorer le titre), mademoiselle de Lacroix-Laval vint me visiter à l’insu de ma sœur. L’heure du souper était passée ; je m’apprêtais à me coucher, et je m’attendais à ce que notre hôte forcée fût déjà en tenue de nuit. Ma surprise fut grande : Aurore-Marie était vêtue comme pour sortir en ville, non point d’une toilette de promenade propre à sa jeunesse, mais du soir, tout en soie et satin, d’une nuance gris perle, agrémentée d’une longue traîne dite à l’écrevisse et d’un décolleté, dérisoire au vu de sa gorge plate, comme si elle eût désiré que je l’emmenasse au théâtre ou au bal, bien qu’elle n’en eût point encore l’âge. Elle avait relevé ses longs cheveux de miel blond-roux en un chignon pesant, surmonté d’une aigrette, attaché laborieusement par de multiples épingles. Elle toussotait, nerveuse ; elle paraissait prise d’étouffements d’anxiété. Elle avait une requête à formuler, bien que j’ignorasse laquelle. Son regard jaune semblait embrumé. Ses joues empourprées par la gêne accentuaient l’évanescence du reste de son visage triangulaire, d’une diaphanéité presque pellucide. Je perçus un léger tremblement de ses petites mains parées de longs gants blancs, déjà d’adulte. La toilette ne lui allait pas car trop grande et trop large pour sa silhouette fluette ; elle l’avait empruntée à Victoria, sans le lui en demander la permission. Je ne puis m’en cacher : j’eus le sentiment ambigu qu’en ces atours d’adulte, Aurore-Marie espérait me séduire. Elle balbutiait, ne sachant quoi exprimer, pressentant l’inconvenance de sa démarche.
« Mademoiselle Charlotte… je… je souhaiterais vous faire part de… je ne puis supporter qu’on me cloître ici indéfiniment… Père m’a préparée pour le monde, pour, qu’en mes quinze ans accomplis, je puisse briller en société et… »
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Voulait-elle s’aventurer dehors, en quelque lieu mondain, inconvenant eu égard à sa jeunesse, malgré la menace de ses cerbères sans doute continûment à l’affut ?
« Il n’est point temps mademoiselle ; vous êtes en danger, vous le savez bien.
- A mon âge, on éprouve le besoin de s’aérer. Voilà bien deux jours que je ne suis point sortie. L’heure impose, selon nos codes, le port d’une robe du soir… Je suis une future baronne et… »
Peut-être n’était-ce de sa part que caprice, puérilité, mais mes narines ne me trompaient pas, tout comme mes yeux. Non seulement la pauvre enfant avait humecté sa peau d’essence de violette et d’eau de néroli, mais elle avait ourlé ses lèvres d’un léger maquillage, d’un rouge d’Espagne écarlate propre à une courtisane. Aurore-Marie faisait preuve d’une précocité insoupçonnée. Elle se fit suppliante, s’approcha de moi.
« Mademoiselle Charlotte, je vous en prie… Accordez-moi cette faveur, juste pour ce soir… Un pianiste renommé donne un concert à … et je voudrais l’entendre. »
Elle me prit le bras, me fit lâcher mon livre, se plaqua presque contre moi. Je sentis son cœur battre à grands coups. Elle parut quémander un câlin, une cajolerie mal placée, me prenant pour feue sa mère sans doute, en espérant que je cèderais. Je répliquai :
« Non, mademoiselle, vous devez vous déshabiller, vous coucher…
- J’ai grand’peur ! J’ai besoin de vous…
- Vous vous excuserez auprès de Victoria pour lui avoir subtilisé cette robe sans sa permission… Vous commîtes tantôt un acte répréhensible, et nous sommes en droit de vous expulser de notre domicile. Vous n’êtes pas chez vous, dois-je vous le rappeler ?
- Mademoiselle Charlotte, je ne puis. Je ne suis pas voleuse ! Ne celez rien ! »
Ne sachant comment la calmer tant les larmes commençaient à perler le long de ses joues maigres, prise d’une pitié soudaine, presque insensée, j’osai l’embrasser au front. Elle parut s’en contenter et me quitta, en taisant le sentiment, l’impression, que ce baiser lui avait prodiguée. C’était à peine si la pourpre permanente de ses pommettes s’était accentuée. Son doux parfum persista quelques instants dans ma chambre, avant de se dissiper. Je ne sus pourquoi ; je ne dis mot à Victoria, comme si je m’étais pliée à la volonté de mon hôte. Je considérais l’incident clos. Aurore-Marie venait de me subjuguer, et j’en étais marrie. Je regrettais l’avoir embrassée, comme sur un coup de tête irréfléchi. Bien que je n’eusse pas cédé à son caprice aristocratique, je ressentis un profond malaise, comme si je m’étais aventurée dans un territoire interdit que d’aucuns nommaient Gomorrhe. Je venais de réaliser combien, sous ses dehors souffreteux dont elle savait user à dessein, dont elle voulait tirer avantage, mademoiselle de Lacroix-Laval recelait un poison, un venin, propres à faire succomber, à foudroyer, des femmes ou des hommes plus faibles de tempérament que moi. J’attribuais cela à l’indétermination de l’enfance, bien qu’elle approchât de la nubilité.  
A suivre.
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[1] Sans doute s’agit-il de Goupil.

dimanche 28 octobre 2012

Aurore-Marie ou Une Etoffe Nazca : épisode 4.



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Le lendemain, en début d'après-midi, les livreurs de l'hôtel Drouot vinrent chez Henri avec l'étoffe nazca. Fantin et ma chère sœur m'avaient congratulée pour mon achat qui rehausserait d'une vive couleur rouge son tableau un peu austère. Nous habitions alors au 8, rue des Beaux-Arts, dans un appartement situé au-dessus de l'atelier d'Henri, non loin de l'adresse où avait demeuré Gérard de Nerval, à peu de distances de Saint-Germain des Prés, mais aussi de l'Institut de France. De là, il nous était possible de nous rendre à pied jusqu'aux quais de la Seine ou jusqu'au jardin du Luxembourg, nos lieux de promenade habituels.
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Victoria était mariée à Henri depuis moins d’un an. Monsieur Manet avait servi de témoin à la cérémonie de mariage. Elle exerçait comme eux le métier de peintre et affectionnait les natures mortes et les bouquets.
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 Dix années nous séparaient ainsi que notre couleur de cheveux. Âgée alors de trente-sept ans, Victoria arborait une mise quelconque, des traits un peu tirés et un chignon sévère qui ne mettait aucunement en valeur ses cheveux châtain foncé, presque noirs, contrairement à mon amie Nélie Jacquemart, archétype de la brune piquante au nez pointu spirituel et aux longues boucles, qui s'était fait un nom dans le portrait mondain. Nélie n'avait qu'un an de moins que Victoria. Toutes deux, ceci étant dit, me paraissaient d'excellentes peintres, bien qu’éloignées de tous ces courants d'avant-garde qui défrayaient constamment la chronique des salons depuis 1863. Leurs toiles risquaient par conséquent d'être classées dans l'ordre des chefs-d’œuvre inconnus, pour s'exprimer comme un naturaliste. Leur nom mériterait pourtant de survivre, pas seulement parce qu'il s'agissait de femmes !
Victoria s'occupait de la composition d'une nouvelle nature morte,
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 qu'elle souhaitait la plus singulière possible : son bouquet végétal était quelque peu spécial. La toile comprenait, en vrac : rameaux de thuya, feuilles d'osmonde, bégonias, pétunias, magnolias, cyclamens, hortensias du genre hydrangea, élodées, fruits de cornouiller, primevères, potentilles, roses trémières, pivoines et anémones, sans omettre des plumes de paons et de paradisiers. L'éclectisme triomphait en elle. Cette toile égaierait l'intérieur sombre de notre demeure, à l'affreuse tapisserie terre de Sienne, à la décoration chargée de Moustiers et autres vases de Sèvres et au mobilier massif en chêne et en ébène, malgré quelques touches plus colorées prodiguées deçà-delà par un divan et des fauteuils capitonnés de mauve, des rideaux de velours ponceau et des tentures de chintz bleu-barbeau. La rumeur du demi-monde attribuait à une lorette de luxe comme la fameuse Valtesse de la Bigne un appartement guère plus lumineux, dont la seule marque d'originalité était justement le lit.
