dimanche 29 novembre 2009

Aurore-Marie de Saint-Aubain et Deanna Shirley De Beaver de Beauregard

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Au cours de l'année 1887, alors qu'elle mettait la dernière main à ses « Iambes gnostiques », notre émule de Sapho fut tourmentée par une nouvelle lubie : elle souhaitait ardemment que l'on portraiturât l'amie imaginaire. Cette idée fixe hanta tant Aurore-Marie qu'elle en perdit le sommeil. Elle devait s'enquérir du portraitiste idéal, celui qui parviendrait, sous sa direction, à représenter exactement celle qui n'existait apparemment qu'à titre virtuel, à travers la psyché : Deanna, l'alter-ego qu'elle connaissait, ressentait, dont elle éprouvait presque la douceur du contact des mains et des joues, comme si elle eût été sa sœur jumelle.
Madame de Saint-Aubain adressa force missives à ses plus grands amis afin qu'ils lui recommandassent le meilleur peintre à même d'atteindre ce fol objectif : Stéphane, Joris-Karl, Charles, Paul...tous, sans nulle exclusive, furent sollicités. Aurore-Marie s'impatienta plus que de raison, marquant son attente des réponses d'une anxiété fébrile, au point qu'elle en négligea de vaquer à ses affaires courantes, au grand dam d'Albin qui ne comprit aucunement pourquoi sa tendre épouse oubliait ainsi ses devoirs mondains. Elle n'était point cuistre : seulement, elle croyait savoir que tout, ici-bas, passait par trop vite, et elle ne pouvait se permettre de gaspiller ce temps si précieux jusqu'à ce qu'elle fût en l'état d'une défunte infante espagnole du siècle de Velasquez, exposée en sa rigidité cadavérique sur un catafalque mortuaire à baldaquin alourdi de brocart, de velours et d'autres tissus damassés somptuaires de la teinte du deuil.
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Madame de Saint-Aubain pressentait que sa vie serait courte. Elle connaissait sa santé fragile, ses fausses couches, la grave bronchite dont elle avait souffert en 1883, l'année de ses seulement vingt ans, la clouant au lit pour trois mois. Elle harcelait son médecin, le professeur Maubert de Lapparent, par ailleurs éminent physiologiste et spécialiste de l'obstétrique. Elle exécrait la fuite des jours. Elle s'imaginait dans quelque ruine romaine, par exemple, en l'exèdre d'une basilique, perdue dans ses pensées philosophiques, dans un syllogisme socratique, dans une spéculation exégétique abstruse sans commencement ni fin, tel un Ouroboros, méditant sur l'absurdité de sa mort. C'était pourquoi elle accumulait montres, oignons, pendules, clepsydres et vieilles horloges.
Enfin, les lettres de réponses parvinrent en ses petites mains. Dans sa hâte enfantine, ses doigts opalescents d'ondine déchirèrent les enveloppes, sans qu'elle prît la peine d'utiliser le coupe-papier au manche de nacre, d'ivoire et de vermeil, qui reposait négligemment dans une coupe surchargée imitée des émaux de Bernard Palissy posée sur une crédence. Aurore-Marie pensait que ces papiers lui apporteraient une satisfaction nonpareille. Il n'en fut rien : chaque correspondant contredisait son collègue, qui proposant Régamey, qui Gervex, qui Bonnat, qui Fantin (auquel elle ne voulait aucunement avoir affaire tant ce dernier porterait à sa souvenance les fâcheux événements de 1877 qui avaient irréversiblement altéré sa santé mentale), qui Gérôme, qui Besnard,
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et j'en oublie. La baronne de Lacroix-Laval n'y comprit mie. Cela la troubla si intensément qu'elle se surprit à chiffonner puis lacérer rageusement ces lettres, jusqu'à ce qu'elles ne fussent plus que lambeaux infâmes entre ses pattes félines. Elle jeta par terre ces débris, réduits désormais à des fragments quasi papyrologiques dont nul paléographe n'eût voulu. Aurore-Marie allait-elle boire le calice de sa folie mystique jusqu'à la lie? Comment! L' Aimée, l' Adorée potentielle, qu'elle rêvait de voir se faire chair, tel le Logos de Jean et de Cléophradès, son hypostase sœur, s'avérait aussi irreprésentable picturalement que l'interdit iconique coranique? Elle fut d'humeurs peccantes, se refusant à l'expiation de son infantilisme obsessionnel. Sa souffrance piaculaire fut des plus pernicieuses, l'accablant tant que des érythèmes envahirent sa belle peau veloutée, suivis de symptômes d'étouffement, de palpitations et d'une toux sèche. C'était comme si elle avait goûté à un venin extrait d'une fève de calabar, à un de ces poisons exotiques renfermé dans les graines d'un physostigma. Aurore-Marie préféra s'allonger sur l'ottomane pour le reste de ce regrettable après-midi.

