jeudi 17 mai 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain chapitre 21 1ere partie.

Avertissement : paru pour la première fois en 1890, ce roman à caractère érotique et saphique est réservé à un public majeur.




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Chapitre XXI


   Au grand étonnement d’Odile, aucun incident notable ne se produisit, aucune rencontre avec un domestique auquel il eût pris la fantaisie d’être insomniaque. Toutes trois parvinrent sans encombre à sortir du bâtiment par l’entrée de service, c’est-à-dire par l’arrière du pavillon, dont l’aspect antique imité des Romains faisait songer à quelque opisthodome. Jeanne-Ysoline avait  subtilisé une lanterne sourde à l’écurie. Dès qu’elles furent à l’air libre, notre morte en sursis l’alluma.  Le trio chemina sur les pelouses semées de cailloux, en direction de la serre où Quitterie attendait. Elles ne firent nul cas d’une ombre furtive et svelte les suivant à distance. Chose plus délicate, elles se surprirent à constater que le fond de l’air était plus frais qu’elles ne l’avaient prévu.

  A la lueur opalescente d’une lune approchant de son dernier quartier, croissant mangé et étréci en un firmament sans étoiles, elles aperçurent la statue qui marquait l’approche du lieu convenu pour le rendez-vous : c’était une œuvre du même siècle des philosophes que le bâti lui-même, rongée de mousse, mutilée en partie, qui représentait un des anciens propriétaires du domaine du temps de la douceur de vivre. Ce personnage avait possédé la dignité d’écuyer cavalcadour.
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 L’air était décidément à la fraîcheur nocturne, et les bouches des fillettes dégageaient une vapeur d’haleine condensée au contact de la température relativement basse et d’une atmosphère assez humide. Enfin, Jeanne-Ysoline fit un signe : elle avait reconnu la silhouette frêle et déjetée de Quitterie, près des parois de verre obscurcies de la serre. Elle la héla le plus discrètement qu’elle pouvait. Il était inutile que toutes crussent possible un coup de théâtre fâcheux car tout marchait fort bien, et toute vitupération aurait été fort malvenue en cet instant de réussite. Pourtant, rien n’était accompli : il fallait encore que les deux candidates à la fuite atteignissent l’enceinte et pussent la franchir. Répondant au signal, Quitterie brandit le fanal dont elle s’était munie. Le quinquet de la fillette était sinistre, d’une forme évocatrice prémonitoire, façonné comme un cippe, semblable à une de ces antiques lanternes des morts,
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 que les populations superstitieuses d’autrefois aimaient à déposer dans les cimetières moyenâgeux lors quasi dépourvus de toute pierre tombale, afin d’en appeler à la clémence des âmes des défunts. Il ne manquait plus à ce luminaire qu’un squelette miniature de fantasmagorie, sculpté d’une manière sommaire et vile, s’y lovât, s’y logeât,
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 du moins si Jeanne-Ysoline l’avait pensé conforme à ces traditions populaires qui avaient cours en son aimée Armor. C’était l’heure la plus noire, celle de la plus sombre et plus profonde nuit, d’un sépia abyssal, propice à toutes les manifestations redoutées de l’au-delà, celle où les trépassés, les revenants, étaient réputés venir hanter et tourmenter les vivants en agitant leurs chaînes et leurs suaires.
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 C’était l’après-minuit, qui venait de sonner au lointain clocher de Condé.

 Quitterie embrassa ses trois camarades en se retenant de toute manifestation sentimentale, bien qu’elle aimât fort Odile qu’elle savait prise par le cœur de la jeune Bretonne.
« Hâtons-nous, mes mies. On ne sait jamais. » observa-t-elle.

  Il était vrai qu’une souricière était toujours possible. Elles cheminèrent toutes quatre, avec grande prudence mais aussi bonne célérité, et ne mirent que six minutes pour parvenir au but bien que l’une fût bote et qu’une autre marchât appuyée sur une canne. Quitterie désigna de la lueur vacillante de sa lampe la cicatrice murale salvatrice.
« C’est par cette brèche que les pauvres sœurs Archambault risquèrent leur escapade. L’une d’elle y laissa la vie. Adelia m’a tout conté. » expliqua Quitterie.
  A l’énoncé du nom maudit, Jeanne-Ysoline frissonna. Elle s’en défendait, mais elle craignait que la goule d’Erin la tuât à son tour, comme elle l’avait fait pour Daphné, du moins, si l’on prenait pour argent comptant les accusations de sa sœur, elle-même en grand péril et au bord de la tombe.

