mercredi 12 décembre 2018

Interlude : deux fragments perdus et retrouvés de Cybercolonial.


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Et, à la vue de l’ange d’or de Saint-Marc, elle invoquait Effie Gray,
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 la belle Effie répudiée par Ruskin, souvenir impalpable, distant par le temps, d’une de ces égéries qu’elle eût désiré rencontrer (Cybercolonial 2e partie : Aurore-Marie à Venise). 

Cependant, il ne fallait pas qu’elle se laissât distraire par tout ce décorum, par cette somptuosité rutilante… Maintenant qu’elle possédait les derniers documents remis par Gabriele d’Annunzio,
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 maintenant qu’elle savait la nature véritable de cet autre ennemi implacable de Daniel, de ce Charles Merritt qui lui avait fourni de précieuses informations sur le Préservateur et sur son commensal, le danseur de cordes, elle avait une mission à remplir, à achever. Elle devait retrouver cet agent de Daniel, dont elle sentait approcher le moment décisif et terminal de l’ultime affrontement, ce Frédéric Tellier que Sir Charles avait localisé en la Cité des Doges. Elle l’éliminerait, sans nulle commisération, sans fléchir. Ainsi, elle provoquerait Daniel, l’obligeant à se dévoiler, l’espérant en son piège… La miséricorde, c’était pour les autres. Même pas pour Georges,
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 dont elle ressentait l’échec patent là-bas, au fin fond de cette cité de fiction, irréelle et ruinée d’un Congo de fantasmagorie qui s’était substitué à la réalité. Et Daniel Wu, le grain de sable, venait de le contrer et de le vaincre, malgré toutes les circonvallations et les obstacles fabuleux auto-engendrés par l’entité mystérieuse dénommée A-El ou autre chose.  Elle réclamait vengeance avant que Dame La Mort la fauchât. (Cybercolonial 2e partie : Aurore-Marie à Venise). 

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FINIS

dimanche 9 décembre 2018

La Conjuration de Madame Royale : chapitre premier 4e partie.


Le muscadin savait le nom.
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 Il avait accepté du bout des lèvres que Saint-Régent et Limolëan sacrifiassent une innocente de quatorze ans afin de servir les desseins de la cause. Le plan comportait une faille : était-on sûr de la puissance de cet explosif peu courant, de ce fulmicoton constituant l’âme de la machine infernale ? Ne risquait-elle point de se déclencher trop tôt, de manquer sa cible ? Un reste de charité chrétienne subsistait au plus profond du cœur de ce débauché : la joliesse de Marianne, malgré ses hardes malodorantes, n’expliquait pas tout. Certes, le tendron lui eût convenu, mais le muscadin commençait à être las de ces chairs-là, puisqu’il quêtait le luxe. Aussi savait-il l’emplacement de la charrette et de la haridelle. Il secoua le corps chétif d’Aude, lui pérorant le nom :

« Marianne, as-tu dit ? Marianne Peusol ? Est-ce elle ? »

Les yeux éteints de la fillette ne pouvaient exprimer aucun sentiment, qu’il se fût agi de la peur, de la douleur ou de la surprise, mais le contact rugueux des bras la secouant décuplait ses sensations tactiles. Au-delà du toucher, c’était le remords de l’homme qui exsudait de son épiderme et des étoffes le revêtant. En ce paroxysme sensoriel, Aude cria :

« Monsieur, vous me faites grand mal ! »

C’était davantage une supplique d’avertissement qu’une sensation doloriste. A ces mots, convaincu, l’inconnu desserra son étreinte.

« Comment connais-tu mademoiselle Peusol ?

- C’est mon amie de misère, répliqua la jeune aveugle, avec une fermeté traduisant la maturité de la faim et de l’errance. Nous nous sommes toujours connues, fréquentées.

- Je dois te conduire jusqu’à elle. Peut-être arriverons-nous encore à temps. »

Il extirpa un oignon gemmé de son manteau ou carrick aux teintes tapageuses.

« A cette heure, Napoléon vient de sortir des Tuileries. L’itinéraire que la voiture doit emprunter impose qu’elle passe par la rue Saint-Nicaise. C’est à proximité de l’hôtel de Créquy que se tient la charrette piégée. »
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Aude ne comprit mot à ce que disait l’homme. Cependant, elle appréhendait un danger auquel on avait inconsidérément exposé son amie. Aussi obéit-elle à l’inconnu lorsqu’il lui prit la main et l’entraîna. « Viens avec moi », dit-il.

