dimanche 12 juin 2011

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain. Avant-propos. Chapitre premier.

Avertissement : ce roman est déconseillé aux moins de seize ans du fait des situations qu'il dépeint.

Un roman de la divine pourriture
Joris-Karl Huysmans


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Avant-propos
Le plus décadent des romans de la décadence, tel fut le qualificatif que la critique de l’époque affubla à cet ouvrage publié originellement sous le pseudonyme de Faustine.
Jamais réédité depuis son origine, ce livre – qui circula longtemps sous le manteau - vous est enfin restitué dans toute sa splendeur baroque et sulfureuse. Tous les exemplaires imprimés à l’époque avaient été officiellement envoyés au pilon après qu’un arrêté préfectoral eut condamné ce roman pour obscénité aggravée. Par miracle – ou par une chance providentielle – un bibliophile britannique, Wilfried Cox (ayant demandé que l’on ne communique pas son identité réelle, cet éminent personnage a souhaité qu’on lui attribue un faux nom) en avait conservé un exemplaire dédicacé à Oscar Wilde le 4 octobre 1891, à Lyon, de la plume même de son auteur.
Cette réédition contemporaine permet de remettre à l’avant-scène une gloire littéraire oubliée : la poétesse parnassienne Aurore-Marie de Saint-Aubain (1863-1894), amie de Gyp, de Paul Bourget et de Joris-Karl Huysmans.
Proche des nationalistes, Aurore-Marie de Saint-Aubain fut un thuriféraire et une égérie du boulangisme. Elle s’illustra sur la scène littéraire par une série de recueils de poésies proches, de par leur esthétique, de l’Art for art’s sake britannique alias l’Aesthetic movement et de l’art pictural d’un Alma-Tadema. Bien que le style de ses vers nous paraisse par trop ornementé, la poétesse, qui par ailleurs porta le titre de baronne de Lacroix-Laval, apparaît aux yeux des spécialistes de l’Histoire de la littérature française comme le précurseur direct de Renée Vivien, les thèmes dominants de son œuvre étant le narcissisme, le saphisme, le paganisme et la nostalgie de la culture gréco-romaine.


Surge propera
Amica mea
Surge propera
Columba mea
Surge propera
Formosa mea
Guillaume Bouzignac, d’après Le Cantique des Cantiques.


Chapitre premier
Une pluie drue tombait depuis tantôt trois heures sur les sentines enténébrées des quartiers lépreux de la grand’ville tentaculaire. L’onde diluvienne se déversait à loisir depuis un ciel sinistre et noir dont la teinte de plomb mortifère était à la semblance d’un enfer aqueux. De place en place, des éclairs joviens zébraient et dardaient l’orbe sépia dont la pesanteur ténébriste eût pu inspirer et posséder jusqu’au sublime le pinceau exacerbé d’un Caspar David Friedrich. Les roulements de timbales du tonnerre, qu’ils fussent distants ou proches, écorchaient l’ouïe, ébranlaient les tympans encombrés de sécrétions cireuses. Toutes les créatures spleenétiques se terraient, se refusaient à jouir de ce spectacle qui jà annonçait la mort des hommes, comme si un Dieu de courroux vétérotestamentaire se fût vengé du siècle industriel et de ses turpitudes, comme s’Il eût voulu en terminer au plus vite avec les hiérophantes de Plutus qui méprisaient jusqu’à Son nom, croyant que non pas le Verbe, mais le Profit, était à l’origine du monde, ce Profit qui s’était fait chair en Albion un siècle auparavant avant de conquérir toutes les couches nouvelles des sociétés occidentales.
