mardi 23 septembre 2014

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue chapitre 2 4e partie.



Le petit monde du renseignement était en émoi. L’agitation gagnait tous les services secrets officiels ou non. Tout bruissait de rumeurs. Quelque chose se tramait et trouverait peut-être son dénouement au château de Bonnelles. Ainsi, le Ministère de l’Intérieur avait diligenté ses propres espions dans l’entourage de la domesticité de la duchesse d’Uzès. Le Ministère de la  Guerre n’était pas en reste. Le Deuxième bureau avait ses propres informateurs insoupçonnables. Des femmes de ménages étaient payées pour ramasser  le contenu des poubelles de l’ambassade d’Allemagne mais aussi celui de l’amie de la baronne de Lacroix-Laval. Même le Foreign Office,  sous les ordres du Premier Ministre en personne, Salisbury, avait envoyé ses hommes en France surveiller à la fois le général Boulanger et son entourage et le Ministère de l’Intérieur. Cependant, à Londres un certain sir Charles Merritt savait à quoi s’en tenir ou presque sur madame la poétesse Aurore-Marie de Saint-Aubain. Il la surveillait de près depuis plus de dix ans déjà. 
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Mais occupons-nous des espions mandatés par la Wilhelmstrasse.
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 Ils étaient deux, non pas deux Prussiens pur jus, mais d’ardents patriotes de la Grande Allemagne. Tout d’abord, à tout seigneur tout honneur, le major Oskar Von Preusse, un splendide teuton, grand, blond, l’œil bleu, le visage empli de morgue, l’uniforme rutilant. L’homme était connu à la fois pour ses conquêtes féminines et pour ses exploits sportifs; il excellait à monter à cheval et sa réputation n’était plus à faire non plus au sabre. N’avait-il pas triomphé dans vingt-deux duels et tué tous ses adversaires? Il en allait de même au pistolet. C’était le Paul de Cassagnac allemand.
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 Sa noblesse était ancienne puisqu’un de ses ancêtres avait été distingué sur le champ de bataille au temps de la Troisième Croisade. De même pour sa richesse, assise sur la terre. Il possédait une immense propriété en Poméranie et ses élevages de chiens et de chevaux avaient remporté de nombreuses médailles tant dans sa patrie qu’hors de celle-ci. Présentement, Oskar s’était mis au service du vieux Bismarck. Celui-ci lui avait confié une délicate mission, lui laissant entendre qu’au bout de celle-ci, il serait fait directement colonel et entrerait dans la garde du prochain Empereur, non pas ce mourant de Frédéric III, mais bien son fils l’orgueilleux et impulsif Guillaume, encore Kronprinz pour quelques semaines. Pourtant le prince impérial et le chancelier ne s’entendaient guère et ce n’était un mystère pour personne. Von Preusse n’avait pu qu’accepter la délicate mission. Serait-il à la hauteur vu que celle-ci exigeait de lui la plus grande discrétion?
Pour l’aider dans son entreprise, Oskar avait reçu le soutien du lieutenant Werner Von Dehner, trente ans à peine, quelque peu polyglotte puisque pratiquant couramment l’anglais et le français en plus de sa langue maternelle. La famille de Werner prenait ses racines en Saxe. Lui n’était pas aussi fortuné. Il avait effectué ses études secondaires dans un séminaire et sa foi catholique l’avait entravé dans son avancement. Toutefois, le jeune homme s’en moquait, s’intéressant davantage à la physique et à la géologie qu’au contenu de sa bourse. Il avait donc le profil rêvé pour seconder habilement le major; d’ailleurs, c’était pour cela que Bismarck l’avait choisi. Werner paraissait assez terne comparé à son supérieur direct. Il arborait une petite moustache de couleur blond-roux et des lunettes aux verres teintés qui dissimulaient l’intensité et la vive intelligence de ses yeux gris. Sa taille n’avait rien non plus de remarquable puisqu’il ne dépassait pas le mètre soixante-dix au contraire d’Oskar qui atteignait le mètre quatre-vingt-dix. Le comte Von Preusse prenait un malin plaisir à houspiller son lieutenant qui n’était que chevalier et dont la noblesse ne remontait qu’à Frédéric Premier. Werner supportait toutes ces humiliations avec patience, sachant bien que le résultat de la mission dépendrait de lui avant tout. Il ne voulait pas pousser sa carrière mais simplement permettre à ses parents de rembourser des dettes gênantes depuis le krach de 1873. Voilà pourquoi le jeune homme s’était empressé d’accepter les ordres du vieux chancelier qu’il n’appréciait pas particulièrement. Un duo mal assorti donc dont l’efficacité restait à prouver.
Pour l’heure, les deux hommes avaient gagné Paris et établi leurs pénates à l’ambassade d’Allemagne avec la fonction fictive d’attachés militaire et culturel. L’ambassadeur s’était naturellement plié aux vœux d’Otto Von Bismarck à qui il devait toute sa carrière. Régulièrement, Oskar était chargé de dépouiller le courrier diplomatique venu tout droit de la Wilhelmstrasse. Ce matin-là, il s’attelait à cette tâche tout en fumant un cigare aussi long qu’un barreau de chaise. 
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- Ach… pour une fois les instructions sont claires. Le vieux lion approuve mes suggestions. Tant mieux. Le baron Kulm est revenu dans la capitale. Mais il a évité l’ambassade. Bon. Je vais demander à l’ambassadeur de l’inviter et j’étudierai son visage et son attitude. Celui-là, comme on dit vulgairement, je ne le sens pas! Un de mes hommes a remarqué d’étranges allers et venues au Havre. Intéressant. Et la duchesse d’Uzès, selon mes sources, donne une soirée dans trois jours où tout ce qui compte à Paris et ailleurs se rendra. Le général « La revanche » y sera. Ce matamore! Je ne veux pas rater ça! Mais ce ne serait guère prudent de m’y pointer. Teufel! Comment faire? 
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Tout à son problème, Oskar ne fit nullement attention au laveur de carreaux à l’extérieur qui, visiblement, faisait semblant d’accomplir son travail. Le bonhomme appartenait au Deuxième Bureau. Une fois le major parti de la pièce, le bonhomme descendit de son échelle et siffla d’une façon particulière. Cela signifiait à la femme de ménage qu’il y avait du « gras » à ramasser. Ce soir, le Quai d’Orsay serait en ébullition.
Au fait, que savait exactement le Deuxième Bureau dans le complot qui se tramait et contre la République et contre l’Allemagne? En fait, pas grand-chose. Bien évidemment, il suspectait le général Boulanger de vouloir le pouvoir, pressentait que la duchesse d’Uzès le subventionnait, se méfiait de la baronne de Lacroix-Laval, connaissait son affiliation à une secte des plus étranges et farfelues, mais ses principaux renseignements provenaient de l’ambassade d’Allemagne elle-même! C’était là le sel de la chose. 
Personne au Ministère de la Guerre et au Ministère de l’Intérieur n’aurait pu imaginer les plans d’Aurore-Marie et du baron Kulm. Seul, le chef de la pègre de Londres en avait une idée. C’était pourquoi, délaissant ce qu’il avait présentement sur le feu, il avait diligenté ses meilleurs agents en France. Sir Charles Merritt avait une longueur d’avance sur le Foreign Office et sur les Allemands. Les Français étaient hors jeu ou peu s’en fallait pour lui. Le scientifique dévoyé avait en sa possession quelques écrits qui lui donnaient un avantage sur tout le monde.
Bref, le raout chez la duchesse d’Uzès, dans le château de Bonnelles promettait d’être fort couru cette année. Mais aussi plein de surprises.

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 Il était quatorze heures, l’heure de dîner. L’Oberst-colonel Erich Von Stroheim et son ordonnance Wilhelm Von Arnheim étaient reçus par le Kanzler Otto Von Bismarck. Ce dernier était attablé devant un repas pantagruélique qu’il arrosait généreusement de vin blanc du Rhin et de Beaumes de Venise. Après une pintade farcie dont il n’avait laissé que la carcasse, le vieil homme s’était enquillé huit truites façon sole meunière et avait terminé cet en-cas par une crème catalane fortement imbibée de cognac. Ses yeux vitreux avaient du mal à se fixer sur ses hôtes. La chaleur de la pièce tendue de vert s’additionnait à celle des alcools divers. Avec familiarité, Otto avait cru bon de déboutonner sa redingote d’uniforme bleu de Prusse. 
