vendredi 20 janvier 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 17 1ere partie.

Avertissement : ce roman décadent paru en 1890 est réservé à un public adulte.


Chapitre XVII

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Dix mois auparavant, les premières froidures et gelées du matin envahissaient les pelouses abandonnées de Moesta et Errabunda. Le parc s’embrumait d’une ambiance sinistre, fantomatique, propre à voir surgir quelques spectres de remords torpides en un ruissellement de créatures de marécages. Les feuilles mortes pourpres, prunes ou ocres voletaient çà et là sous les vents contraires de l’automne, s’agglutinaient dans les ornières où elles formaient des tas pourrissants d’un humus stérile, quelquefois capturées sous une couche de glace que les rayons de plus en plus timides de Phébus peinaient à effacer. A la belle aube, dans l’herbe prise par le givre blanc, le sol crissait sous les bottines des fillettes qui osaient encore une sortie matinale. Même la Marne commençait son embâcle, son onde calme emprisonnée dans une pellicule adamantine et opaline scintillante au soleil levant, glaçure allant s’épaississant de semaine en semaine, qui piégeait les nymphéas moribonds et les dépouilles caduques des feuillus chues en ce lieu. Parfois y venaient des restes desséchés de folioles et de sépales arrachés des prés folasses, des débris de lysimaques, d’asphodèles et d’ajoncs achevant leur processus de décomposition. Les ramures des chênaies terminaient de se dépouiller sous les assauts tempétueux qui dégageaient le ciel, après que se furent succédé de longs jours de pluies glaciales vous trempant jusqu’aux os. Les roseraies se métamorphosaient en simples roncières où finissait de s’étioler l’ultime fleur pâle et tardive, maladive de l’automne, en une lente chute de pétales séchés. Les corbeaux se regroupaient et croassaient, messagers d’un hiver n’annonçant rien de bon. Les efflorescences et fragrances de la végétation brûlée envahissaient tout le terrain, s’insinuant jusque dans les pavillons de l’Institution, tenaces, irritantes, mortifères. Il ne fut lors plus question que les enfants s’aventurassent dehors avant la mi-journée en robes légères aux dessous de mousseline et de faille. Il fallait qu’elles s’adaptassent au général Hiver. L’augmentation conséquente du nombre des pensionnaires provoquait une flambée des dépenses vestimentaires et nutritives. Cela fit la fortune de Madame Grémond qui devint la fournisseuse en linge de Moesta et Errabunda, un linge réservé à d’étranges petites filles modèles, qui comprenait une corsetterie miniature aux tailles de sept à quatorze ans. Des dessous particuliers aussi, dont on se fût attendu à ce que des tenancières de maison de tolérance les commandassent, tant ils comportaient ouvertures, boutons et laçages suggestifs. Cela procura du travail à mainte gamine de filature, va-nu-pieds et sale de figure, comme l'avait été une certaine Adeline Cardioux, une châtain-blond anémique d’environ onze ans, que le révérend Dodgson
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magnifia et transforma en icône de l’esclavage ouvrier en la photographiant dans son tablier maculé de graisse devant ses fuseaux de coton, pauvresse devenue elle-même entre-temps pensionnaire de la Maison sous le nom de Sixtine. Il fallut donc préparer aux fillettes des toilettes pour l’hiver : pelisses, robes de laine, de mérinos, de mohair, de vigogne et de velours épais, manchons, ganterie fourrée, bottillons du même acabit, chapellerie, bas épais de lainage et lingerie de flanelle. Madame la vicomtesse de. et Cléore se partageaient les frais de ces fournitures, sans que nos industriels du textile et nos boutiques spécialisées de Paris en habits enfantins s’étonnassent outre mesure que celles-ci ne concernaient que des fillettes.

La Toussaint et le Jour des Morts s’étaient passés sans ferveur aucune pour une comtesse de Cresseville imperméable aux momeries catholiques. La Maison comptait désormais vingt-deux pensionnaires, en incluant la malheureuse Ursule Falconet, et la hiérarchie des couleurs des rubans, enfin arrêtée, put lors s’appliquer toute, sachant que seules Cléore et Délia avaient droit à la pourpre et au noir pour l’une et au fuchsia pour l’autre. Cela donnait aux petites l’allure de colonelles à la bavette. Les fillettes couchaient et se toilettaient alors dans un dortoir unique sauf Délia, Jeanne-Ysoline, Daphné et Phoebé, qui jà faisaient chambrée à part. A dix-huit pipelettes, les choses devenaient ingérables, d’autant plus que les gamines, au lieu de se vêtir ou de se laver seules, chacune dans son tub, ou à son lavabo, voulaient tout faire en groupe afin de s’amuser bellement. C’étaient d’interminables séances de déshabillage ou d’habillage collectif, de barbotage à plusieurs dans des baquets ou des baignoires-sabots à la Marat, de piailleries jactantes, d’assourdissants jabotages de basse-cour où Sarah ne parvenait plus à maintenir l’ordre. Les petites catins déchaînées laçaient et délaçaient sans cesse leurs corsets à trois-quatre dessus, enfilaient bas, pantaloons et jarretières les unes aux autres en riotant de joie. Elles se tâtaient, s’attouchaient, s’exploraient toutes, découvrant mutuellement les secrets de leurs jeunes corps, s’amusant par de troublants jeux digitaux avec les fentes des bloomers, appliquant entre elles en d’hardis exercices de caresses tactiles les cours que Délia leur prodiguait pour qu’elles en usassent en principe avec les clientes. Le dortoir se métamorphosa conséquemment, à la grande terreur de Cléore et consort, en coruscant bordel de parties fines et d’écarté entre dix-huit poupées-putains qui expérimentaient des formes juvéniles et cénobites du saphisme et de l’onanisme. Par chance ou par méconnaissance anatomique, aucune ne parvint à déflorer sa camarade. Seule la scatologie avait leur préférence, leur élection, du fait qu’elles ne faisaient pas la différence entre extravasements urinaires et autres. Elles jouaient à de grandes compétitions de prouts stimulés par leurs doigts agiles dans le trou de leur mignon petit cul rose. Au petit jour, le dortoir musquait tellement que Sarah s’obligeait à l’aérer toute la matinée. Quitterie, qui jouait aussi, mais plus discrètement, plus innocemment, avec ses poupées, et se contentait d’une seule partenaire de chair, attrapa à ces occasions une bronchite.

Vers la Saint-Martin, Quitterie fut alors si malade qu’on craignit pour sa vie. Elle crachait le sang et dégouttait d’une fièvre malsaine. Il n’était pas question qu’un médecin vînt. Nous rappelons qu’une infirmerie avait été installée dans un des pavillons dès le début, et que Madame la vicomtesse avait recruté deux infirmières d’une dévotion et d’une fidélité à toute épreuve – deux anandrynes bien sûr, dont elle avait contrôlé les qualifications – lesbiennes d’hôpitaux qui sauraient se taire car mieux payées qu’à l’ordinaire. L’une, Diane Regnault, était une sœur défroquée à cause de ses penchants et l’autre, Marie Béroult, une des amantes – et le médecin-femme à titre privé – de Louise B. Leur dévouement et la cure adéquate, avec les remèdes efficaces et nouveaux venus de la médecine anglaise permirent de guérir Quitterie, qui toutefois demeura convalescente encore cinq semaines. Elle manqua lors la visite d’un hôte de marque : le grand photographe, mathématicien révérend et écrivain anglais Charles Dodgson, lors âgé de cinquante-sept ans. Cléore elle-même ressentait une lassitude certaine ; elle aussi souillait ses mouchoirs de sérosités sanguinolentes. De plus, en ses entrailles fermentaient les résultats des tourments que toutes ces tribades avaient infligés à Poils de Carotte.

Répondant à l’invitation de la comtesse de Cresseville, Charles Dodgson arriva en l’Institution le lendemain de la Saint-Martin. Il se présenta en grand arroi, encombré de tout un appareillage photographique et chimique, d’une bibliothèque ambulante composée d’œuvres majeures de George Eliot, Benjamin Disraeli, Alfred Lord Tennyson, Anthony Trollope,http://t3.gstatic.com/images?q=tbn:ANd9GcSPwiv1flnHS0nHMgHre1j0ukxTDhDXxCn49VYW3CfUWVqwzf36kiaxIdXvkg
Elizabeth Gaskell, Wordsworth, Carlyle, Coleridge, Byron, Swinburne, Elizabeth Browning, Dickens, Keats, Shelley et lui-même sous son nom de plume, sans compter une théorie d’étranges jouets plus intrigants les uns que les autres. Il s’insinua comme un pique-assiette, séjournant trois longues semaines à Moesta et Errabunda, au détriment de ces Dames qui se plaignirent avec amertume de sa présence envahissante. Il perturba même le bourreau de Béthune.

Alors que la comtesse de Cresseville s’était attendue à ce qu’il jetât son dévolu sur Adelia, du fait que tous deux partageaient une langue maternelle et une culture communes, Dodgson préféra les jumelles, à cause de leur trompeuse pureté enfantine. Le doux, céruléen et grave regard languide attendrissant de Daphné et Phoebé le fascinait. Elles étaient blêmes comme des lys et il les croyait vierges. Il faut dire qu’elles incarnaient un idéal de beauté préraphaélite. La leukémia chronique dont elles souffraient ajoutée à leur presque albinisme les enjolivaient tant qu’elles en étaient devenues le symbole même de la diaphanéité blonde incarnée. Dodgson se les figurait jà dans une nudité idéalisée d’innocence, sans même se douter qu’elles touchaient à l’âge du duvet pré-pubertaire. D’après le révérend, leur gémellité sororale constituait à elle seule une énigme mathématique et zoonomique digne de Gauss et d’Erasmus Darwin,http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/b/be/Portrait_of_Erasmus_Darwin_by_Joseph_Wright_of_Derby_(1792).jpg/250px-Portrait_of_Erasmus_Darwin_by_Joseph_Wright_of_Derby_(1792).jpg
tout comme le mystère sanguin de leur maladie de langueur, la soie immanente de leurs longues english curls d’un blond nordique et leur silhouette d’elfes d’une évanescence rare. Il saisit leur unicité gémellaire, leur aspect de Dioscures femelles, peut-être issus de quelque énigmatique parthénogenèse mariale, lui qui n’était pas papiste. Il prenait souventefois un breakfast anglais en leur suave compagnie, les bourrant à ces occasions de plum-puddings, de plum-cakes, de bacon, de pancakes et de muffins afin qu’elles se remplumassent. Tout en se réjouissant du rosé de leurs joues et du mignon tablier enfilé sur leurs robes blanches qui lui rappelait sa chère Alice telle que Sir John Tenniel l’avait croquée, il poursuivait la manducation matutinale en leur proposant en supplément œufs brouillés ou mollets, sirop d’érable, pâtes de coing et tartines dégouttant et transsudant de miel, de confiture de rhubarbe ou de marmelade d’orange. Les lèvres et les joues maculées, barbouillées, moites et luisantes de toutes ces gourmandises nutritives, Daphné et Phoebé, qui, comme l’on sait, n’appréciaient que les sucreries et le sang, écoutaient lors religieusement le révérend orienter la causette vers des sujets plus philosophiques, vers un tour plus socratique en des dialogues gnostiques, où maïeutique, propédeutique, synecdoques et accolages de mots les ébaudissaient et les distrayaient du fait de la virtuosité de ces figures de style. Studieuses et séduites par les manières et le savoir de ce vieux garçon timide au visage encore étonnamment jeune, porté sur les amies-enfants, elles le questionnaient avec une niaiserie d’oies blanches médiévales, multipliant les naïvetés de lais féériques du style « Mon révérend, pourriez-vous nous dire s’il est vrai que la Lune, notre Séléné, est suspendue au ciel par des fils de soie ? »