« Le passage est praticable », fit Odile, s’approchant de la brèche. Elle tenait à la main Marie, dont les yeux papillonnaient et s’ensommeillaient.
« Je ne pourrai pas m’aventurer au dehors dans une telle obscurité, d’autant plus qu’en rase campagne, nous pourrions risquer de mauvaises rencontres.
- Odile, je te passe ma lampe. Un quinquet suffira à notre retour, à Quitterie et moi, répondit Mademoiselle de Kerascoët.
- Je te remercie chaleureusement, ma mie. »
 
L’heure des adieux avait sonné, et, avec elle, en principe, celle de la manifestation des effusions sentimentales. En théorie, c’était un de ces instants solennels propices au déchaînement des passions inextinguibles et à la confusion des sentiments et des psychés. Or, d’une manière étonnante, toutes demeurèrent sobres, prudes, comme si elles se refusaient à étaler d’immodérés déchirements inutiles qui eussent donné l’alerte, optant pour une manière feutrée, une réserve qui, sauf chez la bien jeune Marie, trahissaient une surprenante maturité. Peut-être que les deux restantes recevraient des admonestations de Cléore, de Sarah, ou de tout autre adulte. Quelles qu’eussent été les craintes, chacune se contenta d’une brève étreinte et d’un baiser léger.
« A vous revoir, mes amies ! Je vous promets de nos nouvelles ! Soyez rassurées … L’Institution est vermoulue, prête à tomber, et, lorsque vous serez libres à votre tour, je reviendrai.
- Adieu Odile ! Adieu Marie ! dirent en chœur Jeanne-Ysoline et Quitterie. Bonne chance !
- Vous en aurez également bien besoin toutes deux ! Ne pleurez pas !
- Nous n’épanchons point nos larmes, ô, toi qui refusas qu’on te baptisât Cléophée ! Adieu, adieu ! soupira la fille d’Armorique.
- Secouons nos mouchoirs, reprit Quitterie. 
- Nous nous reverrons….heureuses, et tous les coupables expieront ! Soyez sans crainte ! » acheva Odile avant de passer d’abord sa lampe par l’ouverture puis de prendre Marie dans ses bras et de la porter à travers la brèche dont la largeur, nonobstant les nombreux débris et moellons qui eussent pu gêner le passage, permettait à des enfants de s’y faufiler avec facilité. Bientôt, le dernier halo du quinquet des deux évadées ne fut plus perceptible et la muraille blessée retourna à ses ténèbres. Un ultime geste de la main, et Quitterie, se saisissant du seul lumignon restant, se hâta, pensant qu’on ne pouvait plus s’attarder davantage sans qu’on les remarquât. Elle partit en avant, si vite malgré sa boiterie qu’avec sa canne, Jeanne-Ysoline peina à la suivre. Elle craignit perdre son chemin en route, tant l’aspect nocturne de ce jardin en jachère était trompeur, inaccoutumé. La lueur qui la guidait se faisait incertaine, vacillante, distante, dans cette nuit d’une encre anormale où les étoiles semblaient avoir renoncé à briller, comme pour égarer à dessein l’imprudent voyageur noctambule. Bientôt, il n’y eut plus rien, plus aucun repère.

