lundi 20 mai 2013

Interlude : Aurore-Marie de Saint-Aubain et le Sâr Péladan.

Extraits du roman "Cybercolonial", par Jocelyne et Christian Jannone.

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Notre Gueule d’amour avait déposé son mondain équipage devant le Bon Marché, ce temple du consumérisme féminin de la seconde moitié du XIXe siècle qui, en cette chronoligne, prospérait tout autant que son homologue si bien décrit par Emile Zola. À la vue des devantures, les yeux d’Aurore-Marie papillonnèrent. Elle ployait sous le faix de la tentation, prise d’une fièvre d’impatience, le cœur chavirant, le teint point si pâle qu’à l’accoutumée. Ses mains avides qu’elle avait gantées de suède poussèrent son amie à entrer dans le magasin. Aussitôt un vendeur obséquieux accourut prêt à combler les attentes de ces deux riches clientes.
La frivolité subséquente d’Aurore-Marie n’avait rien à envier à celle de Deanna Shirley. La baronne de Lacroix-Laval ne savait plus où porter ses yeux dans cette caverne d’Ali Baba d’un nouveau style, conçue afin d’assouvir tous les caprices, de satisfaire toutes les folies avouables de celles qui étaient prêtes à aller jusqu’à la kleptomanie pour posséder l’article ou la fanfreluche convoités.
Les rayons étincelaient comme mille trésors illuminés par des jeux de glaces savamment situées.
- Par là, mon amie, par là, haletait Aurore-Marie, comme prise d’une soif insatiable.
Elle désignait ainsi la ganterie et, derrière, les coupons de tissus. La jeune femme n’eut pas le temps d’en faire plus car une célébrité qui, au premier abord, paraissait accoutrée comme une espèce de Turc ou de Persan, la salua.
- Madame la baronne… Quel heureux hasard… ma journée s’embellit à votre vue…
- Monsieur Péladan, je ne vous savais point un habitué de ces lieux de perdition de la gent féminine… Vous n’êtes point naturaliste… la présence de monsieur Zola que j’exècre eût été plus logique…
- Pardonnez-moi, madame, je ne suis plus monsieur, je suis Sâr… en effet, j’ai fondé une nouvelle religion dans laquelle je suis un Sâr, le Sâr Péladan…
Instinctivement, Aurore-Marie jeta un œil furtif à sa propre chevalière dite du pouvoir. Rassurée, elle répondit avec entrain, fixant le carnavalesque personnage.
- Je serais des plus honorées d’assister à une cérémonie de votre culte…
- Le hasard fait bien les choses. Je comptais m’y rendre. Dans deux heures, au musée ethnographique du Trocadéro, doit se tenir une célébration en l’honneur de Thaïs dont la vénérable momie sera présentée aux fidèles.
- Comme c’est amusant! Je veux en être. Mais vous, Marguerite, qu’en dîtes-vous?
- Je vous suis, ma mie…
En son for intérieur, Marguerite retenait une grande envie de rire. La secte d’opérette que dirigeait le Sâr Péladan n’avait absolument rien de redoutable ; c’était à peine si elle intriguait un peu les pouvoirs publics qui considéraient l’extravagant écrivain comme un doux dingue, un poète illuminé de plus. Il était vrai que sa vêture avait de quoi susciter le fou rire. Joséphin Péladan arborait une longue tunique brodée à la mode perse de couleur crème autour de laquelle il avait drapé une longue étole de soie bleu azur. De plus, il était coiffé d’un turban de même teinte au milieu duquel brillait un rubis tout ce qu’il y avait de plus faux bien que notre hurluberlu prétendît qu’il s’agissait d’une pierre authentique de Golconde qui avait appartenu au trésor de Shah Jahan! Il était vraiment dommage que Daniel Lin ne fût pas présent pour le contredire. Une longue barbe noire en pointe, soigneusement entretenue, descendant jusqu’à la ceinture, dégageant des fragrances de benjoin, de myrte et de vétiver, apportait la touche finale au grandiloquent personnage. À ses pieds, des babouches du cuir le plus fin.