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Erich et Alban avaient assisté à la fin de ce repas, roides comme il se devait, attendant le bon vouloir du chancelier. Enfin, celui-ci daigna adresser la parole au lieutenant-colonel.
- Meinen Herren, pardonnez-moi, mais je crois que je vais vous recevoir sur la terrasse. J’ai besoin de prendre l’air. J’ai fort mal dormi cette nuit, comme les autres d’ailleurs. Mes proches le savent bien.
 En son for intérieur, Erich Von Stroheim n’ignorait rien des ennuis de santés du Reichskanzler. Ses excès alimentaires, tabagiques et l’abus d’alcools forts n’arrangeaient pas les choses. Le timonier du II e Reich souffrait de crises de goutte aiguës et d’hémorroïdes. Il était devenu insomniaque depuis un certain nombre d’années. Il en résultait une grande irritabilité dont tout le monde se méfiait. Toutefois, seuls ses deux dogues noirs trouvaient grâce à ses yeux.
Après avoir atteint la terrasse et s’être confortablement installé dans un fauteuil, le chancelier s’enquit de la raison précise de l’entrevue.
- Messieurs, veuillez me pardonner mais je suis si sollicité que j’ai oublié la raison pour laquelle je vous ai accordé cette audience.
- Votre Excellence, il n’y va pas de votre faute, fit avec une onctuosité recherchée Erich, mais je devais me présenter à votre personne muni de mes lettres d’accréditation.
- Ah! Monsieur, je ne puis me tromper. Mais je décèle dans vos paroles un soupçon d’accent autrichien.  
- Bien entendu, monsieur le chancelier. Je suis natif de Vienne et n’ai gagné l’Allemagne qu’à l’âge de vingt ans. C’est là que j’ai décidé de me mettre au service du Kaiser Wilhelm. François-Joseph m’a fortement déçu. Sa vision de la politique européenne n’est pas assez cohérente et manque d’envergure. Déjà, lors de Sadowa, je servais chez les dragons de la garde dans leur célèbre uniforme rouge et bleu de Prusse. Cet uniforme, je l’ai porté avec une grande et légitime fierté. Mes faits d’armes m’ont naturalisé Allemand. 
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Ces mensonges furent assénés avec un si remarquable aplomb qu’ils ne firent pas ciller Bismarck. Plus le mensonge était gros, plus il passait. Par contre, Alban devint cramoisi. Depuis le début de l’entretien, le jeune homme n’avait pipé mot. Son silence n’était pas dû à une simple question d’accent car, lorsqu’il s’exprimait dans la langue de Goethe, on pouvait le croire originaire de la Rhénanie. Les cours d’allemand de sa nounou durant son enfance s’étaient avérés fort utiles. Kermor pratiquait avec une facilité déconcertante les plus grandes langues européennes. Voilà pourquoi Daniel Lin l’avait sélectionné pour cette mission.
Tout en acceptant lesdites lettres d’accréditation, Otto Von Bismarck ne s’en interrogerait pas moins. Comment pouvait-il croire à la fidélité d’un Autrichien mettant ses capacités au service du II e Reich? Ce Von Stroheim n’émargeait-il pas à Schönbrunn? Il prit la décision de faire surveiller l’étrange lieutenant-colonel et son ordonnance si mutique.
Comme il fallait meubler la conversation, Otto prit l’initiative d’évoquer la santé de l’actuel Empereur, ce qui n’était plus un secret d’Etat.
- Notre Kaiser Frédéric III se porte fort mal. 
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- Ah oui? Son cancer de la gorge, sans doute? Hasarda Erich.
- Tout à fait. Il ne durera pas. Il y a peu, Sa Majesté Impériale a subi une trachéotomie et porte désormais une canule à l’emplacement du larynx. Empêchée de parler, elle ne communique plus que par des billets écrits.
- Un lourd calvaire, une agonie insupportable! Émit Von Stroheim ému malgré lui. 
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Le comédien se désolait sincèrement car il pensait avec justesse que si Frédéric avait vécu, Guillaume II n’aurait pas eu autant les coudées franches au début du siècle suivant. Non pas que la Première Guerre mondiale aurait pu être évitée. Toutefois, son pouvoir personnel aurait été entravé par les réformes libérales que son père aurait imposées.
Dix minutes plus tard, les deux imposteurs, ayant pris congé, croisèrent dans l’un des corridors un majordome qui s’enquérait des besoins du chancelier. Une fois seuls, les tempsnautes s’entretinrent de ce qu’il fallait d’abord faire.
- Moi, commença le comte de Kermor, je veux bien retourner à Paris surveiller d’un peu plus près ces deux maudits espions allemands Oskar et Werner avant qu’ils n’embarquent pour l’Afrique dans le sillage de l’expédition Boulanger.
- Certes, je puis me débrouiller seul ici. Avec les transpondeurs, c’est un jeu d’enfant de rester en contact avec toute l’équipe où que soient ses différents membres.
- Cela me fait penser que je dois envoyer un message à Sitruk, reprit Alban.
- Il a dû arriver en Afrique.
- Je veux m’assurer que tout va bien pour lui.
- Quel est exactement le rôle dévolu à Dalio?
- Un comprador évidemment.
Cela était dit naturellement, sans aucune trace de mépris. Il y avait longtemps que les hôtes de l’Agartha avaient oublié leurs préjugés raciaux et racistes.
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Un comptoir, sur la côte du futur Congo Brazzaville. Marcel Dalio qui supportait sans problème la chaude moiteur tropicale, s’affairait à la mise en place de sa boutique d’import-export. Sa couverture devait être sans faille. Lorenza et Benjamin avaient beau proposer leur aide, Marcel leur répondait vertement qu’il savait parfaitement se dépatouiller tout seul. Quant à Gaston, il avait placé quelques caisses dans l’arrière boutique malgré les récriminations du comédien. De la Renardière avait besoin d’activité, de travail de force afin de garder son humeur égale. Il regrettait qu’il n’y eût point de salle d’armes dans cette contrée arriérée. Tout cela en parfaite innocence. 
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La troupe disposait d’un délai de quelques semaines, voire un mois plein avant de voir débarquer l’équipage du Bellérophon Noir avec à sa tête le général Boulanger.
Mais peut-être serait-il bon de décrire le comptoir du comprador non improvisé? Que contenait donc la boutique pour être crédible?
Pour commencer, des défenses d’éléphants. Et tant pis pour les défenseurs des animaux! Ensuite, des peaux de lions et de panthères, des crinières, des dépouilles de crocodiles, des fusils, des barils de poudre, du ratafia, du whisky et d’autres alcools forts, des moustiquaires et des pains de savon, des cordes, des boîtes d’allumettes, des lampes à pétrole, des bidons du même carburant ou mode d’éclairage, et des bougies, du sel en grosse quantité, des harengs saurs, de la morue séchée, de la mélasse, du bois, des masques nègres, des lances et des sagaies, du poison aussi, des cartouchières vides ou pleines, de l’éther, des narcotiques, des bandelettes, des colliers en verroteries, mais également des pendentifs de dents de requins, des casques coloniaux, des bottes de diverses pointures et des guêtres, des plastrons, des gibus dépareillés, des chemises et des shorts ou des pantalons assortis, des vestes en toile, des jupes et jupons, des tubes de pommades pour soigner les piqûres des petites bêtes hantant cette contrée, des conserves - le plus souvent du corned-beef - du tabac, des pipes et des cure-pipes, des étuis à cigarettes, des bocaux au contenu mystérieux, des mains de gorille naturalisées, des têtes de chimpanzés de tous âges, des scorpions et mille-pattes séchés, des racines aux étranges propriétés, des poudres soit disant médicinales, de la quinine, des potions de toutes sortes et ainsi de suite. Ce bric-à-brac s’entassait dans à peine quelques mètres carrés sans aucun ordre ni hygiène ce qui faisait frémir Lorenza. Mais cela n’avait pas l’air de gêner le comédien qui, lui, s’y retrouvait facilement dans ce capharnaüm. 