Pourtant, alors qu’elles faisaient de leur côté des efforts nonpareils pour s’exprimer en alternance dans les deux langues, anglaise et française, sans jamais bafouiller mais toutefois en grasseyant et en blésant, Daphné et Phoebé éprouvaient une gêne sincère face aux laborieux verbiages de bègue du révérend écrivain.
« Je…je vais vous prop… popr… vous montrer ma valise de …d’énigmes…
- Une valise qui contiendrait des attrapes…
-… et des farces pour nigaudes ? s’interrogeaient-elles, l’une débutant la phrase, l’autre l’achevant, parfois dans une langue divergente.
- Non…non…pas ce…cela.
- Sont-ce de savoureux bonbons au poivre, ou quelques chocolats aux aulx que vous allez nous proposer, telles ces friandises du démon que Délie nous offrit pour notre anniversaire voilà tantôt dix jours ? Nous avons jà treize ans !
-Je…admi…rez et…vo…voy…ez, misses. Ou plutôt youyoung la…dies. »

Dodgson exhiba d’une mallette de cuir plusieurs casse-têtes, objets mathématiques, dont des sphères armillaires kepleriennes dont l’emboîtement les fascina. Ce fut surtout ce baguenaudier chinois, ce jeu aux neuf anneaux, qui les passionna le plus. Elles entrevirent quel beau parti jouissif elles pourraient tirer de ce jouet quoiqu’elles en usassent de bien d’autres tout aussi coruscants lors de leurs jeux intimes. Naïf, le révérend croyait s’adresser à d’innocentes amies-enfants. Afin qu’il les dorlotât, Daphné et Phoebé feignaient une mine triste, ouvraient comme des fanaux leurs grands yeux suppliants et mélancoliques, faisaient semblant l’une de se plaindre d’un bobo au petit doigt en y nouant un morceau de mouchoir, l’autre d’avoir mal à la gorge en toussotant sans cesse et en s’exprimant d’une petite voix flûtée quémandant des guimauves. Dodgson, dupe de ces pleurnicheries, les cajolait lors, les embrassait, consolait leurs petits chagrins de poupées qui n’étaient que feintises, en appliquant sur elles un consolamentum, une accolade presque cathare.

Le trio se revit chaque jour, jusqu’à ce qu’il vînt l’envie à Charles Dodgson d’immortaliser ces deux petites merveilles sur plaque photographique. Il en informa Cléore et Sarah, leur expliquant qu’il souhaitait que Daphné et Phoebé posassent ensemble pour des tableaux vivants à l’antique. Il s’inspirerait, expliqua-t-il, des peintres situés entre les Carrache,http://static.lexpress.fr/medias/1281/656374_farnese.jpg
le Dominiquinhttp://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/0/07/Domenichino.jpg/220px-Domenichino.jpg
et Salvator Rosa mais également de peintres anglais contemporains. Il exposa, en un symposium digne d’une apologie de l’Aesthetic movement auquel Cléore adhérait, en quoi consistait l’art de Julia Margaret Cameron,http://cloud.lomography.com/375/480/9e/290d1c44e433723a2058e7265a5704a242ad80.jpg
disant, qu’à la manière de cette dernière, il jouerait de l’évanescence pellucide naturelle des jumelles afin que ses clichés apparussent floutés, impressionnistes, pictorialistes et sépia et que l’on perçût seulement les linéaments des êtres irréels dont l’image était fixée. Il ordonna à la valetaille en perruque qu’elle fît de la place dans le grand salon d’honneur, en poussant meubles, sofas, harpe et piano. Ce n’était pas la première fois que Daphné et Phoebé se prêtaient au petit jeu perturbant et connoté de l’art photographique. Elles avaient posé pour une anandryne voici déjà deux mois, leurs corps nus simplement emmitouflés de pelleteries de zibeline et d’hermine, dans des postures d’une lascivité telle que ces épreuves ne purent circuler que sous le manteau parmi de fort spéciaux collectionneurs amateurs de fruits verts.

Lorsque Sarah, Zorobabel sur l’épaule, vint chercher les jumelles dans leur chambrette qui servait aussi de boudoir spécial, elle les surprit dansant enlacées, sur la musique nasillarde et lente d’un phonographe à cylindre Edison où l’on reconnaissait vaguement le prélude de Lohengrin, toutes soupirantes, le regard embué de larmes, frottant leurs petits nez l’un contre l’autre, revêtues de leurs plus jolis atours de mousseline et de batiste, affichant avec ostentation leurs nœuds bleu-nattier, sachant qu’elles seraient les premières à parvenir au nouveau grade de chamois, promotion promise par Cléore avant la prochaine Saint-Valentin. Sarah interrompit leur étreinte langoureuse d’amoureuses transies. Elle réprouvait ces amitiés étranges, saphiques certes, mais surtout incestueuses, contre nature. En grommelant, sous les sarcasmes du rosalbin qui ne cessait de coqueter « Les p’tites gouines ! Les p’tites gouines rôo ! », Daphné et Phoebé s’allèrent lors au salon où le révérend avait jà déplié le pied de son appareil et commençait à installer la chambre noire à soufflet. Sarah désigna le paravent de soie chinois au motif de grues cendrées, leur demandant qu’elles se missent en tenue antique pour poser. La vieille juive ordonna ensuite aux larbins qu’ils jetassent plus de bûches dans la cheminée afin que nos petites salopes n’eussent point froid en nu gréco-romain. La manière dont les jumelles interprétèrent cet ordre ne correspondit pas tout à fait à ce qu’en attendait Dodgson : elles étalèrent ce qu’elles entendaient par nudité antique ; c'est-à-dire qu’elles s’affichèrent certes torse nu, mais en pantalons de dessous érotiques, d’une provocation et d’une impudicité inouïes. Cette lingerie ajourée était fendue et ouverte sur l’anus, le sexe et le pubis. Dodgson se troubla, eut du mal à réprimer l’expression de sa virilité en devinant, vague, sur la fente de devant, près de l’entrejambes, un soupçon duveteux pubien blond clair qui prouvait l’authenticité de la teinte de cheveux des fillettes. Il constata que leurs mamelons, jà dressés, présentaient d’innombrables traces bleuâtres de suçons et de mordillements. Il vit que leurs dos se zébraient de cicatrices de flagellation, sport qu’elles pratiquaient à deux ou en compagnie d’Adelia. De plus, si leur peau translucide de vraies blondes était d’une troublante diaphanéité quasi fœtale et intra-utérine, elle exhalait cependant des fragrances brûlantes, musquées, ambrées, fortement aphrodisiaques. Il faut dire que les torses de Daphné et Phoebé paraissaient luire d’une onction d’huile à caractère lustral. Elles aimaient à humecter leurs pousses pectorales rosalbines embryonnaires, leur ventre, leur dos et leurs fesses de parfums anciens, d’une extrême vieillesse, épaissis par l’âge, poivrés par leur décomposition, tournés, rancis, huileux et bien violents, propres à enflammer leur désir mutuel, parfums de peau d’Espagne putrescents qui piquaient leurs narines de leur arôme vieillot, comme si on les eût soutirés sous la forme d’un suc résiduel d’un balsamaire,http://www.antiqueo.com/artefacts/roman/balsamarium4.jpg
d’un aryballe et d’une pyxide de Halos, d’Herculanum ou de Paestum. A ces humections rituelles capiteuses et épaisses dignes de Bilitis, de Lesbia, de Poppéehttp://www.classiquenews.com/images/articles/pHQZQWaJyW_sabina_poppea.jpg
ou d’Ovide, elles joignaient une cire épilatoire qui les débarrassait du duvet blondin de leurs bras et de leurs jambes, tout en conservant l’essentiel pubien lors naissant. Puis, elles ajoutaient de lents massages digitaux ou linguaux de beurre salé suri, qu’elles épandaient sur le dos, le cou, la nuque, l’abdomen, l’entrecuisse et les fesses, très en profondeur aux deux derniers endroits, beurre rance auquel elles additionnaient un condiment nègre : le karité. Ainsi oints jusqu’en leurs orifices, leurs épidermes aromatisés embaumaient de fragrances vénériennes d’une telle blettissure que les domestiques ci-présents en ce salon avaient grand mal à se retenir de débecter, comme s’ils avaient humé quelque camembert fort antique qui eût servi de mètre-étalon de la puanteur. Les échanges chimiques que tous ces composés engendraient finissaient par produire une admixtion magique d’où émergeait une substance opiacée, sirop ou julep corporels d’un genre nouveau, substance qui abrutissait les fillettes de son prégnant fumet aphrodisiaque huileux. C’était un effluve fauve d’œstrus, un musc primitif, antédiluvien, de l’origine préhistorique de la sexualité humaine.
Écœuré, Dodgson ne pouvait qu’être dérangé par les usages érotiques singuliers de ces fausses incarnations de l’innocence blonde. Il avait entendu par ouï-dire que, chez les sauvages, plus la femme puait, plus elle attirait le mâle. Il savait qu’en botanique existaient des plantes carnivores qui piégeaient les insectes en exhalant des arômes de bananes pourries. Pour lui, tout allait trop loin dans l’inconvenance. Il harcela Cléore de questionnements au sujet des bloomers de créatures, sans faire cas de la vêture pourtant explicite de Lady de Cresseville, adonisée qu’elle était en femme-enfant modèle aux anglaises carotte, enrubannée de ses faveurs de soie pourpres et noires qui la désignaient clairement, sans équivoque, comme la mère maquerelle de ce duo de jumelles-putains. Pour l’immortel auteur des pérégrinations féériques d’Alice, la vêture de Daphné et Phoebé (sans parler de leur parfum), équivalait à aller nues comme un saint Jean. Il s’en offusqua :
« La…Lady de Cre…Cresse…Cresseville. Ces…ces pan…pantaloons sont bien…im…pudiques et in…convenants. »

Dans la prude bouche victorienne de l’ami et créateur d’Alice, c’était là critique bien affûtée. Cependant, l’élément obscène de la lingerie des deux inséparables gaupes miniatures, qui dévoilaient sans retenue leur douce peau nymphéenne apogonotonique 24 , n’était pas le seul composant turbide qui pût choquer notre puritain, en plus des humections chancies et des traces dorsales de coups de fouet : ce linge reprisé suait en lui-même une saleté subtile, souffrait jusqu’à la trame cotonnée des traces d’une perspiration de diaphorèse, d’une transsudation intime, en cela qu’y persistaient d’indéfinissables marbrures aux fameuses fentes érogènes de l’étoffe. C’était jauni, croûteux, immonde d’une sanie séchée mêlée à un je-ne-sais-quoi d’écoulements d’un liquide féminin. Dodgson se contraignit à harceler Cléore à ce sujet ; il tempêta :
« Êtes-vous bien certaine, my lady, de…de me garantir l’hygiène soi-disant irréprochable de vos deux petites pensionnaires ? Je perçois en cette lingerie maintes traces, survivances discrètes, certes, mais qui per…persistent, d’un quelque chose que je qualifierais de…de cho…quant et d’impu…dent. Me garantissez-vous, Lady Cléore, que Daphné et Phoebé, baronnes de Tourreil de Valpinçon, se changent tous…tous les jours ainsi que nous l’imposent nos modernes hygiénistes ? Déjà que leur peau, enduite de ces soûlants parfums rances, m’incommode fort…
- Elles changent effectivement leurs chemises et bloomers chaque jour.
- Mais alors, ces traces de…saleté, sont…sont-ce ? …J’a…j’avais de…demandé…que vos…vos jumelles, en sous-entendu, certes, se drapassent à la grecque…co…comme la Vénus de Milo ou la…Victoire de Samothrace…, non point qu’elles…missent ces hideux pantaloons souillés et ouverts de … partout. Ils sont…çà et là jau…jaunis…On croirait qu’elles ont subi quelque…épanchement d’incontinence…d’un organe é…émonctoire25 . »

