samedi 29 mai 2010

G.O.L. : chapitre 3 : Lagereï fin.

« Hé, m'sieur, m'sieur! Réveillez-vous! On a gagné, m'sieur, on a gagné! »

J'ouvris l'œil sans savoir où j'étais. Le premier être vivant que j'aperçus fut le jeune homme, presque encore un enfant, qui m'avait secoué pour que je m'éveillasse. Je m'extrayais de songes incroyables. Ce jeune portait les attributs d'un combattant luttant pour une cause révolutionnaire : tenue de bric et de broc, cartouchières en bandoulières comme les Mexicains, fusil en main, béret sale enfoncé dans ses cheveux trop longs, joues crasseuses, comme souillées de charbon.

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« M'sieur, m'sieur, le palais est à nous et le tyran est tombé! Vous êtes libre! »

Je crus saisir que la cause de Mieszko avait triomphé, que Jean-Casimir avait sans nul doute été capturé par les rebelles! En me tâtant, je réalisai que je portais encore la sinistre tenue du détenu politique. Était-ce à dire que tout ce qui s'était passé depuis l'instant où Philibert-Zoltan m'avait nargué dans le cachot n'avait jamais eu lieu?

Je me trouvais effectivement dans un couloir du palais Pelche, dévasté par la tourmente révolutionnaire! C'était comme si un ouragan eût balayé cette galerie. Les vandales, tout à leur haine de l'oppresseur, n'avaient rien épargné, lacérant les toiles de maîtres, éventrant les meubles, brisant les glaces, arrachant et brûlant les boiseries, pillant l'argenterie, les bibelots précieux, faisant main basse sur tout ce dont ils pourraient tirer quelque argent auprès de receleurs. On s'était battu âprement en ces lieux où la rapine et le sang avaient régné sans partage. La galerie sentait encore la poudre et, çà et là, l'hémoglobine jaspait les parquets meurtris par les pieds des rebelles. Ces sols dégradés étaient marqués des débris d’une simili orfèvrerie qui n’était qu’en ruolz et par l’éparpillement des tessons des Saxe, des Wedgwood et des Sèvres brisés.

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J'entendais à l'extérieur, d'une fenêtre cassée, les clameurs des pelotons d'exécution : les mieszkistes étaient en train de passer méthodiquement par les armes tous les serviteurs du tyran tombés vivants dans leurs rets. Tout cela n'était pas sans me rappeler la Révolution française et la prise des Tuileries le 10 août 1792. Près de moi, je remarquai la présence d'un dérisoire pantin démantibulé : un de ces automates Potemkine qui n'avait pu faire grand-chose devant la furia révolutionnaire.

D'une autre galerie contiguë à celle où je demeurais, une nouvelle vision d'horreur surgit, comme en réponse à ce que j'avais vécu en parvenant dans la prison avant que Philibert-Zoltan ne m'arrêtât : cette fois, le goret pantelant que l'on traînait au bout d'une perche n'était pas un opposant, mais un séide de Jean-Casimir, mon fameux bourreau éléphantesque aux jodhpurs dont le ventre, sciemment crevé par les baïonnettes hargneuses des nouveaux sans-culottes, laissait s'épandre d'horribles entrailles boursouflées.

Mon jeune guérillero se fichait pas mal de cette atrocité. Il fut rejoint par un groupe vêtu d’uniformes disparates et dépareillés. Celui qui paraissait leur chef arborait une casquette d'officier russe penchée sur son œil borgne que recouvrait un grotesque bandeau de cuir. Barbu, le visage taillé à la serpe, il tirait d'un havane ordinaire de nauséabondes bouffées. Une vareuse fourrée de haut gradé, dérobée à quelque membre de l'Etat-major de Jean-Casimir était négligemment posée sur ses épaules, telle une cape.

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Ses camarades de combat, ivres, aussi crasseux et mal rasés que des partisans mexicains, brandissaient d'un air triomphal des bouteilles de tokay qu'ils venaient de décapiter à coups de sabre. Ils qualifiaient leur chef du grade pompeux de général.

Ce dernier s'adressa à moi.

« Professorskî Harsanyi?

- Oui? Répliquai-je avec surprise.