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- C’est pour l’authenticité, fit-il à l’adresse de la doctoresse lorsqu’elle lui objecta que certains produits ne devaient pas traîner à même le sol en terre.
- Il y a là de quoi déclencher une épidémie! Objecta la brune métamorphe.
- Aucun risque pour nous, ma chère, reprit Marcel avec aplomb. Nous avons reçu tous les vaccins inimaginables et nous disposons à volonté de bio médicaments!
- Je n’insiste pas, frémit Lorenza en se passant une main nerveuse dans sa chevelure retenue par des épingles.
- Tu as raison, appuya Benjamin. Dalio sait ce qu’il fait.
- Pardi! Je me base des films que j’ai vus au cinéma!
Sur ces phrases sans réplique, Marcel s’en retourna parfaire le décor de sa boutique. À l’extérieur, Gaston astiquait la lame de son sabre avec une peau de chamois.
- Alors, il vous a rabroués? Questionna-t-il ingénument.
- Exactement! Souffla Benjamin. D’où avez-vous pris ce sabre?
- Du synthétiseur! On ne sait jamais. Et c’est l’arme que je manipule le mieux.
- Espérons que vous n’aurez pas à vous en servir, mon vieux.
- Holà! Vous n’approuvez pas? Nous ne sommes pas lancés dans une partie de plaisir. Autant nous préparer à faire face…
- A quoi? À l’assaut des fauves?
- Non! À l’attaque des sauvages qui peuplent cette contrée. 
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- Hum… vos propos ont des relents racistes. 
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- Nullement, Benjamin. Je me montre réaliste. Oubliez-vous que les Blancs sont ici les envahisseurs, l’ennemi à combattre? Il est donc légitime pour les guerriers noirs de vouloir se défendre! 
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- Décidément, aujourd’hui n’est pas mon jour! Jeta mélancoliquement Sitruk. Voilà que je me fais donner la leçon par vous, Gaston…
- Ne m’en veuillez pas, mon ami. Allez. Ce soir, Marcel nous régalera d’une de ses anecdotes dont il a le secret…
- S’il est d’humeur joyeuse…
- Pas de cette mine triste à faire fuir d’éventuels clients… Notre comédien vous en voudrait.
- Certes. Mais je ne sais pas si j’ai l’étoffe d’un explorateur. Vous oui, apparemment. En attendant, je me demande comment cela se passe pour les autres.
- Vous doutez de leur ingéniosité?
- Pas vraiment. Mais je crains une gaffe de Saturnin. Pourquoi le Conseil a-t-il approuvé son adjonction?
- Parce qu’il connaît bien la période, c’est simple.
- Ah! J’envie votre optimisme, Gaston.
- Je sais pourquoi vous vous montrez aussi inquiet, émit de la Renardière avec un sourire. Violetta à Paris…
- Précisément. Enfin, Daniel Lin la chaperonne. Faisons avec…
- Oui, faisons avec.
Benjamin avait-il raison de craindre une sottise de la part de Beauséjour et de se faire du mouron pour sa fille? Peut-être…. 
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 A suivre...
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dimanche 14 septembre 2014

Cybercolonial 1ere partie : Belles Lettres d'une Rose méconnue chapitre 2 3e partie.



L’an passé, une extravagance supplémentaire avait failli lui coûter cher. Au cours de cette année 1887, alors qu'elle mettait la dernière main à ses « Iambes gnostiques », notre émule de Sappho fut tourmentée par une nouvelle lubie : elle souhaitait ardemment que l'on portraiturât l'amie imaginaire. Cette idée fixe hanta tant Aurore-Marie qu'elle en perdit le sommeil. Elle devait s'enquérir du portraitiste idéal, celui qui parviendrait, sous sa direction, à représenter exactement celle qui n'existait apparemment qu'à titre virtuel, à travers la psyché : Deanna, l'alter-ego qu'elle connaissait, ressentait, dont elle éprouvait presque la douceur du contact des mains et des joues, comme si elle eût été sa sœur jumelle, ainsi que nous l’avons fait comprendre.
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La jeune fille couronnée de fleurs, debout, à gauche, pourrait être Aurore-Marie de Saint-Aubain en personne.
Madame de Saint-Aubain adressa force missives à ses plus grands amis afin qu'ils lui recommandassent le meilleur peintre à même d'atteindre ce fol objectif : Stéphane Mallarmé, Joris-Karl Huysmans, Charles Maurras, Paul Bourget...
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tous, sans nulle exclusive, furent sollicités. Aurore-Marie s'impatienta plus que de raison, marquant son attente des réponses d'une anxiété fébrile, au point qu'elle en négligea de vaquer à ses affaires courantes, au grand dam d'Albin qui ne comprit aucunement pourquoi sa tendre épouse oubliait ainsi ses devoirs mondains. Elle n'était point cuistre : seulement, elle croyait savoir que tout, ici-bas, passait par trop vite, et elle ne pouvait se permettre de gaspiller ce temps si précieux jusqu'à ce qu'elle fût en l'état d'une défunte infante espagnole du siècle de Vélasquez, exposée en sa rigidité cadavérique sur un catafalque mortuaire à baldaquin alourdi de brocart, de velours et d'autres tissus damassés somptuaires de la teinte du deuil. 
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Madame de Saint-Aubain pressentait que sa vie serait courte. Elle connaissait sa santé fragile, ses fausses couches, la grave bronchite dont elle avait souffert en 1883, l'année de ses seulement vingt ans, la clouant au lit pour trois mois. Elle harcelait son médecin, le professeur Maubert de Lapparent, par ailleurs éminent physiologiste et spécialiste de l'obstétrique. Elle exécrait la fuite des jours. Elle s'imaginait dans quelque ruine romaine, par exemple, en l'exèdre d'une basilique, perdue dans ses pensées philosophiques, dans un syllogisme socratique, dans une spéculation exégétique abstruse sans commencement ni fin, tel un Ouroboros, méditant sur l'absurdité de sa mort. C'était pourquoi elle accumulait montres, oignons, pendules, clepsydres et vieilles horloges.
Enfin, les lettres de réponses parvinrent en ses petites mains. Dans sa hâte enfantine, ses doigts opalescents d'ondine déchirèrent les enveloppes, sans qu'elle prît la peine d'utiliser le coupe-papier au manche de nacre, d'ivoire et de vermeil, qui reposait négligemment dans une coupe surchargée imitée des émaux de Bernard Palissy posée sur une crédence. Aurore-Marie pensait que ces papiers lui apporteraient une satisfaction nonpareille. Il n'en fut rien : chaque correspondant contredisait son collègue, qui proposant Régamey, qui Gervex, qui Bonnat, qui Fantin (auquel elle ne voulait aucunement avoir affaire tant ce dernier porterait à sa souvenance les fâcheux événements de 1877 qui avaient irréversiblement altéré sa santé mentale), qui Gérôme, qui Besnard, et j'en oublie. La baronne de Lacroix-Laval n'y comprit mie. Cela la troubla si intensément qu'elle se surprit à chiffonner puis lacérer rageusement ces lettres, jusqu'à ce qu'elles ne fussent plus que lambeaux infâmes entre ses pattes félines. Elle jeta par terre ces débris, réduits désormais à des fragments quasi papyrologiques dont nul paléographe n'eût voulu. Aurore-Marie allait-elle boire le calice de sa folie mystique jusqu'à la lie? Comment! L’Aimée, l’Adorée potentielle, qu'elle rêvait de voir se faire chair, tel le Logos de Jean et de Cléophradès, son hypostase sœur, s'avérait aussi irreprésentable picturalement que l'interdit iconique coranique? Elle fut d'humeurs peccantes, se refusant à l'expiation de son infantilisme obsessionnel. Sa souffrance piaculaire fut des plus pernicieuses, l'accablant tant que des érythèmes envahirent sa belle peau veloutée, suivis de symptômes d'étouffement, de palpitations et d'une toux sèche. C'était comme si elle avait goûté à un venin extrait d'une fève de Calabar, à un de ces poisons exotiques renfermé dans les graines d'un physostigma. Aurore-Marie préféra s'allonger sur l'ottomane pour le reste de ce regrettable après-midi.