La comtesse de Cresseville refusa de répondre. Elle ne pouvait décemment dévoiler la vérité au révérend, cette vérité qu’entreverra Jeanne-Ysoline l’année suivante. Daphné et Phoébé avaient beau renouveler leur linge, ce dernier avait beau subir des lessives répétées, il demeurait toujours des traces des ébats intimes d’affection sororale érotique auxquels elles se livraient presque chaque nuit. Comprenant cependant le reste – fondé – de la critique de son éminent hôte, elle demanda à Sarah d’apporter deux petits draps propres d’une blancheur de vierge. Cléore avait veillé à ce que ces draps ne fussent ni empesés, ni apprêtés. Elle bannissait tous ces empois à base d’eau gommée. Il fallait à présent que les jumelles ôtassent leurs pantalons et ceignissent leurs reins de ces sortes de pagnes grecs ; qu’elles en fissent des draperies antiques. Elles prendraient lors l’aspect de statues marmoréennes de nymphes de Praxitèlehttp://www.arte-line.com/foto_piccole/Guillaume_Seignac_Nymphe_piccolam.jpg
et de Scopas et seraient prêtes pour chaque cliché. Il fallait que ces photographies sublimassent et magnifiassent ces deux fragiles enfants, qu’elles demeurassent pour l’éternité dans la mémoire des hommes, bien au-delà de leur trépas, icônes des plus jolies fillettes que le Créateur eût jamais engendrées. C’étaient comme des anges de Bouguereau et Julia Margaret Cameron, mais des anges ambigus, qui eussent pu devenir des change-sexe nonobstant leurs bourgeons de poitrine, tel ce prince Isolin devenu Isoline, en cet opéra-comique enchanteur dû aux talents conjugués de messieurs Catulle Mendès et Messager, lors donné l’an passé.

De fait, le révérend avait l’intention de ne prendre que trois photographies mettant en scène Daphné et Phoebé en des réinterprétations d’œuvres baroques ou modernes :
- Melpomène en Perséphone, de Lorenzo Lippi ;
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- Peinture et Poësie, de Francesco Furini ;
- Le Tepidarium, d’Alma-Tadema.

Les peintures numéros une et trois, en principe, ne représentaient qu’un seul personnage du beau sexe : il s’agissait donc d’une traduction photographique radicale des sujets. Seules les allégories de l’œuvre seconde impliquaient d’évidence un duo féminin, mais son caractère revêtait une telle connotation saphique implicite que les plus grands exégètes et interprètes qui s’étaient succédé pour lui attribuer un sens caché n’y avaient tous vus qu’une apologie de l’amour entre femmes. De plus, Le Tepidarium, qui comptait parmi les plus récents chefs-d’œuvre de l’école d’Angleterre, apparaissait comme emblématique de ces Arts for art’s sake esthétisants que Cléore adorait. Enfin, au grand dam de la rigoriste Sarah, alors que Melpomène, notre immortelle muse de la tragédie, était correctement vêtue chez Lippi, il n’en allait pas de même dans le projet de Dodgson. Et l’ultime cliché impliquait que Daphné et Phoebé posassent dans le plus simple appareil d’Eve, alanguies lascivement chacune sur un sofa en vis-à-vis, avec un éventail de plumes d’autruche cléopâtrien en guise de cache-sexe ou de cache-misère, telles des allégories érotiques de la gémellité.

Il fut lors convenu que les gamines se positionneraient vers le fond de la pièce, là où la lumière pénétrait le moins, à proximité desdits sofas, lors poussés, ce qui nécessitait un éclairage artificiel de chandeliers et candélabres et l’utilisation par le photographe d’une espèce de poudre inflammable éclairante à base de magnésium qu’Outre-Manche on qualifie de flash. Les valets en livrée et perruque étalèrent des tapis de Perse décorés de fleurages, aux arabesques et guirlandes orientalisantes, perses sur lesquels les jumelles allèrent placer leurs pieds nus poupins. Ils ajustèrent avec leurs mollettes, avant qu’elles fussent ignées, les mèches des bougeoirs portatifs à huile, dont le verre et le cul-de-lampe avaient été astiqués au tripoli. Ils vérifièrent le bon état des charmilles et corbeilles de cire, authentiques strelitzias, paulownias, rauwolfias et dahlias embaumés et conservés à jamais grâce à un procédé adapté des écorchés de Fragonard, qui comportait l’injection dans les vaisseaux des plantes de plusieurs solutions colorées cireuses. Les murs aux boiseries cinabres, quant à eux, s’ornaient de tapisseries représentant Sainte Cécile à la viole de gambe, d’après une peinture célèbre du Dominiquin, et l’histoire d’amour romanesque de Pyrame et Thisbé.
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Les domestiques tendirent d’abord les draps comme des paravents. Derrière, nos deux petites coquines se débarrassèrent de leurs pantalons en gloussant comme deux maries-salopes fomentant un mauvais coup, sous-vêtements que leurs pieds repoussèrent avec négligence hors de leur champ comme on le fait du linge sale (ce qu’ils étaient pour Dodgson). Une fois leurs reins bien drapés, Sarah fit apporter des boîtes à fards et à kohol : on les maquilla, poudra leurs joues, passa du rouge d’Espagne sur leurs lèvres, rehaussa leurs sourcils au crayon, farda leurs paupières de bleu cobalt etc.

Ainsi apprêtées, s’étant disposées pour leur premier tableau vivant sans qu’elles sussent encore la pose exacte qu’elles devaient prendre et les accessoires qui devaient parfaire l’épreuve photographique, elles prirent avec justesse un regard vague, éteint, absent, extraordinaire de détachement, en fixant l’objectif de l’appareil de celui qui signait ses œuvres littéraires et iconographiques du nom de Lewis Carroll.

A la vue des deux jolies et faussement sérieuses enfants, fin préparées en nus mythologiques pour leur séance de poses suggestives, désormais presque aussi peinturlurées que des lorettes de bas étage, le membre viril de Charles Dodgson se dressa une deuxième fois. Ce fut Phoebé, la souffreteuse et vaporeuse Phoebé, qui alluma surtout la flamme de son plaisir. Elle était d’une gracilité inouïe, d’une grâce extraordinaire, surnaturelle, et quasiment divine. Son corps de frêle poupée blondine de treize ans exsudait une sensualité torride. Sa taille étranglée de meurt-de-faim luminifère, de petite nymphe éthérée des sous-bois et des sources, échauffait particulièrement les génitoires du vieillissant révérend-mathématicien d’habitude souventefois constipées. Il faut dire que la petite maligne avait exprès ceint et noué son drap-pagne de biais et très bas, plus bas que sa ceinture pelvienne, ce qui permettait de deviner de face son provocant et duveteux triangle pubien tandis que de dos se révélait une partie non négligeable de ses petites fesses de dryade marquées de traces de sévices divers, de coups assenés par sa sœur lors de bien spéciales parties de plaisir sadiques, fesses tuméfiées, constellées de bleus violacés et de rougeurs malsaines, provoqués par ce que celui qui se faisait appeler Lewis Carroll supputait être soit une pelle à tarte, soit une trique de châtiments corporels à l’anglaise.
Ne voyez point, amies lectrices, dans cette passion naissante du savant-écrivain pour une nouvelle et fort mignonne amie-enfant, un quelconque outrage aux bonnes mœurs ou la perversité torve d’un satyre. Ces sortes d’amours pour de petites filles pré-pubères sont choses bien courantes dans notre Occident évolué. Pour ceux qui en ont assez de leur femme opulente et goitreuse, qui craignent que les créatures ne les vérolent, Daphné et Phoebé, avec leurs seins naissants et leur esquisse de toison pubienne, représenteraient une excitante alternative dont il serait de bon goût de s’extasier dans les salons fréquentés par la bonne société et les gens comme-il-faut.

Dans l’ensemble, avec leurs boucles torsadées de couleur paille dorée qui tombaient sur leurs épaules, sur leurs mamelons pointus jà aréolés et à la naissance de leur cul, Daphné et Phoebé étaient à la semblance de korês archaïques, de ces cariatides de temples grecs au sourire primitif. Elles incarnaient une version neuve du mythe de l’éternelle jouvence, tant enviée par la fleur qui passe et s’en va s’étioler. Plus tendres qu’un oison, plus melliflues qu’un nectar, plus ambiguës qu’un julep de Des Esseintes, telles se présentèrent devant la chambre noire Daphné et Phoebé baronnes de Tourreil de Valpinçon, idéaux gémellaires, en leur premier tableau vivant, Melpomène en Perséphone ou la Muse lugubre, d’après Lorenzo Lippi. Le principal accessoire de cette mise en scène consistait en un masque énigmatique, un faux-semblant d’identité dévoilant le vrai visage de la muse, l’autre élément allégorique étant la grenade éventrée.