  Dans une impulsion verbale désespérée, la petite Bretonne jeta d’une voix de supplique :
« Quitterie, où es-tu ? J’ai grand’peine à te suivre ! Je ne te vois plus ! Tu sais bien que j’ai donné ma lampe à Cléophée. »

 L’obscurité s’approfondissait tandis qu’un souffle frais agitait les ramées et les buissons. Jeanne-Ysoline avait beau scruter tout alentours, elle n’apercevait mie, si ce n’étaient des ombres inquiétantes dont elle ne parvenait pas à distinguer et déterminer l’exacte nature, réelle ou fantastique. C’était comme si la cécité l’eût frappée. Un sentiment de peur, turbide, commença à s’insinuer en son esprit encore naïf.
« L’Ankou, l’Ankou d’Armor me tend un piège … » murmura-t-elle.
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  Alors, une main de sauvageonne empoigna son bras droit, celui qui tenait la canne d’estropiée, et le serra en un étau. Ce n’était pas la petite belette… Elle n’avait point ces manières brusques. Jeanne-Ysoline s’immobilisa et ne fut plus qu’une statue de craie pâle dans les rets de la créature de la nuit. Elle sentait qu’on la touchait, qu’on jouait de ses terreurs ancestrales. Des doigts glacés parcouraient son échine, la caressaient avec avidité, s’essayaient à déboutonner son manteau, à entrer sous ses jupes. Celle qui l’avait saisie musquait comme une fille des rues. Son épiderme et ses vêtements, sans doute non changés depuis un long moment, dégageaient une senteur âpre, entêtante, de celle des filles vérolées de misère, comme surgies des cloaques ou des taudis, émergées de la boue et de la vase du marécage de l’extrême dénuement,
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 qui mais ou plus ne se toilettent. Une voix susurra à l’ourlet de son oreille rose :
« Tu sais qui je suis. Ton essence intime m’a identifiée. Je suis la réprouvée et je clame vengeance.
- Adelia ! frémit Mademoiselle de Kerascoët. Non ! Ne me fais rien !
- Ecoute mes exigences … Va soigner Cléore et Phoebé… va bien les soigner, parce qu’elles vont bientôt mourir… Donne-leur un peu de ton pus revivifiant et curatif, de ta manne putride, de ton julep létal. »

  A ce murmure fielleux, les prunelles de jais de Jeanne-Ysoline s’illuminèrent d’un fugitif éclat d’épouvante. Elle était effarée par la métamorphose de Délie que l’odeur trahissait. Le vernis de la civilisation avait disparu de sa personne avec son hygiène. Afin de dissiper ses craintes, notre Bretonne sortit d’une des poches de son manteau un vieux bonbon plus dur qu’un craquelin qu’elle s’obligea à sucer avec lenteur… De sa main libre – l’autre étreignait continûment le bras de la victime qui serrait le pommeau de la canne – Adelia poursuivait sa promenade lascive d’où sourdaient des menaces de violation intime. Les doigts de la gaupe d’Eire paraissaient onglés de fer. Glissés sous le manteau, ils raclaient l’étoffe de la robe de velours qui crissait comme si elle eût été rêche,
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 traînaient à plaisir, effectuaient des haltes répétées, feignaient l’hésitation, entretenaient avec ambivalence la patience et le désir charnel odieux de la manipulatrice, point du tout pressée d’en finir, afin que crût en l’esprit de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët l’angoisse d’un mauvais sort car son sexe blessé et pansé, toujours gouttant d’ichor, attirait la convoitise de la prédatrice qui aimait à faire souffrir ses proies. Ces doigts de bourreau femelle poursuivaient leur office sadique, lissaient les engrêlures de la jupe de la poupée meurtrie, puis les ourlures des jupons, avant de s’attarder avec exaspération en palpant et attouchant longuement le contour des pantalons de la fillette et de les griffer doucement, pour qu’ils ressentissent en une sensualité tactile exacerbée la quintessence excitante des courbes juvéniles de l’enfant, jusqu’à ce que se produisissent de fines lacérations voulues du fragile linge. Jeanne Ysoline sentait son cœur accélérer et son diaphragme se soulever en des convulsions spasmodiques douloureuses. Accepter ce qu’Adelia était en train d’entreprendre en elle était messeoir, déroger, trahir Odile, Quitterie et Marie. C’eût été équivaloir à signer un fœdus romain avec les Barbares. Délie n’était-elle point une Celte, donc une Barbare ?