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Parfois, le délire obsessionnel d'Aurore-Marie transposait l'objet de ses regrets amoureux en l’autre femme, qu'elle avait connue quelques temps à la différence de Deanna la non encore rencontrée. Le naturel de notre poétesse la portait vers la contemplation, non pas qu'elle appartînt à une de ces confréries contemplatives, un de ces tiers ordres laïcs de femmes pieuses habitées par une volonté mystique telle qu'elles croyaient accéder, par des pratiques d'ascèse pis que celles d'un père du désert, à la fusion totale avec Dieu. Tout cela se teintait d'un érotisme trouble, ainsi  qu'il en avait été chez Sainte Thérèse d'Avila, où l'extase se faisait explicitement sexuelle, orgasmique quoique sublimée, et figurée par la bien connue sculpture baroque du cavaliere Bernin – celui-là même dont Louis XIV avait cuistrement refusé le projet de colonnade du Louvre- où la représentante emblématique de ce mysticisme tridentin était transpercée par la lance d'un séraphin.
Aurore-Marie songeait à Charlotte Dubourg, qui l'avait recueillie et aidée en 1877 avant qu'elle ne devînt l'égérie de ce culte hérétique, poison de son existence tourmentée. Charlotte avait été l'objet de plusieurs de ses poèmes, publiés en 1882 dans ses « Églogues platoniques ». Parmi eux, le fameux thrène bouleversant, cette imploration à un amour perdu, qu'admirerait la princesse Brancovan épouse de Noailles. Albin la surprenait souventes fois accoudée à la fenêtre de la chambre, observant un vase de cristal de Bohème dans lequel reposaient des roses, les mains sur les joues. Cette pose méditative familière faisait songer à quelque observation de la fuite du temps, de l'étiolement de la fleur, de ces bouquets successifs de toutes les variétés possibles de roses. Bien que les domestiques renouvelassent dans la mesure du possible à chaque fois le contenu du vase, l' inéluctabilité des fins dernières, inscrite par la seule flèche du temps, prouvait l'impuissance de l'Homme et renforçait la baronne de Lacroix-Laval dans la conviction qu'elle mourrait prématurément.
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 Aurore-Marie eût aimé tenter sur les primeroses l'expérience d’Eadweard Muybridge, photographier étape par étape, image par image, en une improbable pratique de la chronophotographie, la manière dont se fane la beauté. Son esprit, après l'absorption d'une pipe d'opium, la transportait vers un passé idéalisé. Ses grands yeux aux paillettes jaunes prenaient un éclat rêveur, très doux, admiration de toutes les femmes du grand monde qui la fréquentaient. Madame de Saint-Aubain se savait unique, ici, en ce dernier quart du XIXe siècle, tout en quêtant ses hypostases supposées, fille comprise, dont les circonstances de la conception n'avaient pas été élucidées, du fait qu'elle souffrait d'un kyste douloureux aux ovaires empêchant en elle tout transport charnel, transformant le devoir conjugal en une corvée à risque mortel.
C'était en 1878. Aurore-Marie logeait alors dans un pavillon de Passy, à l'écart de ces grands boulevards du centre dont elle abhorrait l'agitation. Elle fuyait la promiscuité, le grouillement de la foule interlope, la compromission avec les gens ordinaires, car, prédestinée par sa qualité d'élue, de Grande Prêtresse, elle pensait appartenir à une élite qui devait régenter le monde, après l'élimination des moins aptes.
La poésie ne lui suffisant point, la jeune baronne de Lacroix-Laval, orpheline de quinze ans, s'était entichée de la belle-sœur de Fantin-Latour. Elle s'était rendue au dernier salon et s'était pâmée en public devant la toile fameuse de Fantin, « La famille Dubourg ». Elle eût souhaité baiser le bas de la robe de Charlotte, l'autre adorée, si c'eût été possible, au risque de l'indécence. L'évanouissement de la jeune fille, toute de noir vêtue, pupille faible et chétive comme une meurt-de-faim, avait provoqué une certaine émotion parmi les visiteurs du salon. Maints gentlemen lui avaient prodigué leur secours, mais la singulière beauté languide de la fragile enfant fit craindre à son chaperon, la fidèle Alphonsine, que divers prétendants s'enamourassent d'elle et la courtisassent conséquemment à ses vapeurs, gage pour les mentalités mâles de cette époque de la qualité aristocratique de la sublime belle.
Ce fut ainsi qu'elle rencontra un compositeur, monsieur Gabriel Fauré. N'osant l'idylle avec un homme de dix-huit années plus âgé qu'elle, notre adolescente demeura circonscrite à un prudent platonisme : il lui fallait un promis plus jeune et monsieur Fauré était peut-être déjà lié à une belle-famille, bien qu'il ne portât point encore d'alliance. Il fallut convertir cela, ce béguin naissant -bien que les sentiments demeurassent inexprimés, feutrés- en quelque chose d'artistique, de musical. Au risque de passer pour une juvénile Sappho, Aurore-Marie osa : elle commanda à Gabriel Fauré un concerto pour violon, qui serait son opus numéro 14, expression d'une passion romantique pour une blonde amie perdue de vue, mademoiselle Charlotte D. à laquelle le morceau serait dédicacé.
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Mademoiselle de Lacroix-Laval suggéra à Fauré un petit thème de départ, une mélodie étale, évanescente, à l'image de ses poèmes vaporeux et maniérés quoiqu'on pût y déceler dès les premières notes la manière fauréenne, petite musique de Charlotte qu'un Charles Swann -qui devait rencontrer la jeune artiste quelques années plus tard chez les Verdurin- aurait fort admiré. Il fallait éviter que le thème ne ressemblât à celui de Deanna-Lisa, prétendument écrit par Stefan Brand, qu'elle connaissait du reste par cœur.
Quand notre musicien eut terminé son concerto de commande, il sollicita par lettre un rendez-vous au pavillon de Passy, afin d'exécuter au piano une petite démonstration de l'œuvre, avant toute création officielle. Il craignait qu'Aurore-Marie exigeât que le morceau ne fût interprété par un dédicataire virtuose célèbre, à savoir le fameux Joseph Joachim, qui, l'année précédente, avait créé le concerto du sieur Johannes Brahms. La baronne répondit positivement, mais par un simple et hâtif Petit bleu.