Nous aimons à rappeler ici la symbolique de la grenade, fruit de la vie, de la fertilité, de la puissance, fruit de sang et de mort. La symbolique est tout autant chrétienne car la grenade représente l’Ecclesia, la Création dans la main de Dieu et Jésus-Christ lui-même.
Faute cependant de disposer de grenades authentiques, il fallut se contenter d’imitations. Par chance, les collections sulfureuses de bibelots de Moesta et Errabunda regorgeaient de faïences de toutes sortes, zoomorphes et plantiformes (c’est-à-dire végétales), volailles, hures et fruits factices de Sèvres, de Saxe ou de l’école d’Alsace, grappes de raisins, pampres, melons, pastèques, coloquintes, poireaux ou citrouilles. Deux sphères grenadines de l’atelier d’Hannong firent l’affaire.
Conformément à l’opus baroque de Lorenzo Lippi, notre couple de fleurs du mal pré-nubiles devait tenir la grenade en sa senestre main et le masque en la dextre, presque à portée de leur visage chérubin. Ce masque, comme s’il eût été conçu pour camoufler la défiguration d’une putain vitriolée, alimentant ainsi les fantasmes les plus crus du client, ne devait présenter aucun trait particulier, être uni, sans aspérité, de teinte chair, les lèvres pourpres, le sourcil fin et noir, substitut idéal de ce qu’il fallait cacher. Or, les accessoires de Dodgson différaient du modèle de Lippi : ils arboraient une chevelure de franges ou de raphia, agreste, primitive, révélant ainsi une origine exotique, dans un sens topique, du fait qu’ils reflétaient plus l’idée que l’Occidental se faisait du masque de sauvage Papua qu’une œuvre authentiquement façonnée par un vrai cannibale de la rivière Sepik. Phoébé, jamais en reste de perversion et de taquinerie, ne respecta pas les directives du révérend-mathématicien. Son drap presque tombant, ayant lors glissé au haut de ses cuisses, ne tenant plus que par miracle, elle usa de son masque comme d’un cache-sexe, plus exactement d’un visage pubien de démon-succube tels qu’on les rencontrait dans les représentations picturales des enfers au Bas Moyen Âge.
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Dodgson se fâcha, l’apostropha, l’admonesta, tandis que son sexe s’érigeait pour la troisième fois, car la petite catin usait de ce masque comme d’un éventail, éventant ce pubis blond troublant qu’elle cachait puis dévoilait en d’incessants va-et-vient de l’accessoire, vicieux, opiacés et nonchalants, comme si elle eût eu grand chaud. Il ne manquait à cet éventement que le bruit du déplacement de l’air, bruit qu’eût pu reproduire le grand Nikola Tesla, grâce aux artifices de l’électricité et du magnétisme, en produisant ainsi une musique électrique et acoustique du futur.
« Miss Phoébé exhibe trop son…son cas…castor… Elle devrait re…remonter son…drap. J’ai beau la…la gronder…elle…elle n’obéit pas…n’est-il pas ? »
Cléore, salace, répondit avec des sous-entendus, prouvant qu’elle s’y connaissait en matière de gaudriole.
« Mon révérend, susurra-t-elle, vous voulez sans doute parler de ce que vous, Anglais, avez baptisé she pussy-cat. »
Charles Dodgson en devint pourprin car il avait saisi les propos osés de la comtesse de Cresseville. Il fallut que Sarah rajustât elle-même le drap-draperie à la bonne hauteur du bas-ventre de la poupée-putain pour que tout rentrât dans l’ordre. Alors, Lewis Carroll prononça la phrase rituelle : « Ne bougeons plus ! ». Il se retint d’ajouter : « Le petit canari va sortir. » La poudre s’enflamma et fit un éclair ; les yeux des jumelles clignèrent, car éblouis : le premier tableau vivant était enfin photographié.

Vinrent lors Peinture et Poësie, de Francesco Furini.http://www.leggievai.it/wp-content/photos/furini_pittura_poesia.jpg
Nos deux galopines délurées purent dès lors prendre leurs dispositions pour cette deuxième photographie, ouvertement saphique. Les valets étalèrent à leurs pieds des paillassons de piassava aux motifs Liberty. Non pas qu’il fallût qu’elles s’y vautrassent : des sièges curules à la romaine, capitonnés de velours pourpre, furent dépliés sur ces paillassons et Dodgson demanda à chacune de s’y asseoir. On posa sur leur chef une couronne de lauriers. Daphné devait figurer la peinture, Phoebé la poësie. Dans le tableau original, il s’agissait jà de jumelles. Peinture, ses attributs en main (pinceaux et palette), devait enlacer Poësie qui tenait les siens (plume, stylet entre autres), dont un des masques de tantôt, tout en présentant frontalement son visage à Dodgson en effleurant la joue de sa sœur poëtesse de ses lèvres carmines. Face à l’objectif, prises d’un accès torpide, elles parurent s’abandonner à un engourdissement digne d’un fumeur de kif, que l’on dit aussi haschisch. Il était à craindre qu’à force de se mal conduire et d’afficher leur turpitude au grand jour, nos blondines ne provoquassent un esclandre. C’est ce qu’elles firent d’ailleurs, prêtes à un tumulte pis que l’ouragan d’un tempestaire de Pleumeur-Bodou. Phoebé-Poësie ne se gêna aucunement de bécoter Daphné-Peinture au cou et à la naissance de la gorge, en des mamours évocateurs. Elle descendit ensuite jusqu’au téton droit qu’elle suçota. Alors, le révérend explosa d’une saine colère.

« Mesdemoiselles, fulmina-t-il, ce n’est pas ain…ainsi que…que j’entendais que l’on po…posât ! »

Toutes à leur passion, nos deux coucous maigrichons se moquaient bien des préjugés victoriens du révérend Charles Dodgson. Si jamais il lui venait l’envie d’ébruiter ce qui se passait à Moesta et Errabunda, épreuves sur papier salé ou albuminé ou plaques de verre à la main, on l’accuserait lui –même d’être un pornographe et de véhiculer conséquemment des fadaises. On le traînerait peut-être en justice pour obscénité aggravée. Autour de lui, tout ne serait que querelles de quenelles entre puritains et partisans de l’amour libre. Sarah eut beau menacer les deux poupées de sa trique, rien n’y fit. Ce fut lors que Cléore commença à envisager une charte de bonne conduite et une échelle de punitions bien graduée, avec sarrau de bombasin et corrections publiques. Mais pour cela, il lui fallait imaginer une figure effrayante de mère fouettarde… L’origine de la Mère naquit à l’occasion des transports des deux sans-gêne sous les yeux de Lewis Carroll. Le temps de pose étant assez long, elles continuèrent à n’en faire qu’à leur guise, quelles que fussent les injonctions du mathématicien. Phoebé reprit son suçotement du mamelon droit de sa sœur, qu’elle transforma promptement en mordillements qui arrachèrent à la consentante putain des gloussements de dinde en extase. Phoebé mordit si fort qu’elle fit saigner la mignarde mamelle saillante. Sa langue lécha les gouttelettes de sang qui perlaient aux ourlets de sa bouche rosée et maquillée tandis qu’en réplique, de sa main gaillarde demeurée libre, Daphné s’insinuait sous le drap-pagne de son alter-ego. Phoebé émit successivement un rot puis un vent avant d’être prise de halètements saccadés tandis que ses battements cardiaques s’accéléraient au fur et à mesure que les doigts de son autre elle-même la stimulaient sous l’équivoque cachette drapée. Dodgson était atterré par les mœurs débauchées des jumelles, dont les grands yeux cernés de petites filles fragiles au teint pâle semblaient lui jeter un défi.
Dépité, il se résigna à prononcer la phrase fameuse : « Ne…ne bou…bougeons plus. », plus bègue que jamais. L’éclair éblouit les deux perverses qui, enfin, s’interrompirent. Le plus difficile restait à faire : le dernier cliché, qui impliquait la nudité intégrale des modèles.http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/7/7d/Tepidarium_Lawrence_Alma-Tadema_(1836-1912).jpg
En principe, elles eussent dû s’allonger en vis-à-vis sur deux sofas jumelés, l’une de dos, l’autre de devant, mais Lewis Carroll refusa que l’une ou l’autre montrât ses cicatrices de flagellation dorsales et les bleuissures de coups de trique des fesses. Elles furent donc disposées chacune de face, avec un éventail de plumes d’autruche, de casoar et d’émeu posé à l’endroit stratégique pubien. Elles s’anonchalirent sur de vastes peaux d’ours recouvrant leur sofa. Afin de se conformer à l’opus d’Alma-Tadema tout en le réinterprétant, Lewis Carroll fit placer en sus des bouquets artificiels d’œillets et de géraniums. Le révérend, qui en avait assez, expliqua qu’il comptait user d’un nouveau procédé d’émulsion inventé depuis peu, plus adéquat que le collodion humide qui commençait à dater : le gélatino-bromure d’argent, conçu en 1872 par Richard Leach Maddox et amélioré par Harper Benet afin que le temps d’exposition fût beaucoup plus rapide. Il se fit apporter un appareil plus petit et plus maniable, avec un nouveau système révolutionnaire d’obturation de l’objectif, qui permettait de faire des ouvertures dites à l’iris.

Il n’était plus temps de s’encolérer ou de s’acoquiner avec un ramasse-burette. Bonnes filles, Daphné et Phoebé décrétèrent une trêve des sens et firent la paix avec Dodgson ; elles avaient obtenu gain de cause. Elles savaient ne rien redouter ; nulle correction ne leur serait infligée pour l’heure… Le Tepidarium, pourtant si lascif du fait de l’audace de ses nus orientalistes d’odalisques impubères, fut lors le plus facile à photographier bien qu’il consistât en un manifeste de la nudité enfantine artistique faussement innocente, allant bien au-delà de ce que la décence anglaise permettait et exigeait. Il fallait s’attendre à l’avenir à ce que nombre de gentlemen portés sur les fillettes pratiquassent le rite d’Onan en leur cabinet privé, en s’extasiant sur la copie de ce cliché par eux possédée. Grâce à Daphné et Phoebé, les ventes de corsets de lutte contre l’onanisme masculin feraient des bonds incroyables.

Dès que le petit serin fut sorti, nos Dioscures femelles s’étirèrent sur leurs peaux d’ours en poussant des soupirs d’aise. Leurs petites bouches émettaient des mmm d’extrême contentement d’elles-mêmes, comme si elles eussent émergé de la douceur d’un coït. Une fois debout, Sarah s’empressa de couvrir leur pudeur de leur drap d’Aphrodite, car, marmottait-elle « tous ces étalages de chairs de vierges pré-nubiles concupiscentes avaient assez duré. » Elle leur ordonna de s’aller revêtir décemment après s’être lavées car leurs miasmes prégnants l’insupportaient. Mais Phoebé traînait des pieds. Elle s’adossa à un mur mitoyen au corridor menant à l’escalier principal du pavillon et jeta une œillade au révérend encore à peine vêtue de son drap. C’était une invite explicite au baiser furtif et à la caresse discrète osée. La fillette avait juré qu’elle se paierait la tête de Dodgson. Elle rabaissa de nouveau sa draperie sur son bassin, en dévoilant ses tendres pousses de poupée indécente. Par ma foi, c’était là une jolie manière d’aguicher notre hôte. Le membre du mathématicien enfla lors pour la quatrième fois devant ce modèle tentant qui multipliait les avances torves et dont la translucidité opaline n’était pas le moindre de ses atours et de ses charmes.
« Embrassez mes petits seins, my friend », susurra-t-elle en grasseyant sur le ton d’une mademoiselle j’ordonne s’amusant du pucelage d’un jeune fat acnéique. Phoebé s’arqua et se cambra, afin que ses tétins saillissent avec agressivité, dans une posture que Délia lui avait enseignée, tandis que ses mains achevaient de rabaisser son drap-pagne au ras de son pubis dont le duvet naissant, folâtre, brillait à la lueur d’un candélabre comme une abeille d’or. La petite gaupe gonflait et avançait ses lèvres pour administrer un suçon à Dodgson dont la turgescence virile devenait insoutenable. Alors, en un geste brutal, inattendu, elle plaqua sa main droite en l’entrejambes de l’écrivain photographe, et, à travers l’étoffe de son pantalon, palpa et pinça son scrotum. Un hurlement de douleur s’ensuivit. Attouché, presque violé par une petite garce de treize ans, Charles Dodgson la gifla sans retenue, jusqu’à ce qu’elle jouât de son côté petite fille et pleurât telle une jolie enfant gâtée capricieuse dont on aurait brisé la poupée Bru. En riposte, par esprit de revanche, Phoebé mordit le mathématicien à l’index droit dont elle lécha le sang. Elle ne cessa ensuite de jeter des menaces de sa bouche maculée à travers ses pleurnicheries hypocrites :
« Je le dirai à Mademoiselle Cléore qui vous punira et vous chassera d’ici ! On ne frappe pas impunément une baronne de Tourreil de Valpinçon, monsieur ! »

Daphné rappela à l’ordre sa catin gémellaire : « Phoebé, as-tu fini ? Viens donc, il se fait tard… Nous devons nous toiletter et rhabiller pour le souper. »

Le dialogue qu’elles enchaînèrent une fois hors de portée des adultes mérite qu’on s’y arrête.