 Sa courte vie durant, Cléore avait en vain tenté de résoudre l’équation de la beauté et du sublime. Elle s’y était vouée corps et âme et avait cru trouver la solution chez les petites filles. Adelia avait été pour elle le Nombre d’or, la Pierre philosophale, le Carré magique… Désormais destinée à la destruction, celle que la comtesse de Cresseville avait vue comme une intaille de chair vive à l’antique, s’apprêtait à commettre un nouveau crime à l’encontre de Mademoiselle de Carhaix de Kerascoët. La peur de Jeanne-Ysoline était lors si puissante qu’elle avala son bonbon de travers. Déglutissant avec douleur, s’étouffant à demi, toussant, elle essaya de trouver une parade alors que, malgré la fraîcheur nocturne, son doux visage de nymphe grêlé de son perlait de gouttelettes sudorifiques. Comme à chaque ressenti de la crainte, elle prit la parole en blésant :
« Ze dirai tout à la Mère. Ze rapporterai ze que tu as fait. Elle te châtiera parze que tu m’auras violentée… et parze que z’est toi qui as tué Daphné.
- Leurre ! Billevesées sophistiques ! Sexe des anges ! La Mère n’est que tromperie pour petites pécores ! Elle n’existe pas ! »

  Aussitôt, Délie poussa plus avant sa hardiesse. Jeanne-Ysoline sentit craquer, se déchirer sous l’assaut des onglures ferrées, l’étoffe fine de l’entrefesson de ses pantaloons jà abîmés. La main du monstre atteignit son pansement et elle eut lors grand mal. Ce fut horrible ; ce fut obstétrical. Nous savons que Délia aimait à commencer doucement, à distiller au départ la souffrance au compte-goutte. Puis, elle choisissait de monter en puissance, d’une manière progressive, arithmétique d’abord, avant de passer aux étapes géométrique puis exponentielle. Elle venait assurément de sauter un degré, mais non d’atteindre l’ultime qu’elle réservait pour plus tard et qui signifiait la mort. On ne sut jamais par quels tourments Daphné passa entre ses mains, son supplice ayant eu lieu à huis-clos, en la salle de transfusion. Là, présentement, Délie avait décidé de ne point en terminer sur-le-champ avec Jeanne-Ysoline, car elle avait encore besoin de sa présence palliative. Elle se sentait encore l’obligée de Cléore, et elle voulait qu’elle fût, sinon guérie, du moins ravivée quelques temps, parce qu’elle avait mésestimé l’effet de l’assassinat de Daphné sur l’organisme souffrant de la comtesse de Cresseville. Délia avait mal mesuré les conséquences de son péché, ignorant la gravité réelle des maux de son ancien mentor et amour femelle, qu’elle adorait toujours en secret, quoique ses effusions d’adoration, désormais cachées, se teintassent d’une haine irrémissible envers Moesta et Errabunda et toutes ces anandrynes de la Haute Société qui avaient considéré son jeune corps comme un simple joujou, une distraction, un en-cas. Elle vouait aux gémonies la vicomtesse, qui, sous le déguisement de la Mère, à laquelle elle avait cru dur comme fer en un premier temps avant que la ruse ne fût éventée par la petite futée catin, l’avait obligée à boire de cette liqueur séminale faisandée. Sa démarche était sans issue. Elle ne pourrait se cacher longtemps, survivre de rogatons des mois durant, être chaque jour plus sale, plus puante, plus pouilleuse, plus en haillons, comme avant que l’orphelinat de Dublin ne l’accueillît en ses primes années. Une fois toutes ses ennemies occises, celles qui avaient causé sa disgrâce finale, elle n’aurait plus d’autres voies que le suicide … mais avant, elle dessillerait les yeux des trente-huit enfants de Cléore-Niobé restantes, démasquerait devant elles le stratagème de la Mère, afin de les pousser à la rébellion générale comme en un pensionnat-prison. Après tout restait-il encore de facto trente-neuf fillettes, si Cléore guérissait, réintégrant pour bons services curatifs rendus – via le liquide insane de Jeanne-Ysoline – notre ange déchu irlandais.

