samedi 24 avril 2010

G.O.L. : chapitre 2 : Oupravlenié 2e partie


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Lorsque je revins à moi, sans pouvoir appréhender le temps écoulé, je constatais d'une part que j'étais enfermé dans une de ces fameuses cellules amovibles et d'autre part, qu'on m'avait déshabillé pour m'imposer l'inconfortable tenue des prisonniers politiques : chaîne entravant les chevilles et affreux pyjama de toile écrue rayé bleu et blanc avec un calot grotesque assorti. En me déshabillant, on m'avait fouillé, trouvé la pièce Haän et conclu sans appel à ma culpabilité!
Les parois du lieu étaient en fonte, sans nulle aspérité. Il y avait une grille d'aération au plafond mais impossible d'y accéder car le cachot était non seulement nu et lisse, mais en plus d'une hauteur empêchant toute velléité d'escalade. Cependant, il comportait une porte blindée, qui coulissa quelques minutes après mon réveil : on avait donc guetté celui-ci par un procédé de surveillance inconnu que j'apparentais au fameux télévisionophone. Le maréchal en personne m'apparut derrière une grille que la paroi-porte, en glissant, avait dévoilé. De rage, j'y lançai mon calot ; il grésilla et brûla instantanément : la grille était électrifiée!
Philibert-Zoltan avait revêtu une étrange combinaison, dite de protection. Normalement, celle-ci se complétait par une cagoule, mais le pervers despote, afin que je le reconnusse, l'avait évidemment ôtée. Avant d'entamer un quelconque discours explicatif, mon bourreau, qu'accompagnait une escorte de Potemkine armés de mitrailleuses portatives, commença par se gausser de moi.
« Votre naïveté est sans égale, mon cher! Jamais je n'aurais cru de votre part une telle propension à vous jeter comme le premier des moutons dans la gueule du loup! On vous convoque ; vous craignez l'autorité, l'Etat princier tout puissant, et vous obéissez! Bravo! Belle preuve de discipline! Comme vous-même savez maniez en expert patenté vos étudiants avec la férule, nous savons aussi vous manipuler et vous soumettre à notre volonté! Un jeu d'enfant!
- Et Tibor Nagy? Où le détenez-vous?
- Ce nain difforme et scrofuleux? Il a été liquidé ce matin en bonne et due forme...après avoir parlé. Nous avons employé sur lui nos méthode habituelles! Il a tout avoué : mieszkiste un jour, mieszkiste toujours! Et vous êtes son chef! C'est vous, le détenteur de l'anneau sigillaire de Conon de Régula!
- Vous voilà bien péremptoire! Quelles preuves détenez-vous pour m'accabler et m'humilier ainsi? Démontrez-moi en quoi j'ai pris fait et cause pour Mieszko!
- Belà! Ordonna sèchement le maréchal à un sous-officier. Montrez à monsieur la preuve de sa duplicité...et de sa trahison! »
Vêtu de la même combinaison incongrue que son supérieur, un sergent s'avança, un étui en main. Philibert-Zoltan l'ouvrit et en exhiba un objet cylindrique que j'identifiai immédiatement. Je pâlis. Ma mine se fit à la fois contrite et effarée.
"Vous reconnaissez bien l'anneau sigillaire, Herrinskië, ne le niez pas! Me fit-il en tendant vers mes yeux écarquillés la pièce impériale. Il a suffi de faire vos poches comme le dernier des ladres des bas-fonds du cinquième étage! Vous vous êtes promené impunément avec notre trésor national dans tout le palais, comme pour nous narguer! Votre défi a mal tourné! La sentence sera la mort, pour haute trahison! Considérez que la nuit qui vient sera votre dernière! Et vous n'aurez même pas droit au réconfort de la religion, car je vous sais athée, comme tous ces universitaires de votre espèce, qui se disent éclairés! Les intellectuels constituent la plaie de notre société : soit ils sont avec nous jusqu'à l'excès, affichant la soumission, la serviabilité rampante d'un ouistiti apprivoisé, la servilité, la veulerie, la flagornerie mielleuse la plus abjecte et gluante, soit leur véhémence à l'encontre de notre pouvoir atteint un niveau de haine irrationnelle injustifié, au point que la mort semble à ces fanatiques oppositionnels un trop doux châtiment! C'est pourquoi l'internement à vie dans les in-pace de nos asiles de fous du vingtième niveau leur est destiné! On les y déshumanise progressivement, jusqu'à ce que ces loques humaines perdent toute acception linnéenne! Elles finissent par mourir après une lente dégénérescence vers l'animalité voire vers l'état végétatif!
- Je sais cela! Perte de l'usage du langage articulé, de la station debout, nudité absolue, incontinence, crasse, vermine. Ces ensauvagés forcés baignent dans leurs excréments – qu'ils sont réduits souvent à manger - et leurs sanies et ne poussent plus que des hurlements de bêtes! Les plus chanceux, si on peut les appeler ainsi, sont revendus en catimini à des forains qui les exploitent en tant que freaks, hommes-singes ou des bois, loups-garous et j'en passe! Ainsi a fini le Graf Klaus Von Hingenburg en 19. pour avoir fait circuler un libelle infamant accusant notre prince de s'être acoquiné avec la pègre morave pour se maintenir au pouvoir!
- Bien, vous savez aussi cela! Cela renforce votre culpabilité! Au fond, vous n'avez pas été capable de choisir entre les extrêmes : ni totalement pour nous, ni totalement contre! Vous vous êtes contenté du statut trouble et imparfait d'opposant tiède, en sous-main, de joueur de double-jeu, mi-attentiste, mi-activiste! Ane de Buridan, va!
- Ce n'est pas moi le voleur de l'anneau! Avez-vous pensé à authentifier la pièce?
- Le seul expert, c'est vous!
- Je n'ai rien volé! On ma donné l'anneau! Un inconnu au physique anormal, comme s'il venait d'une autre planète! Un soir... Peut-être s'agit-il d'une copie?
- L'anneau sigillaire est infalsifiable! La matière dans laquelle il a été forgé et gravé est si rare qu'il faudrait inventer un vaisseau spatial destiné à naviguer jusqu'à la planète Mars pour en trouver l'équivalent!
- Mon visiteur, un Martien? L'anneau fabriqué à partir d'un minerai extra-terrestre? Absurde! Non, il s'agissait d'un piège inquisitorial d'une extrême subtilité! Vous avez comploté tout cela afin que je tombe dans vos rets! Vous m'avez dépêché un fonctionnaire grimé!