Alors, une marche éperdue commença, une course hallucinatoire à travers les concrétions intestinales, les lacis nauséabonds des ruelles de la capitale. Paris, à cette époque, était encore un égout en plein ciel, égout rebutant dont les effluves puants, les boues excrémentielles, faisaient l’effroi des voyageurs étrangers et des hygiénistes. Sachez-le : l’on mesure le niveau de développement d’un peuple à l’état sanitaire de la plus grande ville dans laquelle il s’entasse. Rome avait joué ce rôle autrefois, Paris en 1800, Londres bientôt. Paris, de nid pesteux, s’était métamorphosée au cours du XVIIIe siècle en chancre cloaqueux du choléra morbus
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 et de la typhoïde. Les émotions de la multitude, les émeutes du pain, la disette, la cherté, ponctuaient les fièvres épidémiques. Il y avait des années à pain cher, paires ou impaires ; s’ensuivaient, pour les organismes affaiblis par la malnutrition, les millésimes morbides. A quoi bon la sophistication technique des armes, si le peuple n’en profitait pas et continuait de croupir dans des sentines abjectes ? Le progrès social n’avait pas suivi celui de la guerre. Comment, en ce cas, affirmer la puissance d’un Etat souverain lorsqu’il n’est pas capable d’assurer une vie correcte aux quatre cinquièmes de la population ?

Car, à Paris, en l’an 1800, les quatre cinquièmes du peuple survivaient. L’on vivotait au jour le jour, d’ordures ou de rapines. Paris était encore la capitale du crime.

Çà, là, Aude Angelus et son accompagnateur anonyme croisaient, sans qu’ils en fissent cas, des gueux ayant atteint le stade ultime du paupérisme. Ces silhouettes réchauffaient les chiffons vermineux les couvrant à de dérisoires braseros ardant trop peu. Ces êtres gourds, par maladresse, renversaient parfois sur eux leur chauffage de fortune. Un prompt embrasement des hardes humides et roidies de givre sale s’ensuivait, et des torches humaines s’effondraient en peu de minutes, stridulant de douleur, consumant leur suint crasseux et fuligineux contre les murs des bouges. Une vieille prostituée édentée et avinée de rogomme flambait en cet instant. Telle une sorcière sur le bûcher, elle noircissait, s’étrécissait après avoir hurlé en vain ses imprécations et ses invectives obscènes à l’adresse d’une Vierge Marie qu’elle avait délaissée depuis trop longtemps. Les badauds se moquèrent de cette agonie brasillante et braillante.

Ces silhouettes qu’Aude croisait de venelle en venelle, guidée par la main du muscadin, elle les percevait comme des souffles viciés, volatils et pestilentiels, des filets d’air pourris, des courants d’effluences fugitives plus ou moins mouvantes. C’était un éther de misère, un vent de tristesse profonde creusant une excavation, une combe, une caverne, comme un sépulcre où s’en allaient se décomposer, se délabrer, noircir et verdir, les vies humaines innombrables et anonymes de Paris, les exclus de l’eau, du pain et de l’argent. Les narines d’Aude frémirent sous la persistance des relents des chairs carbonisées de la vieille pierreuse de tantôt. Sans doute l’alcool qui l’imprégnait toute expliquait la facilité déconcertante de son immolation, de sa combustion involontaire. Vaille que vaille, la jeune fille poursuivait son parcours, menée par elle ne savait plus quelle folie, quelle espérance, quel instinct, dans le labyrinthe de boyaux, le réseau intestin de la Ville d’une putridité de vomissure. On pouvait qualifier à ce propos ces quartiers populaires qui n’avaient rien à envier au gibet de Montfaucon ou au cimetière des Innocents
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 de lieux de nauséabondance. Il était heureux que l’hiver atténuât toutes ces théories de remugles et de miasmes, mais l’hyper sensitivité de la petite mendiante l’exposait malgré tout à un ressenti intense.

Quelquefois, des gémissements sourds parvenaient à son ouïe. C’étaient les remuements d’entrailles de la faim. L’adage se trompe lorsqu’il affirme : ventre affamé n’a point d’oreilles. Or, Aude partageait cette vacuité quotidienne avec tous ces compagnons de misère. Il n’était nul besoin d’être doté de cécité pour entendre un estomac vide, mais la fillette était capable d’évaluer le niveau de carence alimentaire, de dater, au type de gargouillis, à quand remontait le dernier repas. Les ventres vides dialoguaient avec les ventres vides, échangeant des grognements de fressures creuses, en de dérangeantes symphonies capables d’effaroucher le bourgeois. Cela finissait par constituer des réseaux, un réticulé de la faim, une carte des intensités de la disette, de la malnutrition, qu’un Villermé de ce temps aurait pu convertir en statistiques et en graphiques. 
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L’on approchait cependant des rives de la Seine, qui, non victime d’un grand gel, ne charriait alors nul glaçon. C’était peut-être là les premiers effets concrets de la manifestation d’une industrialisation précoce, anticipée, les fumées des nouvelles usines réchauffant à l’excès les couches supérieures de l’atmosphère.