 Toute fouaillée qu’elle était par la main de la goule qui griffait sa plaie, Jeanne-Ysoline trouva la force de balbutier :
« Combien de victimes te faut-il encore ? N’es-tu point assez rassasiée ? »
  Mais la putain d’Erin poursuivait, arrachant à la jeune demoiselle des grimaces de souffrance. La main entreprenante et sale, désormais tout en elle, grattait, labourait et meurtrissait ses mucosités secrètes d’où sourdait une eau interne malodorante, arrachant, excoriant çà et là des fragments de bandelettes putrides confits de purulence, qui adhéraient encore à la porte de son moi vaginal, restes qui entraient en les griffes de l’Irlandaise avec une part de sa chair interne infectée.
« Délie, reprit la fillette entre deux gémissements, tu expieras tes crimes, j’en fais le serment. »
  C’était là paroles dilatoires, car plus personnes – hormis la justice légale de la République - n’était en mesure de punir une fillette mineure irresponsable. Peut-être que simplement, Jeanne-Ysoline voulait ainsi prouver à sa persécutrice qu’elle n’avait jamais cautionné ses actes criminels, même si Délie avait agi maintes fois sous les ordres de leur commune bienfaitrice. Qu’eût été notre demoiselle de Kerascoët sans Cléore de Cresseville ? Une fille désargentée, d’une vieille noblesse décavée et déchue par les principes de 1789, sans dot aucune, sans espoir de mari, vivotant, recluse jusqu’à sa mort, dans quelque ferme ruinée et isolée de la Bretagne profonde…
  Faisant la sourde oreille, Adelia continuait sa torture, son exploration manuelle de la fistule génitale de la fée d’Armorique. Ses doigts sensuels ne cessaient de ponctionner, de cureter à plaisir l’orifice canalaire fécondable de la victime. Ils en extrayaient des déchets immondes, des strates, des couches successives accumulées depuis près de deux mois, de débris de bandages ignobles, puants, jaunes-noirs, septicémiques, qui formaient une sorte de bouchon, d’agrégat, d’agglomérat infect à la fragrance horripilante et fade. Enfin, comme lassée de tout ce supplice, la main se retira, empoissée, gluante, pesteuse de toutes les suppurations de cet appareil féminin perdu et condamné. La jeune damnée se contenta de dire :
« La prochaine fois, tu mourras… »
  Puis, elle porta sans façon ses doigts de fouilleuse, gainés d’une imprégnation de pourriture, à sa bouche gourmande et affamée de toutes ces horreurs ordurières. Elle suça cet empois avec délectation, comme on le fait d’une friandise miellée. C’était miracle si, depuis tout ce temps, Jeanne-Ysoline n’avait pas succombé à une infection généralisée qui eût emporté plus d’une autre fillette du commun.

  Un appel dans la nuit, une lueur de fanal distante, des pas irréguliers et claudicants : miss O’Flanaghan fut surprise. Quitterie revenait enfin sur ses pas. Sa lanterne des morts oscillait, balayant les lieux, en quête de la jeune égarée. La fillette bote appelait : « Jeanne-Ysoline, où es-tu ? » Les yeux d’Adelia clignèrent à la clarté succincte ; elle s’éclipsa, mais le luminaire de Quitterie eut le temps d’éclairer une silhouette fugitive, aux cheveux devenus hirsutes, trop longs, revêtue d’une robe abîmée et salie.
« Ah, ma mie ! Je te retrouve enfin ! Tu m’as fait une de ces peurs ! Brusquement, tu ne m’as plus suivie et j’ai dû revenir sur mes pas.
- Adelia s’enfuit ! Elle m’a tourmentée ! Rattrape-la !
- Je ne puis ; je ne vois pas grand’chose dans cette nuit sans étoiles.
- Alors, tant pis ! La prochaine fois, peut-être. Il faudra faire vite… ce monstre m’a menacé de mort.
- Et nous ne pouvons en rendre compte à personne. Allons, rentrons, en espérant que de leur côté,  Odile et Marie auront eu plus de chance… »