- Quand il s'agit de supposer des invraisemblances et de nous accuser, vous êtes fort loquace! Nous verrons tout-à-l'heure, lors de la mise à l'épreuve par nos bourreaux, si vous pourrez dévoiler la vérité au sujet de ce prétendu don par un ...Martien. Terminé! »
La grille se referma après que Philibert-Zoltan eut coupé court à cette désespérante conversation. Ma cellule s'enténébra. N'espérant nul miracle de la part d'une inexistante Providence niée depuis Voltaire, je n'eus plus qu'à me recroqueviller dans un coin, à sombrer dans l'hébétude, dans la somnolence abrutissante, dans la négation de tout, avant que les valets de la souffrance et de la mort ne vinssent m'appeler, comme au temps de la Terreur robespierriste française.
***********
Ce fut un grincement à peine perceptible quoique continu qui me tira de ma torpeur soumise. Je compris : la séquence de torture débutait. A ma grande surprise, elle semblait advenir sans que nulle présence physique de mes tourmenteurs ne fût avérée.
Le grincement se poursuivait, entêtant, énervant, sans que j'en susse la provenance. Je n'avais plus de montre. Par conséquent, il m'était impossible de mesurer la durée de ce phénomène auditif, sans doute destiné à m'angoisser et me briser. Mon espace vital demeurait désespérément lisse, restreint, d'une régularité géométrique parfaite, conçue par un maître architecte bourreau.
En fait, je ne tardai point à ressentir avec acuité une nouvelle sensation : le cube-prison restait égal dans ses dimensions, mais plus dans son immobilité, plus dans sa fixité architecturale. Oui, c'était cela! Il se mouvait, effectuait un lent mouvement de translation horizontal, un glissement comme s'il eût été placé sur des rails.
Il fallait que je mesurasse la vitesse relative de mon volume-cachot. Je commençai à compter, à égrener des secondes hypothétiques à mi-voix. Dans le même temps, je me rapprochai de la paroi nord ou supposée telle car j'avais tenté de conserver mon sens de l'orientation et j'étais parvenu à attribuer des points cardinaux à mon espace clos de détention, mon utérus de métal où Philibert-Zoltan espérait peut-être que je régressasse au stade fœtal!
Je songeais conséquemment au monstre de l'aquarium : non point un avorton triploïde mort-né, mais plutôt une victime, la résultante de longs mois de traitements spéciaux effectués à l'encontre d'un martyr à jamais anonyme, régressé jusqu'à l'anté-vie! Je cogitais : combien de semblables frères es-souffrances cette horreur avait-elle eus? De combien de victimes le martyrologe du régime s'allongeait-il quotidiennement, à supposer qu'il y eût tenue d'un tel registre par les bureaucrates sycophantes de la terreur d'État et de l'absurde?
Mes doigts frôlèrent le mur : il avait cessé d'être parfaitement lisse. En cette cage obscure, seul le toucher permettait, tel l'aveugle, de capter un tant soit peu la réalité de l'espace. Or, mon épiderme eut la sensation nette – à moins que je raisonnasse tel un Montaigne ou un sage chinois rongé par le scepticisme sur l'intrinsèque tromperie des sens, de la perception humaine, forcément fragile et relative (mais le relativisme de l'espace et du temps, quoique qu'eût écrit à ce sujet le récent génie d'un Albert Einstein, n'était ni mon fort, ni mon domaine de prédilection) – que des nodosités bourgeonnaient, poussaient à partir de la matière métallique en quelque sorte vivante.
Le métal doté de vie? Allons donc! Billevesées! Truisme! Fadaises! Sophisme! (comme l'avait lancé, cinglant, le comte de C. à l'adresse de Z., un scientifique original atteint de loufoquerie et de mégalomanie). Il eût fallu que je fusse doté des facultés du lampyre noctiluque (autrement dit, le ver luisant)
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pour qu'une source de lumière permît à mes yeux de s'assurer du phénomène dont la matière de la cellule était atteinte! Mais j'avais subi jusqu'à présent l'obscurité, ma contention, mes facultés de concentration prises en défaut, ma conscience de déjà vaincu ayant accepté que mes sens s'enténébrassent tout comme ce cube hideux! Or, plus je touchais la paroi, plus je sentais une accentuation des nodules ou nouures!
La structure du cachot prenait une consistance grumeleuse, instable, irrégulière ; sa matière s'altérait. J'en eus le cœur net en parcourant à toute vitesse les autres parois, glissant mes mains, tâtonnant. Tout le cachot était atteint, du sol au plafond! Bientôt, ces bourgeons se firent aspérités tandis que je sentis que ma prison mobile amorçait un glissement vertical. Le canal dans lequel on me déplaçait devenait une déclivité : je descendais doucement!
Je compris le fin mot de l'histoire : j'étais bien enfermé dans une version contemporaine des pièges de l'inquisition espagnole, ces fameux cachots qui rétrécissent tout en se hérissant de pointes de fer afin de broyer leur prisonnier. Mais là, fait incroyable, inexplicable, mes tourmenteurs avaient, grâce à la science, réussi à combiner la mécanique au remodelage de la matière reposant sur la physique de l'infiniment petit, comme venaient de l'étudier messieurs Planck et Rutherford,
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mais je ne voyais pas comment on était parvenu à agir sur l'état même du métal, de sa structure atomique pour qu'il s'altère ainsi! Avait-on chauffé le lieu à des températures faramineuses le rendant modelable, en fusion? Je ne ressentais aucune chaleur! Même une action sur la pression atmosphérique me paraissait une explication non satisfaisante, à moins que la matière de mon cachot ne fût une sorte de nickel ferreux, de ce matériau constitutif du noyau, de la graine même du globe terrestre amenée à son état physique du centre de la terre! D'ici peu, c'en serait fait de moi!
