dimanche 15 avril 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 19 3epartie.

Avertissement : ce roman décadent, publié pour la première fois en 1890, est réservé à un public averti de plus de seize ans.
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Quand Cléore fut de retour, son absence de contentement (ceci étant une litote) s’avéra si intense qu’elle conserva toute la soirée sa vêture d’Anne Médéric. Elle fulmina de colère, menaça de renvoyer tout le monde et de dissoudre Moesta et Errabunda. Son état révéla un trait de caractère qui n’avait jamais eu l’occasion de s’extravaguer : c’était une femme autoritaire, intransigeante lorsqu’on la poussait trop, et elle pouvait tomber dans des accès spectaculaires d’ire et d’hubris, semblables à ceux d’un Napoléon renvoyant Talleyrand. Elle exécrait les fautes et les erreurs des autres tout en pardonnant ses propres turpitudes et en ne corrigeant que fort peu et fort mal les vilenies de ses chouchoutes.
La comtesse de Cresseville ne cessait de menacer les fautifs en brandissant une cravache d’écuyère. C’eût été fort amusant et bien divertissant de la voir s’agiter ainsi, secouant et agitant ses couettes, tire-bouchons et tresses carotte, garnis d’exubérants rubans, ses yeux vairons ulcérés d’éclairs furieux,
s’il se fût agi d’une vraie petite fille de douze ans passant son caprice de princesse ou d’infante sur des adultes obséquieux et benêts. Mais son travestissement trompeur, illusionnant ceux qui la rencontraient pour la première fois sous sa défroque en principe amène et affable de trottin,
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ne dissimulait désormais plus l’impitoyable sang-bleu prêt à châtier celles et ceux qui avaient failli à la mission qu’elle leur avait assignée.
« Comment ! Vous avez enlevé des gueuses sans mon ordre pour aussitôt vous débarrasser d’elles ! Il était pourtant convenu que, ce jourd’hui, vous procéderiez parmi d’honnêtes filles d’artisans, non chez des petites glaneuses misérables mangeuses de pain noir ! Et, de surcroît, vous en avez occis une sans procès, sans même lui laisser une chance de se dégrossir et de séduire Mesdames ! Une rousse aux jolis cheveux à la semblance des miens, qui plus était ! Vous dites, de plus, avoir l’intention d’incinérer cette malheureuse, sans même qu’elle ait droit à une sépulture décente ! Vous me scandalisez, messieurs ! Vous méritez que je vous signifie votre congé sur l’heure.
- Ils avaient bu, persifla Adelia, et ils ont agi comme des béotiens, sous l’emprise du vin de Bourgogne. Et ces petites puaient fort… j’en ai vomi, Cléore !
- Honte à vous ! stridula Mademoiselle de Cresseville, hors d’elle. Si vous étiez des fillettes, j’ordonnerais à Délie de vous fustiger à l’instant.
- J’ai l’habitude du bourreau de Béthune ; je puis m’exécuter, Cléore. »
Notre simulacre d’Anne Médéric manqua succomber à la ciguë des lèvres de l’intrépide Délia. Son entregent, sa bouche persuasive qui exsudait des paroles aussi vénéneuses et toxiques qu’un gui, faillirent convaincre Cléore de la nécessité de châtier, pour l’exemple, ses serviteurs fidèles. Mais servage et esclavage étaient depuis fort longtemps abolis. Cléore hésita ; elle pesa le pour et le contre, puis déclara, calmée :
« Soit, nous procéderons à la crémation du cadavre de la petite sotte. Mais, plutôt que de châtier mes hommes, pourquoi ne pas plutôt mieux encadrer leurs actions ? Désormais, mes ordres seront écrits et Michel et Julien seront plus efficaces dans les affaires de gestion, d’apurement des comptes, que dans des équipées hasardeuses. Je vais renforcer le recours à des complices locaux, en plus de Jules, ici présent. De toute manière, il ne reste plus guère de gamines à enlever pour que l’Institution atteigne son équilibre. »