« Adelia m’a menti, grogna Phoebé. Elle m’avait juré qu’immanquablement, tous les hommes à qui on fait ça mouillent leurs caleçons et leurs pantalons.
- Qu’en sait-elle ? répondit Daphné. Elle n’aime que Cléore et ne fricote qu’avec les filles.
- Tu omets le bourreau de Béthune, ma mie…
- Oh, celui-là ! Il n’est pas fameux ! J’ai l’impression que Délie a oublié un facteur important : l’âge de ces messieurs. Ce Dodgson et Monsieur de Béthune ne sont plus de première jeunesse. Tu n’ignores pas, ma petite chérie, que la miction de liqueur mâle, sa quantité et son intensité, diminuent avec l’âge.
- Mais, reprit Phoebé, les pharmaciens n’auraient-ils pas pu inventer un remède miracle, une pilule, par exemple, qui eût permis que ces messieurs résolussent ce problème ?
- Cette pilule, ma Phoebé adorée, de quelle couleur ces docteurs Miracle d’Herr Hoffmann la fabriqueraient-ils ?
- Rose, par exemple. Ou verte…
- Rose ? Cela ne plairait qu’aux antiphysiques, ma toute belle ! Verte, c’est idiot ! Je la verrais plutôt bleue, couleur du beau temps, propre à revigorer nos mâles défaillants. »

Toutes deux pouffèrent, en petites filles dont les connaissances en ces matières choquantes étaient fort étendues pour leur âge tendre. Phoebé eut le mot de la fin :
« Si un Anglais avait rapporté le juron que Dodgson a lancé lorsque j’ai pressé ses parties, il aurait écrit : « Shit ! he ejaculated. »
Tout se conclut par un effroyable éclat de rire alors que le duo démoniaque rejoignait sa chambre.
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24 Aurore-Marie de Saint-Aubain, par l’emploi de ces néologismes alambiqués caractéristiques de son style décadent, veut dire que Daphné et Phoebé ont une peau de nymphes (dans le sens actuel de nymphettes) épilée.

25 Manière de dire victorienne et pudibonde que les jumelles souffrent d’énurésie.



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vendredi 6 janvier 2012

Le Trottin, par Aurore-Marie de Saint-Aubain : chapitre 16 2e partie.

Avertissement : ce roman, publié pour la première fois en 1890, est réservé à un public adulte de plus de seize ans.