Lorsqu'il entra dans le salon de musique du pavillon Louis XV au mignon jardinet embaumant les tubéreuses et les glycines (le bâtiment comportait également un petit potager), Fauré remarqua la toilette de la jolie enfant. Certes, notre jouvencelle arborait une robe de grand deuil, en cela qu'elle n'avait plus de géniteurs, mais, quoiqu'elle parût quelque peu engoncée dans cette vêture étroite, conforme à la mode qui avait renoncé aux amples toilettes à tournure au profit de mises plus étriquées où nœud volumineux et traîne conséquente compensaient l'effacement du pouf rigide, elle fit néanmoins au musicien une exquise impression de fraîcheur juvénile. La pauvre adolescente avait dû être souffrante : ses joues étaient plus pâles et creuses que de coutume et quelques traces de croûtes de sang demeuraient sur ses fines narines -quoique son nez fût pointu et un soupçon trop long : elles montraient que la demoiselle avait souffert d'un accès d'épistaxis, sans doute à cause d'une nouvelle crise de faiblesse. Un boutonnage et agrafage rigides ornaient le corsage et la polonaise de la baronne, dont le corset ne devait certes pas tant la tourmenter que cela, quoiqu'il fût serré en suffisance ainsi que les us et coutumes de 1878 l'exigeaient, du fait d'une taille d'une finesse la confinant à la maladie et à l'anorexie et d'une gorge à peine ébauchée comme si elle eût eu juste douze années... La seule touche de fantaisie et de couleur de la toilette se résumait à deux bijoux : une chevalière au majeur gauche, d'un ouvrage fort ancien, bague qui devait intriguer dix ans plus tard Angélique de Belleroche,  et une intaille de tourmaline aux bordures de jadéite avec un cabochon rubescent à la manière barbare et supposée troyenne, du fait des récentes découvertes de Herr Schliemann, gemme de corindon teintée par quelque sulfure juste insérée au mitan, intaille épinglée telle une décoration d'un quelconque ordre militaire médiéval au col étroit du cou blanc de l'impétrante oiselle, joyau de glyptique et manifeste d'appartenance parnassienne tout à la fois, d'où émergeait un ruban de velours noir à la moirure brillante. Aux lobes des oreilles rosées pendaient des boucles d'alabandine, pierre noire adaptée aux circonstances.  Fauré constata qu'Aurore-Marie avait de fort jolies mains racées, aux doigts effilés, bien que sa petite taille fût celle d'une quasi fillette : nonobstant les bottines, elle devait à peine dépasser les cent quarante-cinq centimètres sous la toise. Mademoiselle venait de délaisser un bouquet qu'elle avait arrangé en son Saxe rocaille aux vives couleurs  : quelques fleurettes épigynes, dont elle appréciait la forme délicate des étamines en cela que l'organe sexuel floral avait pour particularité de comporter périanthe et androcée au-dessus de l'ovaire, comme si cette plante lui eût porté à réminiscence quelque particularité anatomique qui agressait son intimité lorsque ses problèmes féminins mensuels venaient à se rappeler à son mauvais souvenir douloureux qui remontait pour la première fois à seulement cinq mois. Le musicien se lança :
« Mademoiselle la baronne, je suis venu... »
Recherchant brusquement les vétilles, Aurore-Marie coupa impoliment le futur directeur du Conservatoire de Paris, qui devait succéder en 1905 au terne et académique Théodore Dubois, dont les ouvrages théoriques, tels ceux de Danhauser, allaient cependant faire encore autorité en quelques conservatoires de province de l'époque du Président Gaysintisca.
« Abrégeons les mondanités, monsieur Fauré. J'exige de déchiffrer moi-même la partition. Je me pique d'un certain talent pianistique et je veux juger aux doigts plus encore qu'à l'oreille la qualité de votre travail.
Fauré ne put que bredouiller :
- A vos ordres, mademoiselle. »
Fatiguée par l'effort de ses mots, la jeune noble toussota : elle relevait à peine d'un refroidissement et une petite odeur de fumigations mentholées planait encore comme une rémanence dans certaines pièces du pavillon.
« Excusez-moi, monsieur. Je suis en petite forme. Ma poitrine, voyez-vous. »
Le velours purpurin qui revint à ses joues l'embellit encore. Le salon était un peu sombre, surchargé des habituels bibelots à la mode, mais les statuettes, chinoiseries, estampes japonaises et autres porcelaines ou biscuits avaient tous la musique pour source d'inspiration. On reconnaissait aux murs des reproductions encadrées de gravures d'Abraham Bosse ayant l'allégorie de l'ouïe pour thème, avec l'obligé concert de violes, de cornet à bouquin, d'épinette et d'archiluth en costumes Louis XIII. Un buste de Frédéric Chopin d'Auguste Clésinger trônait au sommet du piano droit, dont les bougeoirs comportaient des chandelles à demi consumées mais froides, les lampes à gaz équipant la maison étant préférées à ces antiques luminaires. Aurore-Marie tira les épais rideaux de tussor et de damas vert émeraude brodés de guillochis dorés et de motifs componés, quelque peu héraldiques, alternant l'azur, le vermeil et la couleur jonquille. Il faisait grand jour, le ciel était à peine couvert de quelques cumulus errants, et il fallait qu'elle profitât de la clarté naturelle pour parfaire son déchiffrage pianistique.
Elle s'assit au tabouret de velours grenat du piano droit, en une pose familière qu'elle affectionnait lorsqu'elle désirait qu'on la photographiât : Monsieur Félix Tournachon, dit Nadar, était passé la veille et venait d'immortaliser la ravissante enfant exactement dans la même posture. Aurore-Marie prit cette attitude méditative, contemplative, mélancolique, aux grands yeux tristes, la main gauche à plat sur le clavier encore fermé, le coude droit replié, la main droite sur la joue. Un fugace rayon de soleil s'en vint illuminer l'espace d'un instant ce doux visage fragile, cette peau blanche et rosée, d'un incarnat XVIIIe siècle exquis, occasionnant le surgissement de mille reflets vieil or dans les longues anglaises d'un blond miel foncé mêlé de cendres dont s'enorgueillissait notre imbue aristocrate de quinze ans. L'instrument à cordes frappées était un authentique pianoforte de l'époque de madame Récamier,
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 dû à un facteur lyonnais, au nom las oublié, dont la fabrique avait brûlé lors des émeutes de 1834. Ses productions étaient suffisamment réputées ainsi que sa façon, comme on dit d'une étoffe, puisque les plus grands virtuoses avaient possédé un tel piano griffé Paul de M** : Czerny, Pleyel, Moscheles, Chopin et Liszt. Les mauvaises langues reprochaient à Paul de M** de concevoir ses instruments avec le bois dont on fait les bières. Cela n'avait point empêché Félix Robert Gabriel de Lacroix-Laval, l'éminent physiologiste et arrière-grand-père d'Aurore-Marie, d'acquérir l'exemplaire sur lequel la baronne s'apprêtait à jouer. Ce superbe spécimen en merisier et acajou avait subi les assauts des mains maladroites de Philippa et d'Olympe, les filles cadettes du savant, grand-tantes paternelles d'Aurore-Marie, dont Ingres avait exécuté une superbe sanguine en duo au clavier en 1811, dont on prétendit qu’Auguste Renoir eût pu s'en inspirer,  spécimen d'arts graphiques où les traits fins, les grands yeux bruns languides et les boucles châtaigne des deux sœurs ressortaient en plus de leurs atours Empire. Derrière le piano, près d'un fauteuil crapaud capitonné bleu outremer, on apercevait une harpe qui devait dater du temps de Marie-Antoinette. Aurore-Marie, peut-être hantée par une de ses visions de psyché qu'elle avait eue de Deanna-Lisa, observant candidement de son regard noisette des déménageurs manipulant les encombrants instruments de la classe des cordes appartenant à Stefan Brand, avait exigé de son paternel, lorsqu'ils étaient venus s'établir aux portes de la capitale avant qu'il ne mourût[1] tragiquement, que ces compagnons de notre mélomane fussent installés en bonne et due place en leurs nouvelles pénates.
« Ne faites pas cas des éventuels accrocs à votre œuvre, monsieur, reprit Aurore-Marie : je relève d'une petite crise de névrasthénie. Mais cela me sied fort bien!»
Elle ouvrit le clavier et posa sur le pupitre la partition que Fauré lui tendait.
« Cela sera parfait : votre manuscrit est lisible. Il va de soi que l'éditeur, monsieur Choudens ou un autre, rendra le déchiffrage de l'opus imprimé encore plus attrayant. »
Les doigts de fée et de sylphide coururent mélodieusement sur les touches. Aurore-Marie ne put masquer son émoi :
« Oh, la belle mélodie! C'est Charlotte, c'est elle! Mon Dieu! Je la revois comme si c'était hier. »
Des larmes perlèrent aux joues désormais pivoines de la baronne qui ne put retenir un hoquet douloureux.
« Quelle merveille, vraiment! Dommage que quelques concessions triviales viennent gâcher une bonne impression d'ensemble!
- Dans une œuvre de commande, l'artiste est parfois tenu à s'adapter aux exigences de son commanditaire et auditeur potentiel.» objecta Fauré.
Mue par un caprice soudain, secouée par une quinte et par un sanglot qu'elle ne put réprimer, Aurore-Marie arrêta de jouer.