Cet orage, que l’on eût voulu bienvenu, rompait opportunément avec un de ces accès torrides d’un été d’exception prolixe en moiteurs et en suffocations morbides. Cette lourde canicule avait par trop duré – cinq semaines à tout le moins -, engendrant son lot d’incommodités malséantes, en cela qu’elle était incompatible avec le savoir-vivre des salons. Les corsets n’en pouvaient mais, oppressant les poitrines et les tailles hors de raison. Les pamoisons foisonnaient. Les carnets de bal étaient lâchés par les vierges diaphanes tombant comme des masses aux pieds des cavaliers. La sueur s’était longtemps agrégée aux linges les plus intimes des femmes comme il faut, trempant jusqu’aux pantalons festonnés, gâtant les dentelles de Calais des chemises, provoquant une adhérence humide des dessous à la peau, qu’ils fussent de linon ou de coton, dessous dès lors collés jusqu’au sexe et à l’entrefesson des Dames de qualité qui dérogeaient ainsi à toutes les bienséances et à l’hygiène la plus élémentaire du Monde. Celles qui las subissaient la nécessité de la serviette là où toute femme sait qu’elle doit la placer dès qu’elle est nubile, avaient souffert mille maux, mille martyres, puant douceâtrement des épanchements périodiques de leurs humeurs féminines mêlées à ces eaux corporelles dites de transpiration, provoquant la fuite des messieurs entreprenants tout marris de ces miasmes collants. Les capiteux parfums avaient eux-mêmes ranci en nauséeuses puanteurs, tourné en liquides épais putrescibles entre tous, senteurs de mort dignes des effluves fétides d’un Mazarin agonisant. Jamais on ne consomma autant de pastilles de menthe et d’eucalyptus aux fins de masquer ces relents, occasionnant la fortune éphémère de quelques apothicaires charlatanesques et autres marchands d’orviétan. De même, la corruption des pâtes de beauté, des crèmes, des onguents balsamiques et des poudres, coulants tel un coulommiers trop fait, avaient métamorphosé en quelques jours les visages et les mains de nos beautés titrées en spectres fanés, pourris, à la carnation de cire fondue par un feu ardent. Le peuple, quant à lui, n’en avait eu cure. Il ignorait le linge ou ne le changeait pas. Il exhalait sa crasse, quel temps qu’il fît. Seuls les rares adiaphorétiques, ces monstres d’exception qui ne transpirent jamais, n’avaient ressenti aucun inconvénient.
Enfin, cette période de décomposition suante avait été renversée cul par-dessus tête après que les baromètres eurent bougé - ô aiguille salvatrice !, après que la pression atmosphérique se fut décidée à tomber.
De crainte que les écluses du ciel ne se rompissent à jamais sous la soudaineté du changement, les personnes superstitieuses, héritières des peurs gauloises ancestrales, croyant leur dernière heure proche, car animées d’une propension eschatologique, s’étaient confites en prières, réfugiées qu’elles étaient au sein du havre salvateur et trompeur de nos vieilles églises aux façades altérées par le chancre squirreux des fumées des fabriques. Elles demeuraient là, endolories sur les agenouilloirs, marmottant les vieux psaumes et les antiques prières de leur langue intumescente à force du non-boire, pensant avec déraison, par l’égrenage méthodique du Rosaire, obtenir le Salut, adressant à la Mère de Dieu leur supplique, réclamant Son intercession afin que les portes du Paradis leur fussent ouvertes après trépas. C’étaient des femmes, surtout, des dames patronnesses jà fanées et tavelées bien qu’elles eussent bien moins que septante ans, à la mâchoire déformée par de hideux flegmons tout en purulences, qui psalmodiaient leur artificieuses supplications à l’adresse de statues nimbées des saints intercesseurs, bréviaire, missel ou livre d’heures serrés dans leurs mains noueuses aux ongles mal taillés.
Le flot des eaux poursuivait sans relâche sa tâche expiatoire, détrempant les rues, les corps et les consciences de celles et ceux, pécheresses et pécheurs, que nul parapluie de toile dérisoire ne parvenait à protéger des gouttes. Cela vous pénétrait tel un acide, traversait les étoffes plus ou moins corrompues ou précieuses, gâtant irrémissiblement les vêtures, gommant les différences entre les gueux et les Dames du grand monde. Cela pourvoyait en maux divers les organismes de nos lorettes, ajoutant à leur vérole les affres de la pneumonie mortifère jusqu’ à l’hématémèse finale, clouées en leur atroce lit d’agonie souillé de leurs expectorations putrides.
Une fillette courait sous ce déluge, égarée, en plein désarroi, serrant contre elle son unique richesse : un vieux parapluie aux baleines à-demi cassées récupéré chez quelque chiffonnier ou fripier de ce quartier sordide. Ses cheveux de corbeau aux longues mèches dégouttaient malgré tout du fait que sa protection était lors dérisoire. Les trottoirs et pavés gras voyaient dégouliner les liquides des cieux depuis les gouttières qui mais n’en pouvaient. Ils coulaient sur un sol de fange, diluaient, en une solution alchimique et magique, les ordures et crottins des chevaux qui rejoignaient, en un jus hideux, les égouts où se noyaient les rats noirs. Des senteurs affreuses étaient ravivées par les eaux, remugles excrémentiels et miasmes des mille décompositions des déchets urbains non glanés.