- Je suis le général Mirko Vilankovic, l'aide de camp de Sa Majesté. J'ai reçu l'ordre de vous conduire à Elle. Sa Hautesse désire vous voir : c'est grâce à vous que notre cause triomphe aujourd'hui. Vous devez recevoir de Sa part votre juste récompense. »

Interloqué, je ne pus que m'exécuter. De nouveau escorté comme tantôt, je traversai une seconde fois, dans des circonstances bien différentes, les corridors jouxtant les bureaux ministériels, désormais vides et ravagés, parsemés des débris d'une splendeur déchue.

Je reconnus au passage l'ancien Protecteur des Bois

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ou ce qu'il en restait : un tas misérable d'écorce et de raphia à demi calciné. Des fumerolles s'échappaient encore de cette dépouille mécanique, paradoxale et prosaïque, tout aussi impuissante à empêcher le déferlement de la juste cause que ses coreligionnaires artificiels. Parvenu à l'ancien bureau de Philibert-Zoltan, quelque peu épargné contrairement à d'autres, le général Vilankovic, fort obséquieux, s'inclina devant son souverain qui avait adopté le fauteuil du maréchal déchu et dit :

« Votre Majesté... »

Et une voix féminine que je reconnus entre toutes, tant elle conservait des inflexions encore enfantines quoiqu'ici teintées d'autorité rétorqua :

« Relevez-vous général...Quant à vous, chevalier Harsanyi.... »

Elle se leva de son siège, toujours aussi gracieuse et aérienne, tandis qu'un laquais, à tue-tête, s'écriait :

« Saluez Sa Majesté Mieszca Première, Clarissima Prinzesca! »

Elle avait revêtu une extraordinaire robe d'apparat, à demi militaire, qui, quoique son style l'apparentât à quelque duchesse de Gerolstein, à une Altesse d'opérette, magnifiait sa fraîche jeunesse. Sa toilette se chargeait de fourrures, de brandebourgs, de dentelles et de galons dorés. Elle arborait encore cette fameuse toque d'astrakan, qui était celle du régiment des housards Pienekowsky fondé en 1672. Ses longs cheveux roux flamboyants étaient nattés dans le style des antiques tresses rustiques, un peu comme chez les korês grecques, conformes à une séculaire coutume, ainsi qu'aimaient à le faire nos boyardes médiévales.

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J'aurais dû m'en douter! Son corps, ses pieds, ses mains, son port de tête, étaient trop nobles, trop fins, trop élégants, trop aristocratiques enfin pour qu'elle appartînt aux milieux populaires! Tout en elle trahissait l'éducation, l'excellence! Je la savais aussi cruelle, prête à tout : n'avait-elle pas poignardé une espionne sans hésiter? Dans ce cas, où donc était Mieszko...son père, sans doute? Sa personnalité réelle allait se dévoiler à moi. Il était visible que Mieszca Olganovna se grisait de son triomphe. Son visage se marquait d'une expression de jouissance troublante tandis que ses yeux d'émeraude pétillaient.

« Professorskî Harsanyi, Nous tenons à vous récompenser des insignes services que vous venez de rendre à Notre noble cause. »

Ce Nous majestatif!

« Agenouillez-vous, chevalier! »

Elle jouait plus que jamais son rôle de Belle Dame sans merci.

Mieszca Olganovna, ou plutôt, Mieszca Première, sortit une fine épée florentine d'un fourreau damassé, puis, respectant scrupuleusement l'immémorial rite, m'arma chevalier.

« Chevalier, relevez-vous! »

La Souveraine demanda à son aide de camp qu'on lui apportât un étui à cigarette en or, étui d'où elle exhiba une de ces longues Karepomül, ces cigarettes de luxe albanaises que seuls fumaient les très hauts dignitaires du Pachalik et de l'aristocratie mitteleuropéenne. Elle inséra cette gâterie dans un fume-cigarette d'un ivoire laiteux, l'alluma à l'aide d'un briquet serti de minuscules diamants, en tira une bouffée puis reprit la parole.

