samedi 30 mars 2013

Le Couquiou épisode 4.

A Richard Millet, romancier au style désormais incompris.



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La ferme des Consac était sise à huit kilomètres du champ où l’on avait découvert le premier mort. L’activité des travaux et des jours y ralentissait, s’acheminait vers le repos de la morne saison. Avant que fût venu le moment de la reviviscence de la nature, les Consac préparaient la terre et le bétail à la stase hivernale. Après le temps de l’estivage était arrivé celui de l’hivernage, de la stabulation. Habituée depuis sa plus tendre enfance au rude labeur ancestral, Jeannine Consac s’était chargée du fourrage des bêtes, un superbe troupeau de belles limousines à la robe couleur de froment. Ainsi, assurées de leur provende, les vaches pourraient sans encombre supporter un hiver qui s’annonçait tout aussi rude que de coutume. Madame Consac maniait la fourche avec maestria. Elle assemblait les fenaisons sèches, pourvoyait les mangeoires de l’aliment vital, veillait qu’en l’étable rustique, il ne fît point trop froid.
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 Elle rentra le troupeau, respectant la hiérarchie sociale, débutant par la reine, la jolie Julienne, prenant soin de celles dont le veau était sous la mère, de celles qui allaient vêler tôt, finissant par les génisses, clôturant par le bœuf, enfermant à part le taureau fécondateur, dans une stalle conçue pour lui, jusqu’au réveil de la prochaine saison de la saillie. Fourbue, sa tâche achevée, elle s’épongea, avant d’aller rejoindre l’époux, le Jean-Paul, qui vérifiait la bonne tenue des semailles, là-bas. Elle ne craignait pas de s’empoicrer toute. Son tablier à carreaux usagé, passé par-dessus une méchante jupe et un chandail de laine d’un vert délavé, ses jambes gainées de bas de laine, ses pieds encore chaussés d’antiques sabots salis par la bouse dans laquelle ils pataugeaient sans cesse et sans façon, bien qu’il lui arrivât de mettre aussi des bottes en caoutchouc, ses cheveux bruns dissimulés par un foulard qui la vieillissait tout autant que les ardeurs du soleil que sa peau subissait depuis qu’elle était née, Jeannine savait qu’elle n’était pas belle, tavelée, ravinée avant l’heure. Elle avait quarante ans, n’était jamais coquette. Elle se moquait bien du paraître, bon pour Madame la baronne. Elle s’inquiétait aussi pour l’avenir de son fils de seize ans, Léon, l’aîné, tenté par la ville, réticent à reprendre un jour l’exploitation. Trop d’ardeur, trop de labeur, trop de responsabilités…
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Le soir approchait. Le soleil achevait son couchant, plus tôt, parce que c’était l’automne et bientôt la Saint-Martin, temps des premières semailles, du repos des terrains, d’avant germination. Puis, la glandée viendrait. On préparerait tout cela, ces glands, et les châtaignes aussi, qu’on aurait ramassées à la châtaigneraie proche. On préparerait des bouillies, des conserves, avec la mère Muron, du village voisin. On récolterait truffes et champignons aussi. Enfin, on égorgerait Zéphyrin, le cochon, son rôle terminé, son successeur encore dans la matrice de la truie, pour le lard, pour la couenne savoureuse, pour la soupe, pour enrichir l’ordinaire chiche, dépourvu des nouvelles denrées superflues venues d’Outre-Atlantique, pour les longues veillées loin de toutes ces stupidités de la ville, cinéma, radio ou télévision. On se replierait sur soi, entre soi, jusqu’au prochain printemps. Le cycle se poursuivrait, immuable, toujours recommencé, tant que le monde serait monde, tant que vivrait la terre, tant que le grain existerait ; Jeannine en verrait bien encore vingt, trente, de ces cycles. Elle s’éloigna de l’entrée de l’étable après qu’elle en eut refermé les battants. Elle devait se hâter, avant qu’il fît trop sombre, avant que s’aventurent dans les territoires de l’homme les créatures sylvaines, renard, belette et sanglier en quête de bonne fortune, de nourritures faciles. Poulailler et clapier étaient fermés en suffisance ; le Jean-Paul venait d’en contrôler grillages, serrures et verrous.
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Elle remarqua un nuage d’étourneaux sansonnets dans le ciel grisâtre et bis comme un vieux pain et ne s’en inquiéta nullement. C’était normal ; c’était la saison. Il fallait bien que les oiseaux quêtassent leur abri pour la nuit, leur arbre grégaire dont le dénuement des feuilles s’achevait presque à cette date après qu’il eut été diapré d’écarlate ou de cuivre. Elle sentit un souffle frais, plus proche de celui qu’aurait produit le déplacement d’un gros animal que d’une quelconque brise du soir. Ses oreilles perçurent une espèce de clapotement, en provenance du ru proche, comme si des pieds ou pattes s’étaient aventurés à traverser ce ruisselet, ou à le dévaler depuis le coteau qui surmontait le domaine. Elle entendit quelque chose d’autre ; ça lui rappela le bramement du cerf. Le grand bois des Bonnemares était trop loin. Un cerf n’avait pas pu aller jusqu’ici.
« Qui…qui est là ? » se surprit-elle à prononcer.
Un autre bruit, comme un piaillement isolé, solitaire, venu du même endroit, à proximité du ru, retentit, mais ténu. Un sansonnet perdu ? Ça ressemblait à une sorte d’appel du mâle à la femelle de l’oiseau, mais non point d’un oisillon en détresse. L’époque des nidifuges et nidicoles s’était enfuie en l’après beaux jours. La fermière scruta l’horizon, dans la direction de cette présence inconnue. Il y avait des broussailles, par trop entremêlées pour qu’elle distinguât grand-chose. Jean-Paul aurait dû débroussailler les abords cet été ; il avait été négligent. Elle crut percevoir comme des andouillers, mais point la tête du cerf. C’était une forme trop vague, trop imprécise. Alors, le piaillement reprit, plus intense, pépiement auquel succédèrent une sorte de croassement, puis un autre cri, d’un seul oiseau, qui rappelait celui du vanneau ou du geai. Elle n’était ni ornithologue, ni chasseur. Pour Jeannine Consac, les oiseaux n’étaient que picoreurs et chapardeurs de graines ; des nuisibles, et rien d’autre. L’épouvantail les effraierait en suffisance. Ce fut alors que le nuage d’étourneaux parut se mettre en mouvement vers la source des bruits étranges. Il s’y attarda, attendant quelque chose.
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Au-delà d’où portait le regard de Jeannine, au Nord-Ouest, s’étendaient les restes de l’ancienne peupleraie abandonnée, à deux kilomètres de l’étable. L’arrière-grand-père de l’actuel baron avait tenté vers 1860 d’acclimater les peupliers dans cette zone trop rude, suivant en cela la politique de reboisement tous azimuts de Napoléon III. Un siècle après, un tiers seulement des plants d’arbres avait survécu ; la plupart n’avaient pas résisté aux hivers, d’autres avaient succombé à des parasitoses diverses, chancres, champignons, tumeurs ou autres, ou du fait de l’intromission sournoise de larves d’espèces d’insectes variées et friandes de bois dans les tissus ligneux. Fragilisés, les derniers survivants épuisés ployaient à les rompre leurs troncs élancés, presque écorcés et creux, bien peu majestueux, leur feuillage noir fripé réduit avant terme. De là, de cette ruine sylvestre, accourut une seconde volée, harde de corneilles croassantes, qui parut rejoindre les étourneaux en un conciliabule planant à l’emplacement des andouillers mystérieux. Puis, tout s’envola, en direction de l’étable.
Alors, madame Consac prit peur. Elle courut, voulut s’en retourner, comme pour précéder les oiseaux en leur course. Elle avait compris : elle devait protéger ses bêtes. Ç’avait été d’abord une menace sourde, sournoise, latente, étale, semblable à celle d’une eau qui dort ; puis, cette eau de marais s’était réveillée, s’était muée en quelque tempétueux torrent dévastant tout, ravinant tout, en crue imprévisible. Les oiseaux, en un bruit immense, témoignant de leur nombre, attaquèrent le bâtiment. Apeurées, ressentant la menace dont elles étaient l’objet, les limousines émirent force meuglements de détresse.

