vendredi 30 septembre 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 17 2e partie.



L’équipe de Daniel fuyait éperdument à travers les dédales du sous-sol de la citadelle maudite. Les poursuivants aux heaumes piriformes ne lâchaient pas prise. Il était même venu la fantaisie à quelques-uns des fœtus cybernétiques de se joindre à eux après qu’ils se furent extraits avant terme de leur matrice artificielle. L’amnios liquide synthétique dégouttait encore de leur carapace. Toutefois, ils étaient encore aveugles et se mouvaient donc avec gaucherie ce qui embarrassait les guerriers de la reine et les ralentissait. Deux de ces cybers prématurés se télescopèrent. Ils s’affaissèrent en émettant des fulgurances bleutées tandis qu’une forte odeur d’ozone émanait de leur corps inachevé. Un troisième, victime d’un court-circuit, s’embrasa. Il produisit des cris d’agonie en infra sons ce qui eut pour résultats de faire gémir O’Malley et de hérisser le poil de Ufo qui se mit en boule.
- Votre clebs ne va pas bien, jeta Carette à l’adresse de Deanna Shirley.
- Qu’y puis-je ? Il est trop lourd pour que je le porte.
- Vous n’aviez qu’à préférer les chihuahuas, grinça le Loup de l’Espace entre ses dents.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/65/Chihuahuasmoothcoat.jpg
Violetta ne put s’empêcher de rajouter sa pique.
- Oh ! Mais elle n’en veut pas. Elle craint de les écraser en posant ses fesses de stockfisch dessus.
Daniel n’en montrait rien mais le fou rire le gagnait. Néanmoins, il recherchait activement une issue. La peur invasive d’Azzo n’était plus d’aucun secours au pseudo androïde ; désormais, tous parcouraient au pas de course ce qui s’apparentait à une nécropole ou à une catacombe. Les lieux suintant d’humidité rappelaient vaguement les Fontanelles de Naples. Des niches recelaient des squelettes pygmoïdes. Des pyramides de tibias et de crânes se perdaient dans les méandres des couloirs à demi ruinés.

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d6/Catacombs-700px.jpg
Les têtes des dépouilles étaient d’une incontestable ancienneté. Dépourvues de leur maxillaire inférieur, leur voûte surbaissée au front fuyant - parfois trépanée -  s’achevait en un chignon occipital digne de celui des K’Tous. D’autre part, un bourrelet sous-orbitaire rappelait leur parenté avec Homo Erectus.    

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/cd/Homo_erectus.jpg
Aux ossements d’hominiens succédèrent les momies aviaires. Celles-ci exhalaient une puanteur insoutenable qui fit grimacer jusqu’à Gaston lui-même. C’étaient des légions entassées sans aucune logique d’oiseaux typiques de la faune africaine. Il y avait là des cigognes noires, des pélicans, des marabouts et des ibis.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/c3/Sarcophage_Ibis_-_Mus%C3%A9e_vieille_charit%C3%A9.jpg/405px-Sarcophage_Ibis_-_Mus%C3%A9e_vieille_charit%C3%A9.jpg
Certaines étaient fort putréfiées tandis que d’autres avaient subi un phénomène de saponification.
Les réactions d’Ufo et d’O’Malley ne furent pas celles des humains.
Le premier à se jeter avec avidité sur les os fut le chien. Avec ses crocs bien affûtés, il déchiqueta un marabout racorni aux plumes encroûtées dans le natron et le bitume. Le chat l’imita en choisissant un ibis tout aussi miteux.
- Ciel ! Hurla la miss. Mon chien ! En voilà des façons. Ces oiseaux sont depuis longtemps impropres à la consommation…
- Des cadavres, ils se nourrissent de cadavres moisis, siffla Violetta avec dédain. Telle maîtresse, tel chien…
- Mademoiselle, fit Louis Jouvet sardonique, le chat n’est pas en reste…
- Tout à fait, renchérit Dalio. Il se délecte d’une momie. J’n’ai jamais vu ça !
- Ufo ! S’écria Daniel Lin contrarié. Il n’y a pas trois heures que tu as dîné. Tu vas m’obliger à te faire un lavement afin que tu rejettes cette viande faisandée…
Cette algarade avait profité aux gardes de la reine. Leurs ombres se profilaient déjà sur les voûtes craquelées par l’âge.
***************

Aurore-Marie méditait. La désignation de la victime par Sir Charles dérangeait son entendement. Elle se fût attendue qu’il nommât ouvertement Daniel. Il eût été plus logique d’armer son bras pour qu’elle mît fin au tourmenteur. Cependant, les réflexions de la poétesse s’intensifiaient. Elle saisit lors la raison logique pour laquelle Merritt ne pouvait appréhender directement la personnalité de Daniel Wu. Ce sentiment allait au-delà de la simple intuition féminine ; il reflétait un problème fondamental lié à la nature du temps et de l’espace.