Ainsi fut décidé, ainsi fut fait. Michel et Julien furent relégués au rôle de régisseurs. Cléore informa Elémir et Madame la vicomtesse de** de la nouvelle donne. Elle n’y trouva rien à redire. La vie reprit son cours. Juin fut là, plus ardent encor que mai. Par crainte que les cadavres des transfuseuses allemandes se corrompissent trop vite, on procéda désormais à leur incinération systématique. D’atroces effluences et fumets de graisse humaine brûlée, en provenance du four de crémation de l’hypocauste de Nikola Tesla, envahirent mensuellement la contrée et se firent ressentir jusqu’aux ruelles de Château-Thierry. Les Castelthéodoriciens, mais aussi les habitants du village de Condé et ceux des paroisses des environs s’interrogeaient. Ils n’avaient aucune connaissance de la récente installation d’un établissement d’équarrissage et d’incinération du bétail mort, et nulle épizootie, bien que la canicule fût précoce et anormale, favorisant la propagation des maladies, ne sévissait ni n’avait été signalée dans la région. Qui plus était, ces senteurs atroces n’émanaient de la rase campagne qu’une ou deux fois par mois, semblant provenir des champs en friche à quelque kilomètres de Condé, là où restait un château officiellement à l’abandon depuis plusieurs lustres, château qu’on prétendait hanté, où personne n’osait donc s’aventurer. Une sécheresse infâme s’abattit sur la Brie et sévit près de deux mois durant. La préfecture de l’Aisne ne prit aucun arrêté, aucune mesure de lutte contre les odeurs prégnantes, attribuées à des feux spontanés dans des étables, à cause des fortes chaleurs, mais aucun éleveur ne venait signaler d’incendie. Puis, l’accoutumance vint ; nul ne se soucia plus de cette fragrance de graisse humaine…
Venue de l’est, comme apportée par un vent allemand vengeur, la vague calorique de cet exceptionnel été 18** atteignit lors Paris, la veille de la fête de la Gueuse. Elle y pénétra comme par effraction, clandestinement, accompagnée de légions pustuleuses et mitées de rats noirs que l’on disait déversées des soutes d’un navire de guerre russe, d’un nouveau Grand Saint-Antoine du XIXe siècle
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ou encore d’une galéasse génoise fantôme de l’an treize cent quarante-sept, grasse de goémons et à la coque turgescente imprégnée d’eau de mer croupie, un squelette de vigie et un autre englué d’algues tenant la barre encore présents à bord, nave de bois pourri émergée d’un Moyen Age agonisant. Ces rats pourvoyeurs de pestilence, à la fourrure infestée de puces, avaient voyagé de conserve dans les cales mal encalminées du supposé vaisseau tsariste depuis des territoires asiates oubliés sis au nord de Vladivostok. Ils s’y étaient repus de la cargaison jusqu’à son ultime fragment, avant de s’enquérir de la chair purulente des marins sibériens scorbutiques.
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Ils avaient dévoré avec avidité les quartiers de viande bovine verdâtres infestés d’asticots. On disait qu’un Vampyre de Polidori, aux yeux injectés de sang, décharné, aux ongles griffus d’un deuil de crasse et de ténèbres, à l’alopécie de momie desséchée à mi-putréfaction,
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serviteur de la Mort lente, d’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse, commandait cette horde de rongeurs. Il connaissait leur langage immémorial, leurs couinements. Les bêtes répugnantes envahirent les collecteurs d’égouts ; jamais Paris n’avait été autant peuplé de rats de jais qu’en cet été 18**… C’était un prélude à la fin des temps, et les légendes les plus invraisemblables et les plus folles circulèrent sur cette invasion, que l’on disait être une avant-garde des uhlans et des Huns, que les médecins du nouveau Kaiser avaient contaminée de la peste noire bacillaire, selon une hypothèse médicale toute récente car moi, Faustine, je me targue de science et j’en suis les développements positifs. Les ruelles des sordides quartiers ouvriers pullulaient donc de ces petits monstres que les badauds, épeurés et assoiffés d’absinthe et d’alcools frelatés distillés de sucs cadavéreux, écrasaient et broyaient sous leurs chaussures trouées et ressemelées. On s’attendait - ô fantasme légendaire urbain - à ce que le choléra morbus refrappât les bouges, ressuscitât du néant, comme en 1832 ou 1849, sans omettre les quelques cas de l’an 84, où tous avaient lors eu grand’peur. Les rats chapardaient tout, pillaient tout, contaminaient les greniers, les silos. Ils grouillaient par millions, leur fourrure suante, luisante, saignante de suette, parasitée de tiques.