Profitant de l'occupation picturale de ma sœur et d'une sortie d'Henri au jardin du Luxembourg en quête de croquis, je m'attelai à la lecture du cahier de monsieur d’Arbois à la lueur d'une lampe à pétrole en cuivre. Je défis les attaches toilées et cartonnées de l'écrit. Un large in-folio, plié en quatre, en tomba. Je ramassai ce document qui, une fois étalé, me révéla un plan en coupe des sous-sols parisiens, depuis l'hôtel de Cluny jusqu'à la colline de Chaillot. Le document était annoté de scholies de la main de d’Arbois et une sorte d'itinéraire y était tracé au crayon gras, depuis une entrée localisée à Cluny marquée « frigidarium » jusqu'à ce qu'il qualifiait de saint des saints hypothétique enterré sous Chaillot. Je n'ignorais point que ladite colline bénéficiait actuellement d'importants travaux de construction en vue de l'exposition universelle de 1878.
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 Il s’agissait avec promptitude d’effacer les ravages, les stigmates et autres monceaux de ruines légués par la Commune, toutes ces défigurations traduites aussi par maints terrains vagues et murs de palissades recouverts d’affiches défraîchies. Un palais à deux ailes courbes et à grosse rotonde et campaniles centraux commençait à prendre forme là-haut. L'architecte Davioud était un des concepteurs de ce projet, où plusieurs musées devaient à terme prendre place, ayant l'architecture comparée et l'ethnographie comme destination. Je savais également qu'un premier projet néo-classique avait existé sous Napoléon, sous la houlette des fameux Percier et Fontaine, projet qui aurait dû abriter en ses murs un muséum d'Histoire naturelle de l'Homme, dont le fronton aurait porté en lettres d'or la phrase du Bourreau de soi-même de Terence : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto. » Les vicissitudes de l'Histoire avaient porté un coup fatal à ce noble dessein voué à la Science !
Préférant délaisser ce plan dont j'attendrais des éclaircissements de la part de son auteur, je me plongeai dans une lecture hallucinante et passionnante, où était contée la destinée d'un monde parallèle au nôtre, dominé par les civilisations négro-africaines. Car ni ma bouche, ni ma plume n'hésitent à qualifier de civilisations les manifestations culturelles et techniques de ces peuples que nous croyons encore en enfance, que nous considérons trop souvent comme inférieurs et que d'aucuns qualifient de sauvages et de primitifs. Je ne pouvais cependant juger si cette chronique, ce codex traduit du guèze, nous dépeignait ce qu'un terme récemment apparu aurait appelé une « uchronie » ou était le fidèle récit d'une autre vérité historique ! De plus, objectivement, je ne me permis pas d'affirmer si la substitution de ce cours de l'Histoire au nôtre aurait constitué un bien ou un mal pour l'humanité. Il était différent, tout simplement.
D'Arbois situait le début de la chronique du codex de Sokoto Kikomba à l'an 1311, qualifié par le chroniqueur pour l'instant anonyme d' « An Un de la Grande Conquête ». Cette année-là, le roi mandingue Abou Bakari II avait dirigé une vaste expédition de pirogues vers les contrées où le soleil se couche, en traversant la grande mer atlantique. L'Afrique Noire avait découvert l'Amérique Centrale et l'Amérique du Nord et les avait en partie colonisées, parallèlement à un expansionnisme affirmé au nord du Sahara, qui avait bousculé le monde musulman puis tout l'Ancien Monde, Europe incluse. 
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Chaque chapitre de la chronique, qui fonctionnait par règne, nous contait les événements survenus dans ce que d'Arbois qualifiait de « Mexafrica ». La chronique était celle de la monarchie « afro-mexicaine » de Texcoco, gouvernée par des dynasties successives de « Moro Naba », calquées sur celles des pharaons. Chaque nouveau règne s'ouvrait par un exorde, ou une prière, prononcé par un orant, que d’Arbois avait laissé tel quel, transposé en alphabet latin, sans nulle traduction. Le mot « Ogo », qui paraissait qualifier le dieu suprême de ce peuple, me sembla – à moins que mon « intuition féminine » ne me jouât un tour – une altération du mot grec « Logos », ou Verbe, que l'on trouve au début de l'évangile selon Saint Jean. Il suffisait de faire sauter la première et la dernière lettre, ά et ω du terme. Je reproduis cet exorde :
« Ogo ! Ogo kimbubu! N'fradesele ! Tetramele ! Tetramele Epif'! N'kono!
N'lollogo ! Pan! Pan! Tri Pan! Akemele singu! Um n'lollogo pan ! Um phusiollologo pan !
Um n'croônososso pan! Um n'zo olollogo pan! Tri pan! Tri pan! Ogo! Kimbubu Ogo! »
Comprenne qui pourra! Il n'existait aucun philologue spécialiste des langues au sud du Sahara pour m'aider à traduire cette citation « théologique ». Je feuilletai rapidement la longue chronique et parvins à un passage racontant les circonstances de la découverte des Nazca et Incas par les Mexafricains :
« L'an 524 après La Grande Conquête (soit notre année 1835), en la douzième année du règne de Gwandu N'Kolokoloyotl, vingt-cinquième Moro Naba de Texoco, Vie, Force et Santé, troisième indiction, second lustre, cinquième crue, en la Nouvelle Lune du mois de Yukulukumi, le Grand Vizir Pahatenemheb Ouedraougothemoc soumit au Souverain Divin le projet de la Grande Expédition vers le Sud lointain à fins de nouvelles conquêtes. Le Moro Naba, Vie, Force et Santé, assembla solennellement les cités tributaires de Teotihuacan, de Tenochtitlan, de Tikal, de Chichen Itza et de Mayapan puis forgea une alliance militaire avec ses feudataires, à savoir l'Almamy d'Uxmal, le Makoko de Tlaxcala et l'Amenokal de Tlatelolco. Ils lui versèrent force poudre d'or, ivoire du Monomotapa, fourrures des N'varegutli, soieries des Chintiatl et esclaves Pygmées Bès afin de payer leur participation au grand dessein du Souverain Divin. Sous la protection d’Ogo, le grand Renard Blanc, Dieu d'entre les Dieux, la plus extraordinaire et vaste armée jamais constituée s'ébranla en direction du Midi, en ce septième jour du mois lunaire de Tukamaani  Totocatl. »
Cela se poursuivait ainsi durant de longues pages...