« Je suis profondément désolée d'avoir été contrainte d'user de vous comme d’un appât, mais reconnaissez-le : vous avez excellé dans le rôle de la chèvre! »

Je n'hésitai plus ; je parlai sans l'avoir sollicité :

« Clarissima Prinzesca, excusez-moi de mon outrecuidance...Je souhaiterais savoir combien de temps a duré ma captivité à Pelche, et, par-dessus tout, où se trouve Mieszko. »

Ses yeux se dilatèrent ; son regard félin s'embruma. Ses mains tremblaient, telles celles d'un drogué en manque de stupéfiants. Elle en lâcha son fume-cigarette mais ne le ramassa point. Je crus qu'elle allait pleurer, mais elle se reprit :

« Votre détention dans les geôles du tyran (elle accentua ce mot comme à plaisir) s'est prolongée sept jours. Quant à Mieszko...mon père...il est mort à la tête des nôtres, au commencement de l'assaut final, que nous avons donné voici quarante-huit heures....Mais vous l'avez fort bien connu, chevalier. Il avait acquis une fausse identité. Qui donc aurait pu soupçonner un loqueteux montreur de marionnettes?

- Michka Kador! M'écriai-je, faisant fi de toute étiquette, ne pouvant aucunement réprimer cet élan de surprise. Mieszko avait pris l'identité de Michka! Et je vous ai vus ensemble, rencontrés il y a...

-...huit jours de cela.

- Et l'anneau dans tout cela? Pourquoi m'avoir jeté dans la gueule du loup?

- Vous tenez absolument à le savoir? » Minauda-t-elle.

Elle déganta sa fine main gauche, se débarrassant avec gracieuseté de son gant de velours moiré d'une teinte pourpre. Cette Majesté, adorable quoique vénéneuse, révéla ainsi à son auriculaire l'anneau sigillaire de Conon de Régula, qui faisait d'elle notre souveraine légitime. Il avait été enchâssé, amalgamé à une bague de vermeil et d'opaline.

« L'anneau est en notre possession depuis un bon mois. C'est Tibor Nagy qui s'est sacrifié pour le voler et pour forger la présente bague que Père a porté avant de me la confier en mourant. Paix à ses cendres!

- Mais l'autre! La pièce malencontreuse, la réplique qui a causé mon arrestation? Qui me l'a donnée? Qui?

- Je ne saisis pas le sens de vos paroles. Si réplique de l'anneau il y a eu, celle-ci a disparu corps et biens dans la tourmente! Apprenez qu'aucun faux ne rentrait dans nos plans. Vous avez été notre cheval de Troie, c'est tout. Votre convocation avait été rédigée par un de nos agents ayant infiltré la bureaucratie et la police secrète. Philibert-Zoltan s’est contenté de la signer, sans trop questionner ce subordonné. Lors de notre rencontre, au marché (elle retint un sanglot), père implanta discrètement sur votre veston un minuscule appareillage inventé par Tibor....Cet appareillage était un contre-émetteur brouilleur destiné à neutraliser les défenses des automates gardiens qui ont jalonné votre parcours hors puis dans le palais. Les postes de commande centraux des ingénieurs et techniciens de l'okratinaskaïa furent mis hors d'état de nuire à l'insurrection armée. En théorie, ils auraient dû détecter l'appareil et vous faire abattre, mais notre technologie surpassait la leur et toutes les sécurités du palais Pelche furent ainsi désactivées...à votre insu, sans que les oppresseurs eussent pu s'en rendre compte...

- Mais qui donc était Tibor? Je le croyais un simple orfèvre et lapidaire, certes expert, mais...

- Son masque hideux dissimulait son physique véritable. Tibor n'était point humain!

- Comme l'autre? Celui qui m'a confié le faux anneau, le...Haän ainsi qu'il se qualifiait?

- Tibor nous avait parlé de cette race inconnue, hostile aux siens. Il se disait lui-même évadé d'un autre univers, distant, dans notre Voie Lactée. Il se prétendait lui-aussi bagnard, échappé d'une effroyable colonie pénitentiaire à côté de laquelle un séjour à Poulo Condor ou à Cayenne, ces sinistres lieux de rétention exotiques, passent pour sybaritiques! Tibor nous en avait révélé le nom : Pen..Penkloss...

- En quoi Tibor Nagy...

- Son masque dissimulait un groin porcin. Il venait d'un outre-lieu qu'il dénommait Marnous, peuplé exclusivement de porcinoïdes intelligents à son image. »

Ainsi, le délire me poursuivait! Il existait bien d'autres planètes, d'autres êtres intelligents, qui se mêlaient aux affaires humaines! Je voulus poser une dernière question concernant le sort de Jean-Casimir lorsqu'un des révolutionnaires, tout aussi loqueteux que les autres, au pseudo uniforme hétéroclite allant jusqu'à mêler la panoplie du scopzy aux effets militaires, déboula dans le bureau, porteur d'une nouvelle urgente.