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Les moissons tardaient, calcinées par le soleil, quasi perdues, et le spectre de la disette menaçait jà la France. Les blés pulvérulents sous le souffle ardent d’un vent de steppe mongole tombaient en une poudre jaune. Seul l’orage diluvien pourrait sauver notre pays.
Au plus fort des chaleurs, une chape de plomb torpide semblait s’être abattue sur Moesta et Errabunda. La vie s’allait au ralenti, s’assoupissait, s’ensommeillait. Nos jeunes captives anonchalies avaient l’impression de demeurer sous cloche ou dans un habitacle qu’on eût chauffé à blanc. Elles ne quittaient plus leur vêture de la serre et certaines n’hésitèrent point à vaquer nues, seulement couvertes de bloomers de coton trempés d’une sudation puante.
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Epuisées par les nuits de veille forcée (car avec cette chaleur de four, il était devenu impossible de trouver le sommeil), elles n’avaient même plus la force de se rendre à la selle et laissaient leurs déjections achever de chancir leur dessous jà souillé de leurs transsudations. Elles traînassaient leur spleen languissant tout le long des couloirs et allées esseulées, nu-pieds, leur peau détrempée de suint infantile, leurs cheveux négligés aux padous sales et à demi dénoués, imprégnant tout lieu où elles passaient de leurs exhalaisons alcalines d’urine et d’excréments. On les eût crues retournées à l’incontinence des enfançons, à moins qu’elles se fussent avancées avec une ébaudissante précocité et vélocité physiologique en l’âge des grabataires. Du fait de leur sauvage puanteur régressive, l’excitabilité de leurs appas impudiques exposés à tout crin n’opérait même plus parmi les rares clientes qui osaient encore s’aventurer en l’Institution, trop assommées par la chaleur pour qu’elles assouvissent leurs bas instincts. Délia ne quittait plus la serre, plus fraîche et humide selon elle. Elle s’y vautrait, y macérait dans le plus élémentaire appareil, sans nulle pudicité. Elle y avait aussi élu demeure à des fins d’érotisme, passant son temps à façonner des cataplasmes de mousse et de boue dont elle massait son sexe avec frénésie, cataplasmes préservateurs auxquelles elle prêtait des vertus aménorrhéïques du fait qu’en son for intérieur, elle pressentait la venue de ce qu’elle redoutait. A Château-Thierry, après la Saint-Jean, ce fut lors la morte saison. Anne Médéric n’avait plus grand’chose à faire, et Madame Grémond se voyait contrainte de lui donner congé deux jours sur trois. Le temps sec et brûlant avait eu pour avantage d’installer une rémission bienvenue du mal pulmonaire de Cléore, qui, depuis le printemps, se sentait bien mieux et fort ragaillardie. L’approche du mois d’août la vit même en aussi grande forme que treize mois auparavant, aux prémices de l’Institution.
Les recrutements se firent rares tandis que Daphné et Phoebé, fatiguées, n’étaient même plus ravivées par l’exsanguination des jeunes Germaines, dont les cadavres, réduits à une enveloppe vide de fluides, étaient sans façon directement jetés dans la cheminée de briques du four de l’hypocauste de Tesla. Trente-huit filles souffraient, puis trente-neuf, puis de nouveau trente-huit, avant qu’elles fussent quarante par la grâce des enlèvements. Une fut en effet refusée, chassée, parce qu’encor infirme. C’était vers la fin de juillet.
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La petite avait huit ans. Certes, elle était bien jolie, les yeux verts et les cheveux cendrés et délicatement bouclés, fort propre sur elle aussi. Elle s’appelait Elise Mignet,
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originaire de Châteauroux, où elle servait dans une auberge. Mais elle était aveugle née et avait perdu sa main gauche dans un accident à l’âge de trois ans.