Malgré de nombreuses épouses et concubines, le monarque n'avait eu aucun descendant mâle direct survivant. Dirigeant personnellement l'expédition, il avait confié la régence à son cousin, le Grand Prêtre d'Ogo N'Moketuzoma N'Kwame, qu'il avait désigné comme héritier du trône. L'armée, fournie en soldats qualifiés de « chevaliers jaguars, chevaliers kikombas, chevaliers nandis, chevaliers kakundakaris et chevaliers quetzals » était équipée d'armes étranges, à feu ardent, et de boucliers permettant aux combattants d'accélérer leurs gestes et de se « déphaser » dans le temps ! L'expédition traversa toute l'Amérique Centrale et franchit l'isthme de Panama avant de s'aventurer jusqu'à la Colombie et au Pérou que nous connaissons. Elle se heurta à la résistance farouche des peuples Inca, Nazca, Mochica, Chancay et Chachapoya, pilla leurs trésors, leurs étoffes et leurs momies sacrées. Le Moro Naba décréta que désormais, ses sujets seraient momifiés à la mode péruvienne et non plus à la manière égyptienne ou Guanche alors en usage. N'étant pas parvenu à conquérir le Pérou, il signa un traité de paix avec l’Inca  Huana Arraco Capac III  (1799-1841) puis voulut rentrer au bercail. Malade de « fièvres », Gwandu N'Kolokoloyotl mourut sur le chemin du retour et fut momifié selon le nouveau rite qu'il avait édicté. Effectuant une sorte de coup d'État, N'Moketuzoma N'Kwame n'attendit pas la décision du Grand Conseil des Sages de l’Arbre à Palabres et se proclama vingt-sixième Moro Naba sous le nom de Itzcoatl Koulibaly-Néchao II (1836-1862). Il fit casser les décisions de son prédécesseur prises imprudemment durant l'expédition, s'attribua tous les trésors ramenés de la guerre (dont semble-t-il mon étoffe), fit marteler son nom sur les stèles publiques et ordonna la cessation des travaux de construction de la Grande Pyramide d'or d'Ogo de Texcoco qu'il avait entrepris cinq ans auparavant. La momie royale de Gwandu N'Kolokoloyotl subit la profanation suprême, la damnatio memoriae, et fut jetée dans des marais à sphaignes de la lagune de Tenochtitlan où on ne la retrouva jamais.
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J'étais proprement impressionnée par cette lecture ! Il me tardait de retrouver d’Arbois. Victoria m'interrompit : une visiteuse venait d'entrer et souhaitait me voir : mon amie Nélie Jacquemart. La visite de Nélie me procura une telle joie que je pris Victoria dans les bras : nous dansâmes en chantonnant une valse, une des dernières créations de Johann Strauss fils.
« Je vous découvre fort occupées toutes les deux ! déclara, rieuse, mademoiselle Jacquemart, tout en ôtant son châle, sans attendre que notre domestique Mathilde se proposât de la débarrasser. Si toi, Victoria, tu délaisses ainsi tes pinceaux pour la danse, c'est pour une bonne raison.
- Charlotte exprime sa joie de te revoir, Nélie. Elle est plus expansive que de coutume. Nous avons si peu d'occasions de nous divertir et de rire !
- Comment, Charlotte ! Toi qui es d'habitude si réservée ! N'as-tu pas d'élève d'allemand, aujourd'hui ?
- Ta venue tombe bien, Nélie ! Figure-toi que j'ai acheté pour le nouveau tableau d'Henri un tissu américain ancien que beaucoup de personnes m'ont disputé à Drouot hier.
- Toi, la petite bourgeoise normande bien élevée, tu es allée te compromettre à Drouot où s'affichent tous les excentriques et les parvenus du demi-monde en quête de l'achat de luxe ostentatoire, de l’acquisition superflue ! Tu t’es abaissée au niveau des bibeloteries ! Confits dans l’esthétisme, influencés par l’Angleterre, la Bavière ou l’Italie, ces oisifs point toujours probes sont prêts, au nom du paraître, de l'orgueil de ceux qui sont arrivés, à jeter des fortunes pour que des objets aussi inutiles que clinquants, pour ne pas dire de mauvais goût, fassent la différence dans leur salon avec les bibelots de luxe du tout venant, jà antiques et démodés, car souvent légués en héritage, qui envahissent les hôtels particuliers des personnes bien nées aux situations assises depuis plusieurs générations ![1]
- Mais, Nélie, tu aimes bien les arts mineurs, les tableaux de petits maîtres mignards du temps de Louis XV, les colifichets anciens, les objets décoratifs du dernier siècle, avec ses rocailles, son rococo, son style galant, répondit Victoria.
- Quand je serai mariée à un homme du grand monde, j'ouvrirai un musée dans notre hôtel et le public paiera pour venir admirer nos collections.
- Je n'ai point acquis n'importe quoi, Nélie ! Viens voir ! déclarai-je, un peu piquée par les remarques sagaces de mon espiègle amie.
Elle fut admirative devant le travail du tisserand nazca inconnu (qui, après tout, pouvait être une tisserande), en tâta et caressa longuement l'étoffe de ses doigts délicatement gantés, la palpa et en huma l'odeur de vieux tissu fané et passé.
- Cette pièce est authentique ! minauda-t-elle comiquement, son joli nez pointu et ses boucles  anglaises brunes lui donnant l'air d'une mijaurée sudiste ou cajun jouant les aristocrates à nom doublement décroché. En de tels moments, elle était réellement adorable ! Même si elle n'était pas aussi belle qu'une duchesse d'Alençon, par exemple, Nélie avait, comme on dit depuis peu, « du chien » et ses traits d'esprit réjouissaient et déridaient les plus enchifrenées. De plus, Nélie appréciait autant les robes noires que nous, en dehors de tout contexte de deuil, car elles créaient une harmonie « ton sur ton » avec ses jolis cheveux foncés bouclés. 
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Elle reprit, toute à sa franchise spontanée pouvant fâcher aussi bien que ravir ses interlocutrices :
- C'est un chef-d'œuvre que tu as acheté là, ma Charlotte chérie ! Combien t'a-t-il coûté?
- Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf francs, mais j'ai bataillé ferme et il s'en est fallu d'un cheveu pour qu'un sinistre individu n'emporte la mise. Imagine un homme blond à favoris qui tenait sa pauvre petite fille en laisse avec deux cerbères ne la lâchant jamais ! Elle était encadrée d'un homme d'aspect aristocratique avec une barbe grise à l'allure d'hobereau de la Bretagne profonde et d'un gourmet des plaisirs entre deux âges, tout-à-fait glabre, qui parlait avec un accent alsacien.
- Un Breton, un Alsacien, un homme blond, une fillette dis-tu ? Dieu du ciel ! »
Le visage de Nélie Jacquemart se fit grave.
« Nélie, qu'as-tu ? s'étonna Victoria.
- Je...ce sont des clients à moi ! Le baron Albéric de Lacroix-Laval, le baron Hermann Kulm et le comte Artus de Kermor-Ploumanac'h, député légitimiste. Je peins en ce moment le double portrait du baron Albéric et de sa fille Aurore-Marie. Ils viennent poser dans mon atelier depuis une quinzaine, et ce, presque tous les jours ! Ces trois messieurs sont vraiment étranges...Vous savez toutes deux qu'une peintre est observatrice et doit remarquer le moindre détail, ce qui est, sans me vanter, une de mes qualités intrinsèques. Hé bien, figurez-vous que j'ai constaté que chacun de ces trois personnages porte une chevalière identique au majeur gauche, à côté de l’alliance.
- C'est-à-dire ? questionnai-je.
- Leur bague me paraît un mélange anormal d'art hindou et de bijou grec, avec des dessins et des inscriptions dessus. J'ai lu quelques lettres. Vous savez que j'ai une très bonne vue, sinon, je ne ferais pas ce métier !
A ces mots, elle pointa son nez mignon en l'air puis poursuivit :
- Laissez-moi vous noter tout cela sur cette feuille. C'est bon, j'ai un crayon, inutile de te déranger, Victoria... Il y avait écrit :   Πάν Λόγος ou Ζώον ou Χρόνος, je ne sais plus trop.
- N'était-ce pas plutôt pan, tri pan? rectifiai-je.
- Non! Pan Logos, Zoon, Chronos etc. Puis : Τετρά Έπιφάνεια Κλεόφαντις ...
- Tetra Epiphaneia Cléophradès?
- C'est cela. Enfin, j'ai pu déchiffrer : Τετρά Σφαίρα Εύθύφρων...
- Tetra Sphaira Euthyphron. Voilà du grec un peu grossier. Il manque quelques accents.
- Pourquoi as-tu parlé de « tri pan » ? 