La pente sur laquelle glissait ma cellule semblait s'accentuer alors que mon espace vital tendait à la réduction. Tout en acquérant une plus grande vitesse, mon volume clos destiné à me broyer à terme, devenu malléable sous ces effets physiques mystérieux défiant toute explication rationnelle, se déformait, mutait du cube parfait vers une autre figure polygonale. Afin d'aggraver et de parfaire le rétrécissement létal de ma prison, les concepteurs sadiques de ce supplice y avaient rajouté un autre mécanisme : celui-ci permettait l'apparition de nouvelles structures en dômes ou pointes renversées, disons concaves, qui finissaient de donner à l'intérieur de ma cage l'aspect de ce que je qualifierais de multi rhomboèdre inversé ou réversible, structures qui se répétaient, se multipliaient indéfiniment, s'emboîtaient les unes dans les autres en un effet de mise en abyme des plus déconcertants. Ces structures avaient une propriété mathématique, répétitive et infinitésimale.[1]
Je n'espérais plus aucun miracle, aucune mansuétude, aucune manifestation de clémence de la part des salauds qui m'avaient enfermé ici-bas. Je me surpris à souhaiter en finir au plus tôt, que mon cachot tombât en chute libre dans quelque puits sans fin qui succéderait à cette pente, comme une cage d'ascenseur dont le câble se serait rompu.
Quelque chose entendit ma prière. Tandis que je sentais déjà les pointes acérées de ces rhomboèdres concaves me frôler, ma cage s'immobilisa. Mieux : le sol s'ouvrit comme un diaphragme, mais un diaphragme immatériel, phosphorescent, sorte d'œil virtuel de cyclone, phénomène inédit à mes yeux cartésiens d'une déformation de l'espace qu'un disciple de cette nouvelle physique née récemment eût pu m'expliquer. Il s'agissait d'un trou spiralé, d'un tourbillon ou maelström noir, « cavité » ou « tunnel » entre l'être et le non être qu'un improbable ver eût creusé à même la matière du sol de métal devenu lui aussi instable, rhomboïdal et tourmenté.
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Ce trou m'aspira, m'engloutit, jusqu'à une nouvelle perte de conscience.
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A mon nouveau réveil, je crus au premier abord que j'étais plongé dans une nouvelle version du songe du philosophe chinois rêvant qu'il est un papillon qui rêve qu'il est un homme. Dans quelle dimension me trouvai-je? Onirique, imaginaire, ou vraie? Mon cartésianisme d'intellectuel était mis à mal.
Je me crus encore dans le noir absolu comme si j'avais perdu la vue et je conservais cette sensation persistante d'aveuglement suffisamment longtemps pour croire à son irréversibilité. Je me sentis obligé d'agir comme si j'eusse été frappé de cécité à la naissance : le toucher, l'ouïe et l'odorat devaient primer. De nouvelles sensations en résultèrent :
- primo, je n'étais plus dans le cachot : mes doigts ne sentirent plus aucune pointe et je n'avais plus de chaîne aux pieds ;
- secundo, j'entendais un léger bruit comme celui émis par la circulation d'un souffle d'air dans un couloir comportant des voies d'aération ;
- tertio, je sentais une odeur semblable à celle des caves, des cryptes ou des grottes.
J'avais bien quitté ma prison! N'ayant pas le courage de poursuivre plus avant, j'allais demeurer là, dans ma solitude, en cette galerie souterraine inconnue, bêtement assis par terre à ne plus rien attendre d'autre qu'un nouveau tour du prince Jean-Casimir et de son damné frère, lorsque la vue me revint comme par enchantement. Quelque chose, sis à quelques mètres seulement, éclairait l'endroit souterrain où je risquais de croupir. Le premier élément que cette source illumina était un numéro grossièrement peint en chiffres romains avec du blanc de céruse. C'était le chiffre XIII. Indication d'un étage, d'un niveau? Etais-je descendu si bas dans la cité?
J'étais dans une espèce de galerie voûtée, en plein cintre, comme modelée à même la terre, qui s'enfonçait toujours en pente vers l'inconnu, d'environ deux mètres de large et deux mètres cinquante de haut, sorte de champignonnière sans cryptogames ou de termitière creusée par quelque insecte fouisseur géant au génie architectural instinctif. Abandonnant toute réticence, je me mis en marche jusqu'à la source proche de lumière : une lampe à acétylène reposant sur une prosaïque table en bois! Dans mon pyjama insane de bagnard, je grelottais de froid à cause de l'humidité inhérente à ces lieux enterrés. Mes tourmenteurs semblaient frappés par une forme de bonté : ils avaient pourvu aussi à ma protection corporelle. Un panama pendait à une patère tandis qu'à un grotesque porte-manteau comme issu d'une exposition d'art moderne conçue par messieurs Tzara et Picasso m'attendait un pardessus fourré!
Enfin armé pour supporter la température de la galerie, lampe en main, je repris ma route pour me heurter à une première vision horrifique. Un corps humain, momifié ou pétrifié, grisâtre et nu, comme calcifié, amalgamé au souterrain, gisait à terre, comme s'il eût fini par être en osmose avec ces lieux, semblable aux empreintes des victimes de Pompéi que j'avais pu admirer à Naples en 19.
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J'imaginais que s'il venait à quelqu'un l'improbable fantaisie de briser cette « statue » fossilisée, cette dépouille minéralisée, ce vandale trouverait une géode à l'intérieur de celle-ci! Ce cadavre de calcite me rappelait certains phénomènes géologiques bien que je connusse aussi le processus de saponification naturelle des cadavres demeurés en vase clos.
Bientôt, ce fut une série de squelettes suppliciés, empalés littéralement à la paroi de terre, qui s'offrit à mes yeux. C'étaient vraisemblablement des victimes du supplice des moines automates : des rostres rouillés, datant de plusieurs siècles, étaient plantés dans leur cage thoracique, à l'emplacement du cœur.
Puis j'entendis des pas précipités : quelqu'un, enfin! Quelqu'un qui venait à ma rencontre, ou plutôt, qui fuyait quelque chose de redoutable! Un bagnard semblable à moi m'apparut, débouchant d'un coude du corridor, petit, sale, mal rasé, d'une effroyable maigreur. Je vis que le malheureux portait un tatouage au front, ou plutôt, qu'on l'avait marqué au fer rouge, à la semblance des martyrs Graptoi
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des grandes persécutions iconoclastes byzantines. L'homme, ainsi déshumanisé, marqué comme du bétail, avait reçu de ses bourreaux un numéro matricule : P 00 0 26. Il me fallait accueillir ce compagnon d'infortune. Ses yeux suppuraient ; ses mains et ses chevilles, apparentes, étaient couvertes de pustules et de plaies. Les poux, la vermine, pullulaient sur ce misérable qu'un masque de pellagre commençait à recouvrir. Cet évadé supposé avait contracté plusieurs maladies du fait des privations subies, des carences alimentaires entretenues par ses geôliers. Ses semblables à Pelche devaient être innombrables!