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(Deanna Shirley est prisonnière d'Aurore-Marie)
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Lorsqu'elle daigna retrouver ses esprits, l'apprentie star cligna des yeux, comme si une luminosité d'exception l'eût frappée en plein visage. Or, une relative obscurité baignait le lieu où elle émergeait. L'effet du chloroforme prit tout son temps pour s'estomper ; et les hommes de main de notre poétesse n'avaient nullement été chiches sur la quantité du produit somnifère. Deanna Shirley eut pour premier réflexe de se tâter. Elle éprouva une première surprise : notre Anglaise se découvrit libre de ses mouvements. Ni liens, ni bâillon, ni poire d'angoisse. A cette première singularité s'additionna une autre bonne nouvelle. Le constat de Deanna s'avéra positif : ni meurtrissure, ni traumatisme, ni hématome. Sa pâmoison n'était point le résultat d'une chute accidentelle mais d'une tierce intervention nuisible. Il s'agissait d'un kidnapping. Or, on avait pris des précautions pour qu'elle ne se blessât point parce qu'on tenait à elle. On voulait la ménager pour ne point dire la choyer. Ce on l'aimait!
La souvenance des derniers événements avant l'absence remonta en son cerveau encore embrumé. Une odeur florale incertaine montait à ses narines mais elle ne pouvait s'arrêter sur sa provenance : exhalaison d'un bouquet, quelque part dans cette pièce inconnue, ou parfum dont elle-même aurait été enduite, postérieurement à son fâcheux rapt?
« La partie de chasse.... La duchesse...Oui...What a pity! J'ai failli une fois de plus à ma mission! Daniel va me passer un de ces savons! »
En inspectant ses membres, elle venait de constater au toucher une différence de texture d'avec sa toilette de chasse au fusil dans les étoffes constituant ses vêtements. Elle se retrouvait en cheveux ; toutefois, le familier ruban de petite fille en soie vieux-rose qui agrémentait son innocente blondeur d'une touche ambiguë n'avait point été ôté parce qu'il constituait aux yeux de sa ravisseuse (la duchesse? La poétesse? Marguerite?) un élément sine qua non de son irrésistible beauté.
Deanna y voyait mal mais elle percevait une vague clarté qui tentait de s'insinuer à travers quelques fentes dont elle ignorait pour l'instant la nature. L' enténébré local de sa captivité lui paraissait pour l'heure peu engageant, quoique le siège capitonné sur lequel la frêle Britannique avait repris ses sens fût des plus moelleux.
Quand, après un laps de temps indéterminé, elle parvint à s'accoutumer à cette pénombre, DS De B. de B. renouvela ses tâtonnements corporels et écarquilla ses orbites au summum de ses possibilités. Elle comprit, enfin! On l'avait changée et parfumée! Et cette entêtante fragrance, aussi agréable qu'elle fût à de raffinées narines, n'était autre que celle de la violette. DS embaumait donc la violette comme une cocotte de luxe, ou plutôt, comme si elle eût été un de ces animaux de compagnie de vieilles ladies anglaises, un de ces pets, chats, chiens, chinchillas ou autres!
Notre jeune britannique se leva, attirée, telle l'aiguille d'une boussole, par les rais de lumière diurne filtrant à travers ce qu'elle identifia comme de traditionnelles persiennes en bois. Mademoiselle de Beauregard sentit sur ses doigts la sensation tactile caractérisant un rideau de tussor. Elle le tira, découvrant des persiennes intérieures d'une teinte marron glacé : nouvelle singularité! Des fenêtres inversées : vitres d'abord, volets ensuite! Quel architecte fol avait-il eu l'audace de concevoir de telles ouvertures? Deanna Shirley saisit la poignée et dévoila le pourquoi de cette fenêtre si étrange tandis qu'un jour jà avancé pénétrait dans la pièce, éclairant des aîtres cossus, au confort ouaté, presque lascif, meublés à foison de bibelots, de mignardises précieuses et autres babioles bien féminines. Il n'y avait aucun loquet qui permît d'ouvrir grands ces vitrages. Deanna, si menue qu'elle fût, tenta sans succès de fracasser les vitres en utilisant sa chaise Napoléon III qu'elle brisa au risque de se faire grand mal et d'alerter sa geôlière! La matière de ce vitrage était d'une dureté adamantine, incassable, trempée comme quelque acier inoxydable! Une texture inconnue sortie d'un laboratoire de l'avenir que rien ne pouvait rayer ni a fortiori fissurer. La matière était de l'hawkingium renforcé. Seul Kulm en connaissait le secret. Il en avait fait équiper toutes les fenêtres du château de Bonnelles afin de prévenir une attaque des Allemands, en fait d'ennemis futurs équipés de fuseurs!
Car c'était à Bonnelles que Deanna Shirley était présentement captive!
Haletante, découragée par tant d'efforts vains, la comédienne observa l'extérieur : la pièce donnait sur une sorte de douve revue et corrigée et, plus loin, on remarquait une allée ombragée bordée de mélèzes et de bougainvillées en pleine floraison
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sans omettre un de ces fameux bassins aux colossaux nénuphars dans le style de ceux de Kew gardens.
Deanna se résigna à la prochaine venue de sa geôlière : elle avait produit trop de vacarme pour que ses gardiens ne s'alertassent point d'un tel charivari! En attendant, la miss se contenta d'un inventaire de sa prison dorée. Elle remarqua une coiffeuse à la psyché tentante, par ailleurs encombrée de vaporisateurs à parfum avec leur fameuse poire, de brosses et de poudriers en nacre et en laque. S'approchant, elle s'ébaudit à son allure : notre star apparaissait dans la glace plus Bébé Jumeau que jamais avec sa robe débordante de dentelles et de padous, l'énorme nœud cramoisi qui ornait son derrière, l'organdi, le satin, la mousseline, les pantalons de lingerie tombant jusqu'à ses pieds, comme si elle eût incarné une Coppélia de 1840 et ses chaussures vernies inconfortables qui lui prodiguaient des ampoules malvenues et l'endolorissaient! De plus, avec ses joues poudrées excessivement de rouge, elle était encore plus caricaturale qu'un modèle juvénile de Renoir, ces fameuses filles de Catulle Mendès,
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cette célèbre petite rousse à l'air grave qui avait pour nom Irène Cahen d'Anvers et d'autres fillettes encore! Elle comprit : c'était Aurore-Marie qui l'avait enlevée et parée, pomponnée, chouchoutée à la semblance de ce qu'il fallait bien appeler un Bébé anglais, allégorie péripatéticienne des plus inconvenantes dont certaines créatures des boxons les plus courus se faisaient les spécialistes pour des clients espéciaux, généralement de lubriques et fort honorables messieurs d'un certain âge portés sur les tendrons et ce que l'on ne nommait plus alors les nymphettes! Bref, DS n'était plus qu'un joli jouet dans les mains d'Aurore-Marie et, craignant qu'il lui arrivât quelque chose de dangereux pour sa réputation, l'actrice se désespéra du secours de Louis Jouvet, Craddock et consort.
S'appuyant sur l'accoudoir d'un des sièges d'une boudeuse Second Empire capitonnée vert bouteille, elle commença à sangloter et à émettre des plaintes dans la langue de Shakespeare. Elle ne fit plus cas des brimborions qui l'entouraient, tous inutiles à ses yeux, bien qu'ils traduisissent une futilité féminine exacerbée. Elle se moqua des toupins et des gloutes rustiques que la duchesse d'Uzès avait entreposés là en compagnie des petits vases de Saxe ou des faïences fines Wedgwood de la fin du XVIIIe siècle, d'une glaçure blanche plus étincelante que la porcelaine authentique.
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Elle ne s'émoustilla point à la vue d'un paravent de soie représentant des grues cendrées, œuvre véridique datant de l'Empire Song. Elle se ficha comme d'une guigne du bouquet d'asparagus, de pétunias et de cyclamens émergeant d'un Sèvre d'un bleu de lapis-lazuli.
Enfin, la pauvre femme congestionnée par les larmes perçut un bruit de clefs : toute à son chagrin de petite fille gâtée et contrariée, Deanna Shirley n'avait même pas pensé à s'enquérir de la porte de la pièce, sorte de boudoir réservé aux hôtes captifs spéciaux!
Aurore-Marie fit son entrée solennelle, belle à couper le souffle dans sa robe gris souris de pongé, de velours et de bengaline à la conséquente tournure d'un bleu pétrole presque noir, un oignon en sautoir, une châtelaine à la taille d'où pendaient de fins ciseaux d'argent, ses longues boucles anglaises d'un blond doré foncé cascadant sur ses épaules et ses grands yeux d'ambre jaune illuminés par un ravissement non feint. A son cou chétif, un camée de cornaline au profil de Minerve. Madame la baronne s'était également parfumée, mais elle avait opté pour une subtile fragrance de muguet, parfaitement appropriée à la saison, au joli mai qui courrait bientôt vers son achèvement.
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« Pourquoi vous en prendre à moi? Jeta Deanna avec son accent Oxbridge inimitable.
- Parce que tu es moi, et que je suis toi! Répliqua tout de go la poétesse, plagiant ouvertement Montaigne. Deanna, tu es mon double! Et je t'aime comme je m'aime! »
L'actrice, interloquée par cette choquante confession à la fois narcissique et saphique, ne put riposter. Ses yeux étaient gonflés par les pleurs, et Aurore-Marie, qui voulait consoler et choyer sa victime préférée s'approcha d'elle de son pas mutin prodigué par des bottines pointues aux guêtres vieil ivoire.
Deanna Shirley eut tôt fait de remarquer que la fluette poétesse était par trop émotive. Madame la baronne, non seulement ne parvenait pas à réprimer, à réfréner l'empourprement presque instinctif de ses joues jà purpurines à l'ordinaire, mais en plus, elle paraissait souffrir comme une asthmatique puisque des halètements d' essoufflée parvenaient aux oreilles de la star. Les poumons de cette jeune femme étaient atteints par une pathologie morbide et son abus de drogues (opium et laudanum) avait sur cet organisme souffreteux des conséquences fâcheuses auxquelles il eût fallu ajouter la propension de suivre jusqu'à l'excès la mode de la taille de guêpe. Cette minuscule blonde à l'ovale d'elfe, encore plus menue qu'elle même (n'était-elle pas, justement, sa caricature miroir et mignarde?) se targuait d'une silhouette de fillette de douze ans et, souhaitant la conserver quel qu'en fût le prix, abusait du corset malgré son anatomie le rendant inutile, exigeant de la pauvre Alphonsine qu'elle le serrât jusqu'aux prodromes de l'étranglement.
Aurore-Marie s'agenouilla aux pieds de la jeune Britannique dont elle saisit les mains, et, entre deux spasmes, lui murmura quelques mots d'affection, prélude à une explication de ses plans machiavéliques.
Par delà une ressemblance relative partagée avec notre Anglaise, c'était une habile combinaison entre une fragilité touchante mais réelle et une ingénuité factice qui conférait à Aurore-Marie cette ruse supérieure grâce à laquelle elle parvenait à séduire les deux sexes, à se faire tantôt plaindre, tantôt aimer et à emberlicoquer la gent masculine. Sa tromperie innée lui permettait de faire mouche à tous les coups. DS résisterait-elle aux suppliques de la maladive enfant de vingt-cinq ans?
« Columba mea! Commença Aurore-Marie, citant le Cantique des cantiques dans la vulgate. Si tu l'acceptes, tu deviendras ma Cléore, cette encor dans les limbes héroïne à laquelle je rêvais déjà en mes primes années! Tu es mon modèle, mon adorée, ma muse, mon double, ô jumelle merveilleuse! J'ai décidé de prendre ta place, ne t'en déplaise... me vêtir à ta semblance ne me gêne aucunement! Fillette suis, et je m'en accommode! »
Deanna Shirley tenta de faire valoir ses droits, ce qui, pour madame la baronne, ne fut que pures arguties creuses.
« Euh, my lady, dit-elle d'un ton snob, flatteur et minaudant, c'est que...vous me retenez ici contre mon gré...
- Foin d' ergoterie, ma chérie, la coupa la femme de lettres. Tu n'auras pas à te plaindre de ta captivité, aussi répréhensible qu'elle te semble, puisque nous t'assurons le gîte et le couvert! N'as-tu pas remarqué ce joli petit lit préparé à ton intention, au fond du boudoir? Tu as même droit à l'éclairage avec cette mignonne lampe à pétrole! Tu ne vas manquer de rien!
- Er...I...Je doute que Madame de Rochechouart de Mortemart accepte cet état de fait. Duchesse ou pas, elle risque la prison tout comme vous! Et Daniel viendra me délivrer!
- Ce Daniel, toujours son nom dans ta bouche délicate! Fulmina Aurore-Marie, les joues pivoine. C'est à croire qu'il a plus de puissance que moi! Je suis la Grande Prêtresse des Tétra Épiphanes, tout de même, et tout le monde m'obéit...Kulm itou!
- I'm sorry, but...Vous êtes encore plus immature que moi!
- Pas de quitterie, ma Deanna! Nul ne doit douter du Pouvoir que ma chevalière me confère! S'il te faut une démonstration...
- Madame la baronne, aussi jolie que vous soyez, vous m'apparaissez pire que la plus capricieuse des petites filles gâtées! »
Aurore-Marie esquissa un geste de colère. Deanna Shirley crut qu'elle allait diriger sa bague contre elle et l'utiliser comme si elle eût eu les propriétés d'un fuseur de garde de la sécurité Kronkos. Elle l'empoigna au bras gauche, celui qui dirigeait tout.
« Aïe! Ma blessure! J'ai grand mal! Gémit-elle.
- Excuse me, my lady! Dit DS, un peu ironique. J'ignorais que vous souffriez encore! Du fait que vous vous êtes présentée à moi sans votre bras en écharpe, je vous ai crue guérie des conséquences de votre duel avec cette pauvre madame de La Hire!
- Tu fais preuve d'un peu de commisération, ma poupée, et c'est bien ainsi! Une pauvre fœtus lady comme moi ne cicatrise pas en un jour de l'éraflure d'une balle de pistolet! »
Des larmes perlèrent sur les joues de porcelaine de Madame la baronne qui toussota. La crise qui survint était autant physiologique que passionnelle. La position de Deanna Shirley en devenait gênante : elle ne savait plus s'il fallait se réjouir de la faiblesse insigne de sa geôlière ou, dilemme aigu, secourir une jeune femme quinteuse dont l'étisie était plus pathologique que due à un régime amaigrissant excessif comme le proposaient les magazines américains des années 1930 se targuant de nutritionnisme et dont l'idéal féminin s'incarnait dans les soi-disant corps parfaits de Greta Garbo et de Marlène Dietrich! DS ne pouvait pas les piffer! Elle choisit de plaindre Aurore-Marie, tombant aussitôt dans son piège, n'ayant pas compris que la poétesse savait user à dessein de sa mauvaise santé!
« My poor lady! Voulez-vous que je vous aide? Souhaitez-vous que j'appelle Madame d'Uzès afin qu'elle demande un médecin?
- Inutile...J'ai...j'ai consulté Maubert de Lapparent, mon docteur personnel à Lyon, voilà tantôt vingt-cinq jours avant de venir ici... Il m'a ausculté car je lui avais fait part de mes craintes touchant à la phtisie... Il m'a juré que je n'avais rien encore...
- Vos joues sont écarlates et luisantes, Madame! Il faut vous soigner! Voudriez-vous que je desserre votre corset? Vous risquez la congestion! Je pense que votre médecin est un fieffé menteur et qu'il vous ménage pour ne pas vous alarmer. Je suis sûre que votre mal a dépassé le stade de la primo infection! Ah, si seulement la radio était inventée! Il s'en faut hélas d'une décennie!
- J'avoue...je souffre de suées nocturnes et j'ai grand mal à la poitrine... j'ai souffert d'une grave bronchite il y a cinq ans et j'ai eu deux fausses couches... Deanna, aide-moi! »
Une nouvelle quinte, plus forte, fut suivie d'une expectoration dans le mouchoir de batiste de la baronne. Aurore-Marie s'effraya et fut prise d'un accès de faiblesse.
« Ciel! Une hémoptysie! » Criailla-t-elle avant de tomber en syncope sur la boudeuse. Deanna Shirley, décontenancée par ce malaise dit vagal dont Aurore-Marie était coutumière, fut contrainte de la ranimer selon la méthode propre aux secouristes du XXe siècle à défaut d'un flacon de sels typique du XIXe siècle. Autrement écrit, elle se contraignit au bouche à bouche, au risque de contracter elle-même les bacilles tuberculeux de la pauvre enfant. L'ambiguïté de sa position la fit rougir, tant elle était perturbée par les penchants troubles que la poétesse manifestait envers elle et d'autres créatures encore plus juvéniles! Une telle déviance (pourtant, Madame était mariée à un homme charmant, assez handsome, par ma foi – à ce qu'elle avait pu en juger à la gare de Perrache, avant d'embarquer pour Paris avec ce faraud de Saturnin - et elle avait une petite fille!) l'importunait fortement mais elle se souvint que Marlène et Greta étaient aussi les deux quoiqu'elles ne s'intéressassent qu'à des personnes adultes!
« Shit! Jura-t-elle! J'ai affaire à une bi ou à une timbrée! Une nymphomane dans le sens originel du terme avant que le sens du mot ne s'inverse! »
Aurore-Marie revint à elle, surprenant Deanna en train de lui caresser ses cheveux, très longs, très doux, très soyeux, qui dégageaient une suave fragrance d'eau de rose! L'actrice avait l'impression d'épouiller un ouistiti! La baronne murmura :
« Merci, ma mie! Sache que jamais je ne me suis coupé cette mirifique et nonpareille parure! »
DS souffla : elle crut vivre une scène scabreuse d'un de ces romans victoriens lesbiens qui avaient circulé autrefois sous le manteau, dont son sinistre beau-père possédait quelques exemplaires qu'il s'amusait complaisamment à lui montrer!
Aurore-Marie voulut mettre à profit ce voluptueux moment engendré par les jouissives caresses auxquelles ne manquaient que brosse et peigne pour parfaire son plaisir. Elle pensa Deanna Shirley mûre et crut bon d'aller de l'avant. Encore eût-il fallu, pour assurer la réussite de son plan, qu'elle renonçât à son assuétude à l'opium. Au contraire, la perverse jeune femme proposa à Deanna de partager son vice. Le château de Bonnelles, sur sa demande, avait été approvisionné de ce poison. Deanna Shirley connaissait plusieurs acteurs drogués et alcooliques dont la carrière avait sombré. Elle qui faisait semblant de fumer dans les films, où, incidemment, il lui arrivait d'allumer une cigarette, ne voulait aucunement goûter à ces paradis artificiels baudelairiens, plus pourvoyeurs de frustrations blasées que d'un quelconque Nirvana ou schibboleth.
« Non, c'est catégoriquement non! Jeta-t-elle à l'adresse de son amoureuse transie au suppliant regard. Vous faire passer pour moi afin de jouer un tour pendable à Daniel, soit! Je suis plus dans son équipe par accident, à cause du refus spécieux de ma sœur Daisy Belle, que par pure conviction! Mais profiter de ma captivité pour me pervertir et me rendre opiomane, je m'y refuse, my lady! »
Aurore-Marie réagit par la pleurnicherie. Elle commença par rappeler les tristes morts de sa maman et de son papa. Une orpheline de quatorze ans, cela en jetait dans le mélodrame! Puis, elle se dit que la sensibilité féminine de Deanna Shirley n'obérerait pas une certaine réceptivité à sa poésie, en plus de l'empathie innée qu'elle éprouvait visiblement pour une menue blondine souffrant d'un début de consomption, de mal du siècle, qui possédait les plus beaux yeux et les plus coruscants cheveux au monde, les plus doux, les plus longs, les plus proprets, les plus soyeux, les plus parfumés, les plus...n'en jetons plus!
Notre nouvelle Eléonore, notre baronne de Lacroix-Laval, notre Marie-Madeleine à la semblance de celle de Bellini, se jeta dans le périlleux exercice de la séduction intellectuelle et artistique, en commençant à psalmodier ses vers selon elle les plus beaux, les plus esthétiques, pour lesquels la critique (officielle, cela s'entend), avait fait preuve d'un unanimisme rare! Tout le reste ne serait que pure intellection!
Toute à ses cogitations psychologiques dignes d'un roman de son ami Paul Bourget, tandis que notre star continuait de lisser sa coiffure tirebouchonnée d'or blond-roux miellé et cendré, Aurore-Marie songea aux conséquences funestes de sa passion irraisonnée.
Il n'était à l'évidence pas question que cette séduction allât jusqu'à l'irréparable. La passion de la baronne envers sa « jumelle », aussi irrépressible qu'elle fût, cette tentation pour la volupté et les transports ardents, se devait, ô, paradoxe, de demeurer pure, sans tache, platonique quoique brûlante! Aimer l'adorée avec le cœur et non avec le corps! Gageure! Aurore-Marie n'était point une Valtesse vérolée couchaillant avec celles qu'elle formait au plus vieux métier du monde. Probité et pudeur, tels seraient ses mots d'ordre...jusqu'à la réussite de l'expédition d'Afrique, la fabrication de la bombe tétra-épiphanique et la victoire contre l'Allemagne! L'entêtante voix de cet être, adversaire inconnu de Daniel Wu (son négatif?), semble-t-il immatériel, qui l'avait aidée en lui fournissant gracieusement le codex de Sokoto Kikomba, clé de ses plans grandioses, retentit une nouvelle fois à ses oreilles :
« Vas-y, c'est dans la poche! »
Alors, elle récita!
Elle opta pour commencer, mise en bouche émouvante, pour la poignante « Imploration en forme de thrène à un amour perdu » de 1882, composée en souvenir de Charlotte Dubourg!
Jouvencelle gravide à la rose sanglante,
De tes entrailles vives, de ta soie utérine,
L' Éruption génitrice que la vestale enfante
Surgit lors de la nymphe à la peau purpurine!