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L’imposant olibrius était accompagné par un néophyte venu des rose-croix, dont Péladan, avant de fonder sa nouvelle secte excentrique, avait été le grand maître. C’était un jeune homme encore timide qui débutait dans le milieu artistique tandis que sa mise modeste contrastait avec l’exubérance du maître. Les seuls détails caractéristiques du croyant consistaient en une barbe naissante, des cheveux un peu longuets, le port de bésicles dissimulant mal un regard vif et malicieux. Son nom n’était point encore connu. Il avait, certes, commis de remarquables Ogives pour piano, mais ses Gnossiennes et Gymnopédies étaient encore soit en  cours de création soit dans les limbes des circonvolutions géniales de son cerveau inspiré et facétieux.


Erik Satie! Daniel Lin aurait été aux anges. Mais ce ne fut pas le cas de la baronne de Lacroix-Laval lorsqu’elle s’intéressa au compagnon du Sâr. Inexplicablement, un accès hallucinatoire s’empara d’elle, bien qu’elle n’eût absorbé ni opium ni laudanum depuis deux jours… sa blessure la tourmentait encore mais cela n’expliquait pas le phénomène.(...)

*************

Un vertige, un tourbillon. Aurore-Marie revint au présent, à sa réalité tronquée. Elle eut la surprise de constater qu’elle et son amie Marguerite se retrouvaient déjà dans un sous-sol mal éclairé où elle remarqua des enfilades d’étagères sur lesquelles reposaient ce qu’elle prit au premier abord pour de simples bustes en plâtre. Reconnaissant le Sâr Péladan qui s’adressait à elle, Aurore-Marie eut un léger sursaut.
- Je vous ai cru un instant plongée dans quelque sommeil cataleptique ou hypnotique. Vous paraissiez absente…
- Mais… où sommes-nous donc?
- Dans les réserves secrètes du musée ethnographique du Trocadéro, sises en sous-sol. La présente salle, attenante à la chapelle où repose la momie de Thaïs, sert de dépositoire aux collections de masques mortuaires et d’objets tératologiques et phrénologiques.
- Savez-vous, mon amie, fit Marguerite, que je vous ai surprise en train de réciter le Quia pulvis es de Victor Hugo ? Vous paraissiez vivre un rêve éveillé. Mais je n’ai point osé mettre fin à votre méditation. Vous ne cessiez de scander les trois derniers vers du poème. Avouez que le lieu est fort approprié à cette récitation. 
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- Je les connais, c’est exact :
Dieu donne aux morts les biens réels, les vrais royaumes.
Vivants! vous êtes des fantômes;
C’est nous qui sommes les vivants! -
Après avoir respiré longuement, la baronne de Lacroix-Laval reprit d’une voix fluette:
- Quel antre macabre vraiment ! Il s’en dégage une atmosphère sépulcrale. Ces alignements de bustes exhalent des senteurs presque cadavériques propres à susciter le malaise.
- Ce sont des masques mortuaires, je vous le rappelle, ma chère, appuya le Sâr Joséphin Péladan. Ils vous contemplent. Tous les hommes célèbres ayant vécu depuis le début du XVIIe siècle dont on a moulé la face après le trépas sont ici. Admirez! Vertige de l’Histoire! Fugacité de l’existence… Tout ne m’est rien … Rien ne m’est tout…
- Ne déformez donc pas la devise de Valentine Visconti, railla madame de Saint-Aubain.
- Le sens de l’humour vous est revenu, je m’inquiétais, dit doucement Marguerite.
Des couches de poussière recouvraient en partie ces augustes figures d’un réalisme cruel. Aurore-Marie, fascinée, ne put s’empêcher de les contempler et de s’amuser à un jeu macabre d’identification des illustres personnages.
Le premier qu’elle reconnut fut le bon roi Henri dont les régicides avaient profané la momie. Beaucoup de ces grandes célébrités étaient contemporaines de la Révolution et de l’Empire. Après Voltaire, tout ratatiné, s’enchaînaient en une parade de têtes coupées le souverain martyr Louis XVI, les députés conventionnels avec le mufle déformé de Danton, Vergniaud, Barbaroux, Desmoulins, Lebas, Marat,
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 Couthon, Saint-Just, Robespierre identifiable par sa mâchoire fracassée, Hébert, Roland de la Platière, son épouse la belle Manon, Olympe de Gouges, Madame Elisabeth, la sœur du roi, Lameth et Barnave… 
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Tout en s’étonnant de l’absence de la reine Marie-Antoinette, Aurore-Marie rendit un hommage appuyé à la tête de Louis XVI. Elle se prosterna devant elle tout en fustigeant les masques des députés régicides.