Dès qu'il m'aperçut, l'infortuné prisonnier bondit sur moi et agrippa avec frénésie les revers de mon pardessus. Ses pupilles infectées reflétaient un incommensurable sentiment d'épouvante.
Il cracha à ma face des paroles incohérentes, mêlant le yiddish, le hongrois et le dialecte pratiqué par les Same de Poldévie Supérieure : ses mots constituaient une supplique, une imploration, un appel à l'aide! Une horreur indescriptible était à ses trousses, voulait l'occire, et il tentait d'échapper à ce funeste sort dans ce dédale d'enfer depuis un temps qu'il ne parvenait plus à mesurer! Il se disait rabbi de Groutchavoïlaanpas, victime des pogroms de la police secrète de Jean-Casimir!
« Il vient! Il approche! Qui que vous soyez Herrinskië sauvez-moi! L'entendez-vous? Il est déjà là, à une infime poignée d'arpents, alors que je croyais tantôt avoir mis entre lui et moi une distance de deux verstes! »
Les infections, les privations qui accablaient son corps débilité le faisaient délirer. Jamais je n'avais été confronté à un cas aussi pathétique. Il semblait que l'ange de la mort le recouvrait déjà de ses ailes de suie.
« Ah, fit-il, mettant ses mains crasseuses et décharnées sur ses oreilles, son grincement, son crissement! »
Qu'elle était donc cette chose mortifère? Fasciné par la détresse de mon nouveau compagnon, je demeurais dans l'expectative, attendant la révélation, la manifestation, l'épiphanie funeste de ce ou de celui qui en voulait à sa peau au lieu de l'aider à fuir.
Où pouvions-nous aller? Repartir en arrière, c'était sans doute rejoindre mon cachot! Aller à l'opposé, dans la direction d'où le malheureux avait déboulé, c'était rencontrer la chose ou l'autre. Soudain, mes oreilles perçurent un bruit ténu. Il avait raison! Ça se rapprochait! Qu'était-ce? Homme, objet, animal prédateur, monstre antédiluvien ou fabuleux, revenant, automate inquisitorial? Un golem? Autre chose? Quoiqu'il m'en coûtât, je voulais savoir! L’angoisse montait en moi : les grincements s'avançaient. Plus qu'un coude et... Mon compagnon ne comprenait pas mon immobilisme. Il renouvela ses supplications. L'anxiété croissante provoqua en mon abdomen des douleurs épigastriques.
« Herrinskië, je vous en supplie! Fuyons, fuyons tant qu’il est temps! Il est là! Au secours!"
Des gouttes de sueur causées par une peur incoercible coulaient du front meurtri du pauvre bougre. Je voulais aider ce malheureux tourmenté, mais mon inertie était la plus forte. D’ailleurs, lui-même tremblait, incapable du moindre mouvement. Des larmes perlèrent de ses yeux tuméfiés.
Je brandis la lampe à acétylène au débouché du couloir d’où provenaient les grincements : il s’offrit enfin à mon regard.
Cette monstruosité était conforme à ce que j’en attendais, fidèle aux témoignages et descriptions laissés par les inquisiteurs et par le seul être humain qui y avait échappé : le mousquetaire Gaston de La Renardière. Comment le mécanisme de cet automate fonctionnait-il encore plus de trois siècles après sa conception? Quel servomoteur secret et remarquable permettait-il à cet antique androïde pourvoyeur de crimes de se mouvoir dans les dédales de ce souterrain démoniaque? Qui donc le guidait?
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La capuche rabattue de la bure dominicaine de cet être artificiel cauchemardesque, de ce démon mécanique conçu par des damnés qui se prétendaient saints, me permit de jauger son visage. Je vis les injures du temps inscrites sur la face tavelée, au pigment écaillé, de ce monk qui lui conféraient une hideur simienne, car l’on sait que les mots monk et monkey sont proches dans la langue d’Albion. Dans certaines légendes fantastiques, dans les superstitions des paysans arriérés, parfois reprises dans les romans dits gothiques, les moines maudits étaient des revenants, des figures de la mort, tel ce célèbre moine bourru. Le froc pouvait dissimuler un squelette aussi bien que le néant. Les trois cent cinquante et quelques années avaient aussi marqué de leur empreinte l’habit monacal de ce tueur, déchiré, effrangé et effiloché deçà-delà.
Je me décidai enfin lorsque je vis le rostre, le pal proéminent ventral de l’automate : mon compagnon et moi devions prendre les jambes à notre cou…sans trop d’espoir d’y échapper! Pourvu qu’il n’y eût pas d'autres de ses semblables à notre poursuite!
« Partons! » fis-je simplement, empoignant le prisonnier.
Je pris la direction d’où je venais, sans réfléchir, quitte à me retrouver dans ma propre prison mobile! Le moine nous emboîta le pas! Mes narines percevaient son odeur singulière, douceâtre : c'était comme s'il eût baigné, fermenté des décennies dans quelque tonneau de bon vin – Sauternes ou autre - à des fins de conservation, comme si on l'eût chaptalisé! S'il sentait, s'il était doté de la locomotion, en revanche, ce frère dominicain bien particulier était dépourvu de la faculté de parler. Je constatai que sa face, ou plutôt, son masque de bois, ne comportait nulle bouche : de fait, celle-ci se limitait à une simple fente ou encoche – allégorie de la bouche cousue (à l'imitation de celles des affreuses têtes naturalisées amérindiennes, pratique à mes yeux barbare illustrée par ces célèbres tribus Jivaro ou Munduruku d'Amazonie avec lesquelles les missionnaires avaient eu maille à partir), de l'astome mythologique autant que tératologique, ou encore illustration de la devise propre aux jésuites, champions de la contre-réforme dont cet androïde était contemporain : perinde ac cadaver?
De plus, il se déplaçait par glissements, non par une démarche normale. Son long froc dissimulait ses jambes (en avait-il, d'ailleurs?). C'était comme s'il eût été juché, dressé sur la voiturette d'un cul-de-jatte (ce qui grinçait, c'étaient donc les roulettes!), un de ces mutilés volontaires, mendiants qui pullulaient dans la Cour des miracles du Paris du XVIIe siècle sous le règne du redouté Grand Coësre,
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l'impitoyable adversaire des chevaliers du guet.