Charlotte! Sens donc la mort frôlée par le camélia blond!
Virginité perdue, musc, vétiver, qu'à la belle dryade,
Oppose la promise à l'égide, à l'ombilic oblong!
Entends-tu encor la pythonisse, la fameuse Annonciade?
Au bosquet de Délos, la cycladique sylphide en marbre de Paros
Te supplie, ô Charlotte, fille aimée d' Ouranos
Afin qu'en sa maternité elle la prenne en pitié
Tel l' hydrangea céruléen s'épanouissant libre de toute contingence,
Repoussant dans les limbes l'avorton de l'engeance,
En accueillant dans le giron des dieux ce symbole d'amitié!

Asparagus à l'ivoirin pistil! Imposte de béryl!
Incarnat de la blonde d'albâtre aux boucles torsadées,
De Charlotte ma mie qui par trop musardait
Vêtue de sa satinée mante parmi l'acanthe où gîte l' hideux mandrill!
Dorure de la nef en berceau où la mandorle de Majesté
M'apparaît solennelle, en sa Gloire romane et non plus contestée!
Inavouée passion, Dormition chantournée de Celle qui n'est plus!
Charlotte, ma virginale mie, sais-tu ô combien tu me plus?
Charlotte! Platonique égérie s'effarouchant à l'orée des manguiers où fleurit la scabieuse,
Tu me suis par delà le péril des syrtes, de la noire frontière, telle une ombre précieuse.