- C'est à cause de ce bouquin traduit du guèze, que je suis en train de lire, qu'un des enchérisseurs, un explorateur fou, m'a prêté. Il croit qu'un trésor inca est caché dans les souterrains de Cluny ou sous la colline de Chaillot, ou mieux, que ce trésor provient d'un monde parallèle où l'Afrique Noire a conquis l'Amérique. Cet aliéné m'a donné rendez-vous à Cluny le 18 septembre prochain. Viens par ici, Nélie, que je te montre le livre incriminé. »
La jolie peintre trottina en pouffant d'excitation amusée jusqu'à la table où j'avais laissé le cahier de d'Arbois. Quant à Victoria, elle sembla se moquer du codex comme de colin-tampon. Elle préféra retourner à ses pinceaux, à sa palette, à ses tubes et ses brosses.
« Comme tout ceci est excitant ! s'exclama Nélie en feuilletant ledit cahier. Tiens, je vais jeter un coup d'œil à la fin.
- Je n'ai pas terminé ma lecture.
- Si tu demandais à Henri de changer le bouquin de son tableau, et de mettre plutôt ce cahier dans les mains de Victoria ? Ton explorateur fou délire complètement !
- Il se nomme Odilon d'Arbois.
- Comme c'est amusant ! Même son prénom m'excite. Un nouveau dessinateur « très spécial », monsieur Redon, porte le même. Il est de notre génération. Je trouve son talent singulier, vraiment novateur.  Je l’ai rencontré tantôt et l’ai encouragé à persévérer, et pourquoi pas, à se lancer comme moi dans une carrière de peintre ! Tiens, je te lis un extrait...
- Arrête de pointer ton nez comme cela ! Tu ressembles à une chipie !
- Je commence : « Exorde : Ogo! Ogo kimbubu! N'fradesele! (...)Je saute ! Je ne parle pas cet idiome ! L'an 734 après la Grande Conquête (soit 2045)... Diable ! Nous avons là un Nostradamus ! le quarante-huitième Moro Naba Moussa Tlaloc Osorkon Traoré IV, Vie, Force et Santé, après avoir maté la rébellion des Totonaques du Grand Golfe en la dix-septième année de son règne, affronta la troisième révolte des tributaires Anasazi du Nord. On disait les Anasazi experts en espionnage et en vol de secrets guerriers leur permettant de mettre au point des armes dévastatrices en des antres-laboratoires qu'ils cachaient sous la terre-mère. Afin de les contrer, le Moro Naba, Vie, Force et Santé, fit enlever par ses agents secrets l'un des plus grands Sages de la Science et Sapience Anasazi : Aravano le Mélode. Aravano dévoila sous la torture tous les projets de son peuple, qui visaient à l'anéantissement définitif de la Mexafrica. Il fournit les plans et les éléments constitutifs d'une Arme Absolue dont le pouvoir était de fusionner le Tri Pan d’Ogo, en une explosion plus puissante que mille soleils qui éradiquait toute forme de vie sur des dizaines de milliers de « queues de jaguar » alentours (unité de mesure mexafricaine valant approximativement quatre-vingts centimètres). Le Moro Naba, Vie, Force et Santé, décida que Texcoco prendrait les Anasazi de vitesse. Il fit importer pechblende et uraninite du royaume tributaire de Banzakongo Sesse Seko Bania Ganza Ganza N'kulu de l'Ifriqiya  centrale du Gondw. Il signa un traité d'alliance avec le Grand Roi des Imerina de la Grande Ile de l'Est d'Ifriqiya, Andrianampoinimerina VIII, afin qu'il lui livrât tout le graphite nécessaire à la fabrication de l'Arme du Tri Pan d'Ogo. Enfin, traitant avec les tributaires N'Varegutli du Nord-est du continent Laurasch (l'Europe), il acquit le « minerai méphitique » (il s'agit peut-être de l'uranium, découverte récente remontant à 1840 de notre Histoire, ou d'un autre métal encore inconnu). L'Arme d'Ogo fut lancée contre les rebelles le huitième jour du mois lunaire de Kayapoatl (15 avril 2045) depuis une de nos machines volantes plus lourde que l'air et déchaîna le feu du Ciel, ô, Ogo kimbubu! Un nuage en forme de champignon du peyotl sacré éleva sa colonne et son chapeau après que tout fut devenu plus clair et lumineux qu'en plein jour. Le bruit et le souffle de l'explosion furent ressentis jusqu'à l'horizon de la Grande Mer d'où notre Conquête avait émergé. Les hommes devinrent aveugles. Ils se consumèrent par milliers, dévorés par un feu intérieur qui les métamorphosait en écorchés, en squelettes décharnés suants et brûlants. L'eau des rivières et des lacs s'évapora. Les arbres, les plantes et les moindres créatures tombèrent en cendre. Ce fut la Désolation Générale. Le Moro Naba, Vie, Force et Santé, bien que vainqueur de ses ennemis, malgré les abondantes libations et dégustations de Chocolatl sacré intervenues afin de célébrer son triomphe, reçut le châtiment divin d'Ogo pour avoir osé la fusion sacrilège des quatre epif' du Tri Pan : Um n'lollogo pan, Um phusiollologo pan, Um n'croônososso pan et Um n'zo olollogo pan.  Il mourut, atrocement rongé et brûlé, dans d'indicibles souffrances.
Moi, N'kongo Utlaln, j'écris cela cent trois années après ces événements sans pareils (soit en 2148), en la vingt-troisième année du règne de N'anki Mbembé Coatl, Vie, Force et Santé, cinquante-quatrième Moro Naba de Texcoco, alors que les ferments de la révolte semblent de nouveau lever et qu'un étrange visiteur vient de se manifester sous la forme d'un lézard parlant et marchant sur ses deux jambes, incarnation semi-divine du dieu autochtone Quetzalcóatl Kukulkan, qui prétend provenir d'une autre planète. Notre gouvernement l’a confié à notre plus grand sage savant, Axatheoc, qui lit dans les étoiles.  Je pressens par ce présage divin un imminent bouleversement, de l'ordre de ce que les royaumes N'Guni et Matabele d'Ifriqiya australe de Gondw appelleraient  'Mexica Mfecane' .Pour prévenir cela, il nous faudrait comme eux renforcer nos impis.»
Le visage de Nélie, d'habitude si gai et coloré, avait progressivement blêmi à la lecture de la fin du codex de Sokoto Kikomba.
« C'est atroce ! Garde cette horreur pour toi ! Si tu as besoin d'aide contre ce fou, je viendrai t'épauler. Retrouve-moi à Cluny le 18 septembre...
- Il nous faut empêcher d'Arbois de découvrir la « porte » d'entrée de la « Mexafrique » et le moyen de pénétrer dans cet autre monde dont il convoite les trésors, dis-je, déterminée. Imagine l'Allemagne de Bismarck mettre la main sur ce livre et les savants du Kaiser Guillaume 1er entreprendre de fabriquer cette « bombe ». C'en serait fait de la France !
- Que de la France, vraiment ? Charlotte, c'est toute la race humaine qui est en danger ! »
Le retour inopiné d'Henri interrompit notre dialogue.
« Bonsoir, mademoiselle Nélie ! Je vois que vous avez effectué une belle visite de courtoisie chez nous. Naturellement, mon étourdie de femme ne vous a même pas proposé de rafraîchissements. La honte ! Que voulez-vous, elle est bien distraite et toujours absorbée par ses toiles. J'espère que ce manque de savoir-vivre de sa part ne vous fâche aucunement. Je la morigènerai ce soir.
- Je vous remercie, monsieur Fantin-Latour, mais n’en faites rien. Cette pauvre Victoria est toute pardonnée. Par contre, veuillez m'excuser de ne pas vous avoir informé de ma venue. Toutefois, si je puis me permettre, je prendrais bien un petit verre de votre fameuse liqueur de framboise...oh, sans façon ! »
Elle me jeta un regard signifiant : « Cache ce cahier, ma chérie ! Ton beau-frère doit tout ignorer !»