Le premier dimanche de septembre 18. se tint la fête de charité annuelle organisée par Madame la duchesse de.
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L’arrière-saison se présentait sous d’excellents auspices, encore belle et chaude. La manifestation s’était établie à la Porte Maillot, non loin du bois de Boulogne. Prétextant cet ensoleillement tardif qui risquait de compromettre l’exquisité de leur incarnat d’albâtre, nos dames patronnesses avaient installé leurs tréteaux sous force tentes et vélums. Qui disait fête de charité sous-tendait d’évidence vente de charité. C’était là manifestation obligée des bonnes œuvres, du secours aux humbles, à la veuve et à l’orphelin, sorte d’héritage lointain de l’aide seigneuriale aux quatre cas mais ici appliquée aux descendants des serfs. Il fallait y briller, s’y montrer, afficher ses toilettes en plus de sa bonté et de sa pitié, permettre qu’on y entendît les friselis des robes dernier cri. Cela trahissait le désintérêt de la Gueuse pour la question sociale, cette République des opportunistes qui avait abandonné le terrain du secours aux plus démunis à la prêtraille et à ses ouailles de l’aristocratie à cause du manque d’enjeu électoral. Les personnalités éminentes du régime se moquaient comme d’une guigne que des fillettes allassent et vaguassent nu-pieds, baguenaudassent et errassent en haillons sur les trottoirs, mendiassent, se prostituassent ou crachassent leurs poumons en s’harassant à la filature, vieilles à douze ans, exploitées qu’elles étaient jusqu’à leur sot-l’y-laisse, victimes d’un droit de cuissage détourné vers de nouvelles formes et manifestations de concupiscence et d’esclavage.
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Ces hordes de petites meurt-de-faim aux joues noires, hâves dans leurs robes déchirées tachées d’huile de machine, anémiques, intéressaient de temps en temps de rares humanistes qui les photographiaient afin de témoigner de leurs conditions de vie déplorable et de revendiquer une législation efficace sur le travail des enfants. Les mêmes horreurs se reproduisaient de Londres à l’Amérique, partout où l’industrie fleurissait. Et dans les mines, cela était bien pis.
L’argent récolté par ces Dames à l’occasion de ces bazars sous tentes servirait, pensaient-elles, à soulager la misère effroyable des plus démunis et de leurs enfants. Chaque fois qu’une patronnesse achetait une babiole ou un bibelot, elle avait conscience de bien faire et de secourir une de ces gamines de la rue ou de l’usine ou un de ces petiots gueules noires du Pas-de-Calais qui expiraient de silicose. Elles étaient si pieuses qu’elles se signaient à chaque achat. Une chapelle sommaire avait même été aménagée sous une des tentes afin qu’elles fissent leurs dévotions dominicales. Rien n’y manquait pour l’exercice du culte, de l’autel au bénitier improvisé et au tabernacle, sans omettre des statues de saints et un crucifix peinturluré par quelque barbouillon. On avait même fait venir un sacristain et un bedeau en renfort. En ces lieux, les soutanes, les aubes et les frocs étaient à peine moins nombreux que les hauts-de-formes et les robes fleuries.
La comtesse Cléore de Cresseville était présente. Elle tenait un étalage de jouets à deux sous fabriqués pour la majorité d’entre eux par des prisonnières repenties : totons, toupies, ballons de baudruche ou de gutta-percha, yoyos, poupées à découper – mal dessinées - ou de chiffons cousus bourrées de crin, trompettes, guimbardes et sifflets, sacs de billes, poussahs, quilles, balles, marionnettes à gaine ou à tringles, jumping jacks, polichinelles à ressorts, diables de Bessans, petits jeux de dames, de l’oie et de jacquet, mirlitons, cubes, chevaux-bâtons, marottes de calicot et d’autres encore... Les enfançons en costumes marins ou à lavallières pour les garçonnets et en fanfreluches enrubannées pour les fillettes ne lui laissaient pas de répit : ses affaires marchaient fort bien et sa marchandise de camelote serait écoulée bien avant que cette belle journée prît fin. Les gamins sautillaient, piaillaient et jabotaient autour des éventaires, ne cessant de tirer les jupes de leur mère en réclamant l’achat de tel ou tel joujou. A côté de Cléore, la baronne Eliette de Villemain, une jeune femme brune magnifique, tenait la buvette où ces messieurs-dames étanchaient leur soif avec des boissons non alcoolisées.
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L’étal de la vicomtesse de. , quant à lui, sis à quelques mètres, était consacré aux réticules, aux porte-monnaie en cuir de Russie, aux aumônières, aux tirelires, alors que la duchesse de. proposait mercerie, lacets, jarretières, boutons, guêtres, dentelles du Puy, passementeries diverses, passepoils, parements, points d’Alençon, bonnets, fanchons, coqueluchons, coiffures cauchoises ou bigouden… Une marquise de., dans un autre étalage, vendait des objets de piété, des bibles et des chromolithographies. Les scapulaires, rosaires, sacrés-cœurs et chapelets s’arrachaient avec les images du pape Léon, de la Bonne Vierge et celles des martyrs. Cléore regrettait que Jeanne-Ysoline fût encore convalescente : elle se fût trouvée aussi aise en ce lieu qu’un poisson en son eau. Elle s’était résolue par défaut, du fait que Délie était punie, en semi-disgrâce, d’emmener la petite Ysalis avec elle. Notre comtesse avait grand chaud malgré le vélum et le chapeau de velours et de soie cramoisi et chamois qui couvrait sa tête rousse, et son magnifique camée de chrysobéryl au profil de Minerve oppressait sa gorge de lys. Elle arborait une robe feuille-morte de surah, de nanzouk, de bouclé de vigogne et de velours damassé assortie au chapeau. L’épaisseur de telles étoffes d’automne expliquait aisément pourquoi elle souffrait de la température.
Les nobliotes huppées, qui connaissaient et appréciaient la mignarde Adelia, s’étonnaient fort que le bébé irlandais, mascotte de Cléore, eût été remplacé par une petite inconnue. La jeune nouvelle favorite de facto et de substitution fut présentée par Mademoiselle comme une sienne petite cousine, Ysalis d’Aulnoy de La Vacquerie, neuf ans. Déjà bien dressée à séduire, notre Ysalis multipliait les courbettes derrière le comptoir où elle jouait aux enfants sages, mais aussi, bien plus ambigument, les œillades aux Dames, les tournoiements et tourniquets de son ombrelle ourlée et frangée de dentelles aussi blanche que sa robe volantée d’organsin, sans omettre le dévoilement furtif, fugace, de ses jupons et pantalons festonnés. Elle jouait à la perfection aux Valtesse miniatures, sans qu’elle eût conscience de faire mal. Ses boucles anglaises étaient à ce point surchargées de papillotes et de padoues de satin vieux-rose, que la fillette ressemblait à une sorte de rameau mâtiné de lustre à pendeloques et à pampilles.
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Certaines personnes s’étonnèrent toutefois et s’enquièrent d’Adelia, demandant à Cléore si elle n’était point malade, regrettant son absence, la séduction de ses longs cheveux bruns papillotés aux reflets roux cuivrés, son regard vert et pers taquin, et tant d’autres charmes encore, innommés et innommables…La comtesse de Cresseville se contraignit à fournir une explication : elle déclara que Délia avait commis une petite bêtise, une peccadille, et qu’elle l’avait consignée dans un cabinet noir à la Monsieur Hugo. « Quelle sorte de bêtise ? » interrogèrent les dignes patronnesses. « Oh, trois fois rien, reprit Cléore. Elle a voulu vêtir mon rosalbin en poupée et celui-ci l’a mordue au nez. »
Certaines Dames, ayant eu vent des mœurs et amitiés particulières de la comtesse, craignaient qu’elle éduquât mal cette petite cousine, cette Ysalis nouvelle, afin qu’elles menassent ensemble une vie dissolue. Elles s’en indignaient en secret.
Une petite mijaurée de sept ans à laquelle il manquait plusieurs dents de lait, le nez couvert de taches de son, - c’était Mathilde, la propre fille de la baronne de Villemain – questionna Cléore avec des zézaiements encore plus accentués que ceux d’Ysalis sur le secret qui lui permettait d’avoir d’aussi zolies english curls rouges. Mathilde de Villemain souffrait d’anglomanie infantile et disait angliches curles en prononçant le u comme dans le mot impudent et audacieux désignant le fondement.
Comme il était prévu, bien qu’ils fussent incongrus en ce lieu, Hégésippe Allard et toute sa famille étaient venus. Ils déploraient ce capharnaüm qui servait la propagande des calotins et des royalistes. Pauline, la fille cadette, n’était pas en reste, et affichait avec franchise son acrimonie. Allard lui avait imposé qu’elle mît une robe blanche virginale ornementée de passements. Cela offusquait la maigre et probe pucelle, notre Pauline qui se jugeait aussi ridicule qu’une passerinette qu’on eût plumée avant de l’encager. Pour aggraver son cas, afin qu’elle se conformât aux usages nobles du lieu mondain, sa mère Marthe avait bouclé et frisé ses cheveux au fer, cheveux qui, comme tant d’autres coiffures en cette fête, s’encombraient à n’en plus finir de papillotes et de rubans d’une nuance passe-velours. Pauline chicotait comme une petite souris et se plaignait de toutes ces messéances vestimentaires. Elle se trouvait ainsi tout à fait dévergondée, pis que nue à l’image d’une de ces filles de mœurs légères, de ces courtisanes et lorettes qui encombrent le Monde. Quant à Victorin, il demeurait indifférent. L’aliéniste épiait le moindre mouvement des dames patronnesses, le moindre signe qui eût trahi en elles un attachement trouble aux représentantes juvéniles de leur sexe. Il guettait et flairait la tribade pédéraste comme un chien d’arrêt le gibier. L’acuité de son regard le portait à tout observer avec une attention de photographe adepte de la décomposition du mouvement. Une caresse furtive d’une Dame dans les boucles ou sur les joues d’une enfant suffirait à éveiller ses soupçons. Ses oreilles aussi se devaient de rester aux aguets ; les moindres cancans, les moindres concetti suspects méritaient qu’on les captât. Un murmure de médisance, une rumeur véhiculée de lèvres en lèvres, tout était bon à prendre par notre braque ou pointer humain.
Cependant, Marthe Allard essayait de raisonner Pauline tout en la gourmandant. Elle expliquait que cette sortie entrait dans le cadre du travail de Père, qu’il était missionné en secret par le gouvernement afin de déjouer un complot antirépublicain ; elle reliait cette affaire à l’enlèvement de la fillette Odile Boiron dont s’était abreuvée la presse ; elle sous-entendait que Père était ici pour démasquer les coupables du forfait. Marthe Allard démontrait à sa fille chérie qu’elle devait mettre de l’eau dans son vin, accepter de s’exhiber en public en fille de riches oisifs mondains. Il fallait qu’elle fût diplomate, hypocrite, qu’elle ravalât sa morgue et perdît sa superbe, qu’elle conservât ses réflexions acerbes pour elle. C’était son devoir de s’obliger à serrer, même mollement, les mains moites que ses adversaires pattes-pelus lui tendraient, de faire mine d’acquiescer à leurs idées réactionnaires, de répondre oui, oui, fort bien, fort bien, cela me sied, à toutes leurs phrases, leurs remarques, leurs mots d’esprits, quels qu’insultants qu’ils fussent à l’encontre de la bonne cause républicaine ou de la religion réformée.
Il est bon de rappeler l’efficacité de nos postes et télégraphes, qui effectuent trois tournées quotidiennes. La veille au soir, Hégésippe Allard avait reçu du préfet de police un pneumatique urgent et classifié confidentiel, dans lequel Raimbourg-Constans révélait que ses services venaient de porter à sa connaissance la confession d’une pauvresse qui avouait sa complicité, non seulement dans l’enlèvement d’Odile Boiron, mais également dans celui de cinq autres petiotes. La femme était morte juste après, mais ce que ses déclarations écrites contenaient était si intéressant que l’enquête s’en trouvait relancée. On tenait enfin un début de piste sérieuse ; on connaissait les motivations des coupables : s’emparer de petites filles pour en faire des prostituées réservées à des lesbiennes, dans un bordel particulier qui ne se trouvait pas à Paris. Des prénoms de complices étaient cités ; celui d’une femme aussi, femme encore mystérieuse, sans visage, qui était apparemment à la tête de la machination : une certaine comtesse Cléo. Ce prénom ne courait guère les rues. Se fût elle appelée Marie, Catherine ou Jeanne, sa piste eût été des plus difficiles à remonter. Allard, partisan du progrès, avait fait installer le téléphone. Dès qu’il avait eu terminé de prendre connaissance du pneumatique, il avait appelé son ami qui avait tout confirmé. Le message s’achevait par une invitation à revenir le voir dès le lundi matin, pour fixer la suite des actions à entreprendre en plus du compte rendu qu’Allard devait faire de la fête de charité, que cette sortie eût été ou non fructueuse.
A l’entrée de la grand’tente principale où s’était installé le gros des exposantes, une religieuse et un curé distribuaient la liste des stands (ainsi qu’en usaient les anglomaniaques). Si Marthe Allard n’avait guère prêté attention aux noms des exposantes, au contraire des babioles qu’elles proposaient (elle comptait acheter un petit porte-monnaie de rien du tout pour faire bonne figure et se dire qu’elle n’avait pas suivi son mari pour rien, juste pour la façade, la couverture, et tant pis si son menu billon servait à la curaille à financer la construction d’établissements édifiants pour enfants d’ouvriers), Hégésippe avait bondi à la lecture du nom de celle qui tenait l’étalage des jouets : Mademoiselle la comtesse Cléore Julie Delphine de Bonnieux de Cresseville[1], du Comité des Forges. Si l’attribution des deux derniers prénoms de cette Dame (était-elle jeune ou vieille ?) trahissait les lectures de ses parents : Lamartine (à cause de Julie Charles) et Madame de Staël (ainsi s’expliquait en partie le féminisme de Cléore, quelque peu atavique), le premier était si rare, précieux et mignon qu’il semblait que nulle autre femme ne le portât en France.[2] Cléo-Cléore : le rapprochement et la consonance lui parurent évidents.
« Je dois parler à Pauline », dit-il à sa bien aimée et effacée épouse.
Prenant sa maigre fille chérie à part, il commença à lui expliquer ce qu’il attendait d’elle :
« Ma chère fille, j’ai grandement besoin que vous jouiez la comédie. Vous allez endosser la personnalité d’une petite péronnelle capricieuse.
- Qu’est-ce à dire, Père ? s’étonna l’enfant.
- Vous allez réclamer à cor et à cri une poupée et insister pour que nous allions à l’étal de la marchande de jouets.
- J’ai quatorze ans, Père ! Il n’est plus temps pour moi de jouer à la poupée ! J’exècre la puérilité et les enfantillages !
- Ne niez pas votre joliesse, ma chérie. Vous êtes menue, et vous passez pour plus jeune. J’en connais, des filles de seize ans, qui jouent encore à la dînette et au Bébé Jumeau.
- Mais ici, on ne vend que des cochonneries bon marché ! Me voyez-vous, Père, désirer une poupée ordinaire pour miséreuse, alors que je suis supposée interpréter une fillette de la Haute ? Franchement, m’avez-vous vue ? Déjà que je dois supporter ces oripeaux de carnaval qui me font ressembler à un mât de cocagne ! Regardez toutes ces cocottes de luxe roucoulantes et emplumées…trop de fanfreluches…elles sont immondes, Père !
- C’est juste une comédie temporaire…pour les besoins de mon enquête. Rassurez-vous, Pauline.
- Et Victorin, à quoi sert-il, ici ?
- Il s’aère. Ses bronches sont faibles et sortir de temps en temps lui fait du bien.
- Soit, je me soumets, comme d’habitude !
- Quand on sait être raisonnable ! »
Pauline commença à criailler avec une telle conviction et exagération que maints visiteurs se retournèrent, surpris et émerillonnés. Elle devenait rouge de rage et épanchait des larmes d’enfant gâtée. Marthe Allard, mise dans la confidence, demanda l’emplacement de l’étal des joujoux à une gentille petite vieille, qui proposait des pots de pommade et affrontait une femme acariâtre. La cliente, une vieille fille pouacre et avaricieuse enveloppée dans un méchant fichu de pauvresse tout passé, chipotait, négociait à la baisse l’achat d’un pot à dictame de grès jaune proposé pour dix sous, pot qu’elle voulait acquérir à moitié prix. Conservant son flegme et sa placidité, la bonne grand’mère donna à Marthe le renseignement souhaité. Puis, elle dit à la grippe-sous qu’elle acceptait de descendre jusqu’à sept sous, pas davantage, et que c’était à prendre ou à laisser. Amadouée, la fesse-mathieu topa. Elle avait acquis son bien à la fortune du pot.
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Pauline jouait son rôle à la perfection. Elle ne cessait de brailler, de réclamer : « Je veux une poupée ! Je ne quitterai pas ces lieux tant que je n’aurai pas une poupée ! »
Autour d’elle, ces Dames et Messieurs médisaient. Ces médisances s’adressaient autant à Pauline qu’à ses parents dont la réputation se retrouvait ternie, entachée par l’inconduite d’une fillette confite en caprices. « Ça a douze ans et ça se conduit comme à quatre ! » « Je plains les parents de cette enfant ! Elle est insupportable ! Ils ne savent point la corriger ! Quelle Sophie ! » et autres clabauderies du même acabit écorchèrent les oreilles de Marthe Allard qui s’empourpra. Hégésippe prit une initiative autoritaire : il souffleta – oh, juste un peu – Pauline qui ne sut plus où se mettre :
« Père, vous m’humiliez ! murmura-t-elle. Vous m’obligez à jouer une vilaine comédie ! Je ne veux point que mes amies le sachent.
- Ne vous en faites pas, ma chérie, c’est pour la mise en scène. Je ne vous ai pas giflée trop fort. »
Ses amies…nous savons bien que Pauline n’en avait guère. Comme elle insistait, Marthe Allard, qui savait désormais où se trouvait l’étalage de la comtesse, la tira par le bras, faisant mine de céder à ses trépignements de bisque. Tous suivirent. La première chose que constata Allard, une fois à destination, fut le grouillement d’enfants autour des éventaires, en particulier des fillettes enrubannées, excitées et vociférantes. La deuxième, c’était le physique de la tenancière du stand : cette femme rousse et curly tout en grâce langoureuse avait la ténuité d’une sylphide. Elle eût pu sans problème disputer à Pauline sa juvénilité et, nonobstant quelques marques discrètes sur le visage, s’adoniser en gamine de douze ans afin de frauder et de payer demi-tarif dans les omnibus, tramways à vapeur et au chemin de fer. La troisième chose sembla la plus suspecte : la comparse de la comtesse, qui la secondait et l’aidait à emballer les joujoux, était une autre petite fille, une jolie brunette bouclée de neuf ou dix ans. Allard soupçonna d’emblée l’existence de liens affectueux et troubles entre cette petite inconnue et la comtesse de Cresseville. Il remarqua quelques gestes discrets : frôlements de mains caressantes aux joues et aux cheveux, jeux de pieds, dont faisaient les frais les bottines de l’enfant, échange de courts baisers de récompense chaque fois que l’entregent de la mignonne avait permis de vendre une babiole supplémentaire. Sachant Cléore demoiselle – comme le mentionnait la liste – Allard saisit que ces marques d’affection n’étaient pas celles d’une maman, mais d’une amante à son giton femelle.
Tandis que Marthe et Pauline Allard poursuivaient leur comédie jusqu’au bout et que Victorin, désinvolte, sifflotait comme un voyou, l’aliéniste murmura à l’oreille de son épouse :
« Feignez d’acheter une poupée de chiffons, payez et partez m’attendre près de la sortie. Je vais rester et surveiller cette femme. »
Pauline demanda à choisir entre plusieurs poupées que Cléore lui présentait, aux robes d’étoffe rouge, bleue, jaune ou verte. Elle montra celle en rouge vermillon.
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« Combien ? demanda Marthe.
- Ce sera deux sous seulement, madame, répliqua Cléore. Votre fillette le mérite bien. Elle doit apprendre à ne point faire les difficiles. »
Pauline rougit à ces paroles, elle qui venait de se donner en spectacle et dont les joues étaient encore humides de ses larmes de rage. Elle avait voulu faire les intéressantes, la morigéna Marthe, hé bien, elle se contenterait de ce peu, de cette poupée ordinaire de calicot et de feutrine à deux sous, bourrée de crins et de son, parce qu’on n’en vendait pas d’autres ici.