Cependant, il ne fallait pas qu’elle se laissât distraire par tout ce décorum, par cette somptuosité rutilante des palazzi lagunaires … Maintenant qu’elle avait lu les derniers documents remis par Gabriele d’Annunzio avant qu’ils lui fussent soustraits et parvinssent au mathématicien dévoyé, maintenant qu’elle savait la nature véritable de cet autre ennemi implacable de Daniel, de ce Charles Merritt qui lui avait fourni de précieuses informations sur le commensal du Préservateur, le danseur de cordes, elle avait une mission à remplir, à achever. Elle devait retrouver cet agent de Daniel, dont elle sentait approcher le moment décisif et terminal de l’ultime affrontement, ce Frédéric Tellier que Sir Charles avait localisé en la Cité des Doges. Elle l’éliminerait, sans nulle commisération, sans fléchir. Ainsi, elle provoquerait Daniel, l’obligeant à se dévoiler, l’espérant en son piège… La miséricorde, c’était pour les autres. Même pas pour Georges, dont elle ressentait l’échec patent là-bas, au fin fond de cette cité de fiction, irréelle et ruinée d’un Congo de fantasmagorie qui s’était substitué à la réalité. Et Daniel Wu, le grain de sable, était en passe de le contrer et de le vaincre, malgré toutes les circonvallations et les obstacles fabuleux auto-engendrés par l’entité mystérieuse dénommée A El ou autre chose.  Elle réclamait vengeance avant que Dame La Mort la fauchât.
« Je connais Daniel parce que nous nous sommes croisés. Par contre ce mathématicien anglais dévoyé qui se prétend le double négatif de l’écrivain Lewis Carroll ainsi qu’il me l’a rapporté - mais puis-je le croire sincère ? - ne l’a pas encore rencontré. Daniel appartient à son avenir. Il comprendra alors mais ce sera trop tard. Au contraire, ce Frédéric Tellier que je n’ai point l’heur de fréquenter, représente un adversaire familier et en quelque sorte rassurant pour sir Charles ».
Entre-temps, l’alter ego du révérend Dodgson s’était rendu au Palazzo Pisani où logeait une personne dont nul ne s’attendait à ce qu’elle eût établi ses pénates dans la Cité des Doges. Une fois de plus, on retrouvait dans ce palais la patte du célèbre architecte Girolamo Frigimelica.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/af/Palazzo_Pisani_Gritti_(Venice).jpg
 La façade baroque se dressait au fameux Campo Pisani. Le lieu deviendrait plus tard le siège du conservatoire Benedetto Marcello. Merritt eut la surprise de retrouver le personnage dans un salon isolé du palais aux ors fanés, la tête dissimulée par une cagoule qui rappelait celle d’Elephant Man.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/2/27/TheElephantManposter.jpg
 Sir Charles, impérieux, ordonna :
- Monsieur, lorsque nous nous rencontrâmes précédemment, vous ne vous dissimuliez point. Pouvez-vous m’expliquer les raisons de cette mascarade ?
L’inconnu rétorqua, piqué au vif :
- Sir Charles, vous n’avez point à user d’un tel ton à mon encontre. C’est moi ici, le donneur d’ordres. Pour une fois, vous êtes sommé de m’obéir.
Sarcastique, le scientifique répliqua :
- Je vous croyais le subordonné de madame de Saint-Aubain. Vous faites seulement office de Pontifex primipile de la secte ridicule qu’elle prétend diriger en tant que grande Prêtresse. Or, je ne crois pas à toutes ces fadaises.
- Monsieur, vous avez grand tort. Ces fadaises ne sont qu’un travestissement nécessaire à l’accomplissement d’un but commun. Il faut composer avec les esprits naïfs de ce temps crédule. Frédéric Tellier est une proie plus facile, plus accessible que Daniel Wu, puisque présentement ici, à Venise. Au contraire de celui qui, pompeusement, s’est baptisé Superviseur - à savoir de quoi ? - le Danseur de Cordes est à notre portée.
- Ainsi que vous me l’avez rapporté je n’ignore pas que Daniel Wu traque le général Boulanger au cœur des ténèbres africaines.
L’inconnu, dont l’anglais se teintait de sons chuintants et sifflants, ce qui pouvait faire douter de son humanité, ironisa :
- Madame de Saint-Aubain ne sait pas que je l’ai suivie afin de la préserver. Je veille sur elle depuis son adolescence. Je regrette qu’elle ne vous ait point croisé de l’autre côté lors de sa petite aventure.
- Aventure qui s’est traduite par l’élimination de Marie d’Aurore…
- Un double qui pouvait lui porter ombrage, reprit l’inconnu masqué.
Le ton vindicatif du personnage intriguait sir Charles. Il paraissait connaître intimement Daniel et l’Artiste comme s’ils eussent existé de toute éternité.
- Votre haine envers ce Daniel et ce Tellier, fit le mathématicien, est plus profonde que la mienne. Qui êtes-vous donc ? Vous me semblez les poursuivre de votre vindicte depuis de longs siècles.
- Monsieur, il y a du vrai dans vos propos. En voici la preuve.
Alors, il retira sa cagoule. Merritt eut assez de sang froid pour ni reculer ni émettre un cri d’effroi.
- D’où venez-vous donc ? se contenta-t-il de demander.
Le bec qui faisait office de bouche à l’être cliqueta avant de répondre. Cet attribut corné commun chez les céphalopodes, exhalait des effluves iodés violents. Ces puissantes effluences ne troublaient nullement sir Charles qui était accoutumé aux remugles de la misère qu’il fréquentait dans les bas-fonds de Whitechapel, de Wapping et de Limehouse.  
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/c/ce/Regents_canal_dock_1828.jpg/250px-Regents_canal_dock_1828.jpg
- J’ai recouvré tantôt la mémoire intégrale. Le prix à payer est que je ne parviens plus à contrôler mon apparence. La baronne de Saint-Aubain me connaît sous l’identité du baron Hermann Kulm. Je suis Kraksis, le colonel Kraksis, le plus acharné des ennemis de Daniel Lin Wu Grimaud. Je l’ai combattu sous des cieux fort exotiques. Je le combattrai encore… Le commandant Wu a exterminé mon peuple. Je suis le dernier des Asturkruks… Il a effacé les miens de toutes les pistes temporelles auxquelles j’ai eu accès. Pour cela, je lui voue une haine inextinguible. Je n’aurai de cesse de le poursuivre à travers le Pantransmultivers…
Sir Charles n’appréhendait pas certains termes usés par l’extraterrestre. Ne se laissant toutefois pas impressionner, il reprit :
- Le Danseur de Cordes est le maillon faible.
- J’en ai convenu depuis longtemps. Daniel Wu, occupé ailleurs, avec ce sot de général Revanche que je manipule depuis deux ans, ne pourra lui porter secours. Lorsque la balle du revolver d’Aurore-Marie transpercera son cœur, et qu’il choira du Rialto pour s’abîmer dans les eaux ténébreuses et turbides du Grand Canal, le daryl androïde sera comme amputé de son hémisphère cérébral gauche. La partie positronique encore active de son cerveau, désormais dépourvue de tout côté humain, en fera un simple robot asimovien pitoyable, tout à fait incapable d’empathie.
Sir Charles, enfin subjugué, bien qu’il n’eût pas saisi tous les termes employés par le baron, se hâta de lui jurer allégeance.
- Colonel, puisque c’est là votre titre, je me soumets à vos desiderata. Par notre truchement, la baronne de Lacroix-Laval vengera votre peuple mais aussi mon mentor, Galeazzo di Fabbrini…
- J’en ai entendu parler. Sa réputation est parvenue jusqu’à moi. Vulgairement, on pourrait dire qu’il était « couillu ».
Sir Charles cilla au terme.
- Je sais où Tellier loge, je l’ai déjà épié et suivi, mais il est accompagné d’un jeune homme et d’une espèce d’histrion qui affectionne les oripeaux de chemineau ou de géronte bougon. Il nous sera difficile d’isoler Tellier et de lui tendre un traquenard au Rialto. Comment madame de Saint-Aubain parviendra-t-elle à lui fixer un rendez-vous avant de l’exécuter ? Souhaiteriez-vous que j’use d’hypnose pour la circonvenir ?
- Pourquoi pas ? Elle est assez réceptive à ce procédé. Toutes les directives sont dans cette enveloppe, je vous les remets. Vous n’aurez plus qu’à dicter son rôle à cette poétesse dépravée. Je vous conseille également de protéger mademoiselle Liddell. Je sais de quoi la pécheresse, la Jézabel est capable. Jusqu’à présent, les Tetra Epiphanes sont parvenus à contenir son vice.
Merritt comprit parfaitement.
- I See… elle souffre de la même affection que Lord Percy.
- Fétichisme de la juvénilité, siffla Kraksis. C’est la mode parmi les décadents avec le saphisme et la drogue, opium, laudanum, éther, etc. les humains ne savent plus comment se détruire…
Les deux protagonistes en restèrent là.