La petite fille n’avait pour toute toilette que d’insanes haillons. Un fichu d’une épouvantable tavelure de crasse enveloppait son corps de meurt-de-faim vêtu de ce qui avait dû être une robe lors de meilleurs jours. Son visage reflétait l’hébétude et le fatalisme de celles qui ne connaissent que la rue. Sur ses joues creusées par les privations, l’eau pluviale traçait de fines rigoles en formes de veinures jusqu’à ses lèvres qui s’humectaient d’une saveur saumâtre caractéristique. Elle ne pouvait s’empêcher, deçà-delà, de laper furtivement de la langue cette saumure aquatique comme s’il se fût agi d’une manne céleste, comme si elle eût été sauvée de la faim par un miracle de la pluie sculpté par un plébéien coroplaste œuvrant à la colonne de l’Imperator Marc-Aurèle. Ce génie de la pluie était figuré par un être surnaturel dont cheveux et barbe étaient constitués de cataractes d’onde ; il symbolisait un basculement de l’Antique Monde vers les temps obscurs de la barbarie.
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Les torrents de l’inondation avaient trempé ses galoches et ses pieds dépourvus de bas. Les semelles de bois résonnaient en clapotements secs sur les flaques jà croupies qui éclaboussaient la pauvresse. Bientôt, toute cette coulure contribuerait à la noyade générale des animalcules les plus vils de notre urbs. En quelques jours, tels ces noyés décomposés charriés par les flots de la Seine, suicidés ou occis qu’hâlent jusqu’à leur antre les bandes de ravageurs en quête de pitance et de maravédis, des corps gonflés et verdâtres remonteraient, ventre en l’air, charognes de rongeurs de notre cloaca allégés par les gaz, baudruches putrescentes qui, sous le chicot charbonneux des chemineaux affamés, éclateraient en une insane bouillie sinople, répandant leur fragrance intestinale et leur putridité intrinsèque jusque dans les entrailles de leurs loqueteux gourmets. Leur purgation par le bas suivrait.
La brune enfant du peuple avait un regard bleu buté et méchant, telle cette naturaliste gamine qu’avait portraiturée Mademoiselle Bashkirtseff.
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Elle devait être orpheline ou échappée d’un taudis, d’un galetas où le père prolétaire imprégné d’absinthe devait la battre à foison. Elle avait fui, ne sachant où aller. Elle errait, hâve, dans les dédales de la vieille ville, en quête elle ne savait plus de quoi. Un grabat ? Des rogatons ? S’il lui prenait l’envie d’arrêter son errance, elle mourrait. Elle pouvait expirer, là, sous cette porte cochère, sans que les badauds la remarquassent, jusqu’à ce que les relents musqués de la putréfaction débutassent leur travail dans l’indifférence générale du commun.
Elle coupait à travers la chaussée, faisant fi d’éventuels fardiers, tombereaux ou trinqueballes, passant d’une ruelle à l’autre, longeant des assommoirs, des troquets, des gargotes enfumées exhalant leurs fumets douteux de choux pourris et de viandes rompues. Elle ruisselait toujours de ces eaux diluviennes, son parapluie inutile et cassé tenu si fortement que ses phalanges maigres en rougissaient.
Ce fut près d’un verdurier qu’une femme la croisa. Son allure était peu engageante, telle celle d’une catin sur le retour. L’inconnue arborait un châle d’un rouge passé sur une robe à tournure rayée de vert et de jaune d’un velours et d’un cachemire si usés qu’ils laissaient apparaître comme des crevés Renaissance, desquels surgissait un linge écru et jauni, pisseux, malodorant, comme s’il eût par trop trempé dans une eau de Javel. De ces oripeaux rancis exsudait et sourdait une fragrance d’incontinence qui prenait à la gorge et donnait l’impression que de duveteuses moisissures perverses et invasives vous obstruaient les bronches jusqu’à l’étouffement morbide.