C’était à croire que les becs de tous ces volatiles acharnés et haineux, devenus aussi acérés, coupants et pénétrants qu’une lame affûtée et aiguisée, s’étaient vus doter d’une faculté de perforation surnaturelle des murs de l’étable. Leur quantité faisait leur force. Ils pénétraient le bois, rompaient les planches, disloquaient les tenons, les éclisses, démantibulaient tout le bâti avec une facilité déconcertante. Les assaillants entraient par les interstices ainsi engendrés, élargissaient les brèches, se ruaient à toute volée afin d’attaquer les bovins.
 Les oiseaux étaient bien plusieurs centaines et Jeannine put constater que le pullulement appelait le pullulement : d’autres volées arrivaient des bois, des autres champs, appelées par leurs congénères à participer à cet assaut inédit de mémoire d’être humain. Ces nuées effectuaient leur fusion l’une après l’autre ; elles parurent bientôt emplir toute la voûte céleste. Les cris, les battements de tous ces corvidés ou étourneaux devenaient si intenses qu’ils retentissaient continûment, se métamorphosaient en un crépitement sans trêve. Les plumages noirs ou mouchetés semblaient luire d’une rosée argentée, comme irisés et diaprés de gouttelettes de mercure. Les ailes diaboliques se comptèrent bientôt par milliers, arrivées de toute la contrée, avides de participer à la curée générale.
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Comment protéger le bétail ? Comment contrer cette horde grouillante ? Jeannine pensa au feu. Elle eut conscience d’affronter des nuées atteintes d’instincts carnivores inédits, dévorateurs. Les vaches, dans l’étable dévastée, étaient percées de coups de becs et leurs robes de froment se tachetaient d’écarlate. Elles meuglaient de douleur, d’incompréhension, piquées d’aiguillons multiples, percées, picorées par des prédateurs imprévisibles, incroyables, qu’elles n’avaient jamais connus de mémoire de ruminants. C’était une abomination, un hallali aviaire, le pire cauchemar qu’on pût imaginer.  Jeannine s’enquit d’un luminaire ; là-bas, la vieille lampe à pétrole. Elle ferait bien l’affaire. Il suffirait d’allumer quelques monceaux de paille et les oiseaux, affolés, fuiraient…
« Mes bêtes, mes pauv’bêtes ! Tenez bon ! J’vas vous tirer de là ! » leur dit-elle avec une affliction navrée, comme si elles avaient été dotées d’une conscience humaine. Par-devant l’étable en voie de dévastation, à son porche, c’était un grouillement noir. Les diables volants formaient comme un barrage. La lutte promettait d’être inexpiable entre cette volée presque surnaturelle et la paysanne plongée dans cet enfer prometteur de folie.