**************

Les cinq hommes étaient sortis de La Salute dévastée. Michel parlait.
- J’m’imaginais pas déjà tenir le poêle de vot’ corbillard. Mais à mon avis, il était moins une.
- Ne m’enterrez pas si vite, mon ami, répliqua Frédéric ironique.
- Cette Alice, brou ! J’en frissonne encore, s’exclama Pieds Légers. En attendant, Maître, qu’est-ce qu’on va faire avec Dodgson ? On l’planque ?
- Pour l’instant, tant que le problème Merritt n’est pas réglé.
Beppo objecta :
- Frédéric, vous nous dites que notre nouveau partenaire anglais pourrait être la proie d’une bande internationale redoutable.
- Ce serait trop simple, Beppo. De fait, Lewis Carroll se retrouve en péril non point parce qu’il s’agit d’un touriste britannique fortuné, mais du fait de sa nature même. Il est l’original de sir Charles Merritt.
L’écrivain se mêla à la conversation.
- Ce larron m’a volé vingt-trois années de mon existence. Il en a fait de même pour mademoiselle Liddell.
- Si je vous suis bien, mon révérend, répliqua l’Artiste, vous souhaiteriez que nous délivrions Alice des griffes de son ravisseur.
- Et vlan, s’écria le comédien suisse. Nous voilà repartis pour de nouvelles péripéties dignes d’un roman de quat’sous : libérer la fragile et innocente oie blanche prisonnière du méchant de service. J’ai l’impression d’être plongé dans un film muet de la grande époque, de Pearl White…
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/56/Pearl_White-Stars_of_the_Photoplay_2.jpg/220px-Pearl_White-Stars_of_the_Photoplay_2.jpg
Dodgson ne comprit naturellement pas l’allusion.
- De quelle Perle Blanche parlez-vous, mister ?
- Une comédienne de kinétoscope. Si vous évoquez ici les mannes de Thomas Edison, Nikola Tesla ne va pas tarder à débouler dans les parages.
Lewis Carroll fit une observation logique.
- Au lieu de perdre votre temps à prononcer des sentences obscures, vous feriez mieux de vous atteler à la recherche de miss Liddell. Selon vous, où est-elle ? Se trouve-t-elle toujours sur le sol britannique ? Nous ne savons rien à l’heure actuelle des machinations en cours de mon double maléfique.         
Frédéric hasarda diverses hypothèses.
- Mon révérend, primo, vous avez raison. Sir Charles est toujours actuellement à Londres, mais je n’y crois guère. Cela ne correspond pas au personnage. Il nous piste.
À ces mots, il jeta un œil noir à Guillaume.
- Hypothèse numéro 2 : du fait qu’il avait infiltré ses agents dans l’arsenal des hommes de Boulanger, il a pu les suivre à distance en Afrique. Hypothèse numéro 3 : sachant que nous étions dans le sillage d’Aurore-Marie de Saint-Aubain, il a fait de même. Or, c’est cette hypothèse que je retiendrai. Sir Charles n’est pas homme à se contenter d’une vengeance facile ou d’un simple butin. Il aspire à la Puissance universelle. Il a suivi la poétesse pour compléter sa collection de codex hermétiques.
Tout en devisant, le petit groupe se rapprochait de l’hôtel San Cassiano.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/a/ac/Chiesa_di_San_Cassiano_-_Venezia.jpg
- Spénéloss, dans ses analyses judicieuses, nous a révélé la science des codex tétra épiphaniques. Sir Charles est le grand voleur de 1877 qui fut capable de dépouiller la secte de ses livres sacrés. Nous savons également qu’Aurore-Marie de Saint-Aubain a rencontré Gabriele d’Annunzio qui lui a remis le dernier ouvrage manquant encore à la collection du mathématicien, du moins, je le déduis. 
- Ouais, c’était au Florian, je m’en souviens encore. C’était à qui épiait qui, sous les déguisements les plus invraisemblables, souffla Michel Simon.
L’Artiste sourit à ce rappel. Il avait parfaitement remarqué la présence de l’acteur, sachant quels étaient ses grimages et ses tics favoris. Puis, il se fit grave.
- Désolé de vous le dire, mister Lewis Carroll, mais votre sauvetage a arrangé les affaires de votre alter ego. Nous avons perdu du temps à vous extirper du miroir. Sir Charles, assurément, en aura profité pour piéger madame de Saint-Aubain. Je ne puis douter qu’il détient désormais le codex du poète italien.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/it/6/63/Gabriele_D%27Anunnzio.png
Lewis Carroll frémit. Il pressentait, bien qu’il ne comprît pas tout, le danger que pouvait représenter le pouvoir d’un livre, pouvoir maléfique, pouvoir magnétique ? Il craignait que Merritt devinât sa délivrance et mît tout en œuvre pour l’anéantir.
- Il ne peut y avoir deux êtres semblables sur Terre, excepté les jumeaux, fit-il brusquement, interrompant ainsi une conversation par trop obscure. Cachez-moi le mieux que vous pouvez. Certes, il serait louable que vous libériez mademoiselle Alice, mais, si Merritt vient à savoir que je suis désormais libre, il mettra tous les moyens dont il dispose en action pour me récupérer, voire me tuer.