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Ce membre avait été broyé par le métier à filer de sa sœur de douze ans, qui travaillait dans une fabrique textile. Trop curieuse, la petiote avait voulu toucher de plus près la machine qui pour elle, faisait office de jouet mystérieux. Sa cécité lui imposait de ne prendre connaissance du monde, des objets et des formes que par les seules sensations tactiles. Le manque d’attention de son aînée, trop affairée et asservie à son métier, prisonnière de ses gestes répétés, avait fait le reste. Elle arborait donc une prothèse de bois peinte couleur chair, qu’elle ôtait tous les soirs avant de se coucher. Echaudés par les événements de mai, Michel et Julien refusèrent de la garder, ce qui fâcha Cléore. On avait à peine eu le temps de percevoir le son de sa petite voix, sans que nul n’en retînt le souvenir furtif. Elise Mignet avait seulement proféré quelques paroles, marquées par l’hébétude et la consternation, avant qu’elle fût littéralement jetée dehors, manu militari, sans autre forme de procès. Elle se retrouvait seulette, perdue à travers champs brûlés, dans un pays qui n’était pas le sien, et tant pis si son errance d’aveugle risquait de la faire choir quelque part dans un trou, fosse ignoble où son agonie se prolongerait plusieurs jours durant. Elise Mignet n’était un danger pour personne, à peine un manque pour sa famille au cœur sec, guère effleurée de sentimentalisme et éplorée de la disparition de cette charge qui n’eût rien rapporté, sauf à se faire mendiante.
Sarah l’avait faite délier dans les communs, comme de coutume ; elle avait examiné ses dents et ses mains, en maquignon expert, mais ç’avait été alors que la fameuse prothèse de bois s’était détachée et était demeurée serrée dans la paume valide de l’infernale juive. Usé, plus guère adapté à la taille d’une gamine grandissante, cet artifice que même un Ambroise Paré aurait dédaigné, ne tenait plus que par miracle, à peine attaché à un sésamoïde et à un reste de carpe. Elise Mignet, en ces lieux de dépravation, n’eût été qu’une espèce de rameau pauciflore, inachevé, une promesse mal tenue, que ces Dames auraient certes attouchée, exploitée à loisir, croyant profiter de la sensibilité accrue de sa peau à la tactilité, de l’exacerbation de cette sensibilité digitale propre à toutes les aveugles, mais qui les aurait déçues à terme, du fait qu’elle n’aurait jamais, au jamais, appréhendé les actes exacts auxquels les tribades se seraient livrées sur elle. Elle n’aurait été qu’une juvénile Belle au bois dormant, un petit fantasme blond-cendres insensible et passif, un joujou de chair beaucoup tâté, beaucoup caressé et parcouru des lèvres, baisé, bécoté d’abondance, mais incapable d’échanger ces caresses, de les bien rendre en de voluptueux ébats, d’éprouver une quelconque réciprocité sensuelle partagée, commune, fusionnelle, de répondre par elle-même aux sollicitations de celles qu’elle n’aurait jamais vues. Il était lors inutile que ses bourreaux la gardassent ici.