Elle vida la lampe sur toute la paille qu’elle put trouver, qu’elle parvint à tasser, à amonceler près du bâti bien que les corvidés l’assaillissent à son tour ; mais, de ce liquide inflammable, il n’y en avait pas en suffisance. Elle alla chercher un jerrican dans la remise qui servait de garage, remise où était entreposée la motocyclette de l’époux. Il lui fallait aussi un briquet pour l’ignition de tout cela. Jean-Paul, le Jean-Paul devait venir l’épauler. Des frondaisons là-bas, d’autres nuées belliqueuses affluaient. Jeannine, avec effroi, en vit certaines se diriger, sciemment, vers le champ où l’époux inspectait les semailles. Désormais, tous étaient en danger. Alors, elle cria au secours, voulant le prévenir un peu tard, espérant que sa voix porterait. Dans le même temps, le briquet demeurant introuvable, elle ne put que se résoudre à allumer le feu avec de simples allumettes. Les becs se faisaient plus insistants que jamais, la tourmentaient. Ils piquaient ses cheveux, ses mains, et la douleur fusait. Jeannine était en sang. Les monstres voulaient qu’elle lâche sa boîte d’allumettes ; ils s’acharnaient, la lacéraient, la griffaient de leurs serres. Elle titubait, renouvelait ses cris d’alarme. Pénétrer en l’étable était devenu impossible ; en chasser les bêtes, proies de ces horreurs aussi. Le barrage et le pullulement d’ailes tout autour du bâti éventré par les becs était devenu tel qu’on n’en appréhendait même plus la forme.

Elle vit enfin une silhouette accourir, salvatrice. Reprenant courage, bien qu’on la tourmentât, elle parvint à jeter une allumette enflammée dans la paille. Une fumée s’éleva ; cela prit, timidement. Elle recommença, insistant, jetant d’autres bâtonnets brûlants, déversant le mieux qu’elle pouvait le contenu du jerrican afin que s’accélérât l’incendie. Ses blessures s’aggravaient. Les oiseaux du démon visaient ses yeux.

Jeannine aperçut le mari ; elle l’entendit crier : « J’arrive, courage ! » tandis que les créatures aux ailes de suie, renouvelant leur tactique, se divisaient en fronts multiples, multipliés avec constance, en escadrilles létales, qui contre le troupeau, qui la piquant, crevant et écorchant sa propre chair, qui assaillant et meurtrissant Jean-Paul.

« Oiseaux de Satan ! Oiseaux de Satan ! » hurla-t-elle alors que des filets de sang coulaient de sa chevelure défaite. La volonté des corvidés n’était même plus de contrer l’homme ; elle était de tuer, de dévorer les importuns étrangers à leur race volante. Le sang excitait leurs sens, leur avidité. Aveuglée, ruisselante d’écarlate, Jeannine réalisa que, loin de provoquer la panique des attaquants, le feu les encourageait, au contraire, à aller jusqu’au bout. Le sinistre embrasa alors toute l’étable. Des vaches parvinrent à s’échapper, d’autres se trouvèrent piégées. Les limousines en fuite, meuglant, défonçaient ce qui restait des parois et des stalles. Elles couraient, éperdues, suivies par des essaims croassant, la robe perforée, cramoisie d’hémorragies, à demi dévorées. On entendait le martellement des sabots, de celles qui fuyaient, de celles qui se trouvaient coincées dans le brasier, l’expression vocale de leur détresse animale, l’effondrement des poutres incandescentes s’écrasant sur les corps rongés de meurtrissures becquées. On sentait l’odeur de la corne brûlant, du cuir et des chairs vives s’enflammant. Du bâtiment ardent s’extirpaient les bruits des agonies bovines dont certains finissaient par s’éteindre. L’une après l’autre, les limousines succombaient dans la bataille.

« Jeannine ! Jeannine ! Miséricorde ! »
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Elle s’affaissa, énucléée, tombant, poisseuse de sang, dans l’incendie purificateur. Les flammes œuvrèrent à sa dévoration. Il eût semblé à un observateur que l’horizon, le ciel, indépendamment du crépuscule, rougeoyaient d’eux-mêmes du liquide de la vie s’en allant, tachetés toutefois, maculés çà et là de brins, de points fuligineux, cendrés ou noirs. Lueurs de l’incendie, embrasement pourpré et rosâtre de la nuit approchant, jais et encre mouchetés des plumages, particules voletant, virevoltant, de la consumation du bois, charbonneuses, outrancières de par leur souillure retombant sur la terre. Fragrance immonde et carnée, cornée aussi, évocatrice d’événements encore récents dans la mémoire des hommes, de ces camps où l’ogre nazi exterminait, offrait à l’holocauste le Peuple de l’Ancienne Alliance. Interdit séculaire de la crémation bravé ; sacrifice antique des descendantes de l’aurochs. Sacrifice humain aussi. Jeannine était morte, le troupeau de même, presque entier,  Jean-Paul grièvement blessé. Léon Consac, ses frères et sœurs absents, loin d’ici, aidant ailleurs, en ville, en village, en d’autres métairies, avant le sommeil de l’hivernage, revenant à pied de l’école aussi, comme autrefois, qu’il plût ou brumât. Aglaé Consac, dix ans, bras dessus bras dessous avec son frère Marc, huit ans, cartable en bandoulière, de retour de chez les Frères (six kilomètres à pieds !) découvrirent le drame. Jean-Paul, le papa, gémissant dit : « Les gendarmes ! Avertissez les gendarmes ! »

A suivre...