De fait, Frédéric éclairé par ces propos, acquiesça et les compléta.
- Merritt et vous, êtes deux principes opposés, contraires, avec la même intelligence, tels l’eau et le feu. Si ce n’étaient les freins imposés par la morale, vous pourriez vous substituer à lui aisément.
- J’en ai tout à fait conscience, mister.
- Mais le problème va au-delà de vos identités. Je soupçonne que, Merritt venant du miroir, est votre opposé, non seulement sur le plan de la personnalité, mais également dans sa nature biologique, chimique, et, pourquoi pas, atomique. Peut-être ses organes sont-ils inversés par rapport aux vôtres ? Je l’ignore.
- C’est connu, il existe des hommes avec le cœur à droite, répondit Lewis Carroll.
- Mister Dodgson, vous ne disposez pas des connaissances scientifiques nécessaires pour comprendre et appréhender tout ce que je m’apprête à vous dire, mais, comme vous êtes un esprit brillant, je tente le coup.
Tout en disant cela, le quintette avait pénétré dans le hall de l’hôtel. Ils grimpèrent d’un pas vif les escaliers en marbre.
- Vous êtes constitué de matière, d’atomes. Sir Charles également, mais sa matière est négative. En son cas, nous pouvons parler d’antimatière. Cependant, celle-ci ne peut entrer en contact avec la matière elle-même sans se dissoudre tout en engendrant une explosion telle qu’elle détruirait la planète tout entière. Pour que ce ne soit pas le cas, il faut donc penser que Merritt dispose d’une protection quelconque, d’une enveloppe le préservant du péril de la destruction.
- J’ai saisi ! Approuva Michel Simon. Vous faites allusion à ces vieux dessins bidimensionnels du XXe siècle où deux gonzes parfaitement identiques étaient irrésistiblement attirés l’un par l’autre comme aimantés et, entrés en contact, finissaient par exploser.
- Moi de même, renchérit Guillaume tout en tirant une clef de sa poche afin d’ouvrir l’huis qui menait à la suite de l’Artiste.
Après quelques secondes de réflexion, le révérend Dodgson hocha la tête et déclara :
- Je vois. Ceci est beaucoup plus dangereux et dévastateur que le fulmicoton.
Les tempsnautes décidèrent d’un commun accord, premièrement de déguiser Lewis Carroll et de le cacher dans la suite. Pour ce faire, ils changèrent son apparence du tout au tout : ils commencèrent par lui raser le crâne puis ils l’affublèrent d’une perruque rousse, d’une barbe assortie, lui épaissirent le menton et le nez, donnèrent du volume à ses joues, le munirent de lentilles de contact teintées afin de changer la couleur de ses yeux, lui injectèrent de la paraffine dans les oreilles, lui donnèrent un aspect bedonnant avec une ceinture composée de multiples coussinets, l’obligèrent à modifier sa démarche en faisant croire qu’il était atteint d’une claudication, lui donnant ainsi vingt ans de plus.
Puis, il fallut s’occuper d’Alice. Pour cela, le Danseur de Cordes fit insérer dans les journaux locaux un avis de recherche codé comportant un dessin le plus ressemblant possible de l’adolescente.
Une semaine durant, il ne se passa rien. Un beau matin, une bonne sœur se présenta, vêtue d’une robe noire et d’une cornette blanche, marchant à petits pas, une cordelière terminée par un rosaire lui servant de ceinture. La tête rasée sous la coiffe, son visage joufflu dissimulait ses soixante ans révolus. Elle venait d’assister à l’office de huit heures de Sant’Eufemia de la Giudecca. Là, elle avait perçu les rumeurs concernant un exorcisme récent qui avait eu pour patiente une jeune possédée de treize ans à peine. Or, pour rappel, Sant’Eufemia avait le père Bottecchia comme desservant et celui-ci était porté disparu depuis près d’une quinzaine.
 A suivre...
***********

samedi 17 septembre 2016

Cybercolonial 2e partie : Du rififi à Kakundakari-ville chapitre 17 1ere partie.



Chapitre 17
Le porche sous lequel Sir Charles avait mené la poétesse témoignait de la déliquescence de la Cité des Doges. Marqué deçà-delà de lichens verdâtres, il se cariait de salpêtre.
« Monsieur, je n’ai point l’heur de vous connaître. A moins que ma mémoire défaille…
- Souvenez-vous… L’an passé, à Londres, chez Lord Sanders.

 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/c0/George_Sanders_in_The_Picture_of_Dorian_Gray_trailer.jpg
- En effet, mais cela reste vague. Ne seriez-vous point ce scientifique ou prétendu tel qui se vantait d’avoir confectionné une machine capable de matérialiser des fantasmagories en trois dimensions ?

