dimanche 14 octobre 2012

Aurore-Marie ou Une Etoffe Nazca : épisode 2.



Hôtel des ventes Drouot, début du mois de septembre 1877. 

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Une jeune femme blonde de vingt-sept ans à la robe noire dont les manchettes s’ornaient de boutons de même teinte, participait à une vente aux enchères. D'une beauté altière et remarquable, elle se nommait Charlotte Dubourg. Mais, plutôt que d'insister dans la persistance du point de vue extérieur, du narrateur distancié, optons pour la cession de parole en faveur de ce personnage, dans la grande tradition « Orsonwellesienne » de la voix off, illustrée dans maints films par Deanna Shirley De Beaver de Beauregard, entre autres exemples Rebecca , Jane Eyre, Letter from an unknown woman, cet accent so british, so class, so delightful, so aristocratic, à jamais inoubliable, qui appartenait à une des femmes les plus extraordinairement belles et gracieuses de tous les temps ! Ainsi lisait-elle l'incipit de Jane Eyre revu et corrigé par Aldous Huxley et d’autres scénaristes : 
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« (...) I was born in 1820, a harsh time of change in England. Money and position seemed all that mattered. Charity was a cold and disagreeable word. Religion too often wore a mask of bigotry and cruelty. There was no proper place for the poor or the unfortunate (...) »
On peut imaginer la comédienne détournant facétieusement le texte et poursuivre :
« So, it was a harsh time for lumpenproletariat, a harsh time for workers, for poverty, for beggars, for homeless, for Cinderella men, for wangdeputenawa men, for chinese coolie, for egyptian fellah, for spanish peón, for italian operaio, for french brassier and manouvrier, for italian sciopero generale, for Debs'dream by Jack London, a harsh time for german Streik, for spanish trabajo, for russian moujik, a harsh time for italian popolo minuto, a harsh time for prolo bambou, prolo café and prolo banane (in french in the text), a harsh time for all slaves of the world's misery, overwhelmed by the burden created by the Holy Bible, the Mein Kampf, the Little Red Book of ultraliberalism : « Slavery Trek », by Taddeus Von Kalmann.... ».
Et la belle blondine améliorée de rajouter naïvement : « L'ai-je bien lu, monsieur le réalisateur ? », comme un Picasso déclarant à propos de la colombe de la paix qu'il venait de dessiner : « L'ai-je bien fougeronnée? »
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En ce commencement du mois de septembre 1877[1], Henri m'avait chargée d'une commission un peu spéciale. Il était à la recherche du détail insolite destiné à apporter une touche particulière à son nouveau tableau qui nous mettait en scène, Victoria et moi : j'ai nommé La Lecture. [2] 
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La presse avait annoncé la mise aux enchères à l'hôtel Drouot, inauguré en 1852, des collections d'un érudit et voyageur américaniste excentrique décédé en juin dernier : Adhémar de La Marche. Flairant l'occasion d'acquérir quelque objet un peu particulier qui rehausserait l'intérêt de la nouvelle toile d'Henri, je décidai de participer à ces enchères publiques. Adhémar de La Marche avait joui d'une réputation d'hurluberlu dont les thèses, loin de constituer des références universitaires, avaient au contraire suscité l'hostilité, pour ne pas dire l'hilarité, dans toutes les grandes sociétés de géographie européennes et américaines.
L'invraisemblance de ses relations de voyage, rédigées sans aucune rigueur scientifique, loin de ressembler à celles d'un Humboldt,
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 l’apparentait au contraire à un maladroit émule des Voyages extraordinaires  des éditions Hetzel, relations qui auraient d'ailleurs dépareillé aux côtés des romans de Monsieur Jules Verne. Entre autres élucubrations, de La Marche défendait la thèse fantastique autant qu’improbable de la présence du trésor caché des Incas dans les sous-sols de la capitale ! Il affirmait que soit les carrières, soit les catacombes, recelaient une cachette dans laquelle l'or du dernier Inca, le Tupac Amaru, avait été déposé au XVIIIe siècle, avec l'accord tacite du roi de France, par les partisans de José Gabriel Condorcanqui, échappant ainsi aux autorités coloniales espagnoles, quelques années avant le transfert des restes du cimetière des Innocents dans ce qui allait devenir les catacombes de Paris. Le seul indice que ce fou, qui avait passé vainement quarante ans à la recherche de cette chimère, avait pu produire, était une sorte d'étoffe, de couverture ou de nappe aux motifs dits « nazca », tissée par cet ancien peuple conquis par les Incas.
J'avais consulté le catalogue de l'inventaire mis en vente et le tissu précolombien y figurait en bonne place, quoique la gravure le reproduisant fût médiocre. Je m'étais décidée à l'acquérir coûte que coûte, sans le dire à Henri, tout en en touchant un mot à ma sœur :