Je me suis exécutée : le cahier de d’Arbois est demeuré dans un tiroir de ma commode, là où je mets mon linge.
A suivre.
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[1] Nélie Jacquemart fait la critique des esthètes de son temps. Ses paroles sonnent comme une prémonition du mouvement décadent, avec sa figure littéraire tutélaire, Des Esseintes, imaginé en 1884 par Joris-Karl Huysmans.

dimanche 21 octobre 2012

Aurore-Marie ou Une Etoffe Nazca : épisode 3.



Parenthèse science-fictionnelle du narrateur contemporain distancié, si toutefois lectrices et lecteurs le lui permettent.
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Délaissons quelque peu la salle de vente pour nous occuper de l'édifiant « soliloque » que le sieur Saturnin de Beauséjour prononça une fois expulsé des lieux :
« Monsieur Wu, on m'a jeté dehors ! J'ai échoué et j'ai risqué ma peau pour rien !
- (...)[1]
- Bien, monsieur Wu. Dans la salle, j'ai identifié en particulier ce mathématicien anglais, Sir Charles Merritt, qui était assis à côté d'une jeune femme blonde vêtue de noir. Devant, il y avait Aurore-Marie de Saint-Aubain ...
- (...)
- Je sais, monsieur, je sais! Nous ne sommes qu'en 1877, et c'est l’Aurore-Marie de 1888 que nous sommes censés affronter ! Elle s'appelle encore de Lacroix-Laval et son initiation n'est qu'une question de jours ! Elle n'a que quatorze ans. Son père Albéric et deux autres personnes l'encadrent : le baron Kulm, un érudit jouisseur, et le comte de Kermor-Ploumanac'h, un cousin de monsieur Alban de Kermor. Ce qui m'inquiète, c'est la ressemblance physique de cette Aurore-Marie avec ma soi-disant pupille anglaise friponne que vous m'avez fourguée dans les pattes ! Je sais ! Je sais ! Elles sont étranges et délurées toutes les deux !
- (...)
- Comment, monsieur Wu ? Mais c'est affreux ! Vous me dites que madame de Saint-Aubain a des mœurs encore plus déréglées que mademoiselle de Beauregard et est la petite amie de la maîtresse de « Barbenzingue », madame de Bonnemains ?
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 Elle est les deux ! Ciel ! J'aurais dans ce cas préféré que vous m'envoyassiez dans les États-Unis d'Amérique du milieu du XXe siècle aider monsieur  Möll, ses amis, et le père de Chardin !
- (...)
- Comment! J'y risquerais ma vie, à cause des Russes du NKVD, comme vous dites, et d'un certain Igor Pavlovitch Fouchine, leur chef, le frère jumeau de l'autre, Pavel Pavlovitch ! Ma mission exploratoire de 1877 serait de tout repos à côté ? Ce sera donc pour une autre fois, après que le problème du Congo de « Barbenzingue » soit réglé ?
- (...)
- Bien, monsieur Wu ! A vos ordres ! Je laisse les événements de 1877 suivre leur cours et je vous rejoins en 1888 ! Fin de communication. »
Cette petite digression ne peut s’expliquer que si l’on sait que des personnages venus d’une civilisation future cherchent à contrer l’avenir d’Aurore-Marie de Lacroix-Laval. Ces péripéties pourront faire l’objet d’un roman uchronique de science-fiction boulangiste, intitulé, pourquoi pas, « Cybercolonial ».Mais revenons à la suite du récit inopinément interrompu de mademoiselle Dubourg.

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Après l'incident, les enchères reprirent par un coup d'éclat du sieur C.M. :
« Je mise soixante-cinq francs sur cette étoffe !
- Et moi soixante-dix ! rétorqua le père de la fillette.
- Soixante-dix-sept, comme cette année, criai-je par provocation.
- Quatre-vingts ! surenchérit l'explorateur.
J'hésitai quelque peu à poursuivre.
- Quatre-vingts une fois... commença le commissaire-priseur.
- Quatre-vingt-cinq ! m’égosillai-je.
Brûlant brusquement les étapes, le géniteur de la blonde demoiselle en détresse éructa, audacieux :
- Cent francs !
Plus il renchérissait pour acquérir à tout prix cette étoffe précolombienne dont l'enjeu m'échappait à tout le moins, plus cet homme respectable, père de cette soucieuse et fragile fillette, prenait un aspect animal, comme s'il eût été croqué par Grandville, dans un de ces vieux dessins cocasses qui faisaient la joie de nos parents sous la Monarchie de Juillet. Son visage expressif le rapprochait d'un de ces chats qu'affectionnent la littérature merveilleuse, les contes ou fabliaux : un Grippeminaud, un Thibert ou un Raminagrobis. 
http://www.shanaweb.net/lafontaine/fables-j-j-granville/le-char-la-belette-et-le-petit-lapin.jpg
A partir de cet instant, les enchères s'envolèrent. A cent vingt-cinq francs, l'explorateur lâcha pied. L’Anglais, le sir C.M., abandonna à trois cents francs. La surenchère se restreignit à un duel de maquignons disputant au chaland la vente de leur meilleur étalon, entre l'homme aux favoris « persécuteur » de sa grêle enfant et moi, simple jeune femme sans prétention. Il jouait avec moi, cherchant à me pousser à la ruine, en mes ultimes retranchements, avec la gourmandise obscène d'un taste-vin ayant revêtu la ridicule panoplie Renaissance de cette sorte de confrérie rabelaisienne adepte de l'épicurisme et du carpe diem dans laquelle vignerons, bouilleurs de cru et œnologues participent à de rituelles et ancestrales agapes vouées au culte biblique de Noé, supposé découvreur de la vigne et des bienfaits de cet alcool que je n'appréciais guère ! Qu'en était-il d'Adam, dans ce cas ?
- Trois cent quatre-vingts francs ! fis-je, toujours plus décidée, malgré la réduction comme une peau de chagrin chère à monsieur de Balzac de la somme qui m'était allouée en vue de mon achat.
- Quatre cents ! jeta-t-il comme un défi de plus.
Je ne sus plus quelle attitude adopter : m’acharner jusqu'au dernier liard ou abandonner maintenant la partie en faisant pâle figure ?
- Quatre cents francs une fois, quatre cents francs deux fois...
Je songeai soudain à ce roman de monsieur Émile Zola, ce scandaleux écrivain, qui décrivait les spéculations immobilières sous le Second Empire, cette Curée, et je prononçai, en m’exultant, articulant soigneusement chaque syllabe :
- Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf francs ! »
Le géniteur de la demoiselle et ses séides cédèrent enfin !
« Quatre cent quatre-vingt-dix-neuf francs trois fois ! Adjugé à madame. » prononça rituellement le commissaire-priseur avant d'abattre son marteau.
« Excusez-moi, monsieur le commissaire-priseur, eus-je l'audace de déclarer, mais je suis demoiselle.
- Votre achat vous sera livré demain à votre domicile, mademoiselle, ajouta-t-il tandis que je réglais. Veuillez renseigner votre adresse, s'il vous plaît. »
Les enchères touchaient à leur terme. Je m'apprêtais à quitter la salle des ventes lorsque l'étrange petite fille modèle, échappant à ses cerbères, accourut vers moi et me fixa de ses iris singuliers, doux, rêveurs et suppliants. Elle me saisit les poignets et m'implora de sa toute petite voix :
« Par pitié, madame ! Qui que vous soyez, venez-moi en aide ! Je ne veux pas du destin qu'« ils » me réservent. Je suis bien trop jeune !»
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Devant une telle détresse, je ne sus quoi objecter. Je pris un morceau de papier sur lequel je griffonnai hâtivement notre adresse. La pauvre demoiselle s'empara de la feuille qu'elle glissa discrètement dans son réticule. Le père mit fin à cette tentative d'escapade et empoigna la malheureuse d'un geste brusque dépourvu de toute affection. Il l'éloigna de moi en lui disant :
« Aurore-Marie, je vous interdis d'adresser la parole à une inconnue sans notre autorisation !