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 Parvenues à l’extérieur de la propriété, Odile constata qu’elle et sa petite compagne se retrouvaient sur une route secondaire, certes plus large qu’un chemin vicinal ou muletier. C’était là une vieille voie de circulation du temps des cours itinérantes, presque aussi ancienne qu’une chaussée de la reine Brunehaut.
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 Elle tira de la poche gauche de son manteau une feuille de papier sur laquelle Jeanne-Ysoline avait tracé le plan routier indispensable à son périple, sans qu’elle eût omis la rose des vents et les points cardinaux. Certes, Odile, fille de la rue, savait se repérer aux étoiles, mais la nuit s’obstinait en son obscurité, et le ciel d’ébène empêchait qu’on se guidât aux astres, à l’exception d’une Séléné bien blême et troublée par un halo nébuleux automnal. La température diminuait avec l’avancée des heures, et notre évadée dut hausser et refermer son col sur son cou après s’être assurée que sa camarade était emmitouflée en suffisance.

 Si son sens de l’orientation ne lui faisait point défaut, et si le dessin de son amie était exact, il fallait que toutes deux prissent à droite, ce qui était la direction de Condé-en-Brie.
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 Cela ferait bien dix kilomètres de marche dans de périlleuses ténèbres. Odile jucha Marie sur ses épaules et s’ébranla. Après environ quatre cents mètres, un repère indubitable prouvant qu’elle ne s’était pas trompée surgit à ses yeux satisfaits : sa lampe éclaira un vieux cycas mourant, mal acclimaté, qui figurait sur le plan de la mie. Soulagée, elle reprit sa marche. Elle ne s’étonnait pas qu’aucune voiture ne circulât à de telles heures. Bientôt, Marie devint un poids mort ; elle avait succombé au sommeil de l’enfance.

  Elles poursuivirent ainsi encore deux kilomètres. La lanterne de la brune enfant éclairait les méandres d’une route à peine carrossable, semée d’embuches, d’ornières, de nids de poules et de dos d’âne. Les bords et fossés encadrant la voie étaient parsemés de buissons d’orties, de genêts, de chardons, de colchiques et parfois, un hululement de chouette en chasse retentissait à distance. Odile apercevait de temps à autre des yeux luminescents rougeâtres ; sans doute étaient-ce quelques menus animaux nocturnes, prédateurs ou proies sur leurs gardes, tout occupés à leur survie au-delà des heures sombres. Un court moment, Marie s’extirpa de ses rêves. Elle demanda, d’une voix empâtée et barbouillée de sommeil :
« On est encore loin ? »

  Odile ne répliqua pas. Son ouïe percevait un brinquebalement qui approchait : un charroi roulait dans leur direction. Dans cette nuit si profonde, si avancée, c’était inespéré ! La jeune fille n’avait pas de montre ; elle eût été d’ailleurs incapable de mesurer le laps de temps écoulé depuis son départ de l’Institution. Il y avait loin de la coupe aux lèvres, et Odile jugeait que ni Marie, ni elle n’étaient tirées d’affaire. Cléore, Sarah ou Michel pouvaient donner l’alerte et les prendre en chasse. A pied, elles seraient promptement rattrapées. Ce véhicule, quel qu’il fût, était soit une opportunité à saisir afin de creuser la distance entre les deux évadées et Moesta et Errabunda, soit, chose bien plus à redouter, la voiture affrétée par ces scélérats pour reprendre les deux petites filles. Si c’était lors le cas, cela signifiait que quelqu’un avait pu les surprendre, être témoin de leur évasion, puis donner l’alarme et tout rapporter. Une vague pensée traversa l’esprit vif d’Odile : si Adelia, qui était introuvable, refaisait surface et redorait ainsi son blason en vendant les deux fillettes ?  L’humble rebelle avait jaugé Cléore et ses séides : c’étaient des gibiers de potence, des gens de sac et de corde, incapables de résipiscence, qui crâneraient au moment de s’aller au bagne ou de gravir les marches de Dame Guillotine.

