Milan recelait d’innombrables trésors artistiques ; peu s’en fallait qu’elle eût égalé Rome et Florence en la matière et le Paris de l’an 1801 était bien loin du compte. Cependant, Schulmeister m’avait recommandé la visite, au réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie d’une fresque bien dégradée du même Léonard, fresque dite de La Cène.
Murat et l’encombrante et capricieuse Caroline souhaitaient ardemment m’accompagner, sous prétexte d’une représentation diplomatique. L’illustre beau-frère de Napoléon – il y en aurait bien d’autres – fit réserver une voiture que l’on désignait sous le terme de phaéton, selon une nomenclature définie par le comte di Fabbrini. Le couple prestigieux s’accommoda de la présence discrète de Schulmeister, dont il supposait qu’il ferait office de garde du corps au cas où quelque Milanais se montrerait hostile aux Français. La route jusqu’à Santa Maria delle Grazie
s’avéra peu carrossable, emplie d’ornières et de cahots, mais le nouveau type de suspension ainsi que les bandages de caoutchouc – innovations non négligeables en plus de la locomotion à la vapeur – parvinrent à faire oublier l’inconfort du chemin. Encore s’agissait-il d’un véhicule attelé classique, car nous surprîmes un second phaéton suivant le même itinéraire, phaéton lourd, à traction mécanique, dont la cheminée dégageait une fumée désagréable et dont les pistons et les bielles étaient bruyants – principes de James Watt
et emprunts à Trevithick
obligent. Une course s’engagea entre les deux véhicules, et la vapeur vainquit le cheval.
Lorsque nous fûmes dépassés, je constatai la présence de trois passagers assis confortablement dans l’habitacle découvert, passagers dont un seul m’était connu. Murat s’exclama : « Voilà Monsieur de Chateaubriand qui passe ! ». Aucune dame de qualité ne l’accompagnait. Seuls deux jeunes hommes voyageaient en sa compagnie et il ne cessait de leur parler, de faire office de guide loquace. Quant à la fumée de ce phaéton-là, elle manqua souiller nos habits – la capote de notre véhicule étant également relevée - tandis que des escarbilles voletaient autour de nous et qu’une senteur nauséabonde faisait tousser Caroline Murat. Lorsque nous parvînmes enfin à destination, Monsieur de Chateaubriand et ses deux invités se trouvaient déjà hors du véhicule, et s’apprêtaient à entrer dans le couvent. L’écrivain-voyageur, dont les convictions politiques me troublaient, nous salua avec déférence, certes, mais non sans une certaine ironie, nous rappelant par son geste sciemment compassé qu’il était d’une plus grande noblesse que le couple Murat, couple selon lui de parvenus.
Les présentations furent faites dès que nous eûmes tous achevé de descendre, la galanterie imposant que Caroline, ombrelle en main, fût aidée lorsque son pied délicat se posa sur le marchepied. Elle avait revêtu une toilette qualifiée de néo-antique, tout en drapés subtils, arachnéens, imitant le péplum supposément arboré par une Julie, une Octavie ou une Actée. Madame Récamier
, en son fort couru salon, avait lancé cette mode, certes gracieuse, mais quelque peu impudique à cause de la légèreté de la gaze et de la mousseline et de la transparence générale de cette toilette dépourvue de corset. Toutefois, comme nous n’étions qu’en septembre – le soleil d’Italie étant réputé pour ses ardeurs tardives, quoique nous ne nous trouvassions point dans le sud de la Botte où ç’eût été pis – je pardonnai à Caroline cette hardiesse émoustillante, que je me plaisais à imaginer au Palais-Royal. Elle ressemblait à un biscuit lactescent pourvu de boucles brunes délicates. N’était-elle pas la sœur la plus turbulente et passionnée de Napoléon ?
Le jeune Henri Beyle
me fut présenté le premier par Murat en tant que sous-lieutenant plein d’espoir, bien que présentement, il eût revêtu une tenue civile. Il servait dans la cavalerie, plus exactement parmi les dragons, et j’appris de la bouche même de Murat que sa garnison créchait à Milan depuis un an, son mentor étant Daru.
Je connaissais Daru de réputation : c’était un excellent officier, qui faisait honneur à notre armée et avait manifesté une loyauté sans faille envers le nouveau souverain.
Cependant, le sous-lieutenant Beyle, lorsque je lui parlais de Santa Maria delle Grazie me déclara :
« Ce qu’il y a de meilleur, de plus beau et de plus fastueux à Milan, c’est la Scala, temple de l’art lyrique, magnifiquement conçu. »
Je doutais que Murat aimât l’opéra. De même, le jeune officier me surprit davantage encore lorsqu’il ajouta :
« Je n’envisage nullement une carrière militaire prolongée. Ce que je souhaite le plus ardemment, c’est me vouer à la littérature. Je songe déjà à un roman milanais, où le glorieux roi Napoléon et ses troupes feraient une entrée solennelle à Milan qui pavoiserait pour l’occasion.