« Prinzesca, Clarissima! Ma patrouille vient de capturer deux hautes pontes qui tentaient de fuir par les douves du palais! Devons-nous les traduire immédiatement en justice et les passer devant le peloton d'exécution?

- Non, kapitanyi, amenez-les-moi! Je sens que notre confrontation promet d'être passionnante!

- Bien, Votre Altesse! »

Il sortit, s'exécutant. Nous attendîmes une quinzaine de minutes que la patrouille de rebelles ramenât ses proies à Mieszca. Durant cette attente, je fus témoin d'un incident éclairant sur l'essence même de celle que j'avais pensé aimer. Si rousse, si belle qu'elle fût, notre souveraine de dix-huit printemps passa devant le miroir révélateur, affichant ses instincts sadiques. Un malheureux papillon bruissait maladroitement contre une vitre de la pièce, un de ces hauts vitrages imités des châteaux classiques louis-quatorziens. Se saisissant d'une cravache qu'elle portait à la ceinture, Mieszca s'approcha en tapinois du pauvre insecte pris au piège. Sournoise tout autant que vive, elle l'écrasa d'un unique coup, avec cette promptitude qui l'avait caractérisée lorsqu'elle avait occis de sang froid la fausse marchande d'huîtres. Ainsi, son sang bleu atavique révélait sa nature : imbue de sa petite personne, quoique gracieuse, gâtée, capricieuse, ambitieuse, la Clarissima valait autant que ceux qu'elle venait de renverser et son caractère de fée démoniaque et trompeuse la rapprochait de sa jeune cousine (puisqu'elles étaient cousines, après tout) Martha-Ysolina. Nous ne pourrions mettre fin au règne de ces engeances qu'en instaurant un vrai régime démocratique, parlementaire et...républicain. Mais nous serions toujours pris en étau entre la réaction des nostalgiques de l'Ancien Régime et les partisans de la révolution marxiste. Tout à mon désenchantement, je cessai de m'intéresser à ce qui s'ensuivit : l'entrée des deux prisonniers du kapitanyi. Pourtant, j'aurais dû en être ravi puisqu'il s'agissait de Philibert-Zoltan et de Rupert Von Schintzaü en personnes! Tout odieux qu'ils m'apparussent, je ne les savais qu'à-demi responsables de mes tourments. Au nom de leur cause, de leur propre vision de la raison d'État, feu Mieszko et sa fille s'étaient servis de moi comme on se sert d'un cobaye ou d'une tranche de gruyère placée dans un appât à souris! Malgré tout, j'écoutai le dialogue irréaliste entre la souveraine et le Maréchal tombé de son piédestal.

Il commença fort bien. Nonobstant les liens qui l'enserraient, Philibert-Zoltan, notre ex Dom Juan national, cracha sur le fin minois de Mieszca Olganovna. Plus salope que jamais (excusez-moi de ce terme vulgaire), digne déjà d'une Catherine II sans pitié, la princesse répliqua à l'injure en trois temps : elle souffleta l'importun, cingla ensuite son visage de sa cravache de manière à ce qu'il y demeurât une balafre puis frappa l'ex maréchal et ministre des Affaires sérieuses en ses parties intimes en lui assenant un coup de talon de son pied droit. La princesse avait chaussé des bottes d'amazone. Puis, elle dit :

« Dégoise donc ton fiel, chien! Éructe ta haine tout ton saoul! La mort t'attend au bout! Mais au préalable, je te ferai châtrer avec ton complice de débauches! »

La teneur de cette réplique ne faisait que confirmer, ô combien, nous venions d'introniser une Reine Rouge d'Alice en puissance, une terrible Mademoiselle j'ordonne[1]. D'errances aux Enfers en errances aux Enfers, j'avais trouvé mon Eurydice, mais celle-ci avait cessé de me plaire.

Philbert-Zoltan, sous la douleur des coups, tenta de persifler, mais sa superbe s'était évanouie. Il ne put qu'ahaner puis balbutier tout en dévoilant un secret d'État jusqu'ici bien gardé :

« Vous...vous me rendrez compte de cette humiliation...Vous avez frappé votre prince-gouverneur...! »

Ainsi, il nous révélait la mort de son frère Jean-Casimir!