Mater Dolorosa, prends pitié de l' Impure
Dont le douloureux ventre rejette le fruit mûr!
Au sein de la matrice en feu pousse alors l'aubépine!
Parturiente blessée, meurtrie, je souffre en ma gésine.
Charlotte! Une dernière fois, Charlotte, fille de Laodicée,
Reviens-à moi! Rejoins-moi, pauvre muse, en ma Théodicée!
Implore donc Thanatos, ô mon Enfance à jamais enfuie!
Charlotte, astre de mon cœur, vois donc les larmes d'Uranie!
Traverse le Tartare, encor, encor, n'attends pas le tombeau!
Mon Artémis! Amour premier lors perdu pour toujours...adieu ma Rose en mon berceau!

Comme les prunelles de notre trop sensitive Anglaise s' humidifiaient déjà, Aurore-Marie accentua son attaque en enchaînant une nouvelle mélopée raffinée : la « Méditation botanique » écrite en 1884 qui avait reçu les éloges de Catulle Mendès, de Jean Lorrain et de Leconte de Lisle, tellement ce poème s'avérait lascif, dolent et décadent!
A l'ombre des sycomores quand fraîchit l'air du soir
Lorsque dort l'abeille vient le papillon noir
S'abreuver du nectar alors que je repose
Sur le vieux banc de grès, méditant près des roses.
Le luminaire de Séléné éclairait mon visage.
Sylphide égéenne descendue des nuages
En ce jardin suspendu, œuvre de Sémiramis
Exhalant mille senteurs dont se sustente l'astome
En massifs de magnolias, se croyant Adonis,
Tandis que je m'endors, languide, à peine prise en mon somme
Sommeil de la blonde, mortifère torpeur par la nue habitée
Ivre des mille parfums d'Ispahan, ô iris agité!

Adonc le vent nocturne évoque en moi toutes les fleurs.
Épuisée par l'air moite, je pense aux grappes de l'Algarve portugaise,
Aux fiers pélargoniums, abritée des ardeurs brûlantes, ô mes pleurs!
Bégonias, pensées et capucines, bouquets surgissant de la glaise!
Ô satiné philodendron! Érigéron, beau chrysanthème, bouquet de simples!
Dolente fille de porcelaine en ses atours amples!
Campanule et tulipe batave! Mon caducée, ô, messager des dieux!
Par Hermès trismégiste, célébrez ma beauté, mes joues érubescentes!
Oyez mes pleurs, en ces jardins de l'Alcazar aux lierres chlorophylliens si vieux
Que le sage Démosthène, tout à sa philippique
Ne vit pas en mon être la muse évanescente
Qu'il fallait célébrer aux champs élyséens, par lauriers olympiques!

Ô sages forsythias, agripaumes, lycopodes
Du monde originel aux antiques arthropodes
Surgis de l'eau, du Rien, de l'antédiluvien,
Peupler Gaia, l'exubérante sylve sinople
Des âges carbonifères et des pays permiens!
Primitive salamandre, fille du feu, ô nymphe d'Andrinople
Sise en l'arboretum, née de l'onde, de la conque, de la fougère pourprée!
Naissance d'Aphrodite, ô mon divin Sandro, bella donna sempre!
En Aulide, Iphigénie, au Taurus, fière Europe captive,
Ma tragique vie de souffrances voit en vous mon salut, ma passion exclusive!

Prise à ce jeu dangereux, Deanna Shirley, après un « What a beauty! »larmoyant, se surprit à murmurer, dans le texte, mais avec cet accent delightful dont elle ne pouvait se départir, « La rose ptolémaïque » monorime de 1879!
Le suc au doigt blessé du grain d'ampélopsis
Par l'amuïssement fortuit des novices d'Eleusis
Dégoutta de la trémière rose aux pétales blancs du lys.

Pétrarque renaissant, muse de Volubilis!
Ménade qu'en Agrigente lors voué à Myrtis,
L'épigone de Scopas modela pour Isis!

Péléen volcan, lapilis qu'aux rives de Thétys,
Emplirent les cinéraires urnes fleuries d'amaryllis!

Belluaire thébain, esclave de Sérapis!
Quête encor avec moi les larmes d'Anubis!

Sacrifices opimes qu'à l'ombre de Némésis,
Les dieux oubliés reçurent du grand Aménophis!

Roi des rois, retiens le bras vengeur occulté en l'ophrys!
Préfère en moi la Vie, blonde rose de Nephtis!
Belle d'entre les belles, goûte encor avec moi à l'iambe d'oaristys!

C'était à croire que miss De Beaver de Beauregard saisissait parfaitement le double sens sexuel de ces vers à l'érotisme subjacent! L'effet en fut des plus émollients sur la rêveuse baronne qui, toujours allongée sur la boudeuse verte, le regard vague, la tête à la lourde chevelure reposant contre la poitrine de la comédienne, se mit à téter comme un poupon et à sucer son pouce, régression symbolique s'il en fût! DS avait caché à Daniel qu'elle connaissait quelques poésies d'Aurore-Marie, dont celles traduites par Oscar Wilde,
http://mysesquipedalian.files.wordpress.com/2009/05/oscar_wilde.jpg
car elles existaient dans la piste temporelle d'où elle provenait et elle les avait lues avec assiduité depuis ses treize ans! La traduction wildienne du thrène de tantôt, parue en 1887, n'était pas des plus réussies. Jugez-en plutôt par cet extrait :
« (...)Carlota, star of my heart, do see the tears of Urania!
Go through the Tartar, again, again, do not wait for the grave!
My Artemis! First love, so long lost forever... goodbye farewell my Rose in my cradle! »
En anglais, ces vers avaient un effet de tragédie pseudo shakespearienne grotesque, grandiloquente, déclamée comme au XVIIe siècle!
Et Deanna récitait, récitait, alternant les deux langues, abolissant le temps... Sortant de sa torpeur presque onirique, sa pourtant aînée partenaire susurra :
« Il vient à ma souvenance une douce rémanence musicale...Connais-tu, ma Deanna, le Sospiro de Stefan Brand, l'homme que tu aimas dans le miroir où je te vis, du temps où ta mère t'appelait Lisa? »
Ce que lui narrait la baronne était un des rares renseignements sur sa carrière future supposée que Deanna Shirley était parvenue à soutirer à Daniel, à force de caprices et de minauderies. Elle aurait dû effectivement tourner dans un avenir indéterminé un pur chef-d'œuvre sentimental rivalisant avec « Peter Ibbetson », « Lettre d'une inconnue », d'après Stefan Zweig, où elle aurait interprété Lisa Berndle, l'amoureuse transie du moins que rien Stefan Brand, pianiste et compositeur débauché interprété par le french lover (né à Marseille!) Louis Jourdan! Daniel avait informé la jeune apprentie star que Madame de Saint-Aubain était si folle qu'elle se prenait pour tous les personnages que DS aurait dû jouer dans des films futurs avant qu'elle accostât incidemment à Agartha City : Tessa, Lina Mc Laidlaw, Ivy Lexton, la seconde Mme de Winter etc. Un cas exceptionnel de schizophrénie cinématographique transtemporelle avant même que le septième art fût inventé! Comme Deanna Shirley aurait dû avoir quelques quarante longs métrages à son actif, cela signifiait qu'Aurore-Marie se prenait pour ces quarante rôles - et il manquait encore à ce compte les pièces de théâtre et les fictions télé!- sans oublier les quatre hypostases de Cléophradès (dont l'actrice elle-même).
Au lieu d'acquiescer ou de demeurer quiète, notre Britannique jugea opportun de contredire l'aliénée :
« I beg your pardon, my lady, but...L'auteur d' « Un sospiro » n'est pas Stefan Brand mais l'apatride Russe blanc Daniele Amfitheatrof, un compositeur du futur! »
Nous avons vu qu'au début de ce roman, Franz Liszt avait prévenu Daniel de la disparition de toutes les partitions du « Sospiro » dans toutes les pistes temporelles où elles existaient probablement... après consultation assidue et exhaustive du chronovision. Recherche avancée faite, il existait trois pistes où l'œuvre avait été composée, mais chaque fois par d'autres :
- la piste Aurore-Marie de Saint-Aubain, où le compositeur était anonyme à moins que ce ne fût elle-même à quatorze ans sous le coup de la folie,
- la piste Stefan Brand car dans une harmonique, il avait existé pour de bon dans la Vienne des années 1880-1900,
- la piste Daniele Amfitheatrof, vers 1948, opus original écrit expressément pour « Lettre d'une inconnue. »
Cela expliquait pourquoi, dans ce 1888 ci, nul ne parvenait à attribuer « Un sospiro » à Liszt, bien qu'Aurore-Marie l'eût fréquemment interprété en public, en faisant son cheval de bataille avec « Le Coucou » de D'Aquin et « Les plaintes d'une poupée » de César Franck. Rappelons qu'en 1877, même Vincent d'Indy n'avait pas identifié cette pièce pianistique![1]
La vacuité de cette spéculation musicologique digne des Byzantins importait peu à Deanna.
Elle commit l'erreur de reprendre ses déclamations poétiques, en débitant des strophes qu'elle ne pouvait connaître en théorie, extraites des « Ambiguïtés gymniques », car la parution du recueil « La nouvelle Aphrodite » ne devait avoir lieu que le 10 juin et nous étions le 28 mai! Il était encore sous presse, et, hormis le petit cercle d'initiés qui avait pu ouïr quelques morceaux choisis à cette fameuse soirée d' il y avait trois bonnes semaines, nul ne savait à part son auteur le contenu exact du livre! En cette anti-fiction précieuse, jà pré-proustienne, cela donnait :
Le peucédan ombellifère en sa fragrance trouble,
Par l'ignifuge éclat de ton regard pythique,
Éblouit mon cœur d'or et d'électrum antique!
Volatile enjôleur, psittacidé, mon double!
Au symbolique hoir je dédie l'incunable,
La pogonotonie de ton être admirable!