« Tu comprends, Victoria, Henri veut bien que j'acquière un petit bibelot original dans ces enchères pour agrémenter sa peinture et y mettre un peu de couleur, afin de trancher avec l'austérité de notre mise. On nous croirait souventefois en deuil ! Certes, nous sommes toutes deux de respectables jeunes femmes, mais j'estime qu'un peu de gaîté dans le décor à défaut de notre toilette...
- Ce n'est pas demain que nous ressemblerons à la courtisane Valtesse de la Bigne, cette scandaleuse blonde qui, sous le pseudonyme d’Ego, vient de publier sa sulfureuse autobiographie Isola, ou à cette équivoque jeune passante toute rose et tentante qui trottine dans la rue, falbalas au vent, que ce sieur Boldini vient dernièrement de croquer! On dit que Valtesse, dont la particule est usurpée, aimerait autant les femmes que les hommes... Elle a été la maîtresse d’Offenbach.
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- Ce serait une…une anandryne[3] ? Dieu du ciel !
-  De quelle somme penses-tu avoir besoin pour une acquisition ?
- Il ne faudrait pas que celle-ci excédât cinq cents francs, ce qui est déjà bien. Nous ne sommes ni des ethnographes, ni des conservateurs du Louvre ! »
Pour parler avec un peu de familiarité, la salle des ventes ne tarda point à se remplir de vieux pékins, de rapins et d'autres adeptes attardés du bovarysme au masculin et du dandysme, avec leurs mains par trop pommadées, leur mise recherchée, leurs favoris parfumés au musc, leur épingle de cravate clinquante, leur œillet à la boutonnière ou leur équivoque pet-en-l'air qui les assimilait aux sinistres et inverties persilleuses du temps de Charles X. J'étais la seule femme non accompagnée, et ma présence parut outrer une grosse dame en mantille, sans doute une vieille Espagnole, qui émit une réflexion à mon encontre à l'adresse de son mari, un homme au teint olivâtre et aux joues creuses. Elle dégageait une odeur grasse et douceâtre d'obèse mal lavée et le chien spitz ou loulou de Poméranie, affreux comme un singe et au pelage d'un blanc sale qu'elle tenait dans les bras et qui passait son temps à haleter frénétiquement et à émettre des vents nauséabonds n'arrangeait aucunement son allure.
Nullement résignée à cette présence désagréable, j'échangeai prestement ma place avec un jeune officier de hussards à l'élégant monocle tandis qu'un nouveau spectateur s'asseyait à mes côtés. Cet homme austère avait tout d'un fesse-mathieu, à cause de son aspect guindé, d'une rigueur de clergyman ; il s'excusa en anglais lorsqu'il s'installa sur sa chaise. Du moins, s'il n'était point écossais, son accent, lorsqu'il renchérissait en français à chaque nouvel objet mis en vente, trahissait et confirmait ses origines anglaises de la upper class. L'homme paraissait nerveux et la température de la salle n'était pas à sa convenance. Ayant ôté son chapeau melon, il s'épongeait fréquemment avec un mouchoir de soie grège, sur lequel, indiscrète comme une concierge, je pus apercevoir les initiales de l'intéressé brodées en lettres bâtardes rouges : C.M.
Devant moi, j'eus la surprise de reconnaître une jeune fille que j'avais rencontrée la veille à l'oisellerie du Marais, où j'étais venue acheter des sachets de graines pour les canaris de Victoria. Elle était accompagnée de son père, un homme blond qui arborait des favoris semblables à monsieur Jules Ferry, présent aussi dans la boutique de l'oiseleur, mais deux autres personnes la chaperonnaient : quelqu'un que je reconnus comme un aristocrate breton, à la barbe carrée grisonnante, une figure connue des milieux légitimistes et de la Chambre des députés, et un homme glabre d'environ cinquante ans, à l'accent alsacien, dont la figure couperosée trahissait le tempérament de viveur et l'amateur de filles de joie de luxe ! La jeune fille, extrêmement frêle et blanche de peau, mais dont la mise était des plus convenables, pour ne point dire comme en anglais fashionable, se retourna soudain vers moi et me jeta un triste regard furtif de ses grands yeux noisette clairs, d’une teinte presque citrine, fort jolis au demeurant, regard dans lequel je perçus une lueur de détresse, un appel au secours désespéré qui m'émut jusqu'au tréfonds de ma droite conscience de jeune femme de bonne famille. Elle m'avait également reconnue, mais je n'appréhendais nullement les raisons de son inquiétude.