La fillette s’en accapara et, en son for intérieur, jura la conserver toujours, sans doute parce que ce joujou ordinaire témoignerait plus tard de l’engagement républicain de la jeune réformée. Elle fit mine de jouer avec, la serra dans ses bras, lui fit mille mamours, ce qui sécha ses larmes forcées. Au-delà de la comédie simple, l’attitude de Pauline témoignait d’un manque affectif profond qui aurait dû alerter ses parents.
Une fois sa famille partie, le savant demeura, en toute discrétion. Il observa le chaland enfantin ou adulte, écouta les petites paroles discrètes échangées entre mères dont la petite « cousine » de Cléore était le sujet dominant. Vint le moment où Ysalis murmura à l’oreille de la comtesse de Cresseville un petit mot que nul n’entendit :
« Cléore, Cléore… Z’ai envie de faire pipi et ze sais pas où on peut le faire. Tu peux m’aider à zerzer le petit coin, Cléore ? »
La comtesse s’excusa auprès de sa voisine, Eliette de Villemain, à qui elle demanda de reprendre provisoirement l’étalage. Elle en avait pour un petit moment. Il était jà quatre heures de l’après-midi.
Elle prit sans regret congé de ces faces de carême, Ysalis tenue à la main, en quête des commodités. Hégésippe Allard leur emboîta discrètement le pas, s’éloignant, lui aussi soulagé de ne plus avoir à subir tous les bruissements monarchistes de cette manifestation pieuse.
La convoitise, tapie dans l’ombre, surgit dans l’esprit de Mademoiselle de Cresseville. L’envie d’Ysalis commençait tant à démanger Cléore qu’elle choisit de ne pas revenir à la fête de charité une fois que la petite fille aurait soulagé sa vessie. Elle la conduirait en un coin isolé d’une tente, peu passant, là où elle serait certaine que nul ne la surprendrait à commettre son forfait. C’était compter sans Hégésippe Allard, jà intrigué par l’attitude de la jeune femme et l’incongrue présence de cette enfant à ses côtés, surpris aussi par la manière dont ces Dames qui fréquentaient ses éventaires réagissaient à la vue d’Ysalis. Les réactions que la petite fille avait suscitées en elles du fait que cette prétendue cousine-enfant inconnue du bottin pût se trouver en compagnie de Cléore à la place d’une autre, plus âgée, une Adelia qui leur était familière, faisaient flairer une piste sérieuse à notre aliéniste expérimenté. Ysalis n’était donc pas la première amie-enfant de cette comtesse qu’il soupçonnait avoir trempé dans les enlèvements. Allard sentit chez Mademoiselle de Cresseville une intention déguisée, torve et turpide au-delà d’un simple accompagnement d’une petite parente aux commodités. Avec constance, il suivit le couple hétérodoxe à distance.
Cléore demanda à un préposé au ramassage des détritus où se trouvait le petit coin pour sa petite cousine qui avait grand’envie. L’homme lui désigna des espèces de cabines de bois où on avait installé des fosses d’aisance de fortune, à une distance de vingt mètres de la tente principale, près d’un talus environné de mauvaises herbes. Ysalis dut se contenter d’une de ces fosses turques d’une saleté et d’une puanteur insanes. Mademoiselle la comtesse patienta au dehors. Allard, qui avait fait mine de se rendre aux commodités pour messieurs, resta en tapinois près du talus. Il avait méjugé et mésestimé sa suspecte. Alors qu’il s’était attendu à ce que Cléore entrât dans ces latrines puantes, s’y abandonnât au stupre et s’y livrât à des ébats épouvantables avec la fillette, la retenue de la comtesse l’impressionna. Tout demeura d’un calme inquiétant. Il n’entendit que le bourdonnement des mouches à excréments et le petit bruit d’Ysalis pissant. Du moins la comtesse aurait-elle pu d’une manière jouissive observer Ysalis uriner par un trou dans la porte de bois, se pâmer au retroussage de ses jupes, à son déculottage, à son accroupissement au-dessus du trou de la fosse turque…rien de cela ne fut. L’aliéniste craignit que les rôles s’inversassent : il risquait de jouer lui-même à l’obsédé dans cette pantomime obscène alors que Cléore garderait sa droiture aristocratique. Il rongea donc son frein. Enfin, lorsque la chasse d’eau fut tirée et qu’Ysalis sortit du lieu d’aisance, Cléore lui demanda de s’enquérir d’un lavabo car c’était moult important pour l’hygiène, ces toilettes étant dégoûtantes, vraiment. Il n’y en avait point et seule une fontaine, sise plus loin, lui permit d’effectuer ses ablutions manuelles.
Enfin, la petite fille réclama qu’elles revinssent toutes deux à l’éventaire des joujoux, faisant valoir qu’ayant été très sage aujourd’hui, sa bonne conduite méritait récompense. Cléore, nous l’avons dit, avait fomenté un plan. A la surprise d’Ysalis, elle prit un autre chemin, la mena sous une tente plus petite, déserte, qui servait d’entrepôt de réserve pour les babioles non déballées, au cas où on en aurait besoin si les étals se dégarnissaient. Le lieu comportait aussi des bancs de bois, mais aussi de vieux paravents crasseux où les portefaix chargés du transport des caisses de ces marchandises pouvaient changer de maillot de corps à leur aise si l’effort les avait trop fait suer. Le couple turbide s’assit sur un des bancs et le médecin parvint à dissimuler sa présence derrière un de ces commodes panneaux. Ainsi aux côtés de sa nouvelle aimée, sur ce modeste banc dépourvu de dossier, Cléore de Cresseville commença à la serrer à la taille. Allard poussa un soupir discret : la scène d’amour qu’il s’était juré de surprendre afin de démasquer la suspecte commençait. Ce serait un flagrant délit.
Mademoiselle détestait les effusions sentimentales, de celles qu’on lit dans les mauvais romans. Elle n’était pas femme à afficher ses passions, aussi scandaleuses qu’elles parussent. Elle ne bécotait pas ses amies-enfants en public, ni ne dansait avec elles. Elle effectuait tout intimement, en privé, sans que personne ne pût la voir. Elle n’épanchait pas son cœur comme une extravertie. Elle abhorrait l’étalage des passions saines ou coupables. Cependant, rongée par la tentation d’Ysalis, en manque de ces cajoleries poussées qu’elle prodiguait autrefois à Adelia, celle qu’elle avait tant dorlotée et qui l’avait déçue et trahie, Cléore refusait d’envisager le retour à sa solitude d’esthète décadente hédoniste. Elle était une ipomée, oui-da, mais une ipomée rentrée, non volubile.
Cléore s’était trop longtemps complu à faire de son existence un art, une figure de style amphigourique et empesée, un colossal hendiadys indéchiffrable. L’heure de rendre des compte approchait. Elle mourrait et comparaîtrait devant le Grand Juge. On l’enterrerait à l’ombre d’un sycomore, près des myrtes qu’elle aimait tant. Sa tombe serait ouvragée, une vraie dentelle de pierre, de marbre de Carrare et de Paros à l’image de sa vie de précieuse. Une statue d’Amour et Psyché sculptée par George Frederic Watts surmonterait la pierre tombale. Son épitaphe verrait inscrite cette remarque lapidaire et juste :
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« Ci-gît Cléore de Cresseville. Fleur de beauté elle fut, fleur d’ornement, de redondance et de superfétation égoïstes. RIP. »
Allard écouta le verbe de Cléore psalmodier de sa bouche fruitée. La comtesse de Cresseville reprenait son accoutumé discours de séduction, vantant la beauté enfantine et les qualités mondaines d’Ysalis, son urbanité, flattant ses boucles brunes moirées et entortillées de mille reflets bleutés d’un cobalt rayonnant comme un vitrail. Ses lèvres commencèrent lors à l’embrasser, d’abord furtivement, en l’effleurant à peine, tandis qu’elle poursuivait son laïus, égrenant ses flatteries avec une régularité d’horloge, faisant l’éloge, l’apologie, d’aspects de plus en plus intimes et malséants du corps de la fillette, appuyant sur leur menue délicatesse émerillonnante et inaccomplie, éléments de sa sublime beauté qui constituaient autant d’invites à manifester un profond amour pour elle.
Allard entendait et voyait tout, en témoin privilégié de la déviance d’une anandryne pédéraste. Il comprit qu’il tenait bien son affaire, un gros gibier sans doute, une cliente de la maison de tolérance tant recherchée ou mieux, une actrice capitale, majeure, de cette contrebande d’enfants qu’il combattait. Il n’intervenait pas, en spectateur ambigu de ce dérèglement notoire, voulant savoir jusqu’où Cléore serait capable d’aller, hors de l’espace clos et nocturne d’une chambre à coucher. Après tout, nulle culpabilité ne l’effleurait, tels ces sergents de ville qui appréhendent les catins parfois en pleine action, encore « attachées » à leur client. Et Cléore poursuivait ses bécots toujours plus hardis et entreprenants, empourprant Ysalis qui commençait à réaliser en son cerveau d’enfant la méprise dont elle était victime. Oui, elle s’était méprise de la comtesse, dont, dans sa jeune naïveté, elle n’avait pas saisi qu’elle incarnait tout autre chose qu’une mère de substitution. Elle commença à s’agiter, à bougeotter, à se débattre, mais le bras droit de la huppe et gaupe accentuait son étau, la serrant de plus en plus contre elle. « Belle vierge brunette, murmurait-elle, columba mea… », tandis que ses lèvres s’en prenaient à sa nuque et son cou de poupée.
« Vous me faites mal, Cléore, ze veux pas zouer à ça ! » lui rétorqua l’enfant en zézayant. « Ze suis pas un Bébé de biscuit. Z’aime pas vos mamours, Cléore ! » jetait-elle de sa bouche pourprine, de toute la réprobation dont elle était capable du haut de ses neuf ans. La comtesse n’en avait cure. Elle mordillait les lobes des oreilles de la petiote et les suçotait. Elle se fit plus audacieuse que jamais en déboutonnant et délaçant son corsage, exhibant un chemisier fendu, à panneaux, gansé et baleiné, subsidiaire du corset, conçu pour les nourrices comme linge d’allaitement, linge d’où émergea un petit sein de nymphe tout blanc, tout laiteux, où le mamelon, turgescent, saillait avec agressivité.
« Tu aimes téter tes amies, mon amour… Fais-le aussi pour moi, ma petite mie, mon adorée… Suce donc ce tétin tout rose, tout tentant… Tu goûteras tout ton soûl à un délicieux nectar miellé, un colostrum de vierge dont tu me diras des nouvelles… Que cette pousse est belle, ma mie Ysalis ! Pâle comme le lys… Douce aux caresses aussi… N’est-ce pas que ma poitrine est belle ? Dis moi-le, Ysalis. »