J'aperçus subrepticement une inscription à la craie avec une flèche, mélange incongru de latin et d'anglais : Via crucis towards Samarobriva. Elle indiquait une galerie secondaire jouxtant notre couloir de fuite. Sans nulle hésitation, je dis à mon compagnon :
« Par là! »
Si nous voulions conserver un tant soit peu une chance de survie, nous devions jouer la carte de la solidarité. Par chance, nous partagions la même koinè, la même communauté de langage alors que peut-être, notre poursuivant ne devait obéir qu'à des ordres formulés en latin et ne rien entendre à nos dialectes Centro-Européens. J'avais un ami correspondant, un écrivain renommé versant dans le fantastique, dont le prénom était Karel, qui avait forgé un vocable désignant ces créatures mécaniques : robotyi. Ces dernières étaient programmées. Je savais qu'il existait des traités mathématiques d'automation, de programmation, rédigés par des pionniers anglais de cette science nouvelle, qui avaient œuvré au siècle dernier sous le règne interminable de Victoria, notamment Charles Babbage
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et Charles Leighbridge Merritt, dont le premier nom était généralement escamoté par ses biographes qui, aux initiales CLM, préféraient le CM.
Cependant, je ne me faisais guère d'illusions : la créature inquisitoriale ne lâcherait prise que lorsqu'elle serait repue, rassasiée par notre trépas, puisque son but était de tuer, à moins que nous ne trouvions une faille nous permettant de la mettre hors d'usage.
La galerie où nous nous engageâmes, espérant le semer, était plus étroite. Le sol de terre battue, humide, se caractérisait par une légère déclivité descendante, à peine perceptible, entrecoupée de petites marches émoussées. La lueur de ma lampe éclairait les parois rugueuses et sales d'ombres fantasmagoriques et mouvantes, telles celles produites par un kymographe.
Parfois, nous pataugions jusqu'aux chevilles dans une eau stagnante et saumâtre où nageaient des kyrielles de minuscules créature primitives, sortes de lépismes, de poissons d'argent – ici dépigmentés et luminescents – faune nouvelle non encore décrite adaptée au milieu souterrain.
Mon ancien rabbi dit, me désignant un signe crayeux fléché :
« Encore une indication! »
Or, ce signe était le chiffre XII...allions-nous nous enfoncer jusqu'au premier niveau, jusqu'au socle de la cité?
Nous fûmes brièvement soulagés de ne plus ouïr les grincements du moine : seuls les clapotements de nos pieds dans l'eau croupie rompaient le silence de notre « taupinière » enténébrée. Les inscriptions murales s'enchaînaient, sous le halo blafard et tremblotant de mon luminaire, tandis que le couloir paraissait tourner, former une sorte de colimaçon en pente douce : XI, X, IX... C'était effectivement comme si nous eussions remonté les différentes stations d'un chemin de croix.
Au bout d'un laps de temps incertain, mon compagnon s'immobilisa et tendit l'oreille :
« Herrinskïe! N'entendez-vous pas de nouveau le crissement de la chose? »
Avait-il une perception extra-sensorielle? Mes oreilles ne captaient rien.
Sans qu'une raison quelconque l'imposât, les yeux de l'évadé s'agrandirent d'horreur.
« Par le schéol! S'exclama-t-il. Ils sont deux! »
Maintenant, j'entendais.
« C'est atroce...reprit mon ami. Ils viennent de chaque côté de la galerie! »
Puis, il se mit à genoux et marmotta :
« Elie...Elie... » avant d'entonner un chant hébraïque magnifique, bouleversant, sorte de thrène, d'imploration funèbre, que l'on désignait sous le nom de kol nidrei
Le premier monstre se montra, surgissant de la direction que nous suivions. Avec son bec d'oiseau et son froc anthracite, il ressemblait à un sinistre corbeau freux, ou plutôt à un de ces médicastres masqués du XVIIe siècle, soi-disant armés pour se protéger de la pestilence.
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Il se mouvait selon un mécanisme singulier : sur son dos était collé une sorte d'orgue positif miniature dont les tuyaux d'inégale longueur émettaient des panaches de vapeur d'eau. Cet orgue jouait seul, tel un piano mécanique, obéissant à un système complexe de programmation par des cartons perforés pliés en accordéon, semblable à ceux des limonaires de barbarie,
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tant haïs par Charles Babbage (le bruit courait qu'il avait été assassiné par une horde sauvage de mendiants musiciens qui avaient dressé leurs sapajous, leurs Jolis Cœurs aux oripeaux de dompteurs à l'écarlate dolman aux brandebourgs dorés à tuer ce mathématicien bien connu pour sa détestation des pauvres et des nécessiteux). Ce programme, reposant sur l'énergie hydraulique et sur celle des steamers, permettait les déplacements du robotyi inquisitorial. Le monstre mécanographique apparaissait comme un compromis entre les recherches d'Héron d'Alexandrie,
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de Gerbert d'Aurillac, de Villard de Honnecourt,
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d'Albert le Grand, de Salomon de Caus (qui avait été au service de l'électeur palatin et que Gaston de la Renardière aurait rencontré vers 16.)
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et de Charles Merritt, bien qu'on y pût deviner des réminiscences de l'homme-machine de Descartes (n'avait-il pas conçu un automate féminin qu'il baptisa Francine?)
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et de La Mettrie.
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Il marchait maladroitement en émettant des sifflements et des bruits semblables à ceux d'une locomotive. Naturellement, il arborait le fameux éperon de mort.
Notre vieille connaissance, l'autre monk, ne tarda point à effectuer son entrée, plus laid que jamais, son ombre fantasmatique démesurément agrandie par ma lampe. Je cogitais sur ses secrets de fonctionnement : et s'il marchait tout simplement à l'aide de piles semblables à celles de Volta, mais inventées par un scientifique espagnol, levantin ou turc inconnu deux siècles plus tôt? Et si c'était...sa faille?
Je tournai résolument le dos à l'homme-corbeau à vapeur et me précipitai droit sur son acolyte. Par un brusque tourné-boulé, je roulai derrière ses jambes avant de me saisir de l'ourlet de sa bure pourrie et de tenter de soulever ce haillon infect afin de dévoiler les éventuelles batteries servo-mécaniques. Cela eut pour effet de décupler sa hargne! Ses bras de buis voulurent me happer, mais ils n'étaient pas assez mobiles : je réalisai que mon mécanique tourmenteur était dépourvu de toute faculté de rotation sur son axe. Impuissant, il s'acharna malheureusement sur mon infortuné compère tandis que l'autre automate se ruait, éperon en avant.