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 La veille, chez l'oiseleur, cette jeune inconnue arborait un air rieur, un de ces sourires enjôleurs qui seyait à ravir à ses joues roses encore enfantines et poupines, car cette demoiselle, d'une juvénile beauté déjà affirmée, sortait me sembla-t-il à peine de l'enfance en cela qu'elle ne devait guère excéder les douze ans accomplis. Je doutais qu'elle en fût déjà à porter le corset tant sa poitrine m'apparut menue, non épanouie. Ses lourds cheveux châtain clair et dorés étaient retenus par une résille. Sa diaphane joliesse n'était point sans rappeler certains modèles de fillettes chères à monsieur Renoir, quoiqu'en bien plus gracile et chétive. Tandis que je payais les graines pour serins, elle avait réussi à se faire offrir par son père l'un des spécimens les plus beaux et les plus chers de la boutique : un remarquable cacatoès au plumage d'une blancheur parfaite. Toujours riante et babillant comme une fillette bien plus jeune que ses douze ans apparents, elle s'était empressée d'embrasser l'animal en lui disant, d'une petite voix très douce :
« Tu t'appelleras Alexandre, mon beau piaf des Tropiques ! »
Sans doute, pensais-je alors, l'aigrette du volatile lui rappelait-elle ces casques antiques à chenille et à crinière des temps gréco-romains, lorsque les guerriers, hoplites ou légionnaires, portaient cuirasse et cnémides, personnages qui encombrent nos peintures d'Histoire pompeuses et emphatiques en nos officiels Salons.
Après une demi-heure assez morne, où aucun lot ou objet ne s'arracha à plus de soixante-dix francs, le commissaire-priseur annonça la mise en vente de la fameuse couverture nazca.
« Lot numéro 51 : étoffe ou couverture d'origine péruvienne rouge et tissée de motifs stylisés à caractère zoomorphe et géométrique. Age inconnu de l'objet, peut-être trois cents ans. Mise à prix : trente-cinq francs ! »
Aussitôt, l'Anglais se leva et dit : « Quarante francs ! » et moi de répondre tout de go, surprise par mon audace car brusquement fascinée par cette pièce de tissu exotique autant que vénérable : « Quarante-cinq ! ».
Le père de la fillette inquiète se mêla à l'échange verbal et surenchérit : « Quarante-huit ! »
Au fond de la salle, un nouveau personnage se manifesta et je me retournai instinctivement pour jauger sa personnalité : l'homme portait apparemment un uniforme d'officier de marine, mais sa fantaisie niait toutes les règles en usage dans la Royale, en cela qu'il se surchargeait de brandebourgs et de galons ostentatoires comme dans une tenue d'opérette de messieurs Offenbach ou Lecocq. Au lieu du bicorne, il se coiffait orgueilleusement d'un casque tropical en liège, d'un blanc passé et la coupe de ses moustaches était à elle seule une revendication de son identité, car copiée sur celle du fameux Livingstone. Comme le défunt de La Marche, il avait dû embrasser la profession d'explorateur !
« Cinquante francs ! s'exclama le voyageur de fantaisie.
- Cinquante-cinq ! » m'écriai-je.
A côté de cet excentrique, un petit homme replet et chauve d'une soixantaine d'années paraissait s'intéresser davantage aux appas de sa voisine, une plantureuse rousse très maquillée aux longues anglaises, vêtue d'une robe d'un vert vif criard au décolleté audacieux et aux ourlets débordants de nœuds et de dentelles, dont la traîne et la tournure étaient exagérées. Cette femme, sans doute de mauvaise vie, tenait un affreux singe vervet en laisse et le rastracuero ou traîne-cuir qui la tenait par la hanche, aux rouflaquettes de parvenu espagnol, était assurément son souteneur. L'impudent petit vieillard à la main trop leste rencontra la mâchoire du simien qui le mordit cruellement. Il hurla un « aïe! » sonore qui interrompit temporairement les enchères. La main droite en sang, le ridicule faraud fit mine de se frapper la poitrine comme au confiteor en soliloquant, mais j'eus la ferme impression qu'il appelait quelqu'un comme s'il eût parlé dans le cornet de cette nouvelle invention de monsieur Graham Bell, baptisée de ce néologisme savant « téléphone » !
« Au secours, monsieur Wu ! Saturnin de Beauséjour à l'appel ! Je suis blessé ! » cria-t-il à l'adresse d'un Chinois imaginaire. Malencontreusement, l’Espagnol saisit le bedonnant vieil homme par le revers de sa jaquette et lui jeta un : « ¡ Hijo de puta ! » avant de le menacer de son poing. Le malheureux polichinelle répondit, tout tremblant :
« Je suis un respectable fonctionnaire pensionné ! Par pitié, monsieur ! Ne me battez pas, je vous en supplie ! Ne me battez pas ! »
L'ardent Espagnol jeta l'importun dehors.

A suivre.
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[1] A présent, c'est Charlotte Dubourg qui raconte...
[2] On peut actuellement admirer cette toile au musée des Beaux-Arts de Lyon.  La version définitive mettra finalement en scène Charlotte Dubourg en compagnie d'une amie brune qui demeure anonyme en lieu et place de sa sœur. Repentir de l'artiste?
[3] Terme par lequel, au XVIIIe siècle, on désignait les lesbiennes ou tribades, en particulier dans les libelles infamants antimonarchiques qui prétendaient que la reine Marie-Antoinette, la duchesse de Polignac et la princesse de Lamballe, conspiraient afin d’établir un gouvernement de femmes. Le saphisme est un thème récurrent de la littérature décadente de la fin du XIXe siècle jusqu’à Marcel Proust. Valtesse de La Bigne devait inspirer Emile Zola pour Nana.

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