La versatilité de Cléore et de ses complices ne cessait de surprendre. Il n’était guère captivant que tous tergiversassent et changeassent d’avis, un jour enlevant n’importe qui, l’autre rejetant la pièce de biscuit à cause d’une défectuosité somme toute vénielle et légère. Le mois d’août avançait et, bien que la vague de chaleur se poursuivît, inlassable, la comtesse de Cresseville exigea une reprise de l’approvisionnement. Le quota de quarante fillettes était enfin atteint, Aelis, de son vrai nom Aglaé Turpin, étant la dernière arrivée. Mais Cléore avait des états d’âme qu’elle ne pouvait expliquer. Elle pressentait que le répit de sa maladie serait de courte durée. Il lui fallut une cerise sur le gâteau, quel qu’en fût le risque. Ne comprenant aucunement qu’elle s’engageait dans l’erreur, ne ressentant pas le syndrome de la pensionnaire de trop, surnuméraire, elle eut cependant la présence d’esprit d’en référer au préalable à Elémir et à la vicomtesse, auxquels elle expédia une missive fort alambiquée. Sa prose tourmentée de spleenétique quémandait et sollicitait leur avis. La propriété était si vaste… ne pourrait-on point gonfler les effectifs jusqu’à quarante-cinq, cinquante recrues, au risque de métamorphoser Moesta et Errabunda en usine, en simple maison de passe ou d’abattage saphique ? Cela ne signifierait-il pas un adieu à la mission d’éducation ? Cléore s’attendait à un refus catégorique. Amère, elle se retint d’un geste de désespoir : le seppuku de la geisha la tenta, puis elle se ravisa. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsque le 16 du mois d’août 18**, elle reçut deux lettres, deux réponses positives, alors que l’orage menaçait enfin, qu’à Paris, la canicule entrait dans sa cinquième semaine consécutive et dans la Brie jà dans sa septième. Elle ordonna conséquemment à ses sbires de reprendre leurs recherches, leurs prospections, leurs repérages. Dès le 19, deux télégrammes encourageants la prévinrent : une petite campagnarde du Vexin normand avait été repérée, proie facile car souvent isolée dans les champs, près du village de Sainte-Prunille.
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De plus, selon Madame Blanche Moreau, complice patentée depuis près d’une année et putain vérolée notoire, on avait détecté une seconde proie potentielle dans les vieux quartiers lépreux et tortueux du Paris ouvrier, quartiers réputés pour avoir conchié l’engeance des communards aux gueules et aux mains noires de poudre et rouges accessoirement du sang des gens de bien.[1] C’était une famélique petiote brune d’une dizaine d’années, apparemment en bisbille avec son parâtre. Elle faisait lors souventefois des fugues, des escapades, du bouge familial. Cela tombait fort bien : Moesta et Errabunda manquait quelque peu de petites brunettes et Cléore subodorait que cette enfant fût ravissante bien que maigriotte. Elle adorait les chétives et menues à sa semblance. Afin de prévenir un éventuel étripage de la part d’un concubin à la brutalité échauffée par l’abus d’absinthe, il fallait que les hommes de la comtesse de Cresseville se hâtassent de capturer ce mets de choix, ce mignard tendron ensauvagé de nos prolétaires rues. Contrairement à ce qu’affirmera Blanche Angeline Moreau dans sa confession, la prise d’Odile Boiron ne fut donc pas fortuite[2] et pas davantage celles des cinq autres petites parisiennes. Ce joli mensonge de notre borgnesse était dû au fait qu’elle savait que les Curieux ou juges punissaient plus sévèrement la préméditation ; jusqu’aux approches du trépas, notre vieille beuglante ravagée avait tenté de minimiser ses fautes, faisant accroire que sa complicité active dans l’affaire avait été contrainte pour de basses questions pécuniaires de nécessiteuse survivant au jour le jour… alors que Cléore et Madame la vicomtesse la gratifiaient grassement. Mais tout son pécule fondait dans les dispendieuses dives bouteilles dont l’insatiable soiffarde s’abreuvait.
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Peu de jours après, avant même l’aube lourde au ciel noir où jà fusaient les éclairs, un tombereau bâché s’ébranla, en partance pour le Vexin puis pour la capitale. A son bord, Jules et Albert, l’autre comparse au chapeau melon cabossé, puisque Julien et Michel n’avaient plus le droit de prendre une part directe aux expéditions. C’était un prometteur matin de pluie, de fin des embarrassantes et oppressantes chaleurs ; c’était le matin où Marie et Odile deviendraient des captives, les pièces de biscuit quarante-et-une et quarante-deux. Lors, la boucle se referme. Le passé a rejoint le présent, la chronique d’Odile celle de Cléore. Si vous aimez la linéarité, reprenez tout depuis le commencement, au premier chapitre, puis laissez-vous guider vers le quatrième et le sixième et cetera. Je n’écrirai pas le mot fin, parce que ceci est encor à suivre…
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[1] Nous rappelons qu’Aurore-Marie de Saint-Aubain est d’extrême droite, donc opposée à la Commune de 1871.
[2] Confère le chapitre XVI.