- Que font-ils ici? De quel droit a-t-on tiré leurs portraits? C’est un sacrilège…
- Eux aussi sont célèbres, voilà pourquoi leurs figures sont classées sur ces étagères.
- Vous avez osé m’emmener dans ce musée républicain. Honte à vous… Mais… pardonnez mon ire… je viens d’identifier le marquis de Charette…
Le visage du chef vendéen, fusillé en 1796, arborait un rictus d’effroi. Il était vrai que son empreinte avait été moulée plusieurs jours après son exécution alors que la décomposition faisait déjà son œuvre. Les chairs abîmées s’étaient amollies et affaissées. Au front, persistait, en marque indélébile, la trace du célèbre mouchoir de Cholet.
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Une fois encore, Aurore-Marie se mit à genoux en prière, se moquant de la terre qui salissait sa robe si coûteuse. Pour elle, c’était une figure centrale de la légende martyrologique légitimiste, plus sacrée encore que celle du roi lui-même; elle reconnut d’autres visages, La Rouerie, Cadoudal, La Rochejacquelein, Cathelineau, mais l’absence de Stofflet la dérangea. Des larmes d’un irrépressible chagrin coulaient en abondance sur ses joues pâles.
Marguerite dut forcer la jeune femme à se relever et à reprendre sa marche.
La baronne passa alors avec indifférence devant trois répliques du masque Antommarchi de Napoléon. 
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Même Talleyrand, bien qu’il fût remarquable, ne l’intéressa pas. Il était vrai qu’il apparaissait émacié, les traits défigurés et crispés par les souffrances de l’agonie, rendu méconnaissable par rapport à l’idée que l’on se faisait communément du personnage. Pourtant, il s’agissait là du portrait le plus réaliste, le plus exact du prince de Bénévent, dont la baronne ne pouvait ignorer qu’il avait été un de ses prédécesseurs à la tête de la secte des Tétra Epiphanes. 

Les collections changeaient peu à peu de nature. Il y eut de simples criminels, ces fameux chauffeurs d’Orgères, Lesurques, dont certains niaient qu’il fût innocent, Hélène Jégado, la sinistre empoisonneuse bretonne, Sophie Germain, la mathématicienne, dont cependant le moulage avait été pris de son vivant et une étrange jeune fille, dite « noyée anonyme de la Seine » qui commençait là une prodigieuse carrière. 
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Insensiblement, on passa à des collections phrénologiques et anthropologiques. Des idiots congénitaux partageaient leur voisinage et leur pseudo immortalité avec des spécimens destinés à illustrer la théorie fumeuse de Gall.
Les visages se faisaient proprement monstrueux : microcéphalie, anencéphalie, prognathisme, hydrocéphalie … Cependant, le musée avait aussi acquis une bien particulière série de moulages destiné à la démonstration pédagogique de la mobilité des traits dans le temps, manière d’illustrer le vieillissement des êtres qui inspirerait Herbert George Wells dans les premières pages démonstratives et théoriques de La Machine à explorer le Temps : un savant avait souhaité conserver de sa fille une reproduction de sa figure, prise d’année en année, afin qu’on en vît l’évolution de la petite enfance à la maturité, mais le scientifique était mort avant que son modèle eût atteint un âge suffisamment avancé pour que les affres du mûrissement, de la chancissure, eussent stigmatisé et fané sa sévère beauté coiffée de bandeaux. 