C’était une grasse borgnesse, mais aussi une boiteuse toute de guingois, du fait qu’une de ses jambes, sans doute variqueuse, était entourée d’un bandage souillé qui l’enveloppait depuis des semaines et achevait d’y pourrir. L’infection gagnait, gangreneuse, résultant d’un excès de chère jamais contenu et des suées de pus imprégnaient ce pansement chanci. Son teint était chlorotique et le seul œil qui lui restait dégouttait d’une humeur indicible. Elle crachait des fragments alimentaires pourris, des ripopées, plus qu’elle ne parlait et l’efflorescence de mort que son haleine dégageait était plus proche de l’excrément que de la rose. Tout son être n’était plus qu’une plaie humaine syphilitique à vif parcourue d’écoulements humoraux divers.
Pourtant, malgré son orbite rongée, elle vit l’enfant errante. Elle s’en approcha, comme pour lui faire l’aumône. Ses cheveux, décolorés au peroxyde, s’enroulaient en boucles rêches qui dégageaient l’odeur vague et vomitive de ceux qui s’adonnent à la dégustation peccamineuse de l’éther.
Méfiante, la petite s’arc-bouta à son parapluie ruiné et effrangé. La borgnesse lui tendit une main suiffeuse, boursouflée et répugnante aux ongles noirs, comme gonflée par l’éléphantiasis, afin de se saisir de cette petite proie, de cette providentielle enfant. Celle-ci put voir de près la flétrissure de la gorge flasque qui transparaissait à travers les lambeaux du corsage moucheté de macules indéfinissables, comme si cette antique putain eût rejeté par le nez les miettes alimentaires et les mauvaises soupes qu’elle absorbait, tel un édenté Roy Soleil privé de son palais. Une vilaine fistule kysteuse achevait d’enlaidir cette poitrine tombante et ruinée d’où s’épanchait une purulence rougeâtre de mauvais aloi.
La borgnesse dit :
« Viens, viens avec moi… Tu n’auras plus ni froid ni faim. »
La fugitive répliqua sur un ton véhément :
« Non ! Jamais ! Vous m’faites peur ! »
La vieille prostituée éthéromane rongée par le diabète héla une troisième personne, qui attendait son heure. C’était un homme, du moins c’est ce que reflétaient ses vêtements d’apache, personnage dont il était impossible de distinguer les traits du fait qu’il avait masqué son visage avec un grand foulard à carreaux rouges et blancs.
Il empoigna sa petite victime qu’il endormit prestement en appliquant sur sa bouche un mouchoir enduit d’une solution de chloroforme. Une fois son travail accompli, il s’écria :
« Une hôte de plus pour la Maison ! Faudra ben la dresser, celle-là ! L’est pas du tout d’ la Haute ! »
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Mademoiselle Cléore approchait de sa vingt-cinquième année mais demeurait sans prétendant sérieux. Nul n’eût pu l’expliquer : sa vénusté particulière ne suscitait pourtant aucune réserve. Ses cheveux plantureux torsadés, d’un roux merveilleux pour ne point écrire unique, encadraient un ovale d’elfe aux petites joues félines marquées d’auréoles rosées. Son corps était menu, d’une délicatesse proverbiale de bergeronnette. Ses grands yeux vairons émerveillaient : son regard turquoise et noisette ne laissait personne indifférent. Quant à son teint, il était laiteux, d’une diaphanéité rare, comme si cet incarnat eût conservé la pureté originelle de l’enfance.
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Orpheline précoce, elle avait hérité de ses géniteurs une fortune considérable, due autant aux soieries, aux filatures de coton, à quelques hauts-fourneaux, qu’à une spéculation immobilière effrénée dans un Paris tourné sens dessus-dessous par la grâce des comptes fantastiques du préfet de la Seine. La guerre franco-prussienne et la crise viennoise n’avaient guère menacé cette fortune. Cléore, comtesse de Cresseville, libre de toute contrainte, sut en profiter. Elle siégea au Comité des Forges où Monsieur de Wendel la surnomma la gamine.
Mademoiselle de Cresseville étalait ses richesses avec ostentation. Elle menait grand arroi, grand équipage, organisait fêtes de charité et bals à profusion en son hôtel particulier d’Auteuil. Sa prodigalité était légendaire, sa philanthropie réputée, bien qu’elle marquât des penchants égotistes, qu’elle se contentât prosaïquement de l’aumône aux nécessiteux, ne s’engageant aucunement dans le financement d’asiles de nuit, d’œuvres durables, au contraire de feu son père. Seuls les enfants suscitaient sa compassion. Cette vie, admirée du Grand Monde, eût dû la satisfaire.