Par ciguë absorbée, ton honneur fut vengé,
Jeune vierge initiée à Sapho las soumise,
En villa des Mystères la bacchanale commise,
Fit rompre ton hymen livré à mille dangers!
Ton animadversion pour le dieu débauché
Aux satyriques mœurs n'opposa nul hochet!

Philodendron d'albâtre, myosotis de marbre de Carrare!
Tes formes inachevées, ta translucide peau, plaisaient à toute femme!
Santal, bigaradier, vétiver, merisier droits venus de Mégare! (…)

Aurore-Marie réagit enfin à mi-parcours de la troisième strophe de cette pâtisserie 1880 ampoulée et balourde quoique aussi fort érotique et saphique. La béance de sa bouche témoigna de sa surprise courroucée et de sa bégueulerie!
« Comment connais-tu jà ces vers?As-tu pillé mes manuscrits? éructa-t-elle.
- Euh...j'ai visité voici quelques jours l'imprimerie de l'éditeur « La conque blanche »...qui publie généralement vos poésies...biaisa DS.
- Ne nous fâchons point! Teuh! Teuh!
- Aurore-Marie! S'écria Deanna en prononçant pour la première fois le prénom composé si mignard.
- Je suis désolée! Ma fragilité me rappelle à son mauvais souvenir! Mes pauvres poumons... Reparlons plutôt de Stefan Brand... Veux-tu que nous montions présentement au grand salon de Madame la duchesse afin que je te joue au piano à queue ce fameux « Sospiro »? A condition, bien entendu, que tu me promettes de ne rien tenter pour t'évader!
- I'm so sorry, mais je suis aussi fatiguée que vous. Ce sera pour un autre jour...Au fait, comment allez-vous régler l'épineux problème des toilettes enfantines? Vous ne disposez point de ma garde-robe, que je sache! Ce sont les complices de Daniel, Julien, Jean, Louis, Michel, Symphorien et consort qui la gardent!
- Mais j'en ai plein mes propres malles, de ces toilettes de poupée, ma toute belle! J'adore me déguiser à mon seul plaisir de Narcisse, vois-tu, ma Deanna! Et pour les dessous itou! Je songe à écrire un roman un peu spécial, où tu serais l'héroïne, sous le nom aristocratique (comme le tien et le mien, au fond!) de Cléore de Cresseville, où tu t'habillerais comme à présent exclusivement en fillette modèle! Cela serait à la fois mignon, licencieux et décadent! Je m'en pâme d'avance! Le titre en serait « Le Trottin »!
Pour reprendre notre présente affaire, afin qu'on me prenne pour toi qui se serait échappée de ta prison, je vais revêtir cette affriolante toilette cynégétique dont tu t'étais parée avant que mes hommes de main ne s'emparassent de ta charmante petite personne! C'est moi-même qui ai pourvu à ta présente robe! Remercie-moi! Elle m'a coûté six cent cinquante francs! C'était la plus chère de chez Madame Germinie! J'avoue avoir personnellement procédé à ton habillage! J'y ai pris grand plaisir! Surtout lorsque je t'ai parfumée à la violette! Rien n'est trop beau pour mon adorée, pour mon chou, ma mousseline précieuse à défaut de sérieuse, ainsi que la reine Marie-Antoinette aimait à surnommer sa fille Madame Royale, qui était aussi mignonne que ma petite Lise!
http://passiondhistoire.saint-setiers.com/lespersonnages/Celebrites/PAGESCELEBRITES/Marie-Antoinette/enfantsroyaux.jpg
Je suis une monarchiste pure et dure, sais-tu!»
Sur ce, la poétesse prit congé de sa jolie captive, non sans avoir déposé un tendre baiser sur sa joue droite. DS en rougit de honte!
« My God! I'm not a lesbian! Shame on me! »

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[1] Voir la nouvelle « Etoffe nazca », annexée à ce roman.

samedi 21 novembre 2009

Une pérégrination baudelairienne d'Aurore-Marie de Saint-Aubain

La scène se déroule au cours d'une soirée boulangiste et mondaine au château de Bonnelles de la duchesse d'Uzès. Nous sommes au mois de mai 1888. Madame la baronne de Lacroix-Laval officie au piano.





Aurore-Marie, après les épanchements romantiques rêveurs et passionnels, choisit d'enchaîner son concert avec quelques bluettes salonardes plus intimistes. Tandis que Marguerite de Bonnemains poursuivait son office de tourneuse de page, la baronne égrena au clavier l'insignifiante quoiqu' émouvante pièce de monsieur César Franck « Les plaintes d'une poupée », œuvrette plus facile, tombant bien dans les doigts des pianistes amateurs, que le compositeur avait commise en 1865.

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Michel Simon soupira :
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« C'est pas très bath, tout ça! Cette bégueule commence à m'gonfler! Après les discours ronflants -avec le grand dessein d'Barbenzingue en prime-, puis les vers d'mirliton de cette gonzesse, voilà qu'il faut se farcir encore de la zizique! Heureusement qu'avec l'ptit com' phone des faces d'citron du XXIe siècle, on a pu enregistrer par le son et l'image l' laïus en toute discrétion sans prendre de notes sur un calepin!
- Les Amerloques, y disent les « Japs »! observa Julien.
Y étaient déjà fortiches techniquement, dans les années 2000 d' la piste 1722!
Louis Jouvet, reprenant un de ses tics d'acteur caractéristiques, se permit d'ajouter :
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- J'ai pas la berlue! As-tu remarqué que Madame la baronne vient d' peloter en toute discrétion la poupoule à Boulange? Et l'autre lui a rendu affectueusement sa caresse de salope! Sacrées mains baladeuses!