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Vinrent alors les fœtus, mais des fœtus dignes de quelques ruines archéologiques, vestiges de nécropoles grecques et romaines, ossements confinés, nichés, lovés, à l’intérieur d’amphores ou de récipients de verre, placés là en position recroquevillée, intra-utérine, dans ces matrices post-mortem synthétiques et symboliques, comme dans l’attente d’une hypothétique renaissance, en ces tombes qu’on disait à enchytrisme. Car, comme pour les Mexafricains d’un Mexique parallèle, les hommes, les femmes de l’Ancien Monde, n’avaient point dédaigné qu’on concélébrât la mémoire de celles et ceux morts in utero ou dans un laps de temps trop bref après la naissance. Pourquoi donc notre poétesse eut-elle l’impression que ces matrices de terre cuite ou d’autres matières constituaient des équivalents de marsupiums où nos squelettes eussent dû achever leur développement ? Batracium aurait-elle pu penser en une de ces innovations lexicales, syntaxique, dont son art littéraire décadent avait le secret. Certains de ces avortons avaient pris l’apparence d’hommes-crapauds, d’homoncules anoures, voire de lithopédions, de fœtus in foetu, siamois kystiques, squirreux, qui se retrouvaient en compagnie d’espèces de grenouilles géantes, hypertrophiées, tumescentes de leurs fruitions anormaux, au développement particulier, déjà placentaire : Pipa dont la logette dorsale formait un amnios où demeurait un embryon presque achevé, Rhinoderme de Darwin aux sacs vocaux ouverts, disséqués, dévoilant, comme en des pendeloques hideuses, deux têtards en place et, à la parfin, Gastrotheca marsupiata, vraie bibliothèque ou plutôt oothèque tératologique ambulante dont le marsupium ou batracium recelait plusieurs dizaines d’œufs translucides, opalescents, dans lesquels on devinait la dérangeante présence d’êtres quasi humains, esquisses impensables d’anti-créations turbides…
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Alors, le groupe parvint au sanctuaire de Thaïs où tout un gratin de fidèles attendait que le Sâr ordonnât les débuts de la célébration. La baronne se troubla une nouvelle fois, identifiant maintes célébrités. Elle s’étonna aussi de découvrir un orgue en ces lieux, un orgue perfectionné, aux jeux complets, dont le facteur demeurait une énigme. Non pas que son imagination vagabondât encore… Qui donc allait s’asseoir au clavier ? Allait-on y jouer quelque air orientaliste approprié à l’atmosphère de cette chapelle ? Se contenterait-on d’une aubade à la mode, à moins que l’on optât pour un péan apollonien mis en musique, antique certes, mais invraisemblable ici ? L’instrument étant de conception moderne, bien que ce ne fût pas un Cavaillé-Coll, il était également improbable qu’un organiste illustre y eût déjà exercé ses doigts et ses pieds, un César Franck, un Charles-Marie Widor, un Gigout ou, plus anciennement, un Boëly et un Lefébure-Wély.
Car il s’agissait bel et bien d’une chapelle, ce qui justifiait la présence de l’orgue, un chapelle souterraine, médiocrement éclairée par des becs de gaz et des quinquets qui ponctuaient de halos blafards, jaunâtres, presque lunaires, les murs couverts de fresques et les colonnettes stuquées.
Le style des lieux, éclectique, se voulait néo-byzantin ; le plan, proche de celui des baptistères du Bas-Empire, était octogonal. Aurore-Marie constata qu’aux quatre points cardinaux, le déambulatoire aux arcatures en plein cintre comportait des absidioles surmontées de hauts-reliefs hybrides de stuc, de travertin, mais aussi de pierres volcaniques, tuf et pouzzolane, représentant les quatre évangélistes, le Tétramorphe, là où elle eût préféré que figurassent des reproductions symboliques des quatre hypostases conformes à sa propre croyance. Une iconostase barrait l’autel central tandis que le vestibule, couvert lui aussi, plutôt bâti à la romane, tel un narthex, était surplombé d’une coupole. Madame de Saint-Aubain fut frappée par l’éclectisme de la décoration, tantôt peinte, tantôt incrustée, tantôt mosaïcale, dont les références iconologiques étaient davantage marquées par le christianisme oriental monophysite des églises d’Afrique et d’Asie que par l’orthodoxie qu’elle connaissait sans plus la pratiquer. Les couleurs criardes accentuaient l’impression factice de ladite chapelle. Les ors, les rouges vifs, les bleus outranciers, les vert pomme choquaient l’œil. Les artistes inconnus qui avaient composé ces mosaïques et peint ces fresques - à moins qu’il se fût agi de reproductions scrupuleuses (en toc, eût dit Michel Simon), telles celles qu’on admirerait dans le futur Musée des Monuments français qui remplacerait celui consacré pour l’heure à la sculpture comparée dans l’autre aile de l’actuel Trocadéro -  tous ces anonymes contemporains, avaient allègrement mélangé les iconographies copte, arménienne et éthiopienne aux peintures romanes. Outre le Christ Pantocrator dominant la coupole, Aurore-Marie identifia plusieurs motifs empruntés incontestablement à la crypte de Saint-Nicolas de Tavant, l’arche de Noé de Saint-Savin sur Gartempe - fort étrécie ici à cause des dimensions restreintes de la chapelle - et, sur les colonnettes jumelées, des chapiteaux historiés inspirés du maître d’Autun et de Notre-Dame du Port à Clermont-Ferrand.