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/9/9d/Laterna_magica_Aulendorf.jpg/220px-Laterna_magica_Aulendorf.jpg
- Exactement !
- Je m’intéressais davantage à la promesse que me fit Oscar Wilde de traduire mes iambes gnostiques. Près d’un an s’est écoulé, et le poëte et dramaturge n’a toujours pas produit ce que j’attendais de sa part. Ceci étant, Monsieur… mais votre accent, et vos paroles imposent à mes lèvres purpurines qu’elles vous qualifient de Mister, votre conduite à mon égard est peu digne d’un gentleman. Vous me menâtes tantôt en ce lieu fort blet, par l’intermédiaire d’une créature aux appas…
- Je sais vos préférences ; vos goûts, Madame, ne me sont pas inconnus.
- Vous me piégeâtes avec brio, Mister ?
- Sir Charles Merritt, mathématicien.
Le baisemain qui s’en suivit acheva de gêner la baronne de Lacroix-Laval. L’obséquiosité de cet Anglais s’apparentait à l’hypocrisie d’un prince des chats fourrés, d’un Grippeminaud… Ce comportement cauteleux de patte-pelu occasionnait en l’épiderme d’Aurore-Marie une transsudation angoissée. De malvenues gouttes sudorifiques perlaient sur sa nuque duvetée de blond miel. Un commencement spasmatique de trémulations labiales et palpébrales trahissait son sentiment de PEUR. Oui, Aurore-Marie ressentait la peur, une peur atavique, quintessenciée, comme si elle se fût remémorée la présence de Sir Charles parmi les hérésiarques lors de la grande nuit de son intronisation du 18 septembre 1877.
- De moi, vous n’aurez rien à craindre. Par contre, mon ennemi… ou plutôt, notre ennemi commun…
- Parlez, Mister, expliquez-vous ! Pourquoi me trouvé-je présentement en ces lieux suintant de misère ? Qu’attendez-vous de moi ?
- Madame, seriez-vous prête à entendre un long et fastidieux récit, la relation d’événements remontant pour les plus anciens à plus de vingt années ?
- Dites toujours Sir, je m’impatiente. L’heure du thé est passée depuis longtemps. Me trompé-je ?
Comme pour achever d’envoûter la frêle jeune femme, Merritt s’amusa à caresser un des longs tortillons soyeux de la nonpareille chevelure de la baronne. Sous les gants de chevreau bleu glacier, les mains d’Aurore-Marie poissaient désormais de terreur. Elle attendait que Sir Charles lui tranchât la gorge, et, telle une goule gothique, s’abreuvât de son sang anémié. Quel plaisir malsain un Vampire de Polidori eût-il éprouvé à étancher sa soif au cou entaillé et pellucide d’une grande malade consomptive ?
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/1/1c/John_William_Polidori_by_F.G._Gainsford.jpg/220px-John_William_Polidori_by_F.G._Gainsford.jpg
- Merritt n’est pas mon véritable patronyme.
Adossée dans un recoin, à quia, Alice feignait l’indifférence : cette révélation, elle la connaissait de longue date. Le chef de la pègre de Londres poursuivit posément :
- Je m’appelle Charles Lutwidge Dodgson, plus connu sous le nom de plume Lewis Carroll, du moins suis-je son double…négatif.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/5/51/Lewis_Carroll_1863.jpg/800px-Lewis_Carroll_1863.jpg
- Marie d’Aurore ! Balbutia Aurore-Marie. Vous venez du miroir, c’est cela ? La vîtes-vous ?
La déduction de la poétesse n’étonna pas Sir Charles. Il savait avoir affaire à une intelligence supérieure, du moins, une intelligence tourmentée, hétérodoxe, digne d’affronter Frédéric Tellier.
- Belle prescience, ma chère. Comment avez-vous deviné que je suis une créature venue de l’autre côté ?
Aurore-Marie ne pouvait se vendre, révéler tous ses secrets que seul Kulm partageait : c’était par son excursion derrière le miroir que le Pouvoir l’avait révélée comme l’Elue.
- Votre intuition, reprit Sir Charles, peut s’expliquer aisément. Nous sommes deux incarnations du Mal, et si vous en représentez le zénith féminin, moi j’en suis le côté masculin achevé. Les forces maléfiques sont destinées à se rencontrer, à s’assembler. Vous vous êtes aventurée en l’outre-lieu ; vous en êtes revenue, acquérant la faculté d’anticiper, de machiner des plans.
- Je ne suis point une conjuratrice !
- Vos sens demeurent à jamais exacerbés. En théorie, rien ne vous arrête. Peut-être un reste d’éducation peut cependant vous freiner. Attirance, aimantation, fascination et répulsion.
Aurore-Marie ne put répliquer. Elle se refusait à révéler la fragilité de ses nerfs, son talon d’Achille, toutes ses faiblesses, et ce que l’on nommerait ses névroses. Elle vivait dans l’obsession du Mal, dans la crainte que ses perversions, canalisées, réfrénées, se sussent. Elle conservait une réserve qui l’empêchait d’aller trop loin.  
- Vous qui assassinâtes une première fois à un âge encore tendre, êtes apte à renouveler cet acte mainte et mainte fois.
Sir Charles serrait la poétesse comme en un étau. Aurore-Marie avait l’impression de devenir la proie du Serpent de l’Eden. Elle se sentait suffoquer, succomber, capituler sous l’étreinte de l’anaconda dont, peu à peu, les anneaux s’enroulaient autour de son corps frêle. Elle regrettait que Sir Charles l’eût percée à jour. Mais elle n’était pas prête à lui obéir et à perpétrer n’importe quel crime dont il lui ferait assumer la responsabilité tout entière. Or, la perversion du mathématicien n’avait pas de limite : il jouait avec les faiblesses physiques de la baronne. En cet instant, il se réjouissait d’être un homme en possession de tous ses moyens. Bien qu’il fût agnostique, en son for intérieur, il remerciait la Providence de lui avoir procuré tous les avantages de la masculinité.
Sir Charles fréquentait les écrivains décadents, les opiomanes, les alcooliques, syphilitiques et phtisiques, ceux atteints aussi du Grand Mal. Ainsi, il connaissait un certain Robert Louis Stevenson et son projet de nouvelle portant sur le dédoublement de personnalité, la dissociation des deux essences, Bien et Mal. Et Lord Sanders, ce dépravé notoire auquel manquaient le talent et l’imagination pour mettre en musique ses frasques, incarnait le pinacle, l’apothéose, de tous les péchés de Sodome. Son argent lui permettait tout. Merritt oppressait Aurore-Marie, comme s’il eût voulu la priver d’air. En outre, sa main droite ne cessait d’évaluer l’ovale de l’intaille de chrysobéryl qui chatoyait au cou de Madame de Lacroix-Laval. Le bijou de glyptique, de pierre fine, représentait un profil casqué hoplitique, Athéna Pallas. Aurore-Marie, tout à sa décadence, avait exigé que l’artiste représentât la déesse coiffée, parce qu’elle s’était extirpée, en armes, de la cuisse de Zeus, matrice d’un genre nouveau. Aussi, la protubérance bulbeuse du casque semblait recouverte d’une membrane placentaire évocatrice, empoissée d’un ichor de parturiente, constellée d’incrustations de jadéite. Et un doigt, un seul doigt de Sir Charles pressait cela, ce bijou, jusqu’à ce que la poétesse toussât.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/ea/Bust_Athena_Velletri_Glyptothek_Munich_213.jpg
- Pour moi, vous tuerez, une nouvelle fois. L’acceptez-vous ?
- Sir, je ne commets aucun acte gratuit. Cela doit entrer dans mes intérêts. Je ne vois pas pourquoi je serais votre instrument exclusif de mort. Vos sicaires ne vous suffisent-ils pas ?
- Celui qu’il me faut éliminer par votre grâce sait déjouer les pièges les plus complexes tendus par mon génie. Il s’est rendu à Venise, non pas en villégiature, mais commandé par le devoir. Comme il combattit mon mentor Galeazzo di Fabbrini, il poursuit la lutte contre moi. Il ambitionne de mettre la main sur un de ces écrits antiques, un codex apparemment ésotérique qui pourtant recèle de grandes choses aux yeux d’un esprit averti.
- Le codex de Gabriele ! S’exclama la baronne. Je l’avais avant que cette Betsy défigurée vînt me le disputer. Où est-il ? Il y a un hiatus, une ellipse dans mon vécu.
- Voudriez-vous parler de ceci, Madame ?
De sa redingote de gentleman, Sir Charles extirpa le livre vénérable. Il l’exhibait tel un sucre. Aurore-Marie était subjuguée par la puissance de ce génie du mal. Elle songeait encore à ce projet fol et scandaleux de roman, et imaginait son héroïne affronter un tel homme, seul à même de contrer ses machinations. Tout un extrait futur s’incrusta en son cerveau :
  A l’échange de ces paroles acides, Cléore s’agita davantage d’un frisson de colère. Une brise malencontreuse secouait ses anglaises et toute la tige de cette fleur du vice. Elle s’engouffrait, en vent mauvais, sous la toile de la tente, parcourant les allées d’un aquilon annonciateur de péril. La comtesse s’éloigna d’Allard, hautaine, la tête haute et pourpre, affichant sa fâcherie, en un claquement de talons accompagné du friselis nerveux de ses jupes.