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dimanche 17 mars 2013

Le Couquiou épisode 3.



Ce fut de prime abord la radio qui informa la famille Arthémond de l’affaire du mystérieux cadavre non identifié, du fait de l’aversion profonde de Monsieur le baron pour la presse locale. Cette nouvelle, trompetée par la vieille boîte à jambon, eut pour conséquence d’agiter un peu notre clan, d’habitude plongé dans la léthargie infrangible de son conservatisme. 
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Le médecin légiste n’était pas parvenu à percer l’identité du mort, parce que les oiseaux l’avaient défiguré. Et les empreintes digitales ? Peu aurait importé, si l’inconnu s’était avéré absent des fichiers de police ; mais voilà, la raison de l’anonymat renforcé du défunt s’avérait prosaïque tout autant que sordide : les volatiles avaient aussi bouffé ses doigts, comme presque tout le reste d’ailleurs. Comme l’identification de la mystérieuse victime promettait d’être longue, la gendarmerie s’était résolue à pousser son enquête dans un secteur géographique élargi, à la recherche du moindre signalement de la disparition de quelqu’un parti ces derniers temps sans laisser de trace – à moins que notre mort eût été un simple vagabond, sans toit ni loi, sans la moindre famille qui se fût un tant soit peu souciée de son évaporation dans la nature. Se refusant à privilégier la moindre piste – décès fortuit d’un marginal ou asocial dévoré par des oiseaux brusquement frappés d’une lubie anthropophagique – les gendarmes se décidèrent, en toute logique policière, à interroger tous les habitants de la zone passée au peigne fin, ce qui induisait leur venue chez les Arthémond.

Le brigadier qui se pointa ce matin-là au château paraissait tiré de pages folkloriques et l’on se demandait s’il serait capable de prononcer autre chose que la phrase rituelle « Vos papiers s’il vous plaît. »
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Il ne présupposait de rien. Si un ouvrier agricole, ou un employé quelconque de la propriété, ou d’une des métairies, avait été porté absent, ou manquant, le baron l’aurait signalé – a fortiori si le quidam en fuite se fût rendu coupable d’un larcin. Non pas que les gendarmes soupçonnassent notre notabilité d’un homicide caché, même si parmi eux nombreux étaient les amateurs de romans policiers – Série noire, Simenon ou autres. De plus, tandis que le brigadier Dullin se présentait, le médecin légiste Troussot, qui avait l’insistance dans la peau, avait repris ses examens approfondis du cadavre reposant en sa chambre froide depuis cinq jours, et y avait découvert, fichée entre deux côtes, une pointe de flèche en silex, droit venue de quelque culture périgordienne antédiluvienne. Là, l’expertise le dépassait. Il fallait qu’il fît appel à des préhistoriens pour déterminer la nature de l’objet – arme Cro-Magnon du crime ? Un crime impossible, perpétré selon un mode opératoire magdalénien ? Et les oiseaux, alors ? Le grand spécialiste de l’outillage préhistorique était Monsieur François Bordes, mais on n’allait pas déranger un chercheur renommé pour cela. Monsieur Leroi-Gourhan concoctait sa théorie sur l’art préhistorique dans les cuisines secrètes de son cerveau éminent. On allait se contenter d’un assistant de fouilles au service du conservateur d’un musée local secondaire. De toute manière, au sujet de la science des industries lithiques, nos préposés de la maréchaussée faisaient figure de ploucs et d’analphabètes diplômés.  
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Pendant ce temps, Jean-Louis d’Arthémond s’efforçait de répondre aux questions du brigadier Dullin, qui demeurait droit dans ses bottes. Il semblait mal à l’aise, méfiant, comme s’il avait ressenti un léger sentiment de culpabilité. Il associait les hommes au képi noir à une certaine image détestable de l’ordre républicain. Ce brigadier Dullin était fidèle à tous les clichés inhérents à sa profession, familiers au fils aîné, Dominique, lecteur discret des miquets interdits. La moustache de l’homme n’avait rien à envier à celle du fameux brigadier du Labron, figure secondaire mais marquante d’une de ces bandes dessinées policières de mauvais genre, La Voiture immergée,
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 que Dominique avait dévorée en cachette. Au moins, Dullin n’était pas corse, ce qui eût été pis, car pour Jean-Louis d’Arthémond, tous les fonctionnaires corses étaient des feignants se reposant à la mairie de Marseille, cette ville méditerranéenne de la racaille et des gangsters, et ce type de cliché avait la vie dure, parce que les Corses s’expatrient en métropole et prennent toutes les bonnes places dans la fonction publique, y compris dans la gendarmerie, pour ne strictement rien y foutre. Il n’y avait qu’à voir le gendarme Colombani, interprété par un certain Casa,
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 dans un disque paru voici à peu près trois ans, une Pastorale des santons de Provence que le parrain de Dominique (qui vivait exilé dans le Luberon), lui avait offert pour ses quinze ans.
« Monsieur le baron, questionna le brigadier, auriez-vous, à tout hasard, quelque fait récent suspect à nous signaler, en plus de l’affaire que vous savez, fait qui se serait produit dans votre propriété ? » 
Aux oreilles de Jean-Louis, les paroles du gendarme résonnaient de manière suspicieuse. Le soupçonnait-il d’un délit ? Il fut tenté de répondre RAS, comme on disait à propos des événements d’Algérie. Il n’en fit rien et demeura muet. Ses yeux s’attardaient sur les bottes impeccables du militaire, cirées la veille au soir à la caserne, pour faire honneur à cette mission chez une sommité, une notabilité locale. Dullin avait donc le sens du savoir-vivre, de la mondanité, et c’était tout à son avantage. D’Arthémond n’allait pas laisser cet inquisiteur à képi s’éterniser sous la marquise ; il l’invita à entrer en toute cordialité. Il escomptait justement lui offrir quelque rafraîchissement, quelque cordial, dont lui-même ne pouvait abuser. Monsieur le baron s’était éveillé l’estomac barbouillé. Il avait mal supporté le civet de sanglier du dîner de la veille, nourriture trop riche, trop lourde, comme tout ce gibier dont abusait notre aristo qui aimait à imposer à ses viscères l’épreuve de l’absorption régulière de ces viandes cynégétiques obligatoires pour toute table blasonnée. Il en dispensait sa femme et sa fille, à l’esprit pollué par tous ces régimes alimentaires de magazines féminins urbains, mais non point ses fils. Ces derniers ne quittaient plus le lendemain les water-closets du château, tandis que lui-même s’infligeait un traitement purgatif à base de calomel.