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- Le p'tit cul d'la drôlesse m'intéresse pas! L'est trop maigre! Cracha Michel Simon. Tu sais bien que je préfère les grosses avec des malles arabes!
Julien s'en mêla :
- Dommage qu' Marcel, Jean et Erich soient pas là ce soir pour se marrer un brin! Y doivent sortir ce cornard d'Saturnin du merdier où DS De B de B l'a foutu! Au fait... dites, les aminches, vous trouvez pas qu'ma perruque d'valet en livrée commence à me chauffer? C'est le sauna là-dessous! J'ai des gouttes de sueur plein l'front! Ça la fiche mal dans une soirée sélect! »
Après César Franck, Aurore-Marie attaqua de petites pièces de monsieur Gabriel Fauré. Ce fut alors que ses pensées vagabondèrent à travers l'espace-temps.
Le pouvoir des quatre hypostases qui habitaient la poétesse lui avait permis d'acquérir cette faculté qu'eût envié tout adepte des paradis artificiels : Madame de Saint-Aubain n'avait parfois même pas besoin du recours à l'opium – ce qui était présentement le cas – pour que ses pérégrinations la transportassent vers des ailleurs rêvés peut-être, crées sans doute par ses facultés spirituelles, mais plus certainement potentiels car obéissant à une conception de l'univers que seuls partageaient le Chœur Multiple et l'ancienne Énergie Noire.
Le transport débutait immanquablement par une sensation de volupté, suivie par le sentiment que la psyché se détachait de l'être de chair, l'abandonnait, recouvrant une totale liberté néo-platonicienne, afin de voguer vers d'autres cieux. Cette impression de décorporation, très douce, n'était pas perçue par les autres personnes puisque l'enveloppe humaine d'Aurore-Marie demeurait assise au piano. L'esprit d'Aurore-Marie, telle une élévation baudelairienne, franchissait les nuées, optant pour une direction ou pour l'autre, selon ses envies : des milliers de pistes, de circonvolutions, s'offraient au choix de la Grande Prêtresse. Madame la baronne préféra d'abord la réminiscence, le retour à une scène vécue quelques semaines auparavant avec sa fille adorée : Lise de Saint-Aubain. Le piano demeurait le sujet de cette rêverie.
L'acuité des perceptions plurielles, qu'elles soient olfactives, visuelles, gustatives ou auditives fut si forte qu'elle déclencha en elle une ivresse nonpareille. Le réalisme, le vécu de la scène, dépassaient en intensité tout ce que les photographies les plus nettes, les peintures les plus soucieuses du détail authentique et les descriptions les plus précises extirpées de la plume inspirée des romanciers naturalistes ou victoriens avaient pu produire en ce XIXe siècle qui se targuait de science et de progrès. Aurore-Marie perçut un léger bruissement sur sa gauche : un incongru papillon tropical, du genre Machaon, enfui de quelque insectarium, tentait vainement d'échapper au piège de la vitre du salon de musique. La scène se situait à Rochetaillée, non pas à Lacroix-Laval ; et la présence du lépidoptère ne s'expliquait aucunement parce que l'insectarium était propre à la seconde propriété. Le mobilier Louis XVI et la serre communiquant avec le salon étaient d'autres éléments indubitables de cette localisation du souvenir reconstitué.
Une exhalaison composée de senteurs végétales et florales allant des plus communes aux plus recherchées par les parfumeurs frappa les narines de la poétesse : les fleurs embaumaient effectivement la pièce, qu'elles provinssent des réceptacles de faïence conçus à cet effet ou de la serre, souventefois grand-ouverte, tandis que des sachets de pot-pourri émergeaient des tiroirs opportunément entrouverts d'une commode de merisier et d'une console d'un style dit provençal, arlésien ou rustique en pin Douglas et en épicéa, surmontée d'un Santibello sous cloche représentant Jean Le Baptiste,
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que Madame la baronne avait acquis en 1882 lors d'une vente aux enchères des anciens biens meubles d'une confrérie de pénitents bleus marseillais du XVIIIe siècle. La couleur du froc de ces pénitents baroques était obtenue grâce à la bien connue plante tinctoriale nommée indigotier. Il y avait aussi ces traces de poudre de riz, de fragrance surannée, comme issues de quelque fantomatique et émerillonnante errance d'une Dame de qualité venue, à son seul plaisir, des millésimes 1780 et quelques, doux spectre bienfaisant aux coruscants paniers, aux joues fardées et farinées et à la perruque haut-perchée qui eût éprouvé l'envie de venir chatouiller la raison et les sens jusqu'à y instiller la volupté.
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Cette Dame était née, avait vécu et était morte ici : elle avait été un fragment de la réalité d'autrefois, pièce d'un monde disparu qui, si on l'en ôtait, réorienterait celui-ci vers une autre direction, un temps où son absence serait davantage due au non accomplissement d'une potentialité harmonique de transsubstantiation, de métamorphose du virtuel en vrai, qu'aux aléas d'une mort in-utero ou d'une non-rencontre de ses parents. Tout le cours d'une histoire familiale en serait donc changé et peut-être davantage... Il y avait donc le temps où elle fut, et les temps autres où elle ne fut jamais, à moins qu'existassent également des multitudes de possibles où elle eût été autrement. Restait à savoir quel démiurge ou dieu, universel comme indigète, décidait de chaque piste, de la vie et de la mort de millions d'ombres potentielles, quoique précieuses, comme l'eût affirmé un Homo spiritus de la quatrième civilisation post-atomique, et quel était le nombre de ces pistes où la Dame pouvait être, différente tout autant que semblable... Chaos ou déterminisme? Téléologie ou contingence? Le débat n'était jamais clos.
Aurore-Marie pianotait : elle interprétait de petites pièces extraites de « L'album pour la jeunesse » de Schumann. Lise questionnait sa maman, du haut de ses sept ans. Cette dernière, à l'écoute, cessa de jouer. Elle prit une coupe d'albâtre contenant de délicieux macarons qu'elle tendit à la fillette. Lise choisit un macaron à la pistache tandis que sa génitrice optait pour une gâterie parfumée à la fraise : elle adorait ces friandises colorées, ce péché mignon sans conséquence sur sa silhouette fluette.
« Mon cœur, ne parle pas la bouche pleine! » Réprimanda-t-elle Lise qui recommençait à formuler sa demande expresse avant même que la manducation du gâteau, son croquage, son mâchouillage et son absorption fussent accomplis dans les bonnes formes physiologiques.
« Maman, quand donc m'apprendrez-vous à jouer comme vous? » questionna le petit elfe blond qui ressemblait à la petite fille d'une célèbre toile de John Singer Sargent.
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Comme pour répondre à la place d'Aurore-Marie, Alexandre, de son perchoir, se mit à siffler comme un merle moqueur. La poétesse intima à son cacatoès l'ordre de se taire. La réponse de la mère à l'enfant demeura évasive :
« Je ne suis point professeur de musique, mon amour, et c'est un pédagogue qu'il te faut. Je te promets que d'ici trois mois, je louerai les services d'une personne compétente. »
Lise soupira, mais parut se contenter des paroles de sa maman. Elle s'éloigna, tournant le dos à sa génitrice, comme une dryade ou nymphe, une déesse Flore du Printemps, une sylphide éthérée de fresque pompéienne vêtue de son vaporeux péplos reprise par le maître du quattrocento Sandro Botticelli.
Ses petits pas mutins de trotte-menu aux chaussures vernies furent perçus par la femme de lettres. Elle sembla s'effacer comme un pur esprit, sans même qu'elle eût quitté la pièce et que se refermât la porte du salon. L'atmosphère de cette évocation prit alors un tour plus onirique que réel, plus flouté, plus impressionniste.
Cependant, Aurore-Marie paraissait davantage préoccupée par un détail apparemment insignifiant du décor que par l'estompage de l'image de sa fille : il y avait un tableau à la mauvaise place, oui!
C'était un double portrait d'Aurore-Marie avec Lise, avec en arrière-plan la tapisserie myosotis du grand salon de l'hôtel de l'avenue des Ponts, huile sur toile exécutée par un peintre lorrain qui se réclamait du naturalisme, Emile Friant, dont la baronne de Lacroix-Laval avait particulièrement apprécié, lors d'un précédent salon, son étrange peinture à l'étonnante exactitude.
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Bien qu'il employât les thèmes inspirés du quotidien chers aux impressionnistes, le style d'Emile Friant demeurait académique et correspondait au tempérament artistique d'Aurore-Marie, assez conservateur, puisqu'il refusait les procédés avant-gardistes d'un Claude Monet ou d'une Mary Cassat. L'art d'Emile Friant le confinait à un réalisme quasi photographique, instantané. Cette prémonition picturale de l'hyperréalisme américain du XXe siècle avait pour défaut d'atteindre une précision et une acuité glacées, comme si, par le biais du coup de pinceau, de la figuration, Friant eût été doté de la vue la plus parfaite au monde.
Cependant, une peintre rattachée au courant impressionniste faisait dans les préférences de la poétesse exception à la règle pour des raisons bien particulières : Marie Bracquemond. Aurore-Marie avait vu le portrait de sa sœur Louise, peint autour de 1880. Notre parnassienne s'était proprement ébaudie face à cette œuvre maîtresse du fait que la jeune femme en robe blanche qui y avait posé incarnait une surprenante synthèse physique entre les caractères de Charlotte Dubourg et les siens propres! L'expression de ce visage inoubliable, de ces prunelles, frappa d'autant Aurore-Marie qu'elle crut à quelque magie picturale combinatoire, mosaïcale, qui avait produit cette ressemblance.
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Le portrait d'Emile Friant ne cessait d'intriguer Madame la baronne car, en plus de l'incongruité de sa localisation, ici à Rochetaillée, accroché négligemment en plein salon de musique, au lieu de trôner, bien en évidence, dans le grand salon de l'hôtel particulier des Saint-Aubain de l'avenue lyonnaise des Ponts, deux points de détail l'irritaient : lorsque Lise avait posé, elle ne portait ni ruban dans les cheveux, ni médaille pieuse. Aurore-Marie avait exigé que le peintre se basât de l'autoportrait d'Elisabeth Vigée-Lebrun avec sa fille, remontant au début des années 1790, où jà s'amorçait la tendance vestimentaire du retour à l'antique, qui conduirait aux errements dénudés des Merveilleuses en spencer et des beautés sans chemise ou en robe dites à la victime.