  Dans l’expectative, la fillette attendit que le véhicule parvînt à sa hauteur. Se placer au beau milieu du chemin en agitant le luminaire eût été d’une imprudence crasse. Ignorer ce charroi peut-être salvateur signifiait laisser passer sa chance. Marie, bien qu’elle ne marchât point, fatiguait. Elle s’était rendormie sur les épaules de son amie. Cessant de cogiter, Odile choisit une solution médiane, qui ménageait la chèvre et le chou : elle leva la lampe vers la chaussée, sans toutefois l’agiter, juste pour éclairer la voiture qui arrivait et savoir quel cocher, connu ou inconnu, la conduisait. Elle parvint à portée de lanterne en un grincement de roues cerclées de fer, soulevant force poussière et projetant force petits cailloux. Odile n’identifia pas le conducteur, ce qui ne la rassurait pas pour autant. Pourtant, elle osa le héler, jugeant qu’à son aspect – du moins, ce que la lueur de son chiche fanal parvenait à révéler – il ne s’agissait point d’une canaille, mais d’un honnête paysan. La carriole n’était pas bâchée. Son chargement révélait un entassement instable de cageots de légumes et de cages à poules, elles aussi pas trop bien arrimées. L’homme devait se rendre à une foire, un marché, dont les tréteaux et étals devaient être dressés dès l’aube. Cependant, bien que la vitesse des robustes chevaux ne fût pas excessive, le bruit des roues suffit à ce que le conducteur n’entendît pas Odile à temps. A son grand regret, il ne freina pas et lui passa devant.
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 Elle s’écarta de justesse, évitant que les sabots et les roues lui passassent sur le corps. Rageuse, la fillette vit s’éloigner la carriole en un tourbillonnement de poussière, avec sa ridicule lanterne rouge pendante éclairant son arrière. Elle eut beau crier, rien n’y fit, et le paysan disparut de sa vue, bien que le bruit du brinquebalement des roues subsistât en son ouïe encore près de deux minutes. Elle fut tentée de courir, de le rattraper, mais Marie pesait trop lourd sur ses épaules. Alors, elle renonça et reprit un rythme de marche normal.

  Les minutes s’égrenaient ; le froid de la nuit se faisait plus vif tandis que le poids de Marie, fourbue, s’appesantissait davantage sur les épaules de l’héroïne. Odile tenta de déterminer l’heure en fonction de la position de la lune dans les cieux. Elle ne put sortir qu’une approximation, évaluant celle-ci à deux heures du matin. Difficile de le savoir avec exactitude : même le clocher de Condé ne sonnait plus, le desservant ou bedeau ayant préféré dormir du sommeil du juste. Ah, s’il y avait eu une horloge moderne en haut de ce clocher ! Encore un kilomètre et les masses indistinctes des toits des masures du village commencèrent d’apparaître.
« Allons, murmura Odile afin d’encourager sa camarade, nous n’allons pas lâcher si près du but ! »

  Elle sentait les jambes de la petiote normande frissonner. Se contraignant à une halte, elle déposa doucement Marie au bord du bas-côté et ôta son propre manteau et l’en enveloppa afin qu’il lui servît de couverture et qu’elle se réchauffât. Tremblant elle-même de froid, en pleine campagne, elle hésita entre deux options : s’aller jusqu’au village proche et frapper à l’huis des habitants jusqu’à ce qu’une âme charitable leur portât secours, ou choisir de se reposer. Le risque de laisser Marie seule au bord de la route et de revenir bredouille sans chambrée comme Joseph et la mère de Notre-Seigneur la nuit de la nativité, sans même qu’il y eût ici pour l’instant une étable en vue (il suffisait de la chercher), la fit opter pour le second choix : elles dormiraient toutes deux à la belle étoile, expression inadéquate à cause de la voûte céleste désespérément obscure. C’était à leur risque et péril. Les nuits d’octobre de la Brie sont plus fraîches que celles de Paris. Elle toucha le visage de sa compagne : il devenait glacé et ses propres doigts étaient gourds. Alors, elle cria sa détresse, appela au secours de la Providence.


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Ce fut un gendarme à cheval qui les découvrit, vers cinq heures du matin, lors d’une patrouille à l’aube. Elles étaient blotties l’une contre l’autre, près du fossé, Odile en simple robe, Marie emmitouflée dans deux manteaux. Elles respiraient encore.


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