« N'ou...n'oubliez pas que vous vous adressez à votre oncle!

- Püschks! » Se contenta-t-elle de lui assener.

Sa haine incoercible de l'ancien pouvoir, par trop retenue, se déchaîna encore. Les coups de cravache se mirent à pleuvoir sur le maréchal déchu, qui d'oppresseur, devenait un martyr. Malgré ses contusions, sa face zébrée de sang, Philibert-Zoltan parvint à poursuivre :

« Mon frère est mort depuis tantôt un an, de causes naturelles. Afin d'assurer la continuité du gouvernement, j'ai caché son décès au peuple...Il ne fallait pas que Mieszko le sût. Nous procédâmes à l'embaumement de sa dépouille et la cachâmes dans le palais, en un lieu connu de nous seuls. Lorsque je dis nous, je sous-entend la police secrète que je dirige...

- Ou plutôt que tu dirigeais! Schmützfinkî![2] Éructa Mieszca Olganovna à l'adresse de Philibert-Zoltan. Sale schweinkô[3]! Tubabliynka[4]! Reçois ton juste châtiment! Tu as tué mon père! »

Elle ressemblait à une furie antique. Son visage, si doux et encore enfantin d'habitude, s'était durci, froncé. Lorsque notre nouvelle souveraine extirpa une dague damasquinée de son ceinturon ouvragé, je crus la dernière heure de Philibert-Zoltan venue : allait-elle oser faire justice elle-même?

Je n'eus pas le loisir d'en voir plus. Cette fois, toute la scène parut se fissurer en éclats multiple d'un miroir que l'on brise. Je devins moi-même un être-glace décomposé en des bris infinis alors que l'espace se rompait, se dispersait, retombait en un amas de morceaux de verre où plus rien d'autre n'était discernable. Je basculai dans un autre échelon du réel.

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Où suis-je à présent? Il fait plein jour, certes, et je distingue de vagues et monumentales formes. Je me trouve à l'extérieur de ce que je crois être une ancienne forteresse, un de ces forts érigés afin de défendre nos contrées chrétiennes contre les assauts de l'Empire ottoman. Je suis tel un de ces plongeurs remontant à la surface par étapes, franchissant une succession de paliers de décompression. Je suis...qui suis-je au fait? Arsa...Arsa quelque chose? Peut-être ai-je été victime d'un malaise tandis, qu'en touriste, je visitais ce site historique, ces fortifications d'un autre âge, ces témoins colossaux d'un passé révolu... Un mot me revient, mais j'ignore ce qu'il peut bien vouloir dire... Pelche, ou quelque chose comme ça. Le soleil décompose à nouveau cette scène ou cette séquence d'un film dans lequel je me suis enfermé. Nouvelle dispersion... Décomposition prismatique de la lumière et de ce lieu énigmatique à défaut d' être emblématique.

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Qui? Quoi? Où?

« Professeur Arsanov, réveillez-vous! Ils sont là! Les agents du... »

Ah! Oui! J'ai rêvé, bien sûr! Je suis le philosophe chinois se réveillant d'un songe où, devenu papillon, il rêvait qu'il était un homme...Figure classique! Je suis chez moi, dans mon appartement de M. Je reconnais entre toutes ma secrétaire, Natalia Blansky. Je viens de publier un article qui a fortement déplu au gouvernement et celui-ci m'en veut. Je suis installé dans mon lourd fauteuil, dans mon appartement sombre, dans ma bibliothèque regorgeant d'ouvrages savants, médicaux, et je...

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Tout est devenu pulvérulent, d'un seul coup, et un souffle, nullement divin, à fait s'envoler cette poudre. Je suis attaché. Sur une table d'opération, rugueuse. Ils sont à mon chevet. Des monstres! Des monstres hideux masqués! Cinq yeux, des pinces, une bouche-tuyau! Ils ont un corps blanc, de ver, annelé, dégoûtant tellement il est luisant et gélatineux, mou... Des hommes-insectes, des larves ou plutôt, des plantes carnivores humanoïdes hybridées à des insectes à cause de la pince-bouche-tuyau... Ils m'ont enlevé! Je suis leur prisonnier. Ils effectuent des expériences sur moi, fruits d'une science prohibée. Je vois plein de seringues ; l'une des créatures non-humaines approche une de ces aiguilles effilées de mon bras droit. Les pinces cliquettent avec frénésie. Ces horreurs communiquent entre elles... Elles se délectent de mes souffrances! L'injection! Non! Non! Niet!