- Père, je ne vous aime point ! » l’entendis-je répliquer en pleurnichant.
Cependant, mister « C.M. » quittait la salle, un éclat de fureur dans les yeux. Cet Anglais avait décidément un air qui ne me revenait pas ! Un autre personnage, imprévu, m'aborda tandis que je cogitais sur ce sujet de l’Impératrice des Indes : l'explorateur excentrique au casque tropical.
« Madame ou mademoiselle, excusez mon outrecuidance, mais il est vital pour moi de vous parler, vous qui venez d'acquérir cet objet singulier. Je me présente : Odilon d’Arbois, américaniste et africaniste. Les oreilles indiscrètes ne doivent pas entendre ce que je vais vous dire, ni les yeux voir ce que je vais vous remettre en mains propres. Allons au fond de la salle.
- Mais, monsieur d'Arbois ! »
Je ne pus que me plier à sa volonté.
« Ne soyez pas abasourdie par ce que je vais vous révéler. Ne me jugez pas fou. L'étoffe que vous avez achetée pour une somme qui ne reflète pas sa valeur considérable n'appartient pas à notre monde ou plutôt, pas à notre cours de l'histoire humaine !
- Monsieur, vous divaguez !
- Que non pas, mademoiselle Dubourg !
- Vous connaissez mon nom ?
- Mon fils Jules suit des cours particuliers d'allemand que vous lui prodiguez.
- Si je donne des leçons d'allemand, c'est qu'il me faut bien vivre ! Je suis célibataire.
- Une jeune femme aussi jolie que vous ! Vous avez d'adorables boucles blondes et une de ces peaux !
- Et aucun homme, croyez m'en bien, ne pourrait supporter mon caractère bien trempé.
- Vous savez que l'étoffe soi-disant nazca a été découverte par Adhémar de La Marche dans les souterrains des thermes de l'hôtel de Cluny.
- C'est ce qui était écrit dans le catalogue de vente.
- Le tissu est bien amérindien, mais il n'est pas d'époque précolombienne ! Il date de notre siècle, ce qui signifie qu'il a été tissé par un peuple dont la civilisation a perduré de nos jours, ou plutôt, dans un XIXe siècle différent du nôtre.
- Qu'en savez-vous ?
- Cet objet ou artefact provient d'un butin de guerre, mais pas du trésor du Tupac Amaru. Il s'agit d'une pièce des dépouilles de l'expédition de conquête menée en 1835 - notre 1835- par un chef négro-amérindien à la tête d'une fabuleuse principauté méso-américaine, dont la dynastie règne sans partage depuis plusieurs siècles dans un Mexique parallèle ! Savez-vous, mademoiselle, que j'étais de la désastreuse expédition de Bazaine, qui a mal défendu Maximilien contre Juarez. Je connais parfaitement les anciennes civilisations du Mexique, mieux que la science archéologique officielle qui n'en est qu'à ses balbutiements ! Par exemple, attendez-vous à apprendre que la pyramide de Palenque recèlerait...
- En quoi cela m'importe-t-il ? coupai-je l'importun.
- Parce que j'ai repris les fouilles de Cluny entamées par La Marche et que j'y ai effectué une nouvelle découverte en rapport non avec les Incas, mais avec un Mexique négro-amérindien appartenant à une Histoire humaine autre. La voici.
D'une sacoche de cuir fatiguée qu'il portait en bandoulière, D'Arbois extirpa deux objets : une espèce d'ensemble de peaux de chèvres tannées et cousues couvertes de caractères d'écriture inconnus et de dessins colorés d'un style un peu aztèque mêlé de motifs nègres et un grand cahier sur lequel une plume s'était acharnée avec force ratures à transposer en français le contenu de ce qui était assurément un livre.
- Je conserve l'original et je vous prête la copie traduite pour quinze jours, le temps que vous me lisiez tout cela ! Nous nous reverrons à l'hôtel de Cluny le soir du 18 septembre ! Venez seule et vêtez-vous en homme. J'amènerai un équipement : lampes, cordes, etc. L'exploration à laquelle je compte vous convier ne sera pas évidente et vous n'allez point y gâcher une belle robe !
- Monsieur d'Arbois, vous n'êtes qu'un aliéné !
Je pris pourtant le cahier qu'il me tendait. Il rajouta aussitôt :
- J'ai découvert ce livre dans les souterrains de Cluny voici deux ans et j'ai gardé ma trouvaille secrète, le temps de traduire le tout. Vous tenez en mains la translation du codex mexafricain dit « de Sokoto Kikomba », chronique des règnes des Moro Naba de Texcoco et de l'Afro-Amérique depuis 1311 de notre ère. Les caractères du codex ressemblent à de l'égyptien démotique, mais il a été rédigé dans la langue secrète et sacrée des prêtres abyssiniens : le guèze. Je connais une multitude de langages exotiques. J'ai tant navigué de par le monde !
- Êtes-vous un fabulateur ?
- Tout ce qui est consigné dans ces chroniques est rigoureusement authentique, mais a eu lieu  dans un temps différent. Au revoir, mademoiselle Dubourg, et soyez bien au rendez-vous de Cluny ! Le trésor de la Mexafrica nous y attend ! »
Il partit sans demander son reste. Abasourdie par cette conversation, j'enveloppai soigneusement le cahier dans mon châle et je quittai l'hôtel Drouot, à la recherche de l'omnibus qui me ramènerait chez Henri. Les crieurs de journaux s'égosillaient, annonçant la dernière nouvelle :
« Monsieur Thiers est mort ! »
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Intéressée tout en ignorant toutefois les répercussions que cet événement aurait par la suite, j'achetai une gazette que je payai un sou. Le quotidien annonçait le décès du vieil homme d'État, la veille, à Saint-Germain, où il s'était installé vers la mi-août dans un pavillon près du château Renaissance devenu depuis le Second Empire Musée des Antiquités Nationales.
A quelques pas, malgré la foule empressée et hétéroclite du boulevard de fin d'après-midi, je remarquai mademoiselle Aurore-Marie, toujours surveillée par ses trois chaperons. La jeune fille gracile, dont les prénoms évoquaient à la fois l'allégorie ou métaphore poétique homérique bien connue et la Sainte Vierge, paraissait avoir recouvré un semblant de gaîté. Je n'avais pas encore pu admirer la superbe chevelure de miel châtain clair de cette enfant dans toute sa splendeur la rapprochant de Marie Madeleine. Il ne lui aurait manqué que le pot à parfum, comme dans un de ces portraits de l'école flamande du XVe siècle dont je ne me souviens plus s'il a pour auteur Hans Memling ou Quentin Metsys.
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 Devenue adulte, cette primerose deviendrait sans doute une des plus jolies femmes de notre temps, quoique pourvue présentement d'une toute petite poitrine. Mais, selon moi, ce sont le visage, la carnation, les yeux et les cheveux qui importent et constituent l'essence de la beauté, de l'éternel féminin.
Aurore-Marie s'adressait à un camelot. Elle lui versa quelque menue monnaie afin d'acheter une boîte de pilules. L'homme parlait un de ces épouvantables patois du Nord malmenant la grammaire.
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«  Eules pilules Pink ! Ach'tez eules pilules Pink! Crachotait-il. Eules seules pilules qui préservent vot' peau d' porcelaine ! Merci mim'zelle ! Euj fais quoi pour vend' mes pilules ? Euj' vas en vendre plein, avant qu'eul n'drache euds flûtiaux ! Eus'c va être un temps à pas y foutr' un cat dehors ! »
Il commençait effectivement à pleuvoir et j'avais omis d'emporter un parapluie. Celui qui ressemblait à un bâton de chaise imberbe amateur de plaisirs en cabinet particulier empoigna le marchand ambulant :
« Toi, tu vas me fiche le camp prestement ou j'appelle le sergent de ville ! Je t'interdis de parler à mademoiselle ! De plus, tu sens la peste !