L'inévitable arriva : alors que le dominicain transperçait le malchanceux rabbin, nouveau martyr de Jean-Casimir que j'avais été impuissant à arracher à son sort, le « médecin » de la peste culbuta sur eux et les éperonna mutuellement! L'emballement de ce steam man écrasant tous les obstacles fit monter la pression de la machine qui le mouvait : l'orgue positif explosa en un jet d'étincelles et de fragments de bois et de métal qui fusèrent dans toute la galerie au risque de me blesser sérieusement.
En un réflexe de survie, je m'aplatis contre la terre battue. Divers rouages démantibulés me frôlèrent. Lorsque je me relevai, je voulus pleurer la mort de mon camarade. Je m'aperçus qu'il avait péri instantanément : heureusement, il n'avait pas souffert! J'aurais bien aimé lui accorder une sépulture décente. Je réalisai que j'ignorais son nom ; je ne savais même pas s'il avait une famille. Si jamais je m'extirpais de cet enfer, qui pourrais-je informer de sa mort?
Je n'eus pas le loisir de l'éloge funèbre : j'entendis des pas, encore! On venait à nouveau vers moi! Un troisième robotyi? Fuir! Fuir éperdument sans savoir ce qui me poursuivait!
Avant de partir dans la direction d'où avait surgi le sinistre corbeau androïde, je vis avec terreur que le moine fonctionnait toujours. Il tentait de se remettre sur pied, bien qu'il fût la proie de flammes qui le léchaient! L'incendie qui commençait à rugir dans l'étroit corridor constituait à lui seul un motif supplémentaire de fuite. Et ces pas angoissants, comme provenant de quelqu'un d'invisible mais non d'immatériel (sinon, l'aurais-je entendu?)!
La terreur du triple danger (feu, moine, poursuivant volatil) m'incita à courir toujours plus loin en bas.
Et les niveaux s'égrenaient, et les pas se faisaient toujours entendre, et les flammes continuaient de rugir derrière moi, quels que fussent la distance parcourue et le temps écoulé depuis le commencement de cette endiablée et hallucinante fuite contre trois formes différentes de la mort.
Etages VII, VI, V, IV.... toujours des flèches directionnelles...bientôt, le niveau zéro, le fond de la cité, bien que le zéro n'eût jamais été conçu par la mathématique romaine! Puis, ce furent des nombres négatifs! Moins I, moins II....moins X, XX, XXX....jusqu'où cela continuerait-il?
Je descendais toujours. L'air se faisait plus frais : avais-je au moins semé l'incendie? Les galeries de terre, identiques les unes aux autres, toujours en pente ou en escalier, se succédaient, procurant un sentiment d'infinitude et d'absurdité. Sans montre, je ne pouvais mesurer la durée de ma descente. Si encore j'étais dans une mine ou une champignonnière! Et ces pas, toujours présents : l'Autre ne me lâchait pas! Quel type de chaussures portait-il pour qu'on l'entendît aussi bien sans que personne ne fût capable d'évaluer la distance exacte qui nous séparait? Des talons de fer? Le souterrain était-il conçu pour tromper jusqu'à l'ouïe? Et si c'était le bruit de mes propres chaussures que je percevais? Quelle diablerie! Poursuivi par le propre écho de ses pas! Et non! Je ne marchais pas lorsque je l'avais entendu pour la première fois. Tout ce parcours-piège, ce jeu du chat avec la souris, du rat dans le labyrinthe, avait-il été conceptualisé par des bourreaux d'une subtilité sadique optimale afin de rendre démente leur victime?
Niveau – CCC! Des concrétions et des cristaux de quartzite envahissaient les parois terreuses. Ma lampe marquait des signes insistants de faiblesse... Puis, l'extinction...le noir...non! Je vis un portique, l'entrée immémoriale de quelque sanctuaire d'une civilisation oubliée, réfugiée dans les profondeurs de la mère Gaia. Des luminaires à huile, par centaines, romains, grecs ou phéniciens de style, comme marqués par la faculté idoine ou divine d'éclairer perpétuellement permettaient d'apercevoir l'entrée sacrée de ce temple chthonien creusé aux tréfonds de la croûte terrestre en l'honneur d'un dieu plurimillénaire effacé de la mémoire des hommes...ou plutôt antérieur aux hommes, dans l'acception officielle et biologique de l'espèce Homo sapiens.
Une dernière inscription fléchée à la craie : des caractères inconnus (cunéiformes, égyptiens, berbères, pascuans? Tout cela à la fois, parfaitement synthétisé en une écriture...atlante?) inscrits au-dessous, voulant peut-être signifier c'est ici. Surtout, un nombre romain aberrant, qui n'avait plus nul sens : - MMMMDDDDCCCCLLLLXXXIIII!
Je réalisai : les pas de l'entité ne retentissaient plus. Je l'avais semée!
J'étais épuisé, harassé par les épreuves. Une fraîcheur bienfaisante m'invitait au repos, là où, comme dans ces mines latino-américaines ou du Transvaal d'une profondeur incommensurable, on eût dû s'attendre à une étouffante chaleur... Je compris que j'avais parcouru des kilomètres sous la terre. Je demeurais assis, au seuil d'un nouvel inconnu peut-être anté humain...et je m'endormis.
Lorsque je m'éveillais, les lampes de terre cuite brûlaient toujours. La barbe piquait à mes joues : mon sommeil avait duré longtemps!
J'étais sale ; j'exhalais une fragrance de crasse, tel un vagabond dormant à la belle étoile ou sous un pont. Rien pour me raser. Nulle possibilité d'ablutions. Je n'eus rien d'autre à faire que de pénétrer dans le lieu antique, me remémorant ces vers d'Aurore-Marie de Saint-Aubain :
En la Nouvelle Zemble l'ultime explorateur
Vit le palais de glace du premier empereur.