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Dans cette version déviante de la peinture, Lise avait noué dans sa chevelure un ruban jaune paille assorti à sa robe d'organsin beige et elle avait au cou cette médaille de la Vierge en émail, héritage de la grand-tante Olympe, morte en 1874, que celle-ci avait acquise lors d'un pèlerinage à La Salette en 1856, avant que les nouvelles apparitions mariales de Lourdes n'en vinssent à détrôner cette pieuse destination.
Le regard affûté de notre blondine, bien qu'elle se mût dans une version éthérée de la réalité, constata avec effroi que les dissemblances entre les deux tableaux allaient croissantes. Seul un œil exercé, déjà familiarisé avec la toile, pouvait détecter ces différences. Il sembla à Madame de Saint-Aubain que la nuance de blond des cheveux de Lise différait désormais de la sienne : davantage de reflets dorés et moins de mèches cendrées, alors que dans le réel, ces parures fantastiques et plantureuses étaient strictement pareilles. Il en fut de même pour les prunelles de l'enfant : elles se teintaient désormais plus d'émeraude que d'ambre. Une expression altière marquait le visage de Lise tandis que sa mère en devenait plus languide. Or, dans la réalité, mère et fille étaient si semblables qu'on eût pu faire accroire que l'une était la jumelle décalée temporellement de dix-huit ans de l'autre. La chose s'aggrava : Aurore-Marie perdit la douloureuse sensation de sa cicatrice, de cette césarienne qui avait permis à Lise de voir le jour. Cela voulait-il dire que désormais, du moins, dans ce monde parallèle où sa psyché s'était aventurée, Lise n'était plus vraiment sa fille surnaturelle, son hypostase issue de la parthénogenèse, conforme à la doctrine de Cléophradès, mais un banal enfant conçu selon les lois normales de la nature portant conséquemment les caractères partagés des Saint-Aubain et des Lacroix-Laval? En ce cas, Lise eût dû devenir brune ou châtain aux yeux bleus ou verts, comme il était courant du côté d'Albin, ainsi qu'Aurore-Marie pouvait l'apprécier chez sa belle-sœur Rose du Forez-Archambault à l' hautaine beauté.
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Détail encore plus dramatique : elle perdit tout souvenir d' un des vers de son « Imploration en forme de thrène à un amour perdu », en l'occurrence le « Parturiente blessée, meurtrie, je souffre en ma gésine .» Plus de parthénogenèse, plus de césarienne, plus de cicatrice, une conception normale de l'enfant, un poème métamorphosé et peut-être, en fin de compte, l'espérance d'une santé meilleure, sans kyste ovarien et sans fausses couches! Aurore-Marie songea au schéma d'un arbre qui, à partir d'un tronc, va en se ramifiant, incarnation de la descendance avec modification de Charles Darwin. Il y avait un temps zéro où le tableau de Friant était à l'hôtel lyonnais de Madame. Puis venaient les deux premières ramifications avec le changement de localisation de la peinture et les différences vestimentaires de Lise. Ensuite, une harmonique temporelle numéro trois s'enclenchait, avec une Lise physiquement divergente, ce qui changeait jusqu'à l'œuvre et la santé de la baronne de Lacroix-Laval vouée désormais à une postérité. Aurore-Marie alla jusqu'à pressentir qu'elle avait eu un fils vivant et bien portant en 1886. Il se nommait Adrien et hériterait de la baronnie. C'était donc cela, le pan multivers tétra-épiphanique? Jusqu'où les divergences et ramifications des possibles pouvaient-elles donc aller? Il eût fallu que Kulm lui révélât davantage les arcanes cachés contenus dans les codex volés en 1877, toutefois s'il s'en souvenait. Aurore-Marie préféra évacuer ces cogitations boiteuses au profit de ses souvenirs familiaux, à commencer par sa grand-tante Olympe, connue pour sa piété excessive comme en témoignait la médaille de Lise numéro 2.
Demeurée vieille fille, Olympe avait collectionné à tout crin les objets pieux de toutes sortes : ces vilains rosaires espagnols de buis encombrant le château de Marcy provenaient de sa hoirie. Confite en dévotions, à-demi impotente après une attaque d'apoplexie, grand-tante Olymp', comme la surnommait Aurore-Marie fillette, passait ses dimanches à la messe et ses semaines à confesse, transportée dans une chaise roulante spéciale conçue à son seul usage sur le modèle de celle du régicide Couthon.
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Ses goûts saint-sulpiciens tournaient à la monomanie et à la simonie médiévale, car les acquisitions d'objets de piété, particulièrement ces affreuses et envahissantes statues de plâtre polychrome du Christ, de la Vierge et des saints intercesseurs, effectuées parfois dans des conditions troubles, avaient quelque chose de simoniaque, bien que le trafic des choses saintes et des reliques eût été condamné depuis plusieurs siècles. Grand-tante Olymp' faisait maigre le mercredi et le vendredi. Elle contait à sa petite-nièce ses mésaventures spirituelles, sa visite au curé d'Ars en 1852,
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dont la réputation de sainteté était telle qu'on lui attribuait un pouvoir de guérison miraculeuse, vertu cardinalice dont, en dehors des clercs, seuls en avaient été dotés nos rois thaumaturges qui, à chaque sacre, touchaient les écrouelles avec la fameuse sentence : « Le roi te touche, Dieu te guérisse. » Elle aimait à évoquer sa visite à Rome sous Grégoire XVI, son autre pèlerinage à Saint-Bertrand de Comminges, la venue historique de Lacordaire à Lyon en 18.,
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sur l'invitation du primat des Gaules, et son prêche enflammé prononcé en la cathédrale lugdunaise pour le carême prenant. Dès lors, Olympe avait renforcé sa pratique pieuse par la mortification et l'ascèse, revêtant cilice, haire, discipline et ceinture de chasteté tels les dévots de la Compagnie du Saint-Sacrement sous Louis XIV, s' imposant l'abstème d'alcool et de viandes autres que piscicoles, le respect du jeûne des quatre temps et la fréquente communion, au point que ses amies pussent l'assimiler à une crypto ou néo janséniste.
Chose plus grave : Olympe était tombée sous la coupe d'un frère dominicain qui la poussait à rédimer ses péchés par crainte de la damnation éternelle. Ce frère avait ressuscité la fâcheuse pratique des billets de confession, produits à la moindre peccadille de la vieille dame. De même, le moine lui imposa le rachat de ses fautes supposées par l'acquisition d'indulgences, comme s'il eût été l'épigone du sinistre Tetzel.
Lors des repas de famille, Aurore-Marie, encore fillette, avait du mal à retenir son agacement au spectacle d'un bénédicité imposé par Olympe dont la voix chuintante l' insupportait d'autant plus que cette bouche quasi édentée marmottait sans arrêt des patenôtres et des Ave entrecoupés de malédictions à l'encontre des païens et des juifs, qui, conformément aux écrits de Saint-Paul, avaient crucifié Notre Seigneur Jésus (ce fut à cette occasion qu'Aurore-Marie découvrit hélas l'antisémitisme), imprécations, diatribes, admonestations et invectives haineuses prononcées comme si elle eût fulminé l'anathème, qui se concluaient immanquablement par un misere mei Deus ou par un ora pro nobis. Lorsque la chenue grenouille de bénitier entamait le cycle des neuvaines par on ne savait plus quelle lubie, partager avec elle notre pain quotidien devenait dès lors pis qu'une corvée : une pénitence. Les bondieuseries de la vieille fanatique finirent par provoquer l'esclandre un beau jour du printemps 1873 : Aurore-Marie se mit à pouffer si fort qu' Albéric, son père qu'elle craignait plus que tout autre, la punit en la consignant deux jours durant dans sa chambre, prise des repas incluse. Dès lors, et jusqu'à sa mort, grand-tante Olymp' ne fut plus désignée par la frêle enfant que sous le sobriquet de vieille bique. Son influence sur la pauvre fillette fut paradoxale : elle développa chez Aurore-Marie un sentiment d'irréligion, plus exactement anti-catholique, qui faciliterait son adhésion au gnosticisme cléophradien. Par esprit de contradiction, la crainte d'une mort prématurée due à sa santé chancelante pousserait la femme de lettres à la palinodie : il fallait que la religion de ses pères la resservît afin d'obvier au risque de damnation éternelle qu'impliquait son choix néo-païen.
Le trépas de la vieille bigote obtuse, survenu aux plus fortes chaleurs de juillet 1874, inaugura une série de deuils familiaux. Elle demeura hantée par la déréliction et la Géhenne jusqu'à son ultime souffle, comme si elle eût subi conjointement les tourments du supplice de Tantale, de l'épée de Damoclès et de la tunique de Nessus. Elle murmura en expirant les sept dernières paroles de Jésus-Christ sur la croix, un exemplaire datant du XVIe siècle du maître ouvrage de Thomas A Kempis relié en maroquin chamois et imprimé par Robert Estienne en mains. Devenu son légataire universel, Albéric de Lacroix-Laval s'empressa de se débarrasser du legs encombrant des statues saint-sulpiciennes. Il les vendit à l'encan, pour la somme dérisoire de trois sous le saint de plâtre. Les curés de campagne et les abbés en manque de décorum édifiant se ruèrent comme des charognards avides sur les écuries du domaine de Marcy où s'entassaient pêle-mêle ces horreurs.
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Comme il ne put tout écouler, Albéric fit détruire à coups de masse les rondes-bosses surnuméraires et sans valeur, quelles que fussent ses dénégations exprimées lorsque ses amis légitimistes de ces temps d'ordre moral et de vocation de la France au Sacré-Cœur lui demandaient : « Alors, et tes statues de tante Olympe? Sont-elles bien exposées en leur chapelle musée de Marcy comme tu le lui avais promis? Maltraiter les choses saintes serait un sacrilège pour nous, monarchistes, tu le sais bien .» Au final, la famille ne conserva qu'un Saint Roch : la statue, toute écaillée, finit comme épouvantail à moineaux du verger de Lacroix-Laval.
Six mois après Olympe, son aînée Philippa, veuve de bonne heure, la rejoignit dans la tombe. Aveugle depuis un quart de siècle après un méchant glaucome, elle avait déshérité son fils Urbain, sa seule postérité, qui croupissait à Charenton depuis 1863 : elle avait fait valoir contre lui la loi d'internement de 1838 du fait qu'il menait une vie de débauche et qu'il avait fomenté voilà douze ans un attentat contre le comte de Chambord. Craignant la déshérence, elle avait partagé son héritage en trois parts égales. Le testament holographe dédiait à Albéric l'essentiel du patrimoine foncier et des actifs : rentes, bons du trésor, actions, obligations souscrites auprès du crédit lyonnais et chose plus étonnante pour une famille foncièrement antisémite, auprès du crédit mobilier des frères Pereire et de Jammes de Rothschild. Les deux autres tiers (liquidités, bijoux, bibliothèque (uniquement constituée de livres de piété), propriétés secondaires) allèrent à sa gouvernante Euphémie et aux œuvres catholiques de charité et de philanthropie. Aurore-Marie eut sa part d'héritage : les partitions de piano de la grand-tante, un peu moisies, remontant à sa jeunesse napoléonienne.