« La suite de votre morceau m’agrée moins, monsieur. Vous hésitez trop entre l'épanchement passionnel et l'intimisme! C'est sans doute parce que vous n'êtes au fond point fait pour l'orchestre symphonique, nonobstant quelques idées magnifiques.
- Vous en concluez que mon concerto est inabouti!
- Ce n'est pas ce que je veux exactement dire : la phrase de départ du violon, énoncée au préalable par le tutti de l'orchestre, le thème de ma Charlotte perdue, est de toute beauté, mais après, vous vous égarez comme chez Chopin lorsqu'il commit ses concerti pour piano. Vous devriez conserver certaines idées, certains airs de cet opus pour quelque prochaine œuvre de chambre : trio, quatuor, sonate, que sais-je encore!
- Je constate qu'il n'est plus question de créer ce concerto en public, mademoiselle la baronne.
- Croyez-moi, monsieur, je suis absolument navrée. Mais ne nous quittons pas sur une fausse note! En toute civilité, je vais sonner Marthe afin que nous dégustions en bonne communauté un délicieux thé à l'anglaise avant que vous ne preniez congé. »
Reniant ce concerto, dont les véritables causes de l'occultation par son auteur viennent de vous être dévoilées, Gabriel Fauré devait néanmoins reprendre le thème violonistique initial de Charlotte Dubourg, un des plus magnifiques qu'il ait écrit, quoiqu'on y sentît la patte d'Aurore-Marie de Saint-Aubain, au début de son opus ultime, ce quatuor à cordes tellement prisé des amateurs d'émotions musicales vraies dans la tradition proustienne 1900.
****************
Avant son important voyage parisien, craignant toujours pour sa santé précaire, Aurore-Marie s’était donc résignée à consulter une fois de plus Frédéric Maubert de Lapparent.
« Cela est dans mes habitudes avant chaque nouvelle villégiature », déclara-t-elle à son époux.

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Une voix disait, tandis que l’autre répétait :
« Consubstantielle à la Mère.
- Consubstantielle à la Mère…
- Engendrée, mais incréée, infécondée.
- Engendrée, mais incréée, infécondée…
-Hypostase jumelle, Fille inhérente à la Mater.
- Hypostase jumelle, Fille inhérente à la Mater…
- De par Ta Volonté divine, Une, Omnisciente, Omnipotente.
- De par Ta Volonté divine, Une, Omnisciente, Omnipotente…
- Pan Logos, Etre suprême, allié de la Bona Dea.
- Pan Logos, Etre suprême, allié de la Bona Dea…
- Ainsi soit la Tetra Epiphaneia, amen !
- Ainsi soit la Tetra Epiphaneia, amen ! »
« Vierge suis, vestale du Bon Culte…Mes longs cheveux blonds tombent jusqu’à mes pieds. Ma tunique immaculée a été souillée par les impies de l’Imperator… Blessée à la tête suis. Des croûtes de sang salissent ma diaphane beauté. Mon beau visage porte les traces des coups que m’ont assené les sectateurs du maudit Antoninus Pius. Par Caero j’ai été dénoncée, arrêtée! Ces maudits partisans de Christos ont participé à cette infamie, ô Celse! Pothin, Irénée de Lugdunum, ont vendu la pauvre vestale de Pan Logos! Je suis prête au martyre, à ce que mon bienheureux nom soit inscrit dans le martyrologe de ceux qui croient au vrai Dieu de la Connaissance et de l’Inconnaissance. Déshonorée, j’ai été ; mon corps pur corrompu par la souillure des traîtres… Injuriée, vilipendée… Je gis dans un cachot ignoble et la vermine est sur moi… Pauvre prêtresse de Pan Logos ! Je souffre de mon déshonneur mais je sais qu’après ma mort, la Bona Dea m’accueillera en son giron… Là, ô horreur, ô terreur ! Le rictus de jouissance de Quintus Severus Caero, celui qui nous vendit en application du rescrit d’Antoninus… Qu’il périsse! Marcus se chargera du poison…Les cieux céruléens m’attendent et la géhenne sera sienne pour les siècles des siècles… Le buste ! Le buste de momie ! Il ricane ; il me défie ! Non ! »
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La séance d’hypnose s’achevait dans le sombre cabinet de Frédéric Maubert de Lapparent peuplé de rayonnages de traités d’anatomie qui prenaient la poussière. Aurore-Marie revint à elle. Elle poussa un cri d’effroi, encore toute imprégnée de ses songeries hypnotiques, d’un délire du passé qui s’apparentait à un douloureux revécu de la métempsycose.
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« Je vois que mon buste phrénologique vous a encore impressionné, Madame la baronne. Vous m’en voyez désolé.
- Je… hésita la poétesse, le visage tout pourprin, docteur… Que de sottises antiques ai-je encore déblatéré?
- Rien que de très habituel, Madame. Vous ressortez ce discours à toutes les séances. Vous récitez notre Credo que j’acquiesce - appartenant à votre confrérie - avant de vous retrouver sous l’identité d’une jeune vestale. Ce nom de Caero revient chaque fois sur vos lèvres.
- Il est laid et difforme ! Cet homme est une engeance ! Il cause mes tourments et ma mort, mon supplice ! Il semble doté d’un pouvoir au moins égal au mien… Je n’y ai point la chevalière, possession alors exclusive de Cléophradès ! Caero l’a fait arrêter et supplicier à Nicomédie avant de retourner à Lugdunum où ses manœuvres auprès des chrétiens ont permis la dénonciation de la communauté tétra épiphanique que je dirigeais…  mais la chevalière a pu être sauvée… Euthyphron, le bien-aimé disciple, l’a glissée à son doigt. »
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Les délires antiques de la malheureuse démente ne s’estompaient que lentement. Maubert éprouvait chaque fois un grand mal à ramener Aurore-Marie à la réalité de cette fin du XIXe siècle. Il fallait que les apparences fussent sauves et que la santé mentale de la Grande Prêtresse ne compromît point les plans grandioses de revanche. Ces altérations, ces aliénations phantasmatiques, ces bouffées de délire narcissique, ces monomanies, l’avaient pourtant désignée comme l’Elue en 1877. Peut-être eût-elle été moins jeune, Aurore-Marie aurait mieux supporté l’épreuve alors que ses prédécesseurs avaient tous été des hommes mûrs. Il fallait donc qu’elle fût présentable à la réunion boulangiste de Bonnelles. La duchesse d’Uzès devait lui faire part de l’avancée de l’exécution des travaux : l’expédition embarquerait à la date prévue, du Havre… Le Bellérophon noir, tel que prophétisé dans les vers magnifiques et magiques du Tropaire végétal, irait jusqu’aux portes du Congo. Le temps pressait. La maladie du Kaiser Friedrich III était connue, débattue. Georges devait agir, maintenant.  
Les poumons d’Aurore-Marie inquiétaient autant le médecin que sa patiente. Maubert l’écouta.
« Vous connaissez mes fréquents accès de vapeurs…, mes rougeurs aux joues, cet empourprement chronique qui confère à la pathologie… Je crains de demeurer constamment écarlate en public. Je tousse par conséquent autant par peur que parce que je ressens un grand mal, une brûlure en ma poitrine. Vous nommez cela éreuthophobie, je crois ou crainte de rougir. De plus, docteur, mes pamoisons sont fréquentes. J’attrape par trop souvent des refroidissements. Je me plains d’un mauvais sommeil, de suées nocturnes, de maux de dos, d’oppressions, de mal à respirer… Valétudinaire à vingt-cinq ans ! Quelle misère, hélas !
- Veuillez ôter votre corsage Madame, que je puisse vous ausculter… »
La gracieuse poétesse ressentit une grande gêne de devoir ainsi dévoiler une partie de son corps, de s’exposer en cache-corset aux yeux de son médecin, auquel elle prêtait des sentiments concupiscents… Mais Maubert était marié et père de trois enfants et son épouse réputée pour ses agréables rondeurs.