- Eus'c pas la peste mon vioque ! Eus'c moué maroilles euqi a coulé dans m' poch' ! Euj peux point m'passer d'euc' fromage pur ce qu'euj suis ch'ti mordedienne ! Euj suis innocent, pardienne ! »
L'incident fut clos. Comme mon omnibus arrivait, sous la pluie qui devenait battante, je laissai là, en plein boulevard, mademoiselle Aurore-Marie et sa « garde prétorienne », pensant ne jamais revoir ces gens. J'avais bien tort.

A suivre.
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[1] La ponctuation (...) figure la réponse que « Monsieur Wu » adresse à chaque réplique de Saturnin de Beauséjour.

dimanche 14 octobre 2012

Aurore-Marie ou Une Etoffe Nazca : épisode 2.



Hôtel des ventes Drouot, début du mois de septembre 1877. 

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Une jeune femme blonde de vingt-sept ans à la robe noire dont les manchettes s’ornaient de boutons de même teinte, participait à une vente aux enchères. D'une beauté altière et remarquable, elle se nommait Charlotte Dubourg. Mais, plutôt que d'insister dans la persistance du point de vue extérieur, du narrateur distancié, optons pour la cession de parole en faveur de ce personnage, dans la grande tradition « Orsonwellesienne » de la voix off, illustrée dans maints films par Deanna Shirley De Beaver de Beauregard, entre autres exemples Rebecca , Jane Eyre, Letter from an unknown woman, cet accent so british, so class, so delightful, so aristocratic, à jamais inoubliable, qui appartenait à une des femmes les plus extraordinairement belles et gracieuses de tous les temps ! Ainsi lisait-elle l'incipit de Jane Eyre revu et corrigé par Aldous Huxley et d’autres scénaristes : 
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« (...) I was born in 1820, a harsh time of change in England. Money and position seemed all that mattered. Charity was a cold and disagreeable word. Religion too often wore a mask of bigotry and cruelty. There was no proper place for the poor or the unfortunate (...) »
On peut imaginer la comédienne détournant facétieusement le texte et poursuivre :
« So, it was a harsh time for lumpenproletariat, a harsh time for workers, for poverty, for beggars, for homeless, for Cinderella men, for wangdeputenawa men, for chinese coolie, for egyptian fellah, for spanish peón, for italian operaio, for french brassier and manouvrier, for italian sciopero generale, for Debs'dream by Jack London, a harsh time for german Streik, for spanish trabajo, for russian moujik, a harsh time for italian popolo minuto, a harsh time for prolo bambou, prolo café and prolo banane (in french in the text), a harsh time for all slaves of the world's misery, overwhelmed by the burden created by the Holy Bible, the Mein Kampf, the Little Red Book of ultraliberalism : « Slavery Trek », by Taddeus Von Kalmann.... ».
Et la belle blondine améliorée de rajouter naïvement : « L'ai-je bien lu, monsieur le réalisateur ? », comme un Picasso déclarant à propos de la colombe de la paix qu'il venait de dessiner : « L'ai-je bien fougeronnée? »
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En ce commencement du mois de septembre 1877[1], Henri m'avait chargée d'une commission un peu spéciale. Il était à la recherche du détail insolite destiné à apporter une touche particulière à son nouveau tableau qui nous mettait en scène, Victoria et moi : j'ai nommé La Lecture. [2] 
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La presse avait annoncé la mise aux enchères à l'hôtel Drouot, inauguré en 1852, des collections d'un érudit et voyageur américaniste excentrique décédé en juin dernier : Adhémar de La Marche. Flairant l'occasion d'acquérir quelque objet un peu particulier qui rehausserait l'intérêt de la nouvelle toile d'Henri, je décidai de participer à ces enchères publiques. Adhémar de La Marche avait joui d'une réputation d'hurluberlu dont les thèses, loin de constituer des références universitaires, avaient au contraire suscité l'hostilité, pour ne pas dire l'hilarité, dans toutes les grandes sociétés de géographie européennes et américaines.
L'invraisemblance de ses relations de voyage, rédigées sans aucune rigueur scientifique, loin de ressembler à celles d'un Humboldt,
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 l’apparentait au contraire à un maladroit émule des Voyages extraordinaires  des éditions Hetzel, relations qui auraient d'ailleurs dépareillé aux côtés des romans de Monsieur Jules Verne. Entre autres élucubrations, de La Marche défendait la thèse fantastique autant qu’improbable de la présence du trésor caché des Incas dans les sous-sols de la capitale ! Il affirmait que soit les carrières, soit les catacombes, recelaient une cachette dans laquelle l'or du dernier Inca, le Tupac Amaru, avait été déposé au XVIIIe siècle, avec l'accord tacite du roi de France, par les partisans de José Gabriel Condorcanqui, échappant ainsi aux autorités coloniales espagnoles, quelques années avant le transfert des restes du cimetière des Innocents dans ce qui allait devenir les catacombes de Paris. Le seul indice que ce fou, qui avait passé vainement quarante ans à la recherche de cette chimère, avait pu produire, était une sorte d'étoffe, de couverture ou de nappe aux motifs dits « nazca », tissée par cet ancien peuple conquis par les Incas.
J'avais consulté le catalogue de l'inventaire mis en vente et le tissu précolombien y figurait en bonne place, quoique la gravure le reproduisant fût médiocre. Je m'étais décidée à l'acquérir coûte que coûte, sans le dire à Henri, tout en en touchant un mot à ma sœur :
« Tu comprends, Victoria, Henri veut bien que j'acquière un petit bibelot original dans ces enchères pour agrémenter sa peinture et y mettre un peu de couleur, afin de trancher avec l'austérité de notre mise. On nous croirait souventefois en deuil ! Certes, nous sommes toutes deux de respectables jeunes femmes, mais j'estime qu'un peu de gaîté dans le décor à défaut de notre toilette...
- Ce n'est pas demain que nous ressemblerons à la courtisane Valtesse de la Bigne, cette scandaleuse blonde qui, sous le pseudonyme d’Ego, vient de publier sa sulfureuse autobiographie Isola, ou à cette équivoque jeune passante toute rose et tentante qui trottine dans la rue, falbalas au vent, que ce sieur Boldini vient dernièrement de croquer! On dit que Valtesse, dont la particule est usurpée, aimerait autant les femmes que les hommes... Elle a été la maîtresse d’Offenbach.
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- Ce serait une…une anandryne[3] ? Dieu du ciel !
-  De quelle somme penses-tu avoir besoin pour une acquisition ?
- Il ne faudrait pas que celle-ci excédât cinq cents francs, ce qui est déjà bien. Nous ne sommes ni des ethnographes, ni des conservateurs du Louvre ! »
Pour parler avec un peu de familiarité, la salle des ventes ne tarda point à se remplir de vieux pékins, de rapins et d'autres adeptes attardés du bovarysme au masculin et du dandysme, avec leurs mains par trop pommadées, leur mise recherchée, leurs favoris parfumés au musc, leur épingle de cravate clinquante, leur œillet à la boutonnière ou leur équivoque pet-en-l'air qui les assimilait aux sinistres et inverties persilleuses du temps de Charles X. J'étais la seule femme non accompagnée, et ma présence parut outrer une grosse dame en mantille, sans doute une vieille Espagnole, qui émit une réflexion à mon encontre à l'adresse de son mari, un homme au teint olivâtre et aux joues creuses. Elle dégageait une odeur grasse et douceâtre d'obèse mal lavée et le chien spitz ou loulou de Poméranie, affreux comme un singe et au pelage d'un blanc sale qu'elle tenait dans les bras et qui passait son temps à haleter frénétiquement et à émettre des vents nauséabonds n'arrangeait aucunement son allure.