Les parois du sanctuaire étaient en quartzite rose et en cristal de roche. L'architecture interne s'apparentait à ces monuments religieux égyptiens d'époque tardive ou hellénistique, comme à Philae,
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quoiqu'on y décelât une vague évocation des hypogées du Nouvel Empire et des temples de Crocodilopolis et d'Éléphantine. Une statue d'Horus hiéracocéphale d'une hauteur de deux mètres,
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sculptée dans l'obsidienne et dans le tuf, vous accueillait, sinistre. J'avais pénétré dans une sorte d'antichambre parsemée de visages sculptés en albâtre et en grès comme autant de masques d'ancêtres ou de défunts. Les murs cristallins étaient curieusement barbouillés d'ocre, de cochenille, d'amarante et de cinabre, afin sans doute d'imiter l'épandage sacrificiel du sang... Ces lieux, déserts de toute présence d'un prêtre ou officiant, étaient semblables à un serdab,
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une petite salle funéraire cultuelle propre aux civilisations perse ou égyptienne, qui contenait une infinité d'effigies funèbres. En fait, ces faces sculptées n'en étaient pas vraiment! Plus exactement, je me trouvais confronté à des représentations de dynastes morts dont le corps, vermiforme, réduit à un tronc et à une tête, rappelait à la fois la chenille et le serpent! L'une de des effigies, peut-être plus récente, portait une inscription latine! Je déchiffrais ces lettres lapidaires, en épigraphe expert des mondes disparus :
AUX MÂNES DE PRINCE RANDIAN CLXIX MONARQUE TRÈS BON TRÈS GRAND
L'illustre freak qui s'était produit dans les cirques du monde entier depuis 19. était donc réellement un prince descendant d'une auguste lignée!
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A terre ou suspendues, telles des veilleuses, d'innombrables lampes à huile
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continuaient de briller tandis que se consumaient des cassolettes d'encens et des cônes de graisse, dont l'exhalaison subtile mêlait en des miscellanées surprenantes les fragrances musquées de la civette, les aromates usitées dans les rites de momification des taricheutes d'Anubis (myrrhe, aloès, benjoin), l'eucalyptus d'Australie, la cardamome, l'hysope, le clou de girofle, le poivre, le camphre, d'autres senteurs épicées indéfinissables ainsi que les affreuses odeurs de décomposition des entrailles animales dans lesquelles les aruspices tentaient de déchiffrer les présages. Pourtant, point de vases canopes!
Je m'aventurais plus avant : une galerie, toujours illuminée de lampes antiques, s'enchaînait au serdab. Elle était creusée d'anfractuosités, de niches dans lesquelles reposaient ce que je ne tardais point à identifier comme d'indénombrables momies d'hommes-chenilles, plus ou moins jaunies et moisies... et cette nécropole royale paraissait se prolonger en des dédales de couloirs de quartz peinturlurés au vermillon.
Sous chaque niche, une inscription, un chiffre romain désignant le roi ou prince et ses années de règne dans un calendrier inconnu qui paraissait remonter à des millions d'années. Il y avait des Prince Randian à foison, des C, CC, D, M...! Chacune de ces momies humano-insectoïdes reposait derrière une espèce de vitrage de cristal d’une pureté parfaite. Des pétroglyphes représentant des ophidiens le surmontaient, gravés au centre d’un fronton de style grec.
Toutes ces reliques indatables, à demi pourries, serrées dans leurs bandelettes de lin souillées par l’œuvre du temps, reproduisant la structure annelée et segmentée des arthropodes, se serraient dans leurs alvéoles, telles d’affreuses nymphes mort-nées recroquevillées dans leur cocon. C’était comme si elles eussent été coulées de toute éternité dans quelque substance vitreuse, après naturalisation, comme si, ainsi figées, elles eussent reposé dans quelque ambre ou résine constituée de cristal de roche, matière conçue afin qu’elles demeurassent coites jusqu’aux termes naturels de l’univers.
Après moult galeries semblables, il y eut un souffle froid, comme un tourbillon issu d'un gouffre ou d'une cheminée, un appel du vide. Là où mon regard déboucha, s'offrit une sorte d'hallucinant cratère sans fond, autour duquel s'enroulaient en spirales descendantes jusqu'à l'infini les galeries de momies de chenilles humaines, toujours plus anciennes et corrompues par les millénaires : c'était là la représentation de l'enfer tel que Dante Alighieri l'avait imaginé. Quel colossal aérolithe avait-il donc creusé une telle excavation? N'osant braver le diable ou ses séides, dépourvu de témérité, je renonçais à poursuivre dans cette vastitude désolée, dans cette nécropole infinie défiant la fin et le commencement des temps.
Je rebroussai chemin jusqu'à l'entrée du serdab. Une fois hors du portique ou de la stoa, j'avisai un autre chemin qui n'était pas auparavant apparent. Et je retrouvai ma lampe en état de marche!
Le nouveau couloir où je m'aventurais me rappelait de nouveau l'architecture ordinaire des prisons médiévales, des châteaux forts en pierre de taille. Au bout, il y avait littéralement ce que j'identifiai comme un cachot grand ouvert! Ce fut alors que je perçus une présence spectrale et qu'une voix chevrotante retentit à mes oreilles qui ne s'étonnaient plus de rien.
« Miroir, me susurrait-elle en allemand, miroir qui déforme, qui trompe, qui transforme, qui ment! Moi, feu Rodolphe von Möll, j'en sais quelque chose! »
Mon luminaire éclaira une vaporeuse silhouette, une forme vague, ectoplasmique, qui rappelait un docte personnage du siècle passé en redingote et gibus du temps de Jules Verne.
Je poursuivis mon chemin, entrant dans le supposé cachot. Un squelette féminin m'attendait en ces lieux dont je réalisai la singularité intrinsèque.
Celle qui avait rendu là le dernier soupir était-elle une enfant? Qui donc l’avait maintenue captive au plus profond d’un monde connu de ses bourreaux? Le cadavre –ou ce qu’il en restait après minéralisation – était vêtu telle la Alice de Sir John Tenniel.
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A ce dernier, je préférais Arthur Rackham,
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car il me paraissait plus moderne. Sa Alice de 1907, au contraire de celle de Tenniel, n'était point blonde, mais châtain-roux (tout comme la véritable Alice Liddell,
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qui n'arborait même pas les cheveux longs!) et sa robe moins ridicule, plus sobre aussi. L'art d'Arthur Rackham s'avérait plus étrange, plus baroque, inquiétant et tourmenté que le style trop convenu de son illustre prédécesseur.