Galeazzo di Fabbrini se moquait des conséquences climatiques engendrées par cette révolution industrielle française en avance. Mais Johann van der Zelden, son mentor, les savait nocives pour l’Humanité, et la Mort se réjouissait de cette accélération prévisible du naufrage d’Homo sapiens en une sixième extinction programmée. Du moins, dans cette chronoligne-là.

Aude et son compagnon aperçurent enfin les bâtiments du Louvre. Ils se noircissaient précocement de la suie des nouvelles fabriques au coke. Galeazzo, lorsqu’il séjournait à Londres, avait lu Dickens,
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 son roman Temps difficiles, où les personnages vivaient en la cité fictive de Cokeville.    

Du faubourg Saint-Antoine au Louvre, il y avait ce que l’on qualifie avec familiarité une trotte. L’organisme d’Aude était accoutumé à parcourir quotidiennement des distances conséquentes de l’est à l’ouest de Paris, d’une rive de la Seine à l’autre. Un embryon de transports collectifs, ébauche des omnibus de la seconde moitié du XIXe siècle, tentait de se mettre en place depuis quelques années. Galeazzo souhaitait qu’on privilégiât la traction à vapeur tandis que Napoléon demeurait attaché à l’usage des chevaux. Cependant, tous s’accordaient sur la nécessité du rail de guidage. On s’efforçait alors, le tracé du réseau ayant été dessiné par les ingénieurs des tout neufs Ponts-et-Chaussées, de débuter en la capitale les travaux qui avaient pour inconvénient d’ajouter la boue à la boue car il fallait briser l’ordonnancement anarchique des pavés afin de creuser des tranchées dans lesquelles l’on placerait le nouveau maillage d’acier.

Par ailleurs, bien au fait de l’histoire des transports, le comte di Fabbrini avait expédié un an plus tôt des espions en Angleterre afin de dérober à un inventeur du nom de Trevithick les plans d’un chariot à cheminée mû par le feu. C’était là l’ancêtre de la première locomotive, qui eût dû voir le jour en 1801. Il coupait ainsi l’herbe sous les pieds d’Albion. Au passage, l’inventeur avait été escamoté, sans que nul ne le retrouvât. 
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Galeazzo voulait accélérer l’établissement des voies ferrées en France, mais la technologie de Trevithick étant fort imparfaite, ses roues dentelées trop complexes et fragiles, il avait suggéré des améliorations, notamment que les ingénieurs français remplaçassent l’antique modèle de chaudière par celui, tubulaire, de Marc Seguin.
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 Cette chose faite, pour le reste, il avait combiné les modèles Stevenson et Crampton. Fonderies, arsenaux et forges avaient été sollicitées ad libitum. Les aciéries poussaient désormais comme des champignons sans oublier que l’exploitation des mines était en plein essor depuis quinze ans, du Pas-de-Calais à la minette lorraine, jusqu’en la Sarre charbonnée.

L’on prévoyait les premiers convois réguliers de chemin de fer entre Paris et Lyon pour le printemps suivant.

Aude n’avait cure des omnibus futurs ; même pour quelques sous, ils eussent été trop chers.

Aussi longea-t-elle avec son compagnon improvisé les tours noires de la Bastille (le projet de démolition et de remplacement par l’éléphant étant encore dans les cartons) pour rejoindre le futur quai de la Râpée.
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 Nous étions deux ans avant le commencement des travaux du canal Saint-Martin. Longeant les rives de la Seine en direction du Louvre, bousculant les badauds emmitouflés dans leurs manteaux ou dans leurs hardes, les deux personnages espéraient encore arriver à temps. Apercevoir à distance la majesté ternie des bâtiments royaux ne signifiait pas une arrivée imminente.

La Bastille ne comportait plus que quelques opposants croupissant encore en ses murs, à demi-fous. Le médecin raté Jean-Paul Marat,
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 rongé d’ulcères, y achevait son existence misérable. Le libertin dépravé Donatien marquis de Sade,
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 jugé définitivement aliéné, attendait son transfert imminent à Charenton. Ne resteraient bientôt plus que les légendes despotiques, avant que les antiques murs d’ébène ne fussent livrés aux démolisseurs. 

A suivre...





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