Puis, Louis, le petit frère de cinq ans, mourut du croup au printemps 1875. Ce fut à cette époque que la mère bien aimée, Louise-Anne, au merveilleux accent irlandais et aux yeux jaunes comme ceux de sa fille, fut atteinte par un squirre de l'utérus. Profondément pieuse comme toute Irlandaise qui se respecte, Louise-Anne née de Boscombe O' Meara, croyait aux vertus curatives des eaux miraculeuses. Elle pensait que la source bénite de Lourdes la guérirait de son cancer. Ce fut grande pitié de voir cette petite femme du même blond que sa fille transportée en chaise longue pour un hasardeux pèlerinage jusqu'à la grotte de Massabielle en mars 1876, alors que les Pyrénées n'avaient pas encore déneigé. Devant l'innocuité de ce remède, la médecine normale fut tentée en vain : Aurore-Marie vit disparaître sa pauvre maman dans d'atroces souffrances au mois d'août suivant.
Moins d'un an après, Albéric reçut la singulière visite d'émissaires – dont Kulm- dépêchés par un grand homme d'État, Adolphe Thiers, qui vinrent, elle le sut bien vite, s'enquérir d'elle : les tétra-épiphanes la tenaient dans leurs rets, à jamais. Albéric mourut lors des troublantes péripéties qui émaillèrent l'intronisation d'Aurore-Marie en tant que Grande Prêtresse, le 18 septembre 1877, après une phase accélérée d'instruction religieuse hérétique.
Désormais seule, mademoiselle utilisa la couverture mondaine et littéraire (son don poétique était toutefois là bien réel) afin de cacher ses activités occultes et gnostiques. Elle trouva comme époux le benêt idéal en la personne du bonasse et tout autant fortuné qu'elle Albin de Saint-Aubain, d'une dynastie de soyeux remontant à Olivier de Serre, sous Henri IV. Elle dut cependant conserver dans sa vie publique les faux-semblants de la catholicité. En fait, elle continuait à participer aux assemblées secrètes de son culte. Elle se montra parallèlement au public en aristocrate décadente et féministe, dont le modèle littéraire était le Des Esseintes de Huysmans. Elle collectionna les bijoux païens, commandant en 1885 à un lapidaire vénitien de la calle dei Lunghini une série de camées faunesques dans le style d'Arnold Böcklin ainsi qu'une bague à l'effigie de Julien L'Apostat,
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Grand Prêtre des Tétra-épiphanes de 360 à 363, dont elle exigea que l'artiste reproduisît la plastique schématique et symbolique des monnaies impériales du IVe siècle.
Ce fut donc une jolie femme très appréciée, petite de taille, certes, mais du fait qu'elle plaidait la cause féministe, elle attira l'attention de la duchesse d'Uzès, qu'elle rencontra en 1884 lors d'un vernissage de ses œuvres de sculpteur que cette dernière signait du pseudonyme Manuela. Chacune appuya avec conviction la cause de l'autre. Alors que la fortune d'Albin avait été quelque peu écornée par la crise de la sériciculture et par le krach de l'Union Générale du sieur Bontoux, banque catholique dans laquelle Aurore-Marie lui avait imprudemment conseillé d'investir, le patrimoine des Lacroix-Laval continuait à fructifier on ne savait comment. On murmurait en haut lieu que le baron Kulm n'y était pas étranger : mais nul ne savait d'où provenaient les sommes colossales qu'il brassait au profit de notre parnassienne, sommes réinvesties dans la réalisation des plans secrets de la duchesse et du général Boulanger. C'était comme si elles eussent été la résultante de spéculations venues du futur, voire de spoliations particulières exercées contre certaines catégories de personnes persécutées pour leur religion ou leur supposée race, dans un avenir odieux, horrible et indéterminé.
Aurore-Marie se voua - simple façade?- au mécénat patrimonial et à l'érudition médiévale et antique. Elle se passionna pour les sources d'inspiration du sculpteur roman auvergnat Amaury de saint-Flour et pour la philologie carolingienne et romane, voyageant beaucoup à travers la France jusqu'à épuiser son peu de santé, veillant des heures dans les bibliothèques, penchée sur les évangéliaires, bibles et autres sacramentaires des VIIIe au XIIe siècles : le sacramentaire de Gélase,
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celui de Gellone,
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l'évangéliaire d'Ebbon,
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la bible de Charles le Chauve, le tropaire d'Auch,
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le commentaire de l'Apocalypse de Saint-Sever de Beatus de Liebana, le psautier d'Utrecht et et le Moralia in Job de Grégoire le Grand, enluminé au XIIe siècle,
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n'eurent plus de secret pour elle. De même, la fragile enfant n'omit pas de s'initier à l'art de la fresque romane en visitant, entre autres lieux consacrés, Saint-Nicolas de Tavant et Saint-Savin sur Gartempe dont l'Arche de Noé l'impressionna tout particulièrement.
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En fait, elle recherchait la persistance du fait tétra-épiphanique durant le Haut Moyen-Age, en quête de messages cachés dans l'iconographie, qu'elle fût sur pierre ou parchemin, messages qu'Amaury de Saint-Flour avait utilisés dans ses opus de cire las détruits en 1077. Madame de Saint-Aubain fit exécuter en 1886 des fouilles à Saint-Géraud d'Aurillac, sous le patronage éminent de la duchesse : on y découvrit les restes d'un baptistère mérovingien avec des remplois de chapiteaux du Bas-Empire ainsi qu'une tombe d'abbé : le squelette, encore revêtu d'une chape, fut assimilé aux restes d'Adalard de Riom, abbé de Saint-Géraud en exercice en 1077. Des envoyés de la secte en Catalogne lui communiquèrent des informations des plus intéressantes : le document qui indubitablement contenait des informations cryptées de nature cléophradienne n'était autre que la fameuse tapisserie de la Genèse de Gérone. Elle se promit de se rendre à destination afin d'en avoir le cœur net. Cependant, l'étoile montante du général Boulanger et l'insistance de son amie la conduisirent à se détourner -temporairement, pensait-elle- de son but érudit : une occasion de prendre la revanche sur 1870 tout en restaurant l'ancienne royauté se présentait : il fallait saisir cette opportunité. Aurore-Marie le fit.
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L'esprit d'Aurore-Marie repartit vers une autre pérégrination, d'un futur personnel supposé, cette fois ci. Elle était toujours dans le salon de musique de Rochetaillée, mais les années avaient quelque peu fui. Quel merveilleux spectacle!
Mère et fille, ensemble, jouaient à quatre mains une œuvre inconnue, non encore composée en 1888, et que la poétesse, dans cette piste temporelle, ne connaîtrait peut-être jamais, si elle mourait avant que le morceau vît le jour, si surtout le grand dessein africain exposé par la duchesse et le brav' général revanche ne se réalisait pas et échouait du fait de la contingence ou d'adversaires éventuels, allemands ou autres.
Elle identifia l'auteur de cette petite merveille : Gabriel Fauré, bien sûr! Elle ne pouvait savoir que cette œuvre s'intitulerait « Dolly », bien qu'elle eût compris que le futur qu'elle voyait n'était qu'une potentialité et qu'elle eût été portée à croire malgré tout à sa réalité et à son accomplissement. Elle ignorerait la date exacte de composition puis de création de « Dolly », postérieure à sa disparition dans la piste de temps où elle était sûre de trépasser avant 1903. Un musicologue de l'avenir lui eût expliqué que « Dolly » serait composée à compter de 1894 et créée entre autres par Alfred Cortot quelques années plus tard mais cela ne changeait rien à l'affaire : Aurore-Marie se savait intimement condamnée par la science quoiqu'en eût dit Maubert de Lapparent.
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Ce qui frappa la mère dès l'abord fut l'âge de Lise : elle lui donnait de douze à quatorze ans, et elle était son portrait craché au même âge, c'est à dire en 1876-1877. Puis, elle vit qu'elle-même avait renoncé aux boucles anglaises au profit d'un lourd chignon. Finis aussi les poufs avec leurs ressorts permettant de s'asseoir sur les doux sièges capitonnés des compartiments Pullmann de première classe pour dames seules ou à bord de ces calèches dites « huit ressorts ». L'ampleur du vêtement, du derrière, s'était reportée sur les manches. L'âge supposé de l'enfant faisait dater la saynète de 1894-1895 : un avenir pas si lointain, quoique Aurore-Marie se trouvât les traits tirés, les yeux cernés, le regard plus mélancolique que jamais, les joues plus creuses, plus pâles, sans omettre un ou deux fils d'argent deçà-delà sur les tempes cendrées témoignant d'une amorce de blanchissement prématuré et d'un progrès de la maladie de langueur, comme autant de prodromes de la mort.
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Lise était demeurée fidèle aux robes claires d'organdi, de satin, de percaline ou de soie, bien que du fait de son âge elle les portât plus longues. Son extraordinaire beauté gémellaire et juvénile émut la maman jusqu'aux larmes. Aurore-Marie se vit arrêter de jouer et prendre par la taille l'adolescente qu'elle tint tendrement contre elle. Elle caressa doucement la somptueuse chevelure d'or, de miel et de cendres de Lise, toute semblable à la sienne, qui tombait en volutes jusqu'aux reins et qu'elle avait agrémentée d'un ruban vieux-rose. Une ceinture de même teinte était nouée à la taille fine de la jeune fille. La poétesse s'entendit murmurer : « Oui, mon cœur, ma chérie, oui... Demain, tu pourras monter ma haquenée! » Et l'enfant de répondre :
« Oh, merci, Mère! Si vous saviez, maman, comme je vous aime! »
Une apostrophe ramena la baronne à la réalité de ce 1888. Une grande femme revêtue d'une robe rouge l'avait interpellée. Elle était accompagnée d'une jeune fille gauche au regard pervenche angoissé, qui avait eu l'audace, pour ne pas dire l'outrecuidance de coiffer ses jolis cheveux châtains clairs d'anglaises similaires aux siennes. Sa toilette beige évoquait la mode américaine du Sud du fait de sa coupe quelque peu désuète. Daniel Wu aurait identifié cette robe comme provenant du film de 1948 « Another part of the forest.» Craddock, Julien, Michel et Louis la reconnurent : il s'agissait de Betsy Blair, alias O' Fallain. Quant à l'autre femme, la bringue en rouge, elle se nommait Yolande de La Hire. Aurore-Marie ne pouvait se dérober à cette attaque frontale sans déchoir auprès de ses amis. Son tempérament différait de celui du chien de Jean de Nivelle, qui s'enfuit lorsqu'on l'appelle.