  Dullin fut donc introduit dans le salon, en toute civilité, tandis que Jean-Louis, tel un patricien romain, frappait des mains pour appeler le domestique préposé au service des apéritifs. Julie se pointa, encore en bigoudis à cette heure, abandonnant sa manucure qui lui limait et vernissait les ongles. Il fallait qu’ils soient toujours d’une longueur constante, presque normée, supposée parisienne. On fit les présentations d’usage après que Madame se fut excusée de recevoir la maréchaussée encore vêtue d’un négligé matutinal. Par un heureux hasard, le gendarme – à moins qu’il souffrît de tendances inverties – se désintéressa des appas de la baronne, de sa gorge qui pigeonnait, entrevue sous l’entrebâillement du déshabillé, enfilé par-dessus un affriolant et coquin baby-doll rose bonbon, lingerie de nuit nécessaire à l’accomplissement du devoir conjugal. La féminité mature de Madame transparaissait, irradiait à travers ses étoffes légères, mais Dullin, absorbé par le devoir professionnel, se concentra sur son rigorisme d’enquêteur.
« Bourbon, cognac, scotch, porto ? » questionna Jean-Louis après que le couple et le fonctionnaire se furent assis sur des fauteuils de style anglais, tandis que le larbin s’amenait avec un bar à roulettes.
Le gendarme fit un signe négatif.
« Je vous remercie, monsieur le baron, mais jamais pendant le service. »
Jean-Louis congédia le majordome. Les roulettes du bar s’éloignèrent en grinçant comme un vélo à la chaîne mal graissée. Les deux hommes se scrutèrent ; ils s’observaient en chiens de faïence, se jaugeaient, s’évaluaient. Jean-Louis appréhendait la prochaine question. Il n’avait même pas émis de réponse de Normand au premier questionnement de tantôt, au seuil du vestibule, bien qu’un non, prononcé simplement, sans ostentation, eût suffi à satisfaire le visiteur des forces de l’ordre. Dullin se méfiait de même car il craignait l’arrogance de l’aristocrate, ou une réflexion mal placée de sang-bleu, fâcheuse pour l’image de marque de la gendarmerie, une remarque qui eût retenti tel un trait d’humour vachard envoyé par un Michel Audiard local. Il se résolut ; il attaqua de nouveau, fonction oblige.
« Monsieur le baron, permettez-moi d’insister. Auriez-vous constaté, ces derniers temps, parmi vos employés ou vos ouvriers agricoles, une absence suspecte, liée ou non à l’homicide qui nous occupe ? »
Jean-Louis répliqua tout à trac, noblesse oblige, sans amoindrir sa voix ni la hausser.
« Non pas, monsieur le gendarme.
- Je suis brigadier », observa Dullin sur la défensive. Une envie de verbaliser mal contenue le prit. Le ton sur lequel le baron avait répondu était non seulement sec, mais aussi presque impoli, méprisant pour tout dire ; cependant, il signifiait surtout : tu perds ton temps avec moi, bouffi. Je n’ai rien à me reprocher mis à part frauder le fisc et payer mes métayers au lance-pierre, comme ça a toujours été de tradition chez nous, les d’Arthémond. Ma philosophie, c’est « ça ou la porte. »  
Chacun devait mettre de l’eau dans son vin et ranger ses susceptibilités au placard.
« Permettriez-vous que j’interroge aussi Madame la baronne ?
- Faites comme bon vous chante, brigadier. »
« Il transpire de trouille, ses mains sont moites. J’y mettrais les miennes au feu. Il sait quelque chose mais ne veut absolument rien celer. » pensa notre militaire.
Madame était jusque là demeurée coite, resserrant son déshabillé sur elle, car ayant pris conscience de son indécence de femme fatale involontaire. Elle se considérait presque prise au saut du lit, et elle n’aimait pas cela. Elle chercha un poudrier – qu’elle ne trouva pas à proximité - et fit mine de se refaire une beauté en rajustant ses bigoudis. Son regard paraissait affolé, soucieux, non pas à cause de Dullin (avait-elle eu jamais peur du gendarme dans sa vie ?), mais du fait qu’elle n’avait présentement rien d’une épouse de notable en représentation cérémonielle, rôle qu’elle tenait censément dans ce ménage. L’interrogatoire se renouvela, répétitif. Non, Madame n’avait rien constaté de particulier.
« Personne n’a disparu parmi nos domestiques, nos employés, ouvriers agricoles ou métayers.
- Vous devez bien engager des saisonniers de temps à autre, insista Dullin.
- Cette année, nous n’avons eu besoin de personne d’autre. Nous n’avons embauché ni extras, ni supplétifs, ni…
- Et les années précédentes ?
- Ça, fit Julie d’Arthémond d’une voix pointue cherchant à imiter les Parisiennes, il faudrait le vérifier dans nos registres passés, où nous tenons les listes des personnels et la gestion des payes… Seul mon époux aurait la compétence de vous répondre et de confier ces documents à vos investigations…hem, approfondies.
- Auriez-vous quelque souvenance du renvoi d’un domestique indélicat, coupable d’une rapine, ou du licenciement d’un ouvrier agricole insolent, ou qui aurait manqué de professionnalisme (le brigadier ne savait quels termes appropriés utiliser face à cette aristocratie qui pouvait virer qui elle voulait comme bon lui semblait, quand bon lui semblait, en faisant fi de la législation, du code du travail et des prud’hommes) ? Il va de soi que je me réfère à cette année, à moins que dans un passé moins proche…
- Je ne me mêle pas des affaires de mon mari. »
C’était laconique, mais suffisamment explicite. Notre gendarme avait fait chou blanc, sur toute la ligne, du moins pour l’instant. Constatant son échec, il prit aussi courtoisement son congé qu’il était venu, se promettant toutefois que la brigade aurait le dernier mot, parce qu’elle insisterait, et reviendrait fouiner dans les fameux registres de Monsieur le baron.