Mais, ce qui dominait tout, captait toute l’attention des sycophantes, c’était la momie de la courtisane repentie, de Thaïs, dévoilée par le Sâr après qu’il eut tiré la tenture la dissimulant, momie dont le sarcophage, dressé, ouvert, était adossé à l’iconostase. Une fragrance ammoniaquée se répandit, exhalaison dont la toxicité occasionna des accès quinteux aux bronches fragiles de la baronne et de sa compagne. Alors, Madame de Saint-Aubain daigna prêter attention à l’assistance, se préoccuper davantage de celles et ceux qui partageaient la communion étrange du Sâr Péladan et de son jeune disciple rosicrucien. 
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Il y avait nombre d’amis, des ennemis aussi. Des républicains fervents, des francs-maçons, des dandys décadents, des excentriques, des salonards, des égéries, des désœuvrés encanaillés, des poètes fous… Boni de Castellane – un tout jeune homme encore, puisqu’il avait à peine dépassé les vingt ans - était présent (le contraire eût étonné), Robert de Montesquiou, Des Esseintes passé, mais également futur modèle de Charlus, aussi, bien sûr. Plusieurs écrivains notables des deux sexes s’étaient donné rendez-vous quoique parfois ils ou elles s’opposassent politiquement : Anatole France, Gyp, Rachilde, Joris-Karl Huysmans, l’Irlandais Oscar Wilde, qui reconnut la poétesse et la salua (que son œillet vert provocateur, accroché à la boutonnière, détonait et choquait les personnes comme-il-faut !). La scène, la musique, la peinture, le Monde et le demi-Monde, étaient également fort bien représentés par des figures tutélaires: Jules Massenet, Jean-Léon Gérôme, William Bouguereau, Sarah Bernhard et Valtesse de La Bigne, que réprouvait Madame la Baronne bien qu’elles partageassent certaines attirances communes, hors de tout mode de vie dissolue cependant pour la jeune femme de lettres. Au fond, isolée, toute de noir voilée, non identifiable, une retardataire s’installa : cette dernière venue ne souhaitait pas qu’on sût son identité ; elle tenait à préserver son anonymat. Sans doute s’agissait-il d’une gloire passée de la fête impériale, étiolée depuis longtemps.
La momie elle-même parut fort dégradée à Madame de Saint-Aubain, mais aussi victime de maintes restaurations qu’on dira abusives dans les siècles futurs. Son odeur en témoignait, prégnante, atroce, médicamenteuse en un mot. C’était une dépouille de la Basse Epoque, des temps de la décadence de l’art des taricheutes, apparentée à celles du Fayoum, car la tête était dissimulée sous un masque-portrait de bois, assez détérioré lui aussi. Bien qu’elle fût drapée de maints tissus, d’étoles coptes aux motifs zoomorphes, cette vénérable défunte laissait apparaître un bandelettage, un emmaillotage, attaqués par les moisissures, par les champignons, sur et marbré de traînées suspectes. Le réticulé entrecroisé complexe des bandelettes formait par endroits comme une coque noirâtre, bitumeuse, raidie, pareille à ces peaux de bananes trop mûres que l’on jette avec dégoût. On avait essayé de masquer ses miasmes en l’aspergeant, en l’oignant d’une eau dite d’Egypte, bien connue des parfumeurs. L’œuvre du portraitiste copte avait elle-même été dénaturée par des badigeons successifs de vernis, des ajouts de peinture aux lacunes, des fards, du kohol, du charbon de bois cernant excessivement les yeux, du blanc et du rouge d’Espagne, des postiches tressés, tombants, d’une teinte de jais. Quelques amulettes anciennes, restes de paganisme, apparaissaient, çà, là : scarabées, œil prophylactique, nain Bès, main de lapis-lazuli ou d’azurite.