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« Camarade commandant! Tovaritch Pavel Pavlovitch! Le prisonnier n° SZ 350 est mort! Il n'a pas supporté l'expérience! »

Aux mots de son subordonné, le commandant Fouchine se lève de son bureau glauque dont un des murs porte, encadrée, bien en évidence, la photographie glorieuse d'un petit père en uniforme de maréchal, aux moustaches débonnaires et au regard rusé.

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Un affreux téléphone noir, un de ces antiques combinés à cadran rond, trône au milieu d'un fouillis de dossiers dactylographiés en caractères cyrilliques. L'homme est blond, le cheveu rare, d'une taille médiocre. Il paraît bien falot, mais ne vous y fiez pas! Il prend la parole :

« Nous allons rendre compte, en termes mesurés, cela va de soi, de notre malencontreux échec. Le rapport que nous allons concocter à l'adresse des colonels Paldomirov et Diubinov fera mention de l'efficience de la drogue tout en soulignant que c'est le cœur du cobaye qui n'a pas résisté. Autrement dit, il nous faudra revoir à la baisse le dosage de cette drogue de vérité qui un jour, croyez-moi, nous sera fort utile contre les espions amerikanskis.

- Excusez-moi, camarade commandant. L'emploi du peyotl dans la composition de la drogue se justifie-t-il toujours après cela?

- Plus que jamais, camarade capitaine! Le Petit Père des Peuples l'a exigé! Nous appliquons les directives officielles, signées du camarade Beria en personne! »

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Un temps de silence puis Fouchine reprend :

« Dites-moi, tovaritch capitaine, dans quelles circonstances a-t-on découvert que SZ 350, autrement dit Abraham Abramovitch Arsanov, était mort?

- Nous l'avons trouvé dans sa cellule, affalé sur une table, la tête reposant sur un carnet dans lequel il avait noté...

- Les aveux que nous voulions lui extorquer grâce à l'expérience?

- Nada, camarade commandant!

- Ce carnet, où-est-il?

- Le voici, camarade Fouchine! »

Pavel Pavlovitch Fouchine se saisit d'un calepin relié en cuir que lui tend le subalterne et le feuillette.

« Des délires sans queue ni tête, rien que des délires.... Diable! Tiens, quel drôle de nom, à ce passage : Fu Qin! Arsanov aurait-il eu des accointances avec nos camarades chinois? Sous l'effet de la drogue, loin de dévoiler sa culpabilité, ce maudit Arsanov s'est bâti tout un monde intérieur, imaginaire, qu'il a consigné sur ces feuilles!

- Si vous pouvez m'excuser, mon commandant! J'ai...je me suis permis d'en lire quelques extraits...

- Hé bien?

- Il y a un sigle mystérieux qui revient sans cesse dans ces notes alambiquées quoique poétiques parfois, et presque à chaque page...GOL, GOL, GOL.... Golem peut-être... Arsanov était juif et faisait partie de ces satanées blouses blanches que nous devions mettre hors d'état de nuire. Dans son texte, il niait sa judéité, l'attribuant à d'autres protagonistes imaginaires de son délire. Il manifestait aussi des sentiments amoureux fort troublants pour une jeune fille rousse.

- Olga Magdalena, sa propre fille, assassinée à dix-huit ans par les SS de l' Obersturmbannführer von Kulm.

- Vis à vis d'elle, Arsanov semblait éprouver un penchant de vieux bouc incestueux! De même, il a employé des termes révélant ses connaissances de médecin tout en affirmant qu'il ne l'était nullement.

- Un déni de la réalité provoqué par les effets hallucinogènes de la drogue, c'est tout! Conclut Fouchine sèchement tout en refermant le calepin.

- Mais le sigle, les initiales GOL?

- Il faut les séparer pour que tout devienne intelligible. G, O, L....Glavnoie, Oupravlenié, Lagereï... mots que nous, communistes, employons plus communément de manière abrégée : goulag... »


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Christian Jannone.



[1] En français dans le texte.

[2] Salaud

[3] Porc

[4] Intraduisible car très grossier.