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Il était issu d’un monde anté-agraire. L’esprit de ce monde originel le possédait, l’habitait. Il connaissait toutes les langues oubliées de la nature. Sa science, sa sapience, lui permettaient de s’hybrider à elle. Venu de la terre matrice, il y retournerait. Il lui appartenait, corps et âme. Il taillait dans l’if, le cornouiller et le bouleau, façonnait dans la pierre brute, les armes immémoriales nécessaires à sa survie. Fort d’une perception supra-sensorielle des choses fondamentales, des éléments primordiaux constituant la glaise d’où tout était issu, il parvenait à la symbiose totale avec toutes les créatures et les plantes, hors l’homme. Il refusait la civilisation de la glèbe, cette soumission avilissante, ce viol des sols, des terreaux, ces blessures infligées, outrageantes, à la terre, ces écorchures emblavées, ces balafres de son sang de limon, ces excoriations, cette césarienne arrachant à la Mère du monde les fruits qu’elle produisait. Il détestait les prémices que Caïn offrait au Seigneur mais haïssait aussi le pasteur Abel. Seule la foi animiste des commencements de l’humanité innocente l’agréait. Chasseur et cueilleur, exclusivement, il devait demeurer. Il sentait mauvais ; c’était son odeur primitive, normale. C’était l’odeur de l’être premier, ensauvagé, qui ne craint ni excréments, ni crasse, ni boue, le fumet mâle d’avant la conception de l’hygiène. Ce soir, il poursuivrait son œuvre de vengeance. La cible était prête. Il s’en vint de sa bauge secrète au crépuscule, vêtu, homme-bête, homme-dieu-animal totémique, viril, fécondateur…tueur. 

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 A suivre...
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dimanche 3 mars 2013

Le Couquiou épisode 2.



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Le baron Jean-Louis d’Arthémond, quarante-cinq ans, propriétaire de la métairie Saint-Joseph et chasseur invétéré, habitait une vaste propriété mal entretenue, un peu délabrée, avec sa femme Julie, trente-neuf ans et ses trois enfants, Dominique, l’aîné, dix-sept ans, Lucille, onze ans et Paul, le benjamin, neuf ans. C’était un homme imbu de sa personne, qui regrettait l’ancien temps et méprisait la paysannerie. Il n’était guère féru d’idées nouvelles, ni en matière agronomique, ni sur le plan social. Ce fieffé conservateur tolérait à peine que son épouse fût d’origine roturière, et n’avait pas scolarisé ses enfants à l’école publique, préférant un lycée privé pour Dominique et de dispendieux répétiteurs, maîtres d’études et répétitrices pour les deux cadets.