Pourtant, Mademoiselle Cléore éprouvait un sentiment de déception pour ne point écrire de frustration. Non pas que les autres Dames titrées exprimassent quelque jalousie et murmurassent à son encontre, ou qu’on l’enviât expressément, qu’on la convoitât pour son argent.
Mademoiselle Cléore ressentait une profonde lassitude : elle s’ennuyait. Paradoxalement, elle ne savait que faire de plus de son argent. Surtout, sa silhouette de sylphide lui apparaissait comme un fardeau, non comme un atout, bien qu’elle jouît d’une santé parfaite. Il fallait qu’elle la rendît utile. Attirée par la lecture, elle développa un penchant bovaryste, collectionnant tous les romans, des plus conventionnels jusqu’aux plus licencieux. Elle s’intéressa à de scandaleux personnages tels Gilles de Rai, le marquis de Sade ou la comtesse Bathory. Si elle éprouva une vive fascination pour De Quincey et son Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, au point de développer une accoutumance à l’opium et au laudanum comme autant de goûteuses dégustations de plaisirs interdits, un autre ouvrage à la fragrance de fagot sut retenir son attention : A rebours. Des Esseintes devint lors son héros. Elle lut tant de fois ce volume que ses mains de poupée, quoiqu’elles fussent proprettes et soignées, tachèrent du gras de leurs baumes et parfums les pages trop vite écornées. Tel un Charles Quint assistant à ses propres obsèques, elle dut procéder aux funérailles solennelles du livre, comme lorsqu’on fait son deuil d’une vieille poupée, livre qu’elle inhuma près de sa roseraie avant d’en acquérir un exemplaire tout neuf. Elle en eut assez de la mièvrerie, des œuvres pies, de la religion de ses pères, des convenances et du conformisme : elle devait rompre avec les us et coutumes de son milieu, vouer toutes ces cagoteries aux gémonies. Elle voulait goûter au sybaritisme, à la volupté, à la bamboche, s’y engouffrer toute et sans retenue. Mademoiselle la comtesse de Cresseville se débrida. Un séjour à Londres, auprès de ces milieux artistiques et lettrés que l’on nommait aesthetic movement et art for art’s sake, acheva de la convertir à l’égocentrisme et au stupre. Elle ne fut plus en quête que de la seule jouissance immédiate. Elle brisa les crucifix et renia Dieu, cracha sur le Saint-Sacrement, déchira le scapulaire qu’elle tenait de sa grand’mère. Le Prince du Monde devint son maître exclusif.
Cependant, elle feignait en public la conservation de la foi, poursuivant la fréquentation des offices, communiant tous les dimanches, faisant ses Pâques à Saint-Philippe du Roule, jeûnant au Carême et allant à confesse. Mais elle connaissait par ouï-dire ce que les catholiques du XVIe siècle disaient des protestants afin de les dénoncer : comme eux, elle n’absorbait pas l’hostie consacrée. Par ce faux-semblant, elle trompait tout le monde. Elle s’en revenait chez elle, le corpus Christi toujours dans la bouche, priant que sa salive n’eût point dissous l’azyme. Alors, Cléore s’empressait de recracher l’hostie dans les commodités et de tirer la chasse d’eau. De cette action répréhensible, qui eût pu entrer dans le cadre des lois de Charles X contre le sacrilège, elle n’éprouvait ni componction, ni repentir.
Elle découvrit un jour, par un pur et heureux hasard, alors qu’elle réfléchissait à l’organisation d’un nouveau bal costumé et que la couturière Louison, à son service depuis sa petite enfance, avait abîmé l’ourlet de la robe à la Agnès Sorel qu’elle avait prévu d’arborer ce soir là, que les atours mignards enrubannés et amidonnés des fillettes de douze ans lui seyaient à la perfection. Sa taille était fort petite, ainsi que nous l’avons dit et sa délicatesse paraissait intéresser autant les Dames qu’elle fréquentait que les hommes qui quémandaient en vain sa main. Dès lors, ce corps lui parut un atout : il avait ses attraits, ses avantages. Il fallait désormais qu’elle en jouît, qu’elle satisfît les désirs que son physique lui prodiguait. Ce fut pourquoi elle demanda conseil à son meilleur ami, le marquis Elémir de La Bonnemaison, sis en son extravagante propriété de Sceaux. Bien qu’elle connût sa réputation de débauché et de dameret, elle se conforta dans sa résolution lorsqu’Elémir répondit favorablement à sa requête et l’invita en ses pénates.
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