Le Sâr éleva lors la voix, commença à entonner une hymne, demandant à l’assistance de reprendre en chœur ce chant rédigé en une langue oubliée. Mais quelqu’un manquait : l’orgue eût dû jouer, accompagner nos chanteurs.
- C’est fâcheux. Le sieur Dupré-Moulin nous a fait faux bond. Bigre! Qui pourrait se mettre au clavier céans?
- Moi, se proposa courageusement Erik, se caressant la barbe. J’avais justement l’intention de jouer mes Ogives.
- Pourquoi pas, après tout, répondit le chef de la secte.
Puis, se fendant d’une courbette théâtrale, le Sâr Péladan se tourna vers le public et s’excusa de l’interruption de l’office.
« Très chère assistance, veuillez accepter le remplacement de l’organiste prévu par Erik Satie qui débute dans le métier. Tout devrait bien se passer. Mon sycophante ici présent est un compositeur qui a déjà tâté du clavier. »
En son for intérieur, Erik Satie se disait :
« Il veut m’assassiner ou quoi ? »
Toutefois, le jeune homme s’installa sur le siège, fit craquer ses doigts, étira ses jambes et entama les premières mesures de son œuvre, les Ogives mystiques, composées en 1887.
Alors que l’orgue donnait pleinement sa puissance, Jean-Léon Gérôme fit à l’adresse de Marguerite de Bonnemains :
- Pourquoi Polyeucte n’accompagne-t-il pas Thaïs ? J’ai ouï-dire qu’à Lyon, Monsieur Emile Guimet avait acquis la momie de cet illustre martyr. Il aurait pu prêter sa dépouille pour notre cérémonie.
- S’il eût été présent ici, Monsieur Camille Saint-Saëns aurait dit : « Tous les ossements se valent », répliqua Anatole France pince sans rire.
Oscar Wilde approuva chaudement. Par contre, la dame toute vêtue de noir eut un geste d’agacement. Elle voulait écouter la musique et se recueillir. S’il était quelqu’un que le culte commençait à lasser, c’était Aurore-Marie, qui se plaignait de devoir demeurer debout et subir une œuvre non conforme à ses goûts conservateurs parce qu’elle manquait de « pathos ». La jeune femme s’éventait ostensiblement, donnait des petits coups de talon, levait parfois les yeux vers la coupole et soupirait.
Cependant, Erik Satie achevait sa prestation. Tandis que son maître applaudissait poliment, imité immédiatement par la majeure partie du public, la dame voilée laissait couler ses larmes. Quelque peu gênée, elle sortit de son réticule un joli mouchoir brodé de dentelles de Bruges, mouchoir tout aussi sombre que sa tenue. A ses côtés se tenait Marguerite.
- Pardonnez mon sans-gêne, Madame. Vous sentez-vous mal ? J’ai ici des sels.
- Non carissima. Grazie. Niente. Je n’ai besoin de rien.
Madame de Bonnemains crut reconnaître cet accent célèbre autrefois. Elle pensa :
« Je la croyais morte ou enterrée en quelque couvent. Son âge doit être canonique. »
L’inconnue avait répondu autrefois au nom de Virginia Verasis, comtesse de Castiglione. Âgée d’une cinquantaine d’années, elle semblait aussi ravagée que la momie de la courtisane repentie ; c’était pourquoi elle portait une voilette, son narcissisme ne supportant pas le regard des autres. 
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Le jeune compositeur avait la ferme intention de poursuivre son récital, mais il n’en eut pas l’occasion car un adolescent aux cheveux auburn, apparu brusquement à ses cotés sans que nul dans l’assistance ne parût s’en émouvoir, comme s’il avait toujours été là, lui fit comprendre de lui laisser l’orgue.
- Mais enfin, s’offusqua Erik, de quel droit …
- Lorsque vous aurez entendu ce que j’aurai joué, vous me pardonnerez mon outrecuidance, murmura Daniel Lin avec assurance. Vous connaissez Bach, le grand Jean-Sébastien, alors écoutez.