La famille d’Arthémond possédait deux bibles : la Vulgate catholique et L’Encyclopédie familiale des éditions Larousse, un gros volume relié en noir, édition 1951,
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 qui serinait entre autres que l’enfant était le but de la famille. Cet ouvrage commençait judicieusement par une citation érudite tirée du Bourreau de soi-même de Terence : Homo sum, humani nihil a me alienum puto. Il fallait, pour résoudre le moindre problème du foyer, consulter obligatoirement ce machin, afin d’y rechercher une solution idoine. L’intransigeance du baron s’étendait à la tenue : il interdisait à Lucille de porter des pantalons en hiver et des shorts l’été ; la fillette devait se contenter de robes à smocks, toujours les mêmes, à manches longues lorsqu’il faisait froid, courtes et ballons quand le soleil dardait. Mais maman acceptait qu’elle arborât des vestes ou cardigans et qu’elle mît de temps à autre des jupes plissées à carreaux. Le port des socquettes et des chaussures vernies à brides, surtout le dimanche à la messe, faisaient partie de ses obligations vestimentaires. De plus, Lucille s’était vue imposer la persistance de l’usage des rubans dans les cheveux, qu’elle nouait à ses nattes ou couettes châtains quoiqu’elle se trouvât grande pour ces parures. Elle rouspétait, avant d’obéir. Dominique et Paul s’avéraient à peine mieux lotis : blazer et cravate, sans omettre les culottes courtes pour le plus jeune, étaient les seules toilettes tolérées, chez un père à principes pour qui il était normal de ne jamais apparaître débraillé, fût-ce à bord d’un yacht de plaisance (qu’il ne possédait pas). 
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La demeure, à l’aspect de vieux manoir, située à plusieurs kilomètres de Châlus, là où un carreau fatal d’arbalète avait mis fin à l’existence du roi Richard Cœur de Lion, paraissait assez datée, bien que sa construction remontât à peine à l’époque romantique. Elle comprenait une volière et un pigeonnier, vestiges, reproduits avec exactitude, avec une historicité confondante, de ces manifestations et affirmations du pouvoir nobiliaire d’avant 1789. Les pièces en étaient vastes et fraîches, difficiles à chauffer ; les plafonds hauts et rustiques, afin de leur conférer une allure limousine, ou de terroir, comportaient des solives d’un chêne vieux et épais, taillé dans la masse, qui avait noirci avec l’âge. Pour parfaire ou aggraver (c’est selon) l’impression de froidure des aîtres, il était coutumier qu’on aérât tout en grand dès potron-minet, sauf en cas d’intempéries (plutôt nivales de préférence). Lorsqu’on lavait les draps – et Monsieur le baron exigeait qu’on les changeât chaque quinzaine – il fallait absolument les étendre au dehors, à même l’herbe, afin qu’ils s’imprégnassent bien de la rosée du matin supposée sentir bon.
Madame la baronne Julie recevait ses amies une fois la semaine ; toutes s’adonnaient à d’homériques parties de bridge ou faisaient des réussites, entrecoupant ces jeux de cartes répétitifs de petites collations où la pingre maîtresse des lieux ne faisait servir qu’un thé de qualité médiocre, accompagné de biscuits et de madeleines un peu rances.

C’était la vie de château de province, en plein Limousin en cours de désertification, renfermée, monotone. Monsieur le baron n’aimait pas la presse locale, trop orientée, trop radicale selon lui : il n’acceptait que Le Figaro, dont, par flemme, il obligeait sa chère épouse à lui en faire la lecture. On avait bien tenté de l’abonner au journal de Clermont-Ferrand, faute d’un autre titre l’agréant (à quoi bon savoir ce qui se déroulait à Limoges, Guéret, Ussel, Millevaches, Tulle ou ailleurs ?), la célèbre Montagne, avec ces textes fameux de monsieur Vialatte, qui toujours se concluaient par un C’est ainsi qu’Allah est grand, mais, comme nous étions en pleins événements d’Algérie et que, parler d’Allah, c’était selon Jean-Louis d’Arthémond prendre position en faveur du FLN, donc des rouges, des Sartre,
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 porteurs de valises et compagnie, et ce, d’autant plus que Monsieur le baron avait jugé le contenu de ce quotidien trop orienté, trop socialiste, l’idée avait été promptement abandonnée, sitôt suggérée. Jean-Louis d’Arthémond se déclarait, par euphémisme, modéré. Usant de la litote, il déclarait qu’il n’était pas mauvais de se dire modéré, car c’était mieux que de se proclamer conservateur, voire réactionnaire. Mieux aurait valu souffrir de lipémie que de voter en faveur d’un parti politique avancé. Il aimait prononcer ce mot modéré en détachant chaque syllabe, presque en l’épelant « mo…dé…ré… » comme dans ces méthodes syllabiques d’apprentissage de la lecture héritées des petites écoles du XVIIe siècle. En fait, c’était bel et bien un fieffé partisan de la réaction, qui regrettait avec amertume la bonne déculottée ou rouste de l’an 40 et portait encore en son cœur le deuil du Maréchal… Il considérait ses métayers comme des moins-que-rien, des propres à rien. Un beau jour, il avait mis la main sur deux des bouquins de son fils aîné, Les Animaux dénaturés de Monsieur Vercors et Balaoo de Gaston Leroux. Bien qu’il jugeât et considérât la science-fiction et le fantastique comme de la sous-littérature de gare, il les avait quand même lus, presque à l’insu de sa femme, comme on le fait d’un écrit pornographique, et il y avait trouvé fort exact le portrait des anthropopithèques, ces grosses brutes poilues mal dégrossies inspirées des Pithécanthropiens qu’il comparait aux blousons noirs, quoiqu’il trouvât rabaissant pour ces hommes-singes javanais primitifs, presque insultant pour eux, de les assimiler à cette chienlit moderne droguée au rock n’roll.