Aurore-Marie avait revêtu une magnifique toilette de promenade de faille chamois et noire. Un ruban anthracite noué sur son cou blanc de cygne, sorte de petite cravate féminine, fort mignarde pour ne point dire excitante, prodiguait à cette vêture un effet des plus émerillonnants du fait qu’elle seyait à ravir à la diaphanéité et à la lactescence proverbiales de l’épiderme de Madame de Lacroix-Laval. Ses longues boucles anglaises embaumaient la violette et le jasmin. En cache-corset donc, elle soumit sa plate poitrine au stéthoscope du bon docteur.  Du fait que demeuraient encore trois épaisseurs de linge, on pouvait se demander ce que le médecin pouvait bien percevoir.
« Je ne détecte aucune caverne en vos poumons, mentit diplomatiquement l’éminent physiologiste et obstétricien. Vous n’êtes point poitrinaire, du moins, pas encore…
- Mais, docteur…J’ai eu voici deux jours une légère hémoptysie qui a effrayé ma domesticité…
- Un peu de sang sur vos mouchoirs de batiste? Cela n’est pas grave !
- Mes dépenses pour renouveler ma mercerie deviennent conséquentes! J’y consacre cent francs par trimestre à la belle saison, plus encore en hiver. J’ai grand’froid et j’ai besoin de m’emmitoufler de pelisses. A Rochetaillée, en janvier, je ne parviens plus à quitter ma chaufferette.
- En fait, vous souffrez à cause de la mode, Madame.
- C’est-à-dire?
- Vos corsets sont trop ajustés et hem…Votre poitrine n’est point voluptueuse.
- Euphémisme !
- Sans doute mangez-vous trop. Donc, le corset vous serre…
- Rien que ce que mon estomac juge indispensable afin d’atteindre la satiété. Veau Marengo, blanquette, poulardes farcies,  rôtis de bœuf, pigeons et canards rôtis, truites à l’oseille, ris de veau, saules meunières, buissons d’écrevisses, tartelettes meringuées, des Saint-honoré, des Paris-brests, des bouchées à la reine, des fricassées, des champignons sautés, toutes sortes de potages…J’ai souventefois grand’faim et il est de mon devoir de me rassasier ! Je dévore tel un ogre mais ne prends jamais une once !
- Vous devez vous modérer, Madame. Je vais vous prescrire un régime maigre : du bouillon de poule, presque exclusivement midi et soir…des fruits frais, aussi. Et plus de laudanum. Bannissez-le !
- Je croyais que dans mon état, la nourriture prescrite était la viande rouge… »
Continuant à mentir, Maubert de Lapparent ajouta :
« Ne vous inquiétez plus pour vos oppressions. Desserrez votre corset. Ce n’est point la peine de vous comprimer ainsi avec votre poitrine menue. Pourquoi donc ce carcan alors que la finesse de votre taille est tout à votre honneur ? »
Aurore-Marie sentit que Maubert la flattait, qu’il n’avait pas osé employer le terme maigreur. Elle répliqua de sa gracieuse voix ténue, ses grands yeux ambrés tout pétillants :
« Albin, mon mari, m’aime ainsi. Il m’appelle « mon ouistiti adoré ». De plus, vous savez très bien que dans ma situation exposée, où salons et mondanités constituent l’essentiel de mes activités, je dois sacrifier au paraître, suivre la mode, me conformer aux bons usages qui siéent aux Dames de qualités. Finissez de me rassurer, s’il vous plaît. Je ne souffre donc ni de consomption, ni de chlorose…
- Cela est exact. la trompa Maubert, fin renard qui savait qu’Aurore-Marie n’accepterait pas la vérité. Elle n’en avait pas pour dix ans.
La femme de lettres se rhabilla, paya le bon docteur et s’en revint, cheminant cahin-caha jusqu’à la voiture où l’attendait son dévoué cocher, Anselme. Elle avait ouvert son ombrelle de soie assortie à sa jolie toilette car le soleil resplendissait en ce bel après-midi de début mai. Il était temps d’achever ses préparatifs de départ : les malles seraient conséquentes et pèseraient car le séjour à Bonnelles promettait d’être long : plus de quinze jours, jusqu’à ce que l’on fût certain du bon appareillage de l’expédition mystérieuse. Tout devait être bouclé pour le 1er juin au plus tard. Le billet de première pour l’express de Paris, le compartiment pour dame seule, la place de troisième destinée à Alphonsine, l’emplacement des bagages dans la voiture-fourgon… Le voyage ferré était pour le surlendemain.
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En cette matinée de mai 1888, les chantiers du Havre étaient enveloppés d’une brume tenace qui ne se dissiperait pas de la journée. L’air humide, chargé d’iode, revigorait pourtant les poumons du voyageur qui, assez guilleret, avait éteint son cigare et marchait d’un bon pas vers les bâtiments qu’un gardien lui avait aimablement désignés. Le militaire était dans la force de l’âge, le début de la quarantaine. Certes, sa carrière n’était pas brillante, seulement capitaine, mais quelques décorations agrafées à la veste bleue de son uniforme démontraient qu’il n’était pas non plus un habitué des salons et des fauteuils des ministères. Une petite moustache discrète et fort bien entretenue, des mains aux ongles impeccables, un léger parfum de vétiver, tout cela prouvait que le capitaine de Boieldieu prenait soin de sa personne et voulait apparaître à son avantage devant le commandant Hubert de Mirecourt. Des papiers signés par des colonels et des généraux en vue devaient lui permettre d’être reçu favorablement. 
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Au bout d’une centaine de pas à peu près, Pierre Fresnay se heurta à un nouveau cerbère. Celui-ci, engoncé dans un uniforme qui ne lui seyait pas, gronda:
- Mon capitaine, je suis désolé, mais si vous n’avez pas de blanc-seing, il vous est impossible d’aller plus loin.
- Mon adjudant-chef, vous ne faites que votre travail. Tenez, ceci vient directement de Paris! 
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Le garde, qui répondait au nom de Michel Trinquetaille, s’empara des quelques feuilles et les examina avec soin. Après quelques minutes, il dit, cette fois-ci presque souriant:
- Tout est en règle, capitaine. Le chantier qui vous intéresse est sur votre droite. Vous rencontrerez encore deux soldats et ensuite vous pourrez admirer le submersible.
- Ah! Le fameux submersible. Figurez-vous que je n’en ai encore jamais vu…
- Si notre commandant vous a à la bonne, peut-être vous fera-t-il visiter l’intérieur…
- Je n’en demande pas tant!
Un dernier salut, et Pierre Fresnay put poursuivre son chemin. Il passa les autres gardes sans difficultés. Décidément, les faux signés de Frédéric Tellier lui-même lui ouvraient toutes les grilles. Allait-il en être de même avec Hubert?
«  Pourquoi m’en faire? Le chrono vision a montré que je réussirai ».
Quinze minutes plus tard, le capitaine de Boieldieu rencontrait enfin celui qu’il espérait. 
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Hubert de Mirecourt avait sensiblement le même âge que son interlocuteur. Mais pas la même prestance. De plus, il n’inspirait pas la moindre sympathie. C’était un homme au visage sévère, à l’œil bleu, au regard arrogant, à la taille raisonnable et au ventre discret. Un je-ne-sais-quoi dans sa voix vous faisait aussitôt comprendre qu’il ne fallait pas trop se lier avec le bonhomme. Néanmoins, vu les lettres d’accréditation du capitaine, Hubert se sentit obligé d’accueillir de Boieldieu convenablement.
- Ainsi, capitaine, vous êtes recommandé par le général De Boisdeffre. Où avez-vous servi? 
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- J’ai d’abord fait mes armes en Algérie.
- La coloniale, donc. Mais ensuite?
- La cavalerie. Le dixième. C’était en 82.
- Alors, vous avez été sous les ordres de Claustres.
- C’est cela.
Dans son for intérieur, le comédien disait:
« Il me teste. Heureusement que les renseignements fournis par le Superviseur général sont en béton! ».
- Tout cela m’agrée. Mais ne restons pas ici. Ce tintamarre est insupportable.