Nullement résignée à cette présence désagréable, j'échangeai prestement ma place avec un jeune officier de hussards à l'élégant monocle tandis qu'un nouveau spectateur s'asseyait à mes côtés. Cet homme austère avait tout d'un fesse-mathieu, à cause de son aspect guindé, d'une rigueur de clergyman ; il s'excusa en anglais lorsqu'il s'installa sur sa chaise. Du moins, s'il n'était point écossais, son accent, lorsqu'il renchérissait en français à chaque nouvel objet mis en vente, trahissait et confirmait ses origines anglaises de la upper class. L'homme paraissait nerveux et la température de la salle n'était pas à sa convenance. Ayant ôté son chapeau melon, il s'épongeait fréquemment avec un mouchoir de soie grège, sur lequel, indiscrète comme une concierge, je pus apercevoir les initiales de l'intéressé brodées en lettres bâtardes rouges : C.M.
Devant moi, j'eus la surprise de reconnaître une jeune fille que j'avais rencontrée la veille à l'oisellerie du Marais, où j'étais venue acheter des sachets de graines pour les canaris de Victoria. Elle était accompagnée de son père, un homme blond qui arborait des favoris semblables à monsieur Jules Ferry, présent aussi dans la boutique de l'oiseleur, mais deux autres personnes la chaperonnaient : quelqu'un que je reconnus comme un aristocrate breton, à la barbe carrée grisonnante, une figure connue des milieux légitimistes et de la Chambre des députés, et un homme glabre d'environ cinquante ans, à l'accent alsacien, dont la figure couperosée trahissait le tempérament de viveur et l'amateur de filles de joie de luxe ! La jeune fille, extrêmement frêle et blanche de peau, mais dont la mise était des plus convenables, pour ne point dire comme en anglais fashionable, se retourna soudain vers moi et me jeta un triste regard furtif de ses grands yeux noisette clairs, d’une teinte presque citrine, fort jolis au demeurant, regard dans lequel je perçus une lueur de détresse, un appel au secours désespéré qui m'émut jusqu'au tréfonds de ma droite conscience de jeune femme de bonne famille. Elle m'avait également reconnue, mais je n'appréhendais nullement les raisons de son inquiétude.
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 La veille, chez l'oiseleur, cette jeune inconnue arborait un air rieur, un de ces sourires enjôleurs qui seyait à ravir à ses joues roses encore enfantines et poupines, car cette demoiselle, d'une juvénile beauté déjà affirmée, sortait me sembla-t-il à peine de l'enfance en cela qu'elle ne devait guère excéder les douze ans accomplis. Je doutais qu'elle en fût déjà à porter le corset tant sa poitrine m'apparut menue, non épanouie. Ses lourds cheveux châtain clair et dorés étaient retenus par une résille. Sa diaphane joliesse n'était point sans rappeler certains modèles de fillettes chères à monsieur Renoir, quoiqu'en bien plus gracile et chétive. Tandis que je payais les graines pour serins, elle avait réussi à se faire offrir par son père l'un des spécimens les plus beaux et les plus chers de la boutique : un remarquable cacatoès au plumage d'une blancheur parfaite. Toujours riante et babillant comme une fillette bien plus jeune que ses douze ans apparents, elle s'était empressée d'embrasser l'animal en lui disant, d'une petite voix très douce :
« Tu t'appelleras Alexandre, mon beau piaf des Tropiques ! »
Sans doute, pensais-je alors, l'aigrette du volatile lui rappelait-elle ces casques antiques à chenille et à crinière des temps gréco-romains, lorsque les guerriers, hoplites ou légionnaires, portaient cuirasse et cnémides, personnages qui encombrent nos peintures d'Histoire pompeuses et emphatiques en nos officiels Salons.
Après une demi-heure assez morne, où aucun lot ou objet ne s'arracha à plus de soixante-dix francs, le commissaire-priseur annonça la mise en vente de la fameuse couverture nazca.
« Lot numéro 51 : étoffe ou couverture d'origine péruvienne rouge et tissée de motifs stylisés à caractère zoomorphe et géométrique. Age inconnu de l'objet, peut-être trois cents ans. Mise à prix : trente-cinq francs ! »
Aussitôt, l'Anglais se leva et dit : « Quarante francs ! » et moi de répondre tout de go, surprise par mon audace car brusquement fascinée par cette pièce de tissu exotique autant que vénérable : « Quarante-cinq ! ».
Le père de la fillette inquiète se mêla à l'échange verbal et surenchérit : « Quarante-huit ! »
Au fond de la salle, un nouveau personnage se manifesta et je me retournai instinctivement pour jauger sa personnalité : l'homme portait apparemment un uniforme d'officier de marine, mais sa fantaisie niait toutes les règles en usage dans la Royale, en cela qu'il se surchargeait de brandebourgs et de galons ostentatoires comme dans une tenue d'opérette de messieurs Offenbach ou Lecocq. Au lieu du bicorne, il se coiffait orgueilleusement d'un casque tropical en liège, d'un blanc passé et la coupe de ses moustaches était à elle seule une revendication de son identité, car copiée sur celle du fameux Livingstone. Comme le défunt de La Marche, il avait dû embrasser la profession d'explorateur !
« Cinquante francs ! s'exclama le voyageur de fantaisie.
- Cinquante-cinq ! » m'écriai-je.
A côté de cet excentrique, un petit homme replet et chauve d'une soixantaine d'années paraissait s'intéresser davantage aux appas de sa voisine, une plantureuse rousse très maquillée aux longues anglaises, vêtue d'une robe d'un vert vif criard au décolleté audacieux et aux ourlets débordants de nœuds et de dentelles, dont la traîne et la tournure étaient exagérées. Cette femme, sans doute de mauvaise vie, tenait un affreux singe vervet en laisse et le rastracuero ou traîne-cuir qui la tenait par la hanche, aux rouflaquettes de parvenu espagnol, était assurément son souteneur. L'impudent petit vieillard à la main trop leste rencontra la mâchoire du simien qui le mordit cruellement. Il hurla un « aïe! » sonore qui interrompit temporairement les enchères. La main droite en sang, le ridicule faraud fit mine de se frapper la poitrine comme au confiteor en soliloquant, mais j'eus la ferme impression qu'il appelait quelqu'un comme s'il eût parlé dans le cornet de cette nouvelle invention de monsieur Graham Bell, baptisée de ce néologisme savant « téléphone » !
« Au secours, monsieur Wu ! Saturnin de Beauséjour à l'appel ! Je suis blessé ! » cria-t-il à l'adresse d'un Chinois imaginaire. Malencontreusement, l’Espagnol saisit le bedonnant vieil homme par le revers de sa jaquette et lui jeta un : « ¡ Hijo de puta ! » avant de le menacer de son poing. Le malheureux polichinelle répondit, tout tremblant :
« Je suis un respectable fonctionnaire pensionné ! Par pitié, monsieur ! Ne me battez pas, je vous en supplie ! Ne me battez pas ! »
L'ardent Espagnol jeta l'importun dehors.

A suivre.
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[1] A présent, c'est Charlotte Dubourg qui raconte...
[2] On peut actuellement admirer cette toile au musée des Beaux-Arts de Lyon.  La version définitive mettra finalement en scène Charlotte Dubourg en compagnie d'une amie brune qui demeure anonyme en lieu et place de sa sœur. Repentir de l'artiste?
[3] Terme par lequel, au XVIIIe siècle, on désignait les lesbiennes ou tribades, en particulier dans les libelles infamants antimonarchiques qui prétendaient que la reine Marie-Antoinette, la duchesse de Polignac et la princesse de Lamballe, conspiraient afin d’établir un gouvernement de femmes. Le saphisme est un thème récurrent de la littérature décadente de la fin du XIXe siècle jusqu’à Marcel Proust. Valtesse de La Bigne devait inspirer Emile Zola pour Nana.