Tandis que l’assistance reprenait de plus belle ses apartés et que le Sâr marmottait une prière de pacotille en pseudo langue copte, soudain, l’instrument retentit comme s’il s’agissait des grandes orgues de La Madeleine. Huysmans se signa par réflexe alors que s’élevaient sous la voûte les premiers accords de la Toccata en ré mineur BWV 565. Chose inattendue, le public se tut. Il écouta avec ferveur ladite toccata et la fugue qui s’enchaîna à celle-ci. A peine le dernier accord du morceau fut-il terminé qu’aussitôt, une autre pièce vint. Il s’agissait du Choral du Veilleur BWV 645.
L’assistance ne se plaignit pas, bien au contraire. Jamais elle n’avait été autant recueillie, comme si elle était transportée en un ailleurs édénique, comme si elle était transfigurée. Aurore-Marie elle-même était émue au-delà des mots. Elle avait l’impression que les anges eux-mêmes s’étaient incarnés en cette chapelle et faisaient retentir la musique de Dieu. Ici, jamais personne (pourtant, tous ici étaient accoutumés à assister aux concerts de César Franck) n’avait entendu jouer aussi brillamment et avec autant de sensibilité les pièces de Jean-Sébastien, compositeur que l’on redécouvrait et dont on estropiait l’interprétation. L’ex inconnue voilée n’en pouvait mais. Elle toussait et pleurait tout en balbutiant :
« Ma chi è, ma chi è ? »
Le Sâr Péladan se rapprocha de l’organiste.
« Qu’il joue bien ! Quel talent ! Vous approuvez, mon cher Erik ?
- Bien sûr ! Je suis prêt à lui laisser le clavier toute la nuit. D’ailleurs, il n’a pas l’air de vouloir partir. Écoutez ! »
Effectivement, Daniel Lin attaquait maintenant la fugue en sol mineur BWV 578. L’assistance n’émit aucune opposition. Huysmans était tombé à genoux et récitait le credo. Quant à Aurore-Marie, touchée elle aussi par la grâce, elle se demandait quel sort funeste l’avait obligée à devenir la Grande Prêtresse des Tétra Epiphanes. Elle se surprit à maudire Kulm et à regretter le temps de son innocence, bien avant qu’elle fît un sort à Marie-Aurore. Terrassée par une émotion pure, sublimée par le repentir, elle se pâma dans les bras de Marguerite.
Daniel Lin avait-il conscience des sentiments qu’il suscitait ou réveillait ? Tout entier à la musique, il ne s’inquiétait pas de ce que ressentaient les humains. Il n’était pas le compositeur de ces œuvres qu’il exécutait avec une perfection divine. Sous la houlette de Jean-Sébastien Bach, il avait fait de grands progrès dans l’interprétation. Il avait effectué une synthèse des plus grands interprètes du Cantor. Pourtant, il ne faisait pas appel à ses dons extraordinaires. Seulement, entre ses doigts, les notes se transcendaient, se mettant en résonance avec les branes et les cordes du Pantransmultivers. Le commandant Wu était prêt à enchaîner en terminant avec les chorals de Leipzig lorsque madame de Bonnemains réclama le silence.
« Je vous en prie ! Madame la baronne se trouve mal ! Elle suffoque ! L’air lui manque. Mes sels sont inefficaces. »
Immédiatement, Daniel Lin s’arrêta. Ses instincts de terre-neuve le poussèrent à porter secours à Aurore-Marie. L’heure de l’affrontement direct n’avait pas encore sonné. Lorsqu’il se pencha sur la poétesse, celle-ci rouvrit les yeux et son regard ambré croisa le sien, bleu gris, couleur d’un ciel d’automne. Tous deux se reconnurent. La jeune femme tenta de se soulever et voulut lui murmurer quelque chose comme « Je ne suis pas coupable de ce que je suis. »
Mais ces paroles ne purent franchir ses lèvres. Daniel Lin n’était déjà plus là. Plus personne ne se souvenait de sa présence. Rien ne s’était passé.
« J’ai failli gaffer. Je prends en pitié cette malheureuse. »
Comme s’il n’avait jamais quitté Bonnelles, le pseudo domestique était en train de cirer les bottes d’amazone de la duchesse d’Uzès. La chasse à courre était programmée pour le lendemain matin.

 


(...)