De Mirecourt avait raison. Les deux hommes s’entretenaient devant un bassin où le bruit était tel que vous peiniez à entendre les propos de votre interlocuteur. Là, un navire était amarré. Fort étrange navire en vérité. Une coque toute noire, métallique, pas de gréement, pas de voiles donc, pas de mâts, une espèce de boîte aussi sombre que le reste émergeant de dessus un échafaudage. On percevait, dans tout ce brouhaha des marteaux en train de frapper, des scies en train de couper, des jurons provenant d’ouvriers mécontents, des outils chuter bruyamment sur les dalles, des cris alertant qu’on allait faire venir une grue et des ordres hurlés à l’adresse de techniciens. Tout une fourmilière s’affairait à achever le Bellérophon afin qu’il fût prêt à la date prévue. Encore trois semaines tout au plus.
Le commandant avait entraîné de Boieldieu dans un petit cagibi en retrait du quai. Là, on percevait encore le bruit, mais c’était nettement plus supportable. Hubert entra dans le vif du sujet.
- Vous avez des états de services corrects. Mais pourquoi venir ici?
- Mon commandant, mes services sont corrects comme vous le dites justement. Mais je n’ai pas donné tout ce que je pouvais.
- Ah! Pourquoi donc?
- Cette république ne m’agrée pas.
- Hum… Je vois.
- L’an passé, le général Boulanger a fait un discours retentissant à Nancy. Il m’a ouvert les yeux. Désormais, c’est lui que je veux servir. Lui seul a la vision qu’il sied à la France! Il nous faut balayer tous ces pusillanimes qui se sont arrogés le droit de nous gouverner, tous ces civils athées qui mènent notre patrie au bord du gouffre. 
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- Mon cher de Boieldieu, votre point de vue sur la politique rejoint le mien. Mais comment avez-vous su ce qui se construisait ici, présentement?
- Ce chantier est supposé être secret, je le sais pertinemment. Mais De Boisdeffre n’est pas tombé de la dernière pluie. Des espions gravitent autour de Boulanger et ont rapporté que souventefois le général venait au Havre. De plus, certains dons d’argent ont paru suspects au deuxième bureau. Notamment ceux de la duchesse d’Uzès.
- Bigre! Et vous, en êtes-vous de ce deuxième bureau?
- Disons que j’ai mes informateurs…
Comme nous le remarquons, Pierre Fresnay avait entamé une partie dangereuse. Il fallait qu’Hubert de Mirecourt croie que Boieldieu était un agent secret de l’armée retourné, éprouvant plus que des sympathies pour le général Georges Boulanger, bref qu’il était prêt à trahir « la gueuse », non par esprit de lucre mais par patriotisme.
- Capitaine, je vais jouer franc-jeu avec vous. Je vais vous embaucher.
- Merci. Mais pourquoi si vite?
- Ainsi, je vous aurai à l’œil. Et croyez-moi, vous ne pourrez pas faire un pas sans que je le sache!
- Je n’ai pas envie de vous décevoir. Et encore moins de quitter la ville.
- Dans ce cas… venez, je vais vous faire visiter le Bellérophon.
- Un submersible… comme dans les romans du sieur Jules Verne… 
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- Certes, mais pas aussi confortable… enfin, il peut accueillir une cinquantaine d’hommes à bord, et pas tous des mariniers.
- Euh… pour respirer?
- De l’air en conserve.
- Il descend profond?
- Deux cents pieds. Peut-être davantage. Il n’a pas encore été testé.
- Cela ne fait pas beaucoup.
- Il est encore expérimental. Mais s’il fonctionne comme prévu, nous en mettrons d’autres en chantier. Et le Kaiser regrettera d’être né!
- Des bruits courent sur sa santé, fit vaguement le comédien.
- Ce n’est pas lui qui nous inquiète, mais Bismarck.
- Le chancelier est âgé. Il perd de son influence…
- Sans doute, mais nous avons une revanche à prendre et le Bellérophon n’est que le premier jalon de la future guerre que nous déclarerons bientôt à l’Allemagne! Ces salauds d’Alboches paieront au centuple ce qu’ils nous ont fait subir!
Sur ces paroles bien senties et cette profession de foi, Hubert de Mirecourt eut un sourire cruel et ses yeux rencontrèrent ceux de Pierre Fresnay. Ils disaient clairement « Toi, je t’ai à l’œil. Tu as intérêt à montrer ton zèle sinon je t’abats comme un chien! ».

***************

Effectivement, l’intérieur du submersible n’était pas du tout confortable. Les rivets qui joignaient les plaques métalliques étaient apparents, les coursives des plus étroites, les cabines minuscules, et il s’agissait de celles dévolues aux officiers supérieurs, la passerelle encombrée par divers câbles et filins, d’énormes cadrans affichaient des données mystérieuses, le tout dans une atmosphère enfumée, à la limite du respirable. Néanmoins, Pierre Fresnay identifia le périscope. Cependant, il n’en montra rien et dit, naïvement: 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/36/NautilusByWikiFred.jpg/220px-NautilusByWikiFred.jpg
- Cette barre que l’on monte et descend, là, au milieu, à quoi sert-elle donc?
- C’est pour voir ce qu’il y a à la surface, capitaine, répliqua de Mirecourt.
- Il n’y a pas de gouvernail comme dans un navire classique?
- Si, mais il n’est pas en bois et ressemble davantage à un « volant ».
- Par quelle énergie est propulsé ce submersible?
- Par la vapeur. La salle des machines est à droite. Mais je vous préviens, il fait très chaud à l’intérieur et pourtant les chaudières ne sont pas encore en service.
- Comment les soutiers pourront-ils tenir dans ce cas? Il y a des volontaires?
- Oui! Rassurez-vous. Leurs quarts seront réduits et nous avons prévu de les désaltérer régulièrement.
- La cambuse, l’infirmerie?
- Vous en savez bien plus que vous ne le dites.
- Je me base de ce que l’on peut trouver à bord d’un navire de surface! Jeta négligemment le faux de Boieldieu.
- En fait, la cuisine est fort réduite. Mais nous avons le mess des officiers et le carré de l’équipage.
La visite se poursuivait. Cette fois-ci, Pierre Fresnay se montra plus prudent. Enfin, les deux hommes parvinrent devant d’étranges cylindres qui, présentement, ne contenaient rien.
- A quoi servent ces tubes?
- Non, ce ne sont pas des turbines, répondit le commandant en se trompant délibérément de terme. Bientôt, des torpilles vont être acheminées. Elles seront logées là-dedans.
- Des torpilles? Je ne comprends pas…
- Disons des obus sous-marins propulsés par un moteur électrique.
- Bigre! Cela fait peur.
- Ce sont nos ennemis qui auront peur, capitaine.
- Le Bellérophon est un navire de guerre qui n’a pas son pareil…
- Oui, c’est une arme mortelle. Ses coups sont imparables. Rien ne pourra l’arrêter lorsqu’il se mettra en branle.
- L’appareillage est pour bientôt?
- Vous essayez de me tirer les vers du nez, mon cher. Mais cela ne marche pas avec moi. De toute façon, vous en serez.
- De quoi?
- De l’équipage, pardi! 
 http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/08/French_battleship_Bouvet.jpg
- Je n’y connais rien en matière de navigation, se récria le comédien. De plus, je n’ai pas le pied marin.
- Peu importe, moi non plus! À partir de maintenant, nous ne nous quittons plus. Vous serez mon second.
« Ton otage, plutôt… mais baste, cela me convient. Et si les choses tournent vraiment mal, ça m’étonnerait que le commandant mette la main sur mon transpondeur vu qu’il est greffé sous ma peau! ».
Ainsi donc, Pierre Fresnay se retrouva le second du bras droit de Georges Boulanger. Il allait emmagasiner des tas de renseignements qu’il se ferait un plaisir de communiquer à Daniel Lin par le biais de contacts télépathiques quotidiens. Hubert de Mirecourt n’y verrait que du feu. Cependant, les tubes lance-torpilles et le fait que ces torpilles fussent propulsées par un moteur électrique turlupinaient notre comédien. Manifestement, l’équipe de comploteurs bénéficiait d’une aide technique anachronique. Qui la lui fournissait?

A suivre...

[1]     Lire le roman « Aurore-Marie ou une étoffe Nazca ».