Pendant ce temps, Alice s’ennuyait ferme. Un petit chat tigré roux de gouttière, efflanqué, le poil miteux, les yeux jaunes enfiévrés, vint se frotter contre les bottines de l’éternelle adolescente. Il quémandait une pitance quelconque. Il aurait bien pu sauter dans un des canaux et tenter d’y pêcher un poisson. Mais le malheureux animal, affaibli par la faim qui tenaillait ses entrailles et sans doute trop peureux pour tenter de nager, espérait attendrir les quidams ou les bonnes âmes du quartier par ses petits miaulements explicites. Instinctivement, Alice Liddell s’abaissa afin de caresser le jeune félin. En cet instant, elle regrettait l’absence de Dinah ; il y avait longtemps que sa chatte était morte, fauchée par le grand âge. Les miaulements redoublèrent de force lorsque la jeune fille prit le miteux matou dans ses bras afin de le caresser et de le bercer.
- Pussy, pussy. Que n’ai-je un hareng pour rassasier ta faim.
A quelques pas de là, Aurore-Marie réagit à la présence du chat. Ses narines frémirent et une quinte de toux envahit sa poitrine scrofuleuse. C’était le signe tant attendu de la capitulation et de la soumission. Sir Charles en profita pour articuler le nom de la cible :
- Frédéric Tellier. Celui à qui était prédit un grand avenir. Celui qui a commandité l’agression dont votre ami Edouard Drumont fut victime…

************        
Le maelström venait d’achever d’absorber l’ensemble de la troupe. Même Werner s’était contraint à obéir à la volonté de fer du colonel. Il avait pensé à une simple tornade constituée de particules sableuses. Cependant, le phénomène était tout autre. Il s’agissait bel et bien d’une singularité, d’un wormhole spatio-temporel, trou de ver en français, un raccourci permettant de brûler les étapes. Mais le tunnel s’avéra pervers. En effet, il ne se contentait pas de ballotter les hommes et tout ce qu’il avalait en tous sens. Il exerçait sur eux tout son pouvoir de distorsion, de remodelage de la matière. Non seulement, les soldats allemands, Alban et Erich subissaient des déphasages, des étirements, des contractions, des mosaïques hétérochroniques qui, simultanément, les métamorphosaient en créatures composites à tous les stades du développement biologique (de l’œuf fécondé au fossile) mais il jouait aussi avec le clavier infini du clavecin de la phylogenèse. Stroheim, Kermor, Von Dehner et les autres devenaient des composés exubérants d’ante matière, soupe primordiale potentielle, récapitulant tous les devenirs évolutifs, du premier penta quark à l’extinction de l’ultime étoile à neutrons, du premier battement cardiaque de l’embryon humain à l’achèvement de la minéralisation du squelette, du graviton au boson de Higgs, de LUCA à la manifestation terminale du Vivant sous la forme d’un super organisme constitué de nanites. Tout cela alors que le Panmultivers ne cessait de se remodeler et de recommencer après des rebonds enchaînés. Certaines de ces poupées composites, particules et antiparticules, blastula et stromatolithe, cœur d’étoile s’allumant pour la première fois et étendue glacée infinie d’un Univers moribond où plus un seul Soleil ne brillait, mangé par les trous noirs qui avaient tout colonisé, succombaient après maintes douleurs ressenties.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/d/d2/Lorentzian_Wormhole.svg/2000px-Lorentzian_Wormhole.svg.png