Présentement, j'avais affaire à un squelette aux longues mèches d'un blond doré clair adhérant encore sur le crâne ivoirin, dont la vêture, empoussiérée par les ans, reflétait en tous points les us et coutumes vestimentaires des enfants de 1860-1870. Cette toilette défraîchie reproduisait au plus près celle de l'Alice d' A travers le miroir de Tenniel, d'après ses dessins en couleurs, peu connus il était vrai. Les différences avec la tenue de la première Alice de 1865 étaient subtiles mais nettes pour les connaisseurs en chiffons enfantins d'époque : bas rayés bicolores au lieu de blancs unis, tablier à nœud rose influencé par la nouvelle mode des tournures de 1871 etc.
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Pourtant, un détail clochait, comme si la morte eût trop voulu en faire, eût affiché un zèle excessif dans la réplique de sa robe. Elle portait de longs pantaloons de broderie qui dépassaient jusqu'aux mollets alors qu'ils n'étaient jamais apparents chez Tenniel. Ces dessous m'eussent-ils permis de dater le cadavre? Je savais qu'au début de ce siècle, les pantalons avaient considérablement raccourci. De plus, à ces dessous enfantins s'était substituée la vogue des bloomers,
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plus courts et bouffants, bloomers qui avaient muté en barboteuses ou rompers chez les plus jeunes. C'eût été une erreur, que dis-je, un anachronisme, de conformer cette Alice-là à la mode de 191..
Combien de temps cette malheureuse avait-elle croupi ici? Le squelette était de petite taille : moins d'un mètre cinquante. Ses oripeaux de fillettes victorienne eussent pu aussi bien être portés par l'authentique héroïne de Lewis Carroll
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faite chair, incarcérée je ne savais quand ni comment au tréfonds de la forteresse Pelche, que par une vieille démente souffrant de quasi nanisme et retombée en enfance. Il eût aussi bien pu s'agir de la fameuse Aurore-Marie de Saint-Aubain en personne, point morte en 1894, dont les mœurs étranges et la monomanie du travestissement enfantin étaient connus des cercles snobs et décadents.
Toujours était-il qu'en la maintenant captive dans le plus enseveli de ses cachots, comme une recluse mystique de martyrologe médiéval voulant goûter à la sainteté, Jean-Casimir avait fait preuve de barbarie, comme s'il eût voulu que la prétendue Alice se trouvât éternellement confinée au centre de la Terre. Notre prince tyran avait souhaité par ce biais assassiner à jamais le rêve, l'imagination et l'espérance. La prisonnière représentait un danger pour notre conception du monde, utilitariste, égoïste et soi-disant ancrée dans le réel, dans le matérialisme le plus trivial.
Ce fut alors que je remarquais les inscriptions....des milliers d'inscriptions gravées partout, jusqu'au sommet de la voûte du cachot, écrites, je n'en doutais point, par Alice en personne. Elle n'avait laissé aucun centimètre carré de libre! Je déchiffrais quelques mots au hasard, à la lueur de ma lampe : c'étaient des vers, un poème dans un style absurde, nouveau Jabberwocky
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du créateur de la défunte captive, mister Lewis Carroll, œuvre littéraire totale qui avait voulu embrasser une pluralité de langues. Il lui avait fallu des années pour composer cela, au-delà de la simple habitude qu'ont les prisonniers d'inscrire des graffitis.
Je me trouvais confronté à un Babel poème qui avait tenté de télescoper, d'amalgamer, de synthétiser, d'agglutiner, tous les langages humains de la Terre. Alice avait achevé là ses douloureux jours, sa triste existence d'éternelle enfant n'ayant jamais grandi, recluse à vie, perdue dans son délire carrollien, dans son orestie, composant sans fin, allant jusqu'à le graver avec ses ongles le colossal poème dont toute cette vie avait rêvé.
Etait-elle bien Alice, Aurore-Marie ou quelque autre folle? Je lus à haute voix un long passage inscrit à un niveau de déchiffrement accessible à mes yeux et révélable par ma chiche lumière.
Zolomorphiques, mon fils, chlutaient les Zaporogues (allusion à ce poète maudit, Apollinaire! Cette folle était donc plus récente!)
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Jujubier du Jubjub bird en gloute et toupin ploufe
Du manguier extrazloote perché en la pataflarie
Cantor major sprumfique de la gallitropie
Prends garde au pithecocorydolédendron, my son!
Clapoutinait le platybelodon
Crapinagulait l'espingole
Zircobulonait le zigotibulon
Tardenoisait l'alphamangroove
Wizekigalorinait l'almatitude
Zinko, ziko del crash and tu!
Cock a doodle do yankee doodle dandy!
Cuckoo! Caro! Karoo! Caraï!
Subsumatio mundi!
Que l’adjalabadopithèque vous glunche et touarve!
Picpoule et colegram, totti, totta, le salvinule viendra!
Le tortinulodon ornitoleste griouchait et croûtait.
Cataclop, cataclop, entends-tu l’Alangyre,
Le grisouteux zlumpyre ?
Alfaqueque alfazingal
Prends garde, caroube, au châtiment astral!
Grivèlerie de l’andoplastre chantourniflère!
Bois, brave Crillon, aux soupions bluticarbonifères!
Zloop, var’ch valacq, and’r’ach!
Toot crottu crodon del tut en tut!
Que vaille la griffe du Gastornis!
Z’leev and t’eez!
Prends garde, mein Ben aux principicula artonensii!
Abrite-toi du Malvenguvagal!
Katzenjam jamerdal, jam, jam au dronte lingual!
La lingua franca del Turco vit chourchouvrer les aspicoles!
Zolomorphiques, mein Sohn chlutaient les Zaporogues,
Par le fourgueux pet de ta groumare, gomen !
Après cette nouvelle référence scatologique à ce poète français, cela se poursuivait jusqu’à plus soif, au-delà de la lisibilité.
Je n’avais pas le temps d’en goûter davantage. Si mon esprit y trouvait la satiété, mon estomac venait cruellement de me rappeler que je n’avais rien avalé depuis…un jour, deux?
Avec quoi me sustenterai-je? Le squelette? Ni cannibale, ni nécrophage, j’avisai la présence providentielle de quelque chose de théoriquement comestible : le sol de ce cachot était grouillant de petits champignons à la curieuse couleur bleue. Je n’avais pas le choix : qu’ils fussent toxiques ou sains, il me fallait me ravitailler Cette denrée, quoique fort peu goûteuse, fut sous ma dent un vrai plaisir de Lucullus. Je poussais cette satisfaction jusqu’à émettre un peu convenable rot.
Ce fut à cet instant que je vis le miroir.
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[1] Notre narrateur du début du XXe siècle ne peut aucunement connaître le concept des fractales.