En dehors de quelques sorties équestres où Lucille pouvait arborer tout son soûl son unique toilette culottée et d’une chasse ou deux à la saison idoine, on s’ennuyait donc ferme chez les Arthémond. Outre les chiens rabatteurs de gibier, des braques surtout, à cause d’une allergie atavique de Lucille aux poils mi-longs des setters, les pigeons et les chevaux, le seul autre animal toléré destiné à agrémenter l’intérieur de la demeure était un jacquot gris du Gabon, qui amusait les enfants du babil éraillé de son bec d’où parfois s’extirpaient des jurons de vieux loup de mer. Pas de cinéma, pas de télévision, dans la province qui plus était la moins bien lotie en musées intéressants, à l’exception de celui des faïences et émaux de Limoges. Le père tout-puissant n’acceptait que la radio ; encore s’agissait-il d’un vieux poste d’avant-guerre, d’une de ces fameuses boîtes à jambon. Les trois enfants, pour égayer la demeure, avaient puisé quelques idées divertissantes dans L’Encyclopédie familiale Larousse, notamment, parmi les choses de l’esprit : il s’était agi de monter un petit spectacle théâtral, point trop ambitieux, peu susceptible de polémiques et de progressisme non plus, car le dramaturge choisi avait soutenu Pétain. C’étaient les piécettes sans prétention de Léon Chancerel
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 qui avaient obtenu les faveurs de Dominique, Lucille et du petit dernier. Ainsi, pour L’Impromptu du Médecin, au titre très moliéresque et archaïque, les idées de maquillage du personnage de l’homme sain avaient été puisées dans les pages cornées du gros bouquin pesant. L’Encyclopédie familiale citait d’ailleurs en exemple les œuvres du sieur Chancerel, suggérant qu’elles étaient simples, faciles à jouer, à mettre en scène … Elles ne sollicitaient pas le cerveau, ne poussaient guère à la réflexion existentialiste sur la condition humaine, sur l’être et le temps, l’être et le néant ou l’Homme coupe-papier de Dieu, comme toutes ces salauderies parisiennes modernes de Sartre, Camus, Ionesco, Vian, Adamov, Audiberti
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 et consort, le seul auteur moderne acceptable par les Arthémond étant Sacha Guitry. Ainsi, tous compensaient l’ennui par ces activités palliatives de l’esprit.
Bien que l’on s’ennuyât, que toute l’existence des Arthémond fût bercée par le doux balancement ronronnant de la vie désœuvrée caractéristique de la province profonde – le fort répulsif Massif Central – l’esprit d’aventure parvenait tout de même à habiter les deux garçons du couple. Ils se consolaient aux exploits des grands explorateurs ou des navigateurs du passé ancien ou proche, des Cabral, Magellan ou Gerbault, faisaient leur ordinaire des Conquérants d’Heredia, songeaient sans cesse à la recommandation de Baudelaire homme libre, toujours tu chériras la mer. Pour ce qui concernait les terres émergées, l’enfer vert sempervirent amazonien avait leur préférence. Dominique rapportait à Paul les récits de voyages du colonel Fawcett, de Jules Crevaux, de Raymond et d’Edgar Maufrais, père en quête de son fils ; il ne chicanait pas, ne bluffait pas aux évocations – à peine fantasmées – de la luxuriance de la forêt prétendue vierge, de sa faune incroyablement riche, de la jungle sud-américaine peuplée de coupeurs et réducteurs de têtes hostiles. Paul s’abreuvait aux pages de Jules Verne, aux romanesques péripéties de La Jangada, du Superbe Orénoque… Il s’imaginait en aventurier, se frayant un chemin à la machette parmi les lianes enchevêtrées, égaré dans cette forêt profonde virtuelle, intangible et impalpable, surgie de son imaginaire, forêt peuplée de cris et de bruissements, qui vous enivrait de ses odeurs entêtantes de végétaux croupis, sa chemise déchirée collante de transpiration, appréhendant l’attaque des Indiens Piaroas ou Chavantes.
Lucille, quant à elle, rêvassait contes de fées, princesses captives, stupidités infantiles pour son âge… Elle aurait voulu vivre au temps de la princesse de Clèves, dans une cour fastueuse de la Renaissance, en quelque château de la Loire, vêtue d’atours d’une somptuosité inégalée, parée de pierreries, d’hermine et de zibeline. A côté des anciennes princesses, les stars de cinéma lui paraissaient mal fagotées, médiocre et vulgaires.
Dans tous ces jeux, ces distractions sollicitant leur imagination, les trois enfants parvenaient à rejoindre une sorte d’état proche de la félicité, surtout lorsqu’ils en venaient à imiter Les Disparus de Saint-Agil,
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 ce fameux film d’avant-guerre, avec Serge Grave et le sublime Erich Von Stroheim, dans lequel on parlait de la société secrète enfantine des chiche-capons. Il était prévisible que les esprits de cette progéniture, attentistes, en quête de l’inattendu, de l’événement insolite rompant avec un quotidien morne, ne pourraient que se passionner et s’impliquer dans l’enquête consécutive à l’enchaînement de faits, dramatiques et étranges, qui allaient se succéder opinément en cette contrée, faits dont la découverte du cadavre dans le champ par le père Martin servirait de prélude. Le corps de l’inconnu avait été trouvé dans une parcelle de terre arable appartenant au baron d’Arthémond ; cela conduisit les gendarmes à une intromission dans les petites affaires de Monsieur. Ils s’immiscèrent dans la propriété, car il leur fallait percer l’identité du mort, et la raison de sa présence en ce champ. Ils devaient savoir si une disparition était à déplorer parmi les employés de Jean Louis d’Arthémond. On ne pouvait, sans faire preuve d’une insultante indécence teintée de mépris, les qualifier de serviteurs, de domestiques, sans se croire revenu deux cents ans en arrière…

A suivre.
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