Ainsi, de leurs balcons, les belles Milanaises jetteraient des brassées de fleurs aux valeureux soldats. Le plus extraordinaire serait que Napoléon le Grand reprît l’héritage des monarques lombards et coiffât la couronne du royaume d’Italie, recrée grâce à lui, cumulant ainsi deux trônes, comme autrefois Charlemagne. De même, que pensez-vous du récit d’une grande bataille décrite par un observateur extérieur aux combats ? »
Il fourmillait de projets, plus que son aîné Elie Decazes,
bien plus circonspect et davantage intéressé par l’étude du droit, ainsi que ce dernier me le confia. Pourtant, je pressentis, à l’échange de mots que j’eus avec le jeune officier, une ambition habilement dissimulée comme si, déjà, il se projetait vingt ans dans l’avenir et se voyait préfet, puis ministre des napoléonides. Peut-être me trompais-je. Si toutefois lesdites ambitions du sous-lieutenant Beyle se bornaient à la littérature, comme les apparences et les mots le laissaient supposer, la reprise des vieilles recettes ne le contenteraient pas. J’avais devant moi un révolutionnaire en puissance, mais de la plume. En ce cas, c’était Elie Decazes qui devait retenir mon attention politique. Inversant mon point de vue, je saisis toute la vénénosité du jeune blanc-bec. Le fait même qu’il se fût trouvé en la compagnie de Monsieur de Chateaubriand trahissait ses préférences : un attachement indéfectible à la cause loyaliste, prudemment inexprimée comme chez son supposé mentor. Si jamais Napoléon perdait le pouvoir ou demeurait sans descendance, place nette serait faite à une restauration des Bourbons pour laquelle il jouerait un rôle éminent. Decazes recevrait une juste récompense politique. Je me promis de lui damer le pion. Le moment venu, par opportunisme, je continuerais de servir l’Etat royal, quelle que serait la dynastie régnante tout en entravant sa carrière. Dès à présent, il me faudrait remettre le jeune homme à sa juste place, si besoin l’humilier… en le poussant pourquoi pas à se mesurer à El Turco !
Le moment advint de franchir la porte du réfectoire.
Nous fîmes notre entrée dans le saint des saints du couvent, ce réfectoire au fond duquel se situait la fresque,
considérablement dégradée par les injures du temps et de l’humidité. La solennité du lieu m’étreignit un instant. Toutefois, je ne pouvais m’empêcher de déplorer les erreurs techniques de Léonard. Mes compagnons de circonstance se contentèrent de jeter des regards tantôt ébahis, tantôt contemplatifs. Quant à Caroline Murat, elle roulait des yeux presque concupiscents, fascinée par le physique idéalisé de certains jeunes disciples de Jésus. Du moins fais-je ici preuve d’une pensée torve, équivoque, à l’encontre de cette charmante personne dont je doutais de la fidélité conjugale.
Les aîtres souffraient d’une désolation certaine : la troupe y avait tantôt séjourné, au grand dam des Autrichiens qui, humiliés, avaient dû accepter que le réfectoire servît d’abord d’écurie, puis de réserve de fourrage ! Ces derniers mois, on avait pu régler la question grâce à l’entremise du prince Borghèse, qui avait tapé du poing sur la table sur les conseils du comte di Fabbrini.
Durant toute la visite, Schulmeister demeura mutique et distant, tel le laquais qu’il prétendait jouer malgré l’hétérodoxie de la livrée.
La Cène de Léonard accusait tout à la fois le poids des ans et des malfaçons. La moisissure avait brouillé la composition, à la manière d’une croûte exécutée par un barbouillon ignare. Quel dommage ! Leonardo da Vinci, semblait-il, avait usé d’un enduit défectueux, l’humidité faisant le reste au point que, dès le XVIe siècle, les témoins avaient jugé l’œuvre irrémédiablement gâtée, et depuis quelques décennies, divers peintres avaient tenté l’impossible : redonner son lustre premier à la fresque. Ainsi, les douze apôtres conjuguaient le brouillage, la dissolution des pigments, la fonte, l’estompage progressif et la coulure de pourriture à l’abus des repeints qui rendaient peu à peu indiscernable le travail originel de Léonard et de ses assistants. La figure du Christ lui-même s’altérait, se floutait.
M. de Chateaubriand s’était agenouillé, priant comme un bigot tandis que le lieutenant Beyle, sortant un carnet, se mit à croquer ladite Cène en attribuant à chaque personnage son identité apostolique.
« Des imbéciles, des hérétiques, prétendent que Léonard aurait placé Marie de Magdala parmi les apôtres ! » me confia-t-il.
Je reconnaissais bien là les ambiguïtés de l’artiste et ingénieur génial, dont la créativité allait de pair avec une inspiration équivoque, faite d’androgynie. Ainsi en était-il de la relation entretenue avec Salai.
Caroline demeura la moins diserte, comme si tout cela finalement l’indifférait : elle ne percevait que l’aspect dégradé de l’œuvre, se moquant de ce qu’elle pouvait encore receler de sublime. Sans doute venait-elle de réaliser que la beauté presque effacée des disciples les plus jeunes, aussi charmants qu’ils lui parussent, dissimulait des trésors de vénénosité. Le jeune Decazes bâillait discrètement : la première exaltation de la découverte passée, il n’y trouva plus d’intérêt. Quant à Murat – peut-être pensait-il à l’instant à la possibilité qu’on décollât la fresque afin de l’apporter à Paris pour enrichir le Louvre ? – il me sembla habité par une forme d’extase, surprenante chez un soldat.
Ses génuflexions achevées, M. de Chateaubriand me confia qu’il projetait d’écrire une somme intitulée Le Génie du Christianisme.
Nous quittâmes le réfectoire, partagés entre la déception et le ravissement.
A suivre...
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