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/79/Candidate_Higgs_Events_in_ATLAS_and_CMS.png/260px-Candidate_Higgs_Events_in_ATLAS_and_CMS.png
Comme lors des périples au sein du Baphomet, le réseau tubulaire des possibles ne cessait de se ramifier et de se subdiviser. Écartelés, plusieurs lieutenants de Werner périrent. Leur étirement était devenu tel que les organismes finissaient par céder tandis que d’autres se dissolvaient en un magma bourbeux d’une incandescence inouïe. Ils étaient devenus énergie pure. Les cerveaux distendus, recomposés, des hôtes du trou de ver étaient incapables d’enregistrer l’information, de la restituer tant celle-ci s’avérait méga dimensionnelle et ultra véloce. Cela corroborait les théories des astrophysiciens du XXIe siècle, selon lesquelles l’information ne pouvait se perdre et convergeait en un point inconnu, inatteignable. Seules des bribes s’imprimaient çà et là dans les neurones d’Erich et de ses compagnons sans qu’ils parvinssent à en déchiffrer le sens puisque tout était superposé et simultané. Il s’agissait d’un encodage mais sa nature était analogique, c’était comme si ces prosaïques militaires allemands de la fin du XIXe siècle s’étaient retrouvés prisonniers, réduits à une taille « quantique » dans les réseaux de méta données de l’IA des Olphéans. Il était à craindre que tous se dispersent, qu’aucun n’arrivât à destination, que des morceaux disparates de matières organiques s’éparpillent çà et là, dans n’importe quel monde et quel temps. Il fallait absolument qu’une Intelligence guidât leur route. Erich ne pouvait s’imaginer déchiqueté, démembré sur de multiples planètes et chronolignes.
Les survivants perdirent enfin conscience. De fait, ils s’étaient fondus dans le rayonnement d’un des pré trans multivers - celui que Daniel avait privilégié pour l’instant. Ceux qui demeuraient émergèrent en une explosion de couleurs chatoyantes et de photons lumineux. Où et quand ?