La fillette se refusa, là où Délia se fût engouffrée toute. Cléore omettait un facteur de taille : l’âge. Ysalis n’était pas Adelia et une enfant de neuf ans ne peut réagir aux avances voluptueuses comme une expérimentée catin de treize-quatorze ans, qui sent en elle monter la sève, les affres sensuels de l’approche de la nubilité, où le sang jà perle en gouttelettes d’une vulve excitée. La petite nymphe brune était trop jeune pour accepter que Cléore pratiquât sur elle les mêmes choses qu’avec sa mie déchue. Mademoiselle de Cresseville cependant l’invitait, la guidait à entreprendre son téton de sa mignonne bouche, de ses petites dents, dirigeait aussi sa main gauche par des mots doucettement marmottés : « Là, là… Avance ta petite main, là… Trousse mes jupes, mon Ysalis, oui, trousse-les… Remonte de la bottine, le long du bas, dépasse la jarretière et parcours lentement, de tes caressants doigts, l’étoffe satinée et ouatée de mes pantalons de lingerie… Monte, ma chérie, monte, plus haut, plus haut, comme je te l’ai appris à le faire avec tes poupées… Place ta jolie main, oui, place-la entre mes jambes, oui, oh, oui… comme ça, oui, bien, très bien…» faisait-elle en l’obligeant à ces attouchements de manière forcée, en serrant si fort le poignet de l’enfant qu’elle lui arrachait de petits cris. « Dégrafe le bouton de l’entrecuisse…tu sens la petite fente d’étoffe et les doux secrets féminins qui s’y tapissent derrière ? Introduis tes doigts là, et caresse, caresse, ma jolie poupée… caresse ma conque pubescente comme tu le ferais de la douce fourrure d’un chinchilla tout roux, tout roux…oui…oui… » Alors que son rythme cardiaque s’accélérait, que ses joues devenaient écarlates, qu’elle poussait de petits halètements d’extase, que ses muqueuses internes jà s’humectaient de plaisir, alors qu’elle obligeait toujours la main d’Ysalis à attoucher et à lisser son sexe, Cléore jeta un cri de douleur : l’enfant venait de la griffer exprès en son intimité.
« Ze ne veux plus, Cléore ! Vous êtes une cozonne, Cléore ! » lui cria la gamine.
En réaction, la comtesse se déchaîna : elle lui prit la tête et l’obligea à des baisers de feu, lui mordillant joues, lèvres et nez. Elle la picorait toute, comme une poule son grain. La petiote se faisait piaillarde et appelait à l’aide. C’étaient des baisers, des bécots voraces, presque cannibales. Cléore s’était décidée à passer outre, à la forcer malgré ses résistances. Tandis qu’elle poursuivait ses embrassements et ses suçons ardents, elle usa sur Ysalis de la même tactique qu’elle avait tenté qu’elle lui fît. Sa main droite s’insinua sous la robe de l’enfant et remonta le long des pantalons cotonnés jusqu’à l’entrejambes où, normalement, eût dû figurer l’ouverture du sexe… à sa grande surprise, le fond était doublé, épais, renforcé, et ne comprenait ni bouton, ni fente… Des pantaloons non fendus et renforcés, quelle hérésie ! Cléore ne parvenait même pas à sentir la forme de la vulve à travers le tissu. La fillette l’avait possédée, elle, la comtesse de Cresseville, en arborant une lingerie de puritaine effarouchée made in Queen Victoria ! Ce fut alors qu’Ysalis la griffa encore plus violemment, à la joue gauche, de ses petits ongles aigus comme ceux d’une chatte, allant jusqu’à lui arracher quelques fragments de peau. Derrière sa cachette, Allard en demeura pantois. Il tenait bien là sa suspecte.
Cléore, la joue saignante, voulut riposter et corriger l’enfant en lui administrant une fessée avec une petite badine qu’elle extirpa de son réticule, un modèle qu’affectionnait Délia, très urticant, qui provoquait de cuisants traumatismes épidermiques. Mais Ysalis lui donna un coup de pied et, se levant du banc, s’enfuit à toutes jambes en direction de la grand’tente en hurlant : « Au zecours ! Sauvez-moi ! Mademoizelle Cléore est folle ! » A l’approche de la tente, un brouhaha couvrit les cris d’Ysalis : les badauds s’agitaient, réclamaient également de l’aide. Quelqu’un venait de tomber, au milieu de la foule, victime d’un malaise. Allard, laissant là la comtesse qui ruminait sa défaite, entendit les clameurs : « Un médecin, un médecin !… » On avait besoin de lui, de toute urgence.
Alors qu’il allait entrer dans la tente principale, la comtesse de Cresseville, réagissant enfin, le rejoignit en un trottinement hâtif. Elle sautillait au risque de se fouler une cheville tout en rajustant son corsage, mettant ainsi un terme à son dépoitraillage. Les regards se croisèrent, signifiant : Monsieur, vous m’avez vue, je le sens au tréfonds de mon être ; Oui, et ce que vous avez fait tombe sous le coup de la loi.
« Monsieur…se contenta-t-elle de balbutier.
- Madame, répliqua, laconique, Allard. Je sais tout de vous.
- Mademoiselle ! Je l’exige ! Qui êtes-vous pour vous arroger le droit de vous mêler de mes affaires intimes ? »
La surprise de découvrir qu’Allard l’avait épiée sans qu’elle s’en rendît compte déclencha en Cléore des suées d’angoisse. Sa main droite d’albâtre, comme agitée de tremblements de sénescence, ne cessait d’empoigner convulsivement le pan de sa robe feuille-morte qui froufroutait à ravir sur le sol irrégulier.
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« Cette petite fille, Madame, insistait l’aliéniste qui sentait bien que ce qualificatif fâchait la comtesse de Cresseville en rappelant son statut d’adulte, ne mérite aucunement que vous la traitiez en objet de plaisir déviant.
- J’ai tiré Ysalis de la boue, Monsieur, et je suis fière de cette action de bonté, de charité ! Je prends en défaut votre Gueuse, incapable d’assurer le gîte et le couvert, le pain quotidien de nos enfants de France ! Si vous trouvez à médire contre mes œuvres pies en faveur des petites indigentes…
- Il ne s’agit pas de cela. Vous avez agressé une petite fille innocente.
- Je l’aime ! Suis-je donc si coupable ? Faire œuvre sociale, c’est aussi aimer, protéger les petites filles comme Ysalis ! Vous perdez votre temps avec moi… Ecoutez, écoutez donc la peur panique qui saisit les badauds ! Parce qu’une personne se trouve mal, ils croient à une quelconque manifestation épidémique ou morbide. Et la personne frappée, je le pressens, appartient à vos proches…laissez-moi retrouver Ysalis !
- Qu’affirmez-vous encore ?
- Mon intuition féminine. »
Ils entrèrent lors, constatant qu’à distance, un groupe affolé de dames patronnesses s’était agglutiné auprès d’une personne à terre tandis que bien d’autres visiteurs assistaient, en spectateurs avides, à la souffrance de quelqu’un.
« La quête de la sensation forte, encore, toujours… murmura Allard. Oh, mon Dieu, c’est Victorin !
- Hâtez-vous, Monsieur, hâtez-vous, faites le voyeur comme les autres… Acagnardez-vous ! Aveulissez-vous ! Quant à moi, je prends congé de votre cuistrerie… Qu’Ysalis se débrouille…je la punirai en personne. Soignez votre enfant – c’est votre fils, cette lopette à terre, n’est-ce pas ? La République ne produit que des dégénérés ! Mes filles, moins sottes qu’Ysalis, sauront mettre un terme à tous ces brimborions de la stupidité. L’avenir nous appartient, Monsieur du Saint-Phalle. »
Le savant ne sut comment il parvint à conserver son sang-froid. Autrement, il eût ajouté la rougeur d’un soufflet à l’inesthétique griffure qui gâtait la joue de porcelaine rousse de Mademoiselle de Cresseville.
« Nous nous retrouverons, Madame, je vous en fais le serment, dussé-je traverser toute la planète pour mettre fin à vos agissements scabreux, à vos sombres desseins…
- Mademoiselle ! Je suis fière de mon statut qui ne me soumet pas au pouvoir insane et abusif d’un homme ! Je suis libre ! Libre d’aimer les petites filles ! Et vous, vous iriez tourmenter mon âme de l’angélus du matin à l’angélus du soir…vous viendriez arracher la rose trémière à son terreau nourricier sans toutefois prendre garde à ses épines assurément redoutables et acérées ! Vous n’êtes que sotte prétention, Monsieur ?
- Allard, Hégésippe Allard…docteur en médecine, officier de la Légion d’honneur et…républicain fervent. »
A l’échange de ces paroles acides, Cléore s’agita davantage d’un frisson de colère. Une brise malencontreuse secouait ses anglaises et toute la tige de cette fleur du vice. Elle s’engouffrait, en vent mauvais, sous la toile de la tente, parcourant les allées d’un aquilon annonciateur de péril. La comtesse s’éloigna d’Allard, hautaine, la tête haute et pourpre, affichant sa fâcherie, en un claquement de talons accompagné du friselis nerveux de ses jupes.
Il était temps qu’en bon père de famille, il s’enquît de l’état de santé de Victorin. Marthe et Pauline, éplorées, se tenaient à genoux auprès du jeune homme. Trop émotive, la jeune demoiselle versait des flots de larmes comme si son frère aîné fût mort à ses pieds. Hégésippe pria les spectateurs de s’éloigner et tâta le pouls : ce n’était qu’un malaise, une pâmoison vagale. Pauline expliqua que, peu d’instants avant qu’il s’effondrât, Victorin s’était comme étouffé, victime d’un de ses accès asthmatiques qui le frappaient sans prévenir. Le jeune homme en serait quitte pour un séjour d’un mois en la campagne normande, à Bolbec, chez sa tante Lucie, où il ferait une cure de citronnade, d’orangeade et de madeleines de Lorraine consommées à la mouillette avec du jaune d’œufs. Cette maladie de Victorin contraria fort Allard, qui dut remettre son rendez-vous avec Raimbourg-Constans, qu’il prévint par Petit Bleu. Tout fut retardé d’une semaine, le temps que le père accompagnât son fils maladif jusqu’à Bolbec et s’en retournât, ayant ajourné tous ses cours, toutes ses séances en Faculté. Un répit inopiné pour la comtesse de Cresseville, qui condamna Ysalis, récupérée en pleurs à l’étal des jouets, à dix coups de badine et au port du sarrau de bombasin douze jours durant. Cléore, qui craignait que la petite eût tout conté à la baronne de Villemain ou se fût confiée à d’autres Dames, se retrouvait seule, sans favorite…elle remit lors la peine d’Adelia et la reprit dans son giron, encadrée de Daphné et Phoebé, toutefois. Sa magnanimité crasse l’avait une fois de plus emporté sur toute autre considération.
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[1] Il est curieux de constater que notre auteur ne révèle le nom entier de son héroïne qu’au chapitre XVI.
[2] Au XXIe siècle, le prénom Cléore demeure d’une rareté insigne : moins de cent femmes le portent.