***************
Tandis que Kwangsoon s’agenouillait avec respect aux pieds du trône de Maria de Fonseca, les chevaliers africains aux heaumes piriformes, menaçant les Français de leurs lances affûtées, leur imposèrent d’imiter le chef des Bekwe, mieux, de se prosterner front contre terre. Tous s’empressèrent d’obéir sauf Barbenzingue et Hubert de Mirecourt qui se refusaient à une telle humiliation. Une pointe dans les reins les fit changer d’avis. Sans nulle réticence, Pierre s’était plié à la coutume locale. Notre capitaine de Boieldieu vivait une aventure formidable qui surpassait, et de loin, toutes les fictions romanesques d’Allan Quatermain. Pourtant, l’inquiétude le taraudait.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/d1/Thure_de_Thulstrup_-_H._Rider_Haggard_-_Maiwa's_Revenge_-_Fire,_you_scoundrels.jpg
« Que fait donc Daniel ? Il n’a pas répondu à mes derniers messages ».
Ce que le comédien redoutait le plus, c’était que la concubine de M’Siri se prît pour la reine rouge d’Alice et ordonnât de faire supplicier tous les Blancs en leur coupant la tête, à moins qu’elle préférât les retenir captifs, encagés comme le malheureux C. Aubrey Smith.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/36/C._Aubrey_Smith_in_Little_Lord_Fauntleroy_(1936).jpg
La souveraine ouvrit alors la bouche. A l’adresse de Kwangsoon, elle dit :
- Ka Kikomba, n’gwandé mulu
Le roi Pygmée lui répondit dans la même langue. Mieux vaut traduire bien que Pierre, muni de son traducteur universel comprît ce langage exotique.
- Ces ennemis ont violé l’interdit de Kikomba.
Obséquieux, Kwangsoon objecta :
- Majesté d’entre les Majestés, je sais leur avidité, leur cupidité. Je les ai conduits à vous délibérément afin qu’ils comprennent l’innocuité, l’inanité de leur projet.
- Veulent-ils piller de l’or ? Notre principal trésor ici est le minéral de vie et de mort.
- Hélas, c’est bien cela qu’ils visent. Ils veulent en faire une arme.
- Utilisée contre moi ? S’enquit la reine.
- Non point, Votre Majesté. Contre d’autres Blancs dans leurs terres lointaines.
Maria de Fonseca éclata de rire, dévoilant une dentition noircie et irrégulière.
- Les imbéciles ! Savent-ils que tous les esprits de l’Afrique se sont ligués contre eux ? Jamais ils ne parviendront à leur but. Kakundakari Kongo et Kikomba Kongo nous protègent.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/4/4c/Gorille.jpg
Elle claqua des doigts.
- Grand Vizir, amenez le représentant des dieux.
Un groupe de gardes, sous la conduite du Premier ministre, partit vers un des bâtiments de la forteresse qui communiquait avec les souterrains de tantôt. Après plusieurs minutes d’attente, les Français toujours prostrés, ils revinrent, portant sur ce qui ressemblait à un tipoye, une extraordinaire momie simiesque caparaçonnée de plaques d’or. Cette momie n’était pas un simple gorille. Il s’agissait de l’authentique relique de Pi’Ou lui-même. Or, chose encore plus incroyable, afin qu’on la crût encore en vie, elle avait bénéficié de procédés cybernétiques semblables à ceux des fœtus androïdes qui fournissaient l’énergie de la citadelle, autrement dit nous étions en présence d’un Toumaï robotisé.  
   https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/fc/Sahelanthropus_tchadensis_-_TM_266-01-060-1.jpg/220px-Sahelanthropus_tchadensis_-_TM_266-01-060-1.jpg 
Cependant, à l’observation de cette créature, Pierre doutait que les servomoteurs dont elle était dotée pussent aller jusqu’à lui conférer la parole. Par conséquent, il supposait que quelque prêtre s’était dissimulé soit derrière les guerriers, soit à l’intérieur même de Kikomba Kongo. Il s’exprimerait soit par ventriloquie soit tel l’automate joueur d’échecs de van Kempelen, autrement dit notre Baphomet reconverti, manipulé en ses entrailles par l’équivalent du Marnousien qui avait ainsi vaincu Napoléon lors d’une fameuse partie d’échecs lors d’un 1808 dévié.
Maria de Fonseca craignait que les Français refusent la sentence énoncée par le singe sacré. Aussi, Pierre Fresnay remarqua que les soldats casqués avaient amené des armes supplémentaires. C’étaient d’antiques fauconneaux, couleuvrines et arquebuses à mèche, ne tirant que des projectiles de bronze, de cuivre ou de pierre, vieilleries de plus de trois cents ans, qui devaient remonter au temps du royaume de M'banza-Kongo. Enfin, nombreux étaient les guerriers abrités par des pavois qui rappelaient ceux en usage au XV e siècle. De fait, ils étaient là autant pour protéger les hommes de la souveraine contre d’éventuelles velléités de rébellion des boulangistes que pour les préserver au maximum des radiations.
« Ce sous King Kong de carnaval est irradié, comme d’ailleurs tout le reste ici. Son poitrail émet des rayonnements mortels à la longue. De retour dans la Cité, il faudra me faire traiter. L’armure qui le constitue est amalgamée à l’uraninite et à l’isotope 238 de l’uranium. La pechblende affleure partout dans cette forteresse. Elle imprègne jusqu’aux moindres pierres des murailles ».
Maria de Fonseca s’exprima à nouveau.
- Avant que Kikomba Kongo ne prononce la sentence, vous devez regarder le ciel duquel émergera ce pourquoi vous mourrez.
Après qu’elle se fut tue, la nuit tomba brusquement. C’était un enchantement, une nouvelle singularité. De la voûte, des ombres s’animèrent.
- Des pantomimes ! S’exclama Hubert de Mirecourt. Elle nous prend pour des mômes !
Des silhouettes finement découpées et articulées jouaient leur saynète. A première vue, elles rappelaient, par leur facture, les théâtres d’ombres de Java et de Bali mais aussi ceux du Cambodge. Or, aucun marionnettiste ne manipulait les poupées. Cela tenait du prodige. Boieldieu comprit.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/37/Arjun.JPG/280px-Arjun.JPG
« Il y a quelque part une lanterne magique. Il s’agit en quelque sorte de proto cinéma. Ce fat de Barbenzingue devrait arrêter de sous-estimer la technologie africaine ».
Les silhouettes mettaient en scène un épisode récent de l’histoire de la citadelle. Pierre avait d’ailleurs sous-évalué l’avancée technique de ces pantomimes lumineuses, elles-mêmes mal interprétées : c’était une espèce de « télévision » à la Jules Verne annonçant la technologie du Château des Carpates : l’appareil de projection avait été volé à l’expédition de Van Vollenhoven et inventé, il va de soi, par Charles Merritt (Aurore-Marie avait eu droit à une représentation mémorable en 1887 ) : comme le magicien d’Oz, Maria de Fonseca asseyait son pouvoir tyrannique sur ce leurre, qui projetait des images belliqueuses et terrifiantes pour des esprits naïfs et non avertis. Parmi celles-ci, il y avait des proto films ethnographiques de Cornelis constitués au cours de ses pérégrinations africaines, représentant des légions de guerriers d’ethnies diverses, surarmées, donnant l’illusion que la reine gouvernait une troupe considérable. Les ombres gigantesques de ces chasseurs-guerriers Zoulou,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/f/fd/Guerriers_zoulous.jpg/220px-Guerriers_zoulous.jpg
 cavaliers basuto,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/83/On_the_march_in_Zululand.jpg/300px-On_the_march_in_Zululand.jpg
 chevaliers du roi des Ashanti ou du monarque du Swaziland, Danakil, ou garde Ndebele du roi Nobengula,
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/b/bf/Thomas_Baines_-_Matebele_warrior_in_dancing_dress.jpg
envahirent la place. Elles intimidaient l’ennemi (ici, en l’occurrence les boulangistes). Pour ajouter à la terreur des Français, ces images s’accompagnaient du son. Ainsi, les soldats entonnaient des chants de guerre polyphoniques d’une beauté à couper le souffle. C’étaient là les prétendues légions de Kikomba Kongo. Lesdits chants étaient des panégyriques en l’honneur de la grande souveraine de la contrée.
Comme exaltée par la projection, l’idole simienne émit des borborygmes caverneux qui rajoutaient au tintamarre sonore du film. Kwangsoon traduisit les éructations de la divinité pour les Français.
 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/7c/Monkey_mummy.jpg
« A mort les étrangers ! A mort ! »
Le brav’ général pouvait recommander son âme à Dieu. Quelques gouttes de mauvaise sueur perlaient à son front. Avait-il peur ? Tandis que la cérémonie judiciaire atteignait son paroxysme, un flash inattendu, d’une insoutenable luminosité, aveugla momentanément l’assemblée disparate. Erich et les Allemands venaient de se matérialiser au moment